1Espace de partages et d’échanges pour la vie intellectuelle et les préoccupations de nombreux étudiants et chercheurs, BSc témoigne de la part vive et parfois insoumise de la société qui a poursuivi son travail quand la plupart des activités étaient suspendues. Le succès de ce groupe interroge aussi les représentations acquises par les bibliothécaires, dont je fais partie : s’agit-il d’une bibliothèque virtuelle1 ? d’un commun des savoirs2 ? d’une communauté de valeurs3? Qu’apporte et que retire l’absence de cadres institutionnels ?

2Si, à première vue, les membres de la communauté BSc paraissent fréquenter la page comme une bibliothèque, entrelaçant besoins documentaires, intellectuels et besoin de sociabilité, la virtualité et l’immédiateté propres à Facebook peuvent, c’est selon, devenir des atouts ou des impasses. À cet égard, une relative instabilité cohabite avec une indéniable robustesse du groupe4 : si certaines demandes peuvent très fréquemment recevoir des dizaines de réponses différentes, complémentaires, issues de registres variés, d’autres demandes restent, obscurément, sans réponse, comme ignorées, délaissées, suscitant au mieux quelques réactions de la part des membres de la communauté BSc (likes, etc.). Ce sont ces « trous » , ces angles morts, ces ratés qui ont retenu mon attention, d’abord parce qu’ils ne semblent pas conduire à un abandon de fréquentation ou d’usage du groupe de la part de ceux-là mêmes qui en ont fait pourtant l’expérience, comme l’illustre cet extrait d’entretien5 :

Moi, j’ai posté une question parce que dans le cadre de ma thèse, je cherchais des références qui étaient sur les expositions de design. Et donc, du coup, j’ai posé une question, j’ai publié un post sur ça en demandant des références.

Est-ce que vous les avez obtenues alors ces références ?

Non, pas du tout. Je me suis demandé si, effectivement, il y avait des chercheurs en design dans le groupe, je n’en ai pas l’impression ou très peu. Mais effectivement, en fait, j’ai eu aucune réponse à mon post. Ça ne m’a pas dérangé en soi. Je savais que c’était un peu une bouteille à la mer, mais bon, je me suis dit on va essayer, mais non, je n’ai eu aucune référence. Mais bon. (Entretien avec Lauran – doctorant, 28 ans –, le 9 février 2021)

3Dans cette contribution, le corpus étudié et les hypothèses esquissées voudraient dessiner, à travers le portrait mouvant de ces publications que j’ai appelées « orphelines », l’un des visages de BSc.

Spécificités du poste d’observation

4Pour comprendre la logique ou les logiques présidant à l’existence de ces publications orphelines, nous les avons isolées en constituant un corpus aléatoire retenant une publication orpheline sur deux. Plusieurs prismes d’analyse sont nécessaires pour tenter de saisir la cause de ces « abandons » : peut-on identifier des jours moins propices aux réponses ? des heures ? des thèmes ? des types de formulations ?

5Née le 16 mars 2020, avec le confinement, la page BSc perdure encore alors que les bibliothèques ont rouvert. Peu de jours après son lancement, elle a accueilli plus d’une centaine de publications quotidiennes. Les tout premiers jours, très peu de posts restent sans réponse. Mais, dès le 22 mars, on constate une montée en flèche des orphelins. Alors que le nombre de publications double en une seule journée (141 le 21 mars 2020, 310 le 22 mars), les orphelines, pour ces mêmes jours, se développent considérablement. Le ratio est impressionnant : on passe de 10 à 35 % de publications orphelines en 24 heures. Ce pourcentage va ensuite très peu varier, même quand le nombre de publications diminuera parfois au cours de certaines périodes, notamment après l’ouverture des bibliothèques.

6C’est cette deuxième quinzaine de mars 2020 hautement significative en raison de la fermeture de l’ensemble des bibliothèques et des librairies (ces dernières ne sont pas encore considérées comme des commerces essentiels) et particulièrement féconde qui a retenu notre attention. Entre le 16 et le 31 mars, 1 475 posts sont devenus orphelins. Suite à la réalisation de notre sélection aléatoire, nous avons retenu un total de 542 publications. Nous avons en particulier observé les publications qui attendaient une réponse, en excluant de notre corpus les 182 publications « faussement » orphelines, c’est-à-dire des posts effectivement sans réponses mais qui n’en attendent pas, parce qu’elles signalent simplement un lien susceptible d’intéresser le groupe.

7Du 16 au 31 mars, plus du tiers des publications restent sans réponse. Sur l’ensemble de la période, les fins de semaine (du vendredi au dimanche inclus) paraissent légèrement moins propices aux non-réponses : dans cet intervalle, les publications sont orphelines à 34 et 35 %, tandis que le ratio augmente légèrement les mercredis et les jeudis, sans que cette variation soit significative. En termes horaires, il ne semble pas que des créneaux spécifiques expliquent à eux seuls l’absence de réponse aux posts publiés. La plupart des publications s’écrivent aux heures de travail ouvrable, de 9 h (39 % d’orphelins) à 20 h (35 %). C’est à 15 h qu’on poste davantage en moyenne, avec un ratio de 36 % d’orphelins… Si 57 % des posts publiés à 5 h du matin se retrouvent esseulés, ce qui n’est pas surprenant, ils sont cependant minoritaires. En moyenne, par heure, 37 % des posts sont orphelins. Là encore, ce ne sont pas les heures de publications qui peuvent apporter une explication.

8Poursuivant notre enquête, nous avons établi une typologie descriptive pour caractériser les publications orphelines, sur laquelle nous reviendrons. Elle n’épuise pas les particularités de chaque demande mais permet cependant de tester quelques hypothèses pour aborder la complexité de cette bibliothèque hors normes et guider notre attention.

Revisiter les idées reçues sur BSc

9Notre recherche des causes des échecs de ces demandes nous conduit à revisiter les publications du corpus à la lumière de nos pratiques de bibliothécaire sur ce qui peut fragiliser une interaction documentaire : formulation obscure ou incomplète, références trop précises ou erronées, délégation complète de la recherche bibliographique, etc.

Jouer le jeu ou pas ?

10Les administrateurs nous ont, au demeurant, spécifié dans l’entretien qu’ils nous ont accordé le 29 mars 2021 qu’ils supprimaient sans état d’âme les publications qui ne respectaient pas les règles du groupe, notamment les publications sans hashtags ou catégories6.

11La majorité des posts orphelins de notre corpus sont tagués (51,8 %) ou catégorisés (18,6 %). Certains comportent en outre les deux modes de référencement. Les catégories apposées rejoignent par ailleurs les thèmes habituellement fournis en documents dans BSc : #Histoire, #Archéologie, #Littérature, #HistoireDeLart, #SciencesHumainesEtSociales, #Sociologie, #Art, #MoyenÂge, #LettresModernes, #Languesétrangères, par exemple.

Jouer avec les réseaux sociaux

12Au-delà des règles formelles établies par les administrateurs de BSc, les membres jouent le jeu des réseaux sociaux pour personnaliser leur demande de référence et faire entendre leur voix. Ainsi, les demandes s’accompagnent souvent d’une contextualisation de la recherche. « Pour préparer un cours… une conférence… une thèse… un master… »

Figure 1. Post du 24 mars 2020

13Les raisons de la demande sont explicitées en particulier lorsque la demande ne relève pas du champ strict des études et/ou qu’elle s’effectue pour un tiers. « Pour mon petit garçon… mon frère en terminale… un ami qui n’a pas Facebook… pour le mémoire de mon colocataire… »

14Peu de posts orphelins sont hors sujet. Si d’autres types de supports ou de contenus sont souhaités, l’écart supposé par rapport aux consignes est mentionné ou justifié. Par exemple, la demande pour « mon petit garçon » concerne un titre de fiction de Daniel Pennac (Bon bain les bambins) : la précision justifie ici la recherche d’un document non académique. Certains étudiants sont particulièrement scrupuleux dans la formulation des demandes, notamment lorsque celles-ci sortent du cadre strict de ce qui est normalement accepté sur BSc :

Alors, ma demande n’est pas celle d’un ouvrage mais d’un documentaire pour un cours de Sciences Po, alors j’espère donc que cela n’embêtera pas les administrateurs !

Figure 2. Post du 27 mars 2020

15Les membres de BSc connaissent l’objectif de la page. Leur prévenance marque à la fois un respect des consignes, une bonne volonté et une familiarité avec le réseau social ainsi qu’une connaissance de l’écosystème de BSc7. Ainsi, le groupe Lectures de confiné.e.s #Littérature est cité pour justifier une recherche qualifiée de spécifique sur des ouvrages de littérature contemporaine de Nouvelle-Calédonie :

Figure 3. Post du 30 mars 2020

16Les références fautives ou lacunaires sont rares. Elles sont plutôt extrêmement précises : nombre de pages de l’ouvrage, pagination de l’article, édition et année sont très souvent mentionnés.

Figure 4. Post du 25 mars 2020

17Cependant, les demandes les plus précises ne sont pas toujours taguées. Certains ont recours à la fonction Recherche de recommandations de Facebook. Ainsi, la recherche est éditorialisée et son périmètre géographique affiché. Dans l’exemple ci-dessous, le demandeur semble jouer avec le titre de Madeleine de Scudéry en présentant une carte des environs de Versailles pour demander ses Promenades de Versailles.

Figure 5. Post du 29 mars 2020

Jouer sans plafond

18Certains titres sont demandés en langue originale, signe d’une BSc sans frontières. Plusieurs étudiants étrangers recherchent des textes traduits dans leur langue ; le post peut aussi être rédigé dans la langue maternelle du locuteur. La recherche de Pourquoi je n’ai écrit aucun de mes livres de Marcel Bénabou, formulée en anglais, précise que le texte peut être lu soit en français, soit en anglais. Pourtant personne ne répond… Une autre demande est rédigée en français avec le titre original écrit en grec, soulignant le caractère érudit (donc sérieux ?) de la demande.

Figure 6. Post du 3 mars 2020

19Même si elle ne donne pas réponse à tout, BSc reste un modèle dont les émules européens sont souhaités et espérés hors de nos frontières, comme en témoigne cette publication, rédigée en français, pour obtenir des textes d’éthologie, qui se conclut par cette remarque :

Je ne trouve pas de bibliothèque solidaire espagnole, si vous avez un lien !

Figure 7. Post du 31 mars 2020

20Comme lors d'une discussion entre amis, ici les demandes se font parfois à la volée : la spontanéité ne s’embarrasse pas forcément de formules de politesse ni de syntaxe. Sur BSc, les niveaux de langue sont variés. Le très soutenu (« je vous serai reconnaissante ») est rare cependant. Le très détendu et léger est le plus répandu comme c’est l’usage sur Facebook. La plupart des posts débutent avec un bonjour, ou salut, ou coucou, voire hello. Souvent, la communauté est hélée avec une connivence de circonstance : « Camarades confiné.e.s, bonjour ! »

21Les membres de la communauté sont chaleureux, reconnaissants par avance, beaucoup remercient de toutes les manières qui existent.

Figure 8. Post du 30 mars 2020

22Les membres s’amusent parfois (« cimer ! » ou « mercee ») et, la plupart du temps, adressent des souhaits à la communauté : « j’espère que vous allez bien », l’incontournable « prenez soin de vous », « merci pour votre aide et bon dimanche… » Autant d’attentions qui relèvent à la fois d’un esprit communautaire et de la période du confinement strict. Ces marques de reconnaissance relationnelle évoquent peut-être aussi les manifestations cordiales des usagers envers les bibliothécaires et la sociabilité à l’œuvre dans les bibliothèques que les participants rejouent virtuellement sur Facebook. En bibliothèque, le dialogue qui s’instaure entre le demandeur et la personne présente au bureau d’accueil peut être rapide et neutre. Cependant, quand l’urgence ou l’importance du besoin, satisfait ou pas, est exprimée, l’usager est généralement reconnaissant du temps que le professionnel lui a accordé et le signifie au bibliothécaire.

23Sur BSc, une personne s’adresse à des milliers d’autres. Par la force du manque, la demande est verticalisée dans un milieu où l’horizontalité règne : on demande ce qui nous fait défaut, en s’adressant à ses pairs, on confie sa requête à la plasticité du web. Ces différents marqueurs formels signalent le climat particulier de BSc : chacun cherche de la matière, tout le monde en a besoin. Les membres de la communauté sont liés au-delà de la diversité de leur domaine de recherche ou de leur activité. Ils trouvent en BSc une ressource extraordinaire même si elle ne répond pas à leur demande : BSc procure un sentiment d’appartenance bienfaisant. Cette habitude de fréquentation est soulignée par les membres de BSc qui ont accordé un entretien à notre collectif. La sociabilité, même passive, semble primer sur le besoin documentaire : ainsi, Lise, étudiante en master, n’a jamais eu besoin de demander de documents à BSc, mais a consulté au moins une fois par jour la page durant le premier confinement.

[...] au tout début quand j’y étais, j’y allais, j’y allais quasi une fois par jour juste même parce que ça m’intéressait en fait de voir les ouvrages que les gens demandaient […] Il y avait déjà quelques gens qui posaient des questions pour des références et tout donc j’y allais quasiment tous les jours. (Entretien avec Lise – étudiante de master, 22 ans – du 8 février 2021)

24Cette curiosité, succédané des conversations entre étudiants ou des regards penchés sur les chariots des bibliothèques remplis des derniers ouvrages consultés, a occupé un espace important dans la vie des étudiants confinés pour accroître la sociabilité restreinte des deux dernières semaines de mars 2020. Ainsi, plutôt qu’une explication à la cause des abandons, les marqueurs formels nous guident vers une lecture en creux des caractéristiques de BSc.

Types de demandes

25Les types de demandes, on l’a vu, sont variés et multiples. Examinons les différentes catégories recensées. Les demandes de titres précis sont les posts les plus nombreux (72 % du corpus). Beaucoup de demandes listent plusieurs références plutôt qu’un titre unique.

Figure 9. Post du 24 mars 2020

26Ou encore, plusieurs titres sont rassemblés comme pour laisser aux membres de la communauté le loisir de choisir ce qu’ils pourront partager.

Figure 10. Post du 29 mars 2020

Figure 11. Post du 23 mars 2020

27On croirait au mime d’une opération booléenne, crispée dans des « ou » qui n’osent pas dire « et », à moins qu’il ne s’agisse d’une requête qui camoufle sa paresse ?

28La demande peut se préciser au fil de la rédaction du post. Une recherche d’anthologies d’Emily Dickinson se restreint à un titre précis pour mentionner finalement la véritable requête qui évitera des recherches inutiles… La traduction d’un seul poème est recherchée. Mais il aura fallu à l’émetteur plusieurs étapes pour exprimer « simplement » son besoin. Craignait-il d’effrayer les autres par une demande trop précise ? Ou, porté par la spontanéité qui règne au sein de réseau social, l’interpellation vient-elle, aussi naturelle qu’au cours d’une discussion, se construire au fil de la pensée ?

Figure 12. Post du 27 mars 2020

29Ce tâtonnement rappelle certaines démarches des usagers en bibliothèque quand leur champ d’étude est encore imprécis. À ce stade, ils rassemblent des indices pour orienter le propos. Le bibliothécaire, par ses reformulations et ses demandes de précisions, active un dialogue vertueux qui se retrouve sur BSc dans le fil des échanges autour d’une demande. Avec les posts orphelins, il semble que l’émetteur hésitant soit confiné dans le désordre de ses hypothèses. La demande reflète la recherche en train de naître, informe et bouillonnante, qui ne sera pas précisée, faute de répondants.

30Si quelques demandes atypiques relèvent de cette catégorie (demandes de films, de méthode de langue, de carte archéologique, demande de titres via une bibliographie numérisée), la majeure partie des publications demandant des titres précis sont représentatives des domaines de prédilection de BSc : histoire (titres de Georges Duby, d’Alain Corbin, de Philippe Ariès, d’Antoine Prost), architecture, politique ou géopolitique, sociologie, éducation, féminisme, colonialisme (Gallissot, La République française et les indigènes) , désobéissance civile…

31Ces demandes de titres précis portent majoritairement sur des ouvrages critiques, des articles, des actes de colloque (Vigié B. 1979 - Les représentations de bateaux dans le Bassin Méditerranéen aux temps protohistoriques. In : Navigation et gens de mer en Méditerranée, de la Préhistoire à nos jours actes de la table ronde du Groupement d’intérêt scientifique, Sciences humaines sur l’aire méditerranéenne, Collioure, Septembre 1979. Maison de la Méditerranée-CNRS, Paris, 17–32), ou, plus rarement des catalogues d’exposition (Soieries sassanides, coptes et byzantines / Lyon, Musée historique des tissus).

32Dans une moindre mesure, les membres de BSc sont à la recherche d’ouvrages de référence, de classiques, le cas échéant avec des demandes de traduction (Titus Andronicus de Shakespeare dans une traduction plutôt récente). Les requêtes couvrent la littérature, la poésie (Carnets intimes de Sylvia Plath) la philosophie ou des ouvrages contemporains de fiction : romans (par exemple Houellebecq, Sérotonine) ou une bande dessinée, utile dans le cadre d’un travail universitaire sur le génocide rwandais.

Figure 13. Post du 28 mars 2020

33Ces titres reflètent la multiplicité des centres d’intérêt présents sur BSc et mêlent références aisément disponibles à d’autres plus atypiques, parfois dans des domaines peu représentés dans BSc (géographie, mycologie, sciences exactes) avec, souvent, une réelle précision universitaire. D’autres demandes similaires ont cependant obtenu des réponses. Pourquoi l’élan BSc n’a-t-il pas fonctionné pour celles-ci ?

34Les recherches thématiques sont quatre fois moins nombreuses que les demandes de titres précis. Elles signalent la diversité des recherches en cours et une réelle transdisciplinarité, des domaines de recherche spécifique (la fermeture des mines de charbon dans le Nord-Pas-de-Calais ; la musique traditionnelle comme moyen d’insertion pour les expatriés en Irlande ; le monachisme féminin au Moyen Âge, l’émergence du cinéma de série B dans les quartiers populaires) à des thèmes plus généraux (jeux vidéos, mal-logement). Les recherches thématiques accueillent également des demandes glissantes : la publication débute par une requête précise puis se développe avec d’autres titres ou une recherche beaucoup plus large, par effet de compilation : les différents axes de la recherche favorisent une demande multiple… qui ne trouvera pas d’interlocuteur.

Figure 14. Post du 27 mars 2020

35D’autre part, certaines recherches thématiques frôlent des demandes paresseuses. En témoignent une recherche bibliographique sur l’économie du cinéma ou une autre sur la Nouvelle-Calédonie, aisée pourtant à mener. La passivité relative des émetteurs et l’amplitude de ces demandes sont cependant insuffisantes pour expliquer qu’elles n’aient pas trouvé d’interlocuteur… Des demandes tout à fait semblables ont pu récolter des réponses nombreuses et rapides.

36Les demandes de titres d’un auteur précis sont peu nombreuses (5,5 % du corpus) : les œuvres de Guillevic en version électronique ou « tout Marguerite Yourcenar » par exemple. Parfois la demande est multiple et se rapproche d’une ressource thématique lorsqu’elle concerne des ouvrages critiques sur une personnalité. Ainsi, la longue liste demandée au sujet « d’Adrien Marquet, maire de Bordeaux de 1925 à 1944, plus exactement sur ses relations avec ses collègues socialistes ».

37Les demandes glissent de temps à autre vers des sujets conjoints, ce qui rend ardue une caractérisation uniforme. Elles expriment avant tout un besoin, voire une urgence, des nécessités de citation et de références qui sont similaires à des demandes satisfaites par ailleurs sur BSc.

Figure 15. Post du 30 mars 2020

38Au sein des publications orphelines, les propositions de partage sont moindres (13 occurrences). Elles recouvrent des domaines divers représentatifs des centres d’intérêt de BSc : revue Bifur, œuvres critiques de romanciers (Balzac, Byron…), iconographie musicale, histoire romaine, accès à des articles en anglais via l’université en ligne d’Édimbourg, etc.

39Une membre très active sur BSc propose « à nouveau » la bibliothèque de son mari et un accès à son ENT. Cette fois, son offre restera sans réponse visible.

Figure 16. Post du 24 mars 2020

40Il semble que ceux qui ont besoin d’un document précis ne s’égarent pas dans des listes et soient proactifs : ils contactent l’émetteur de la proposition en messagerie privée (MP). L’échange se poursuit à l’ombre du groupe, accroissant la partie immergée de l’iceberg. Aussi, ces propositions de documentation deviennent au même titre que les demandes, des bouteilles à la mer, et pourtant elles peuvent avoir trouvé preneur mais l’inscription publique de l’échange fait ici défaut.

41Des catégories secondaires aident à lire de manière affinée la diversité des demandes. Certaines demandes de titres précis seront aussi des recherches thématiques. On relève ainsi :

• des demandes de version numérique. Sans surprise, dans le contexte du premier confinement qui fut strict, elles sont abondantes (123 demandes sur 542 posts) ;
• des demandes pour raisons financières qui sont rares (cinq). En cette période, on comprend que la préoccupation est moins celle de l’achat que celle de l’obtention ;
• des recherches antérieures restées infructueuses. Elles sont quinze à être explicites, et prouvent l’implication de l’émetteur dans sa demande : BSc, serait-il le dernier recours à une recherche par ailleurs déçue ?

42Lors de l’analyse des publications orphelines, nous n’avons pas soumis à de plus amples investigations celles qui n’attendent pas de réponses. Exclues de notre corpus car elles ne se sont pas des requêtes, pour travailler sur un corpus relativement malléable, elles ont cependant été relevées sur la période du 16 au 31 mars. Elles constituaient 25 % du corpus initial de 724 occurrences. Les membres du groupe partagent essentiellement des liens vers des bases de données mises à disposition gratuitement. La plupart sont universitaires : BU Sorbonne, bibliothèque du Congrès, Presses universitaires de Lyon EHESS, BnF, CNRS, UCL Louvain, recensement Couperin, Bloomsbury Food Library, archives ouvertes… D’autres émanent du champ privé et d’éditeurs engagés qui libèrent certains de leurs ouvrages. Ainsi, les propositions des éditions La Fabrique ou Libertalia. Certains sont des liens vers des Google Docs, d’autres vers des sites spécifiques : sur Deleuze, le Théâtre du Soleil, Ernest Renan, la photographie… Plus rarement, on trouve des publicités vers des articles personnels. Ces relais d’informations divers, comme les propositions de partage, révèlent de l’esprit de partage du groupe. Une des explications possibles à la non-réponse dans ces cas pourrait se trouver dans le manque tel que décrit par Joëlle Le Marec :

Il en va de même pour les musées et les bibliothèques. Ce qui manque aujourd’hui, ce ne sont pas les offres (les visites virtuelles, les ouvrages en ligne) mais autre chose qu’on espère exister même loin de nous, dans des sociabilités, des débats, des réflexions à propos de ce qui manquait déjà, de ce qui manquait de plus en plus faute de temps, faute d’opposition politique à ce qui était en cours de transformation depuis des années, dont l’état des hôpitaux et le scandale des inégalités en temps de crise majeure sont des manifestations éclatantes. Dans le monde invisible des échanges et des sociabilités culturelles et intellectuelles, les musées et bibliothèques existent non pas à l’état « d’offre » pour passer le temps, mais à l’état d’interactions fourmillantes et discrètes, qui font apparaître clairement le lien entre le manque et les potentialités auxquelles ouvre ce manque8.

43Cet extrait souligne à nouveau combien les liens qui se tissent dans les bibliothèques et sur BSc se ressemblent : les besoins documentaires se nouent au besoin de sociabilité. La simple curiosité intellectuelle (illustrée par le cas de Lise, qui ne publie presque pas) et les publications généreuses (propositions de partage et partages de lien) semblent avivées par ces sociabilités décrites par Joëlle Le Marec. Les catégories recensées donnent davantage à lire ce qui se trame sur le groupe BSc qu’elles ne livrent les raisons pour lesquelles ces publications n’ont pas obtenu de réponse. Leurs anfractuosités révèlent le caractère mouvant et quasi insaisissable de ce qui se joue sur BSc : un maelstrom de demandes, rétives à la classification, en dépit de thématiques ou d’auteurs récurrents, miroir des questions de société dont la jeune recherche s’empare pour favoriser le débat et retrouver la force vive qui lui fait défaut dans un monde où les lieux d’échanges sont clos, hormis virtuellement. Comme les critères formels, l’exploration sémantique des publications met à mal les idées reçues sur l’orphelinat visité. Il faut donc adopter un autre prisme pour esquisser une hypothèse probante, susceptible d’expliquer les non-réponses dans #BiblioSolidaire.

Des révélateurs du dispositif technique

44Les post orphelins sont, à leur manière, éloquents. Les angles morts qui les cernent le sont aussi, à l’image de chausse-trappes, saisissant dans leur essor les possibilités énoncées, pour mettre au jour les caractéristiques du groupe BSc.

45Ce qu’on donne à lire sur une page, même privée (BSc le devient le 13 avril 2020), d’un groupe hébergé par un réseau social, est, par définition, visible par tous ses membres. Si l’inclusion au sein d’un groupe privé requiert une forme d’allégeance, les échanges interpersonnels restent, heureusement, libres. Cette pratique, échappatoire utile pour partager à l’abri des regards des documents en ligne, est fréquente sur Facebook, et permet, au-delà des pieds de nez à la loi, d’échanger réellement de manière privée.

46Ces messages privés sont un angle mort à considérer bien qu’il soit impossible à évaluer. Certaines demandes ont peut-être directement reçu des réponses via Messenger. Peut-être pas… Le but du groupe est le partage… Une demande peut en rejoindre d’autres : dans ce cas, les intéressés n’hésitent pas à se faire connaître, une fois la réponse publiée. Sur BSc, on peut lire les amorces de ce type d’échanges avec des phrases telles que « je te contacte en mp ». Mais la caractéristique des orphelins est bien la solitude : ils ne sont pas suivis de commentaires.

47Un autre angle mort spécifique aux réseaux sociaux concerne les réponses trouvées par bonheur. Sur Facebook, on furète, on se détend en parcourant son fil d’actualité ou la page BSc. Il est possible qu’à la faveur de cette veille semi-active, où les publications sont survolées, parfois recherchées via les hashtags, des réponses aient pu être trouvées au hasard, soutenu par l’algorithme opaque de Facebook, qui ferait apparaître sur le fil d’actualité de chacun les publications susceptibles de capter son intérêt. Parfois, les membres dont le post n’a pas suscité de réponse, récidivent, une journée après ou la semaine suivante.

Figure 17. Post du 31 mars 2020

48Cette seconde requête est effectuée en mentionnant leur nouvelle tentative (comme dans la figure 17) ou en partageant leur propre publication sur le groupe et en la commentant.

Figure 18. Post du 23 mars 2020

49Parfois, le bonheur est là, on passe devant, et on le perd. Ainsi, une bibliographie entière sur l’empire lydien est redemandée. La difficulté à retrouver une référence sur le groupe est un marqueur fort de l’abondance des publications, assez caractéristique de cette première période de BSc, et des limites de son système de référencement. En bibliothèque, ces références auraient été aisément retrouvées.

50Pour autant, aucun des membres ne déplore ces orphelins, n’y décèle une « défaillance » de BSc. Elle est toujours perçue comme une manne. Quand personne ne répond, la demande réitérée exprime un espoir qui réside dans le dispositif même de la page : de nombreux abonnés, fidèles et parfois acharnés, se lancent pour demander ce qui leur semble introuvable.

Figure 19. Post du 31 mars 2020

51BSc est à la mi-mars l’un des rares lieux d’échanges actifs : on se serre les coudes et on y croit, avec humour souvent.

Figure 20. Post du 31 mars 2020

52Les champs sémantiques de la chance, du hasard, sont régulièrement utilisés pour introduire les demandes.

53Les membres ont conscience que leur demande est une tentative : « Sait-on jamais ! »

Figure 21. Post du 26 mars 2020

54La mise en commun de bibliothèques personnelles, si elle n’est pas aussi efficace que la bibliothèque traditionnelle, représente une troisième voie sur laquelle les membres de BSc comptent. Ils se mettent au défi parfois, s’en remettent à la générosité de la communauté. « Bouteille à la mer », « miracle », autant d’expressions qui signent la conscience des limites du dispositif et des bonnes surprises que peuvent réserver les aléas des réseaux sociaux. Dans la forêt de demandes, la magie parfois opère.

55Lorsqu’on lit les post orphelins, la croyance en cette féérie est présente, rameutant au passage les potentialités de chacun en termes de recherches ou de documentation, ou encore sa générosité avec parfois encore un brin d’humour qui souligne encore la difficulté de la quête, et surtout la solidarité du groupe.

Figure 22. Post du 23 mars 2020

Conclusion

56Le maelstrom des publications sur le groupe BSc a laissé de côté une part importante des demandes. Leur nature (certaines demandes sont spécifiques ou hors sujet) et leur formulation (demandes parfois floues ou au contraire très structurées et précises) ne suffisent pas à expliquer pourquoi elles n’ont pas trouvé preneur. Le corpus que représentent les publications orphelines, particulièrement dans cette deuxième quinzaine de mars 2020, caractérise ce qui se joue sur ce groupe Facebook au succès instantané et durable : la quantité de publications, la multiplicité des interactions, y compris entendues sous ses angles morts. BSc, dont la vocation de partage et de solidarité est affichée, a suscité l’adhésion de la majorité de ses membres : ils ont joué le jeu de ses recommandations. Cependant, cette bibliothèque virtuelle, compilation de collections personnelles, numériques ou physiques, n’a pas bénéficié d’un dispositif suffisamment structuré pour garantir la satisfaction de l’ensemble des demandes. La bonne volonté et l’autogestion n’ont pu faire face à l’afflux des demandes.

57Irriguées puis noyées, les publications orphelines ne sont pas forcément des demandes défaillantes. Elles révèlent la vie primesautière du groupe, portée par les besoins de recherche tous azimuts de ses membres. La rapidité, la nécessaire structuration et les aléas de l’algorithme requièrent une alchimie extraordinaire pour que les demandes soient satisfaites. Les bibliothèques institutionnelles, garantes d’un service public équitable, auraient-elles particulièrement manqué pour ces demandes avalées dans le trou noir de la plateforme ?