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Parcours 10. Le community management de La Bibliothèque Solidaire du confinement. Du partage documentaire à la capitalisation des connaissances ?
p. 178-193
Texte intégral
1Dans les jours et les semaines ayant suivi la création du groupe Facebook, et face à l’augmentation accélérée du nombre de membres inscrits, La Bibliothèque Solidaire du confinement (BSc) s’est dotée d’une équipe de modérateurs. Il s’agit d’une équipe constituée d’une dizaine d’étudiants en fin de parcours universitaire en sciences humaines et sociales, marqués par une sensibilité à la recherche académique et à l’édition scientifique ouverte, et issus pour la plupart de l’entourage du fondateur du groupe.
2La fonction de ces modérateurs est d’assurer au quotidien l’animation et la gestion du groupe BSc, en appliquant des règles et des techniques qui s’inscrivent dans le champ du community management. En sciences de l’information et de la communication, les pratiques de community management ont été largement étudiées, dans diverses situations organisationnelles1, y compris dans le domaine de la documentation numérique2 et des bibliothèques3. Les recherches menées sur le sujet soulignent notamment l’articulation qui se joue dans les pratiques de community management entre deux perspectives complémentaires : la mise en valeur d’une participation des internautes invités à être actifs sur les réseaux sociaux d’une part, et le recours à des techniques de gestion du lien communautaire en vue de favoriser et d’accompagner les interactions en ligne d’autre part. Ainsi envisagées, les activités sur les réseaux sociaux ne sauraient se résumer à l’expression libre et volontaire des internautes, mais paraissent également saisies dans un faisceau de contraintes et d’incitations mises en œuvre par les community managers à partir des outils et des fonctionnalités des plateformes. De telles observations nous amènent à appréhender la réalité du fonctionnement des communautés en ligne en ayant, comme le suggèrent Olivier Galibert et Benoit Cordelier, « une attention particulière aux formes d’optimisation et de rationalisation que mettent en place les propriétaires ou les administrateurs »4. Un ensemble de travaux vont ainsi se spécialiser, à partir des années 2010, dans l’étude des cadres d’action à l’œuvre sur les réseaux sociaux et de leur propension à prescrire des comportements et des activités en ligne5.
3C’est à partir de ces premiers constats que nous avons formulé les questions qui figurent au cœur de cette contribution. Qu’est-ce qui caractérise le processus de partage de documents mis en place par les modérateurs au sein de BSc ? Comment l’action des membres est-elle gérée et organisée ? Selon quelles règles et quelles techniques de modération spécifiques ?
4Notre hypothèse est que la singularité des principes de community management de BSc réside dans un mode d’organisation qui vise à la fois à répondre à des besoins individuels et immédiats et à capitaliser des connaissances pour l’ensemble de la communauté. En accord avec la littérature académique consacrée à la gestion des connaissances en contexte numérique6, nous considérons en effet que les modérateurs construisent un environnement qui se veut « normatif » et dont les fondements reposent sur des normes techniques (fonctionnalités, interfaces) et organisationnelles (règles d’usage, conditions d’interaction). L’objectif de l’équipe des modérateurs est ici de susciter la dynamique participative du groupe, en particulier la transmission de documents de nature scientifique, tout en l’encadrant et en s’efforçant de faire respecter une série d’obligations aux membres pour que ces échanges se déroulent efficacement et qu’ils puissent être retrouvés facilement afin d’être utiles et mobilisables à nouveau. Les échanges documentaires tels qu’ils se produisent sur BSc sont ainsi cadrés et accompagnés par l’équipe des modérateurs, en vue de construire et structurer une base de connaissances partagée.
Méthodologie de la recherche
5Pour répondre à nos questions de recherche, nous avons mobilisé plusieurs types de matériaux empiriques. Tout d’abord, nous avons extrait du groupe BSc l’ensemble des publications initiées par l’équipe des modérateurs entre le 16 mars 2020, qui marque le début du confinement en France, et le 9 février 2021. Lorsqu’on étudie des contenus publiés sur les réseaux sociaux numériques, la difficulté qui se pose est d’arriver à saisir, de manière pérenne et définitive, des formes de publication prises dans un flux qui est à la fois continu et instable. L’ambition de cette extraction était donc de se constituer un corpus stabilisé, faisant office d’archive documentaire, sur la base duquel nous pouvions déployer nos analyses. Sur la période envisagée, nous disposons ainsi de 2 700 publications postés par les modérateurs à propos desquelles nous connaissons les informations suivantes :
- le nom de l’auteur de la publication ;
- la date ;
- le type de publication (post ou commentaire) ;
- le permalien Facebook permettant de retrouver directement celle-ci sur Internet ;
- le contenu textuel de la publication.
6Afin de caractériser plus finement les publications recueillies, nous avons procédé à une analyse manuelle et systématique de leur contenu. Il s’agissait ici de catégoriser l’ensemble des publications en identifiant leurs traits caractéristiques. Les publications analysées constituent des « traces explicites »7 de l’activité de modération, c’est-à-dire des formes visibles et accessibles aux internautes depuis le groupe BSc. En ce sens, elles ne nous donnent accès qu’à une partie de la réalité de la modération, celle qui est donnée à voir par les auteurs des posts dans une volonté délibérée de transmettre un message aux membres du groupe. C’est la raison pour laquelle nous avons complété ce corpus par un entretien mené avec deux modérateurs de BSc8. L’entretien était centré sur leur expérience du groupe, sur leurs interactions avec les membres et sur les conditions de fonctionnement de la modération. Il a permis de recueillir davantage d’éléments sur le contexte dans lequel prend place cette activité et sur les pratiques privilégiées par l’équipe des modérateurs. Enfin, une douzaine d’entretiens réalisés avec des membres de BSc9 ont également été mobilisés dans cette contribution pour dégager des éléments sur leur vécu et leur perception de la modération.
7Dans la suite de cette contribution, nous développerons notre argumentation en trois temps. Nous commencerons par présenter les principaux enjeux qui sous-tendent la modération sur BSc. Dans un deuxième temps, nous entrerons dans le détail du dispositif de modération pour montrer comment celui-ci engage les internautes à se conformer à des prescriptions d’usage. Dans un troisième temps, nous centrerons notre analyse sur les posts et commentaires publiés par les modérateurs pour souligner l’enjeu central qui les anime : capitaliser les connaissances.
Modérer une communauté de pratique
8Le groupe BSc se présente comme une « communauté de pratique », dédiée à l’échange de ressources documentaires devenues inaccessibles en raison de la fermeture des bibliothèques et plus généralement à l’entraide entre étudiants et chercheurs (conseils de lecture, bibliographie…). Théorisée dans les années 199010, la notion de communauté de pratique renvoie à un groupe de personnes réunies autour d’un intérêt commun afin de s’entraider et de partager des savoir-faire, des solutions, des outils, des connaissances, etc. Les membres de la communauté mettent ainsi à disposition du collectif les ressources dont ils disposent pour les soutenir « dans la résolution de problèmes, l’approfondissement de leurs connaissances et le développement de leurs compétences »11. Pour que la communauté de pratique atteigne les objectifs qu’elle s’est fixés, les membres doivent être incités à s’impliquer activement dans les formes d’échange attendues et à se montrer attentifs aux requêtes adressées par les autres membres. Les connaissances ainsi partagées à l’intérieur de la communauté font également l’objet d’une organisation et d’une formalisation de façon que les membres puissent être mis en relation avec la source de connaissance dont ils ont précisément besoin12.
9Il n’existe pas à proprement parler un seul et unique modèle idéal approprié à toutes les communautés de pratique, mais une diversité de formes d’organisation selon la finalité de la communauté et la situation dans laquelle elle évolue. Les modes de fonctionnement et les caractéristiques d’une communauté de pratique vont en effet dépendre du contexte spécifique de sa mise en œuvre. Le groupe BSc accueille une communauté de pratique que nous pouvons qualifier de « spontanée », dans la mesure où elle s’est formée en dehors de toute organisation existante pour répondre à un besoin particulier, de « grande taille », car comptabilisant plusieurs dizaines de milliers de membres, et de « semi-ouverte », car accessible à tout individu intéressé dont la demande d’adhésion a été acceptée par les modérateurs. Pour collecter, structurer et diffuser les ressources utiles à ses membres, les administrateurs de BSc ont dû se doter de règles organisationnelles précises et applicables à l’ensemble de la communauté, mais aussi intervenir directement à l’intérieur du groupe afin de les faire respecter. Supprimer des commentaires, recadrer des membres aux comportements inappropriés, rappeler les règles de base et les bonnes pratiques, expliquer le fonctionnement du groupe, font partie des tâches quotidiennes des modérateurs. Au début du confinement, au moment où l’activité était la plus intense sur BSc, un modérateur pouvait ainsi consacrer jusqu’à plusieurs heures par jour à la modération, pour ne représenter désormais que quelques minutes quotidiennes.
10S’il a fallu concevoir sur BSc un dispositif de modération assez élaboré, c’est que l’objectif affiché des modérateurs réside dès le départ dans la construction d’un environnement favorable au partage de connaissances. L’application des règles formulées par les modérateurs vise ainsi à faciliter la collaboration entre les membres du groupe et à faire en sorte qu’ils s’engagent volontairement dans une logique d’échange profitable à toute la communauté. Outre l’impulsion de cette dynamique participative, le dispositif de modération a également été pensé pour faire face à deux grandes menaces susceptibles de peser sur la pérennité du groupe. La première est la perspective de voir un jour BSc être supprimée par Facebook pour violation du droit d’auteur, comme cela s’est déjà produit pour d’autres groupes consacrés à l’échange d’articles de presse. Les modérateurs veillent donc à empêcher la diffusion directe de documents et de liens au sein de BSc et invitent régulièrement les membres à s’échanger leurs fichiers via des messageries privées. La seconde menace tient dans le détournement du groupe de sa finalité de partage documentaire pour développer d’autres modalités d’échanges que les modérateurs ne veulent pas voir s’imposer. Il s’agit notamment d’interdire la diffusion de sollicitations publicitaires et marketing, mais aussi d’empêcher que des discussions et des tensions se cristallisent autour de sujets de société et de débats politiques, comme l’expliquent les modérateurs dans le post Facebook ci-dessous :
Nous ne sommes pas là pour donner les bons points de qui a tort et qui a raison. Facebook n’est pas non plus un espace de débat en premier lieu et l’absence de contact direct empêche la compréhension et favorise les positions tranchées. Notre stratégie est de prévenir qu’au prochain commentaire nous distribuons les mutes. Elle fonctionne dans le sens où elle permet d’arrêter l’enchaînement des insultes et des tensions. Des espaces sont plus appropriés pour ce genre de discussions. Nous rappelons que la solidarité est fondée sur une assistance mutuelle et non pas sur la tolérance de débats agressifs. (Post publié sur BSc le 12 décembre 2020)
11Le fait de s’opposer à ce que des débats prennent corps sur BSc est ainsi justifié par la volonté des modérateurs de préserver la cohésion et l’intégrité du groupe, susceptible d’imploser autour de sujets clivants et politiquement sensibles, dont on sait qu’ils peuvent prendre des proportions démesurées sur Facebook. La position des modérateurs consiste à revenir aux intentions fondatrices du groupe et à engager les membres à être solidaires, à s’assister mutuellement et à s’impliquer dans des relations pour apprendre les uns des autres.
La normalisation des échanges documentaires
12Le dispositif de modération mis en œuvre sur BSc s’articule autour de trois axes principaux, suivant le principe d’une réponse graduée et proportionnée : la fixation d’un cadre, la dissuasion et l’emploi de la force (voir figure 1). L’ensemble de ce dispositif contribue à normaliser les échanges qui se produisent dans le groupe et à asseoir leur valeur d’usage pour les membres.
13À la base du dispositif, on retrouve l’instauration d’un cadre, qui repose à la fois sur un filtrage des membres et sur l’établissement de règles. Le filtrage de la communauté consiste en une sélection préalable des membres ayant demandé à adhérer à ce groupe dont l’accès est devenu privé plusieurs semaines après sa création. Ce procédé permet d’exercer un contrôle sur le profil des personnes qui peuvent publier sur le groupe et accéder à son contenu. Dans les faits, les modérateurs rencontrés en entretien affirment que la grande majorité des demandes d’adhésion sont acceptées, à l’exception de quelques-unes issues de pages Facebook considérées comme suspectes et de personnes ne faisant pas l’effort de remplir le questionnaire d’entrée dans le groupe. Au moment de leur adhésion, les membres sont en effet invités à lire et à accepter les règles qui régissent le fonctionnement du groupe. Si ces règles sont élaborées par l’équipe des modérateurs, elles font régulièrement l’objet de discussions sur BSc et peuvent donner lieu à des consultations populaires auprès de la communauté, à l’image du post Facebook suivant :
Le groupe grandit de plus en plus, ce qui apporte de nouvelles questions.
Nous vous avons fait un petit sondage pour savoir ce que vous voulez faire du groupe.
Option 1 : rendre le groupe plus fermé, plus centré sur la recherche (une option plus restrictive sur les genres de publications mais peut être moins risquée pour les droits d’auteurs)
Option 2 : rendre le groupe plus ouvert en acceptant toutes formes de publications et livres même mainstream (moins restrictif mais peut être plus risqué pour les droits d’auteurs).
(Post publié sur BSc le 27 mars 2020)
14Les modérateurs interviennent à partir de leur compte Facebook personnel et diffusent la plupart des messages en leur nom propre, mais les publications d’ordre général, les plus utiles et décisives pour la communauté, sont aussi souvent communiquées au nom de « la modération » ou de « la modo ». Au fur et à mesure du développement de BSc, la modération est montée en puissance et les règles ont connu des évolutions substantielles (recentrage de l’objet du groupe sur la recherche académique, interdiction de publier des documents ou des liens directement dans le groupe…) destinées à prendre en compte de nouvelles problématiques auxquelles le groupe se trouve confronté. Désormais, les règles ont été stabilisées autour d’une série de 9 points cardinaux que détaille le tableau 1. En suivant ces règles, les membres apprennent à interagir et à partager leurs documents et connaissances selon des consignes et directives prévues par le groupe. Les échanges se trouvent donc encastrés dans ces règles, qui fonctionnent comme autant de prescriptions adressées aux membres pour collaborer de manière efficace et enrichir utilement le groupe.
Tableau 1. Les 9 règles de la modération de BSc
Énoncé de la règle | Explication de la règle |
Pas d’upload ni de liens dans le groupe | Notre groupe est à risque s’il devient un répositoire de documents. Par mesure de précaution, n’uploadez rien directement dans le groupe : envoyez par MP. Idem pour les liens WeTransfer, Drive… Ces publis seront supprimées, et ban si récidive. |
Catégorisez et référencez vos publications | Il existe une liste de catégories qui permettent le référencement : taggez votre publication avec la discipline concernée en cliquant sur les trois points à côté de votre publi, puis « ajouter le sujet ». Affinez avec des hashtags dans le texte. |
Pas de publications hors sujet | Le sujet des publications doit être de demander des ouvrages, de proposer des ouvrages, de demander des conseils pour vos recherches : le groupe n’est pas un endroit pour faire votre publicité, diffuser vos idées politiques ou lancer un débat. |
Partage de références de recherche seulement | Ce groupe est réservé au partage de références liées à la recherche. Il existe un autre groupe dédié à la littérature générale et au divertissement : Lectures de confiné.e.s. Les posts contrevenants seront supprimés. |
Pas de messages personnels non sollicités | N’envoyez pas directement des messages personnels à des membres, sans y avoir été convié. Utilisez le contact par le biais du groupe : vous pouvez @er tout membre en post ou en commentaire. En cas d’irrespect de cette règle : ban. |
Soyez respectueux : pas de débats | Le groupe n’est pas un lieu de débat : n’en lancez pas, et soyez respectueux dans vos interactions. Si une publi ou un commentaire vous parait offensant, contactez les admins directement. En cas d’irrespect de cette règle : mute, et ban si récidive. |
Pas de références incitant à la haine | Aucune publication incitant à la haine, qu’elle soit raciale, sexuelle, de genre ou autre, ne sera acceptée et donnera lieu à un ban. |
Pas de demandes d’articles de presse | Ces demandes mettent en danger la survie de ce groupe, au même titre que les liens et les uploads de document |
Tagger un admin au lieu de signaler | Signaler les commentaires ou les publications peut être dangereux pour le groupe, car cela prévient Facebook en même temps. Taggez les admins et modo plutôt, on réagira plus vite ! |
15À partir du cadre d’action que nous venons de décrire, les modérateurs interviennent de différentes manières pour s’assurer de son application et de son respect par les membres. Leurs interventions se manifestent tout d’abord par le rappel constant des règles du groupe et par la formulation de menaces visant les membres qui contreviennent à celles-ci. Si les menaces ne sont pas suivies d’effets ou si les faits constatés se signalent par leur gravité (propos haineux ou discriminatoires, uploads de documents dans le groupe…), les modérateurs peuvent aller plus loin et décider de supprimer des publications qui désobéissent aux règles énoncées. Le repérage des posts susceptibles de poser problème est facilité par un système de détection automatique par mots-clefs, mais aussi par les signalements qu’effectuent régulièrement les membres du groupe lorsqu’ils constatent des irrégularités et des débordements. Enfin et en dernier recours, les modérateurs peuvent également être amenés à modérer des membres, en les mettant en sourdine (« mute ») pour les contraindre au silence ou en les bannissant du groupe. Lors de l’entretien que nous avons réalisé, les modérateurs ont témoigné d’un usage circonstancié mais nécessaire de techniques de modération qui portent sur les membres eux-mêmes :
Alors, on évite de bannir ou de « mute » trop rapidement. L’idée, c’est qu’on fait de la prévention sous les posts qui peuvent nous paraître problématiques. C’est-à-dire que quand on voit qu’il y a un début de tension, quand on voit qu’il y a un début de débat, on se présente en tant que modérateur et on explique qu’il faut arrêter. (Entretien du 29 mars 2021)
Je suis pas mal intervenue sur des débats racistes, transphobes, homophobes, enfin des choses qui dérivent vite mais qui, quand elles sont prises à temps, permettent de tempérer. En général, on ne fait pas dans la dentelle, on « mute » à peu près tous ceux qui ont commencé à débattre et à faire monter la sauce et on les prévient que si ça recommence, ils ne reviennent plus sur la bibliothèque. (Entretien du 29 mars 2021)
16À notre sens, le dispositif de modération mis en œuvre sur BSc fonctionne comme un « système de prescription de l’action collective »13. Les activités des membres sont placées sous la prescription de ce dispositif, qui engage les internautes à se conformer à des principes d’utilisation plus ou moins contraignants pour produire des échanges ayant une valeur d’usage. Au sein de BSc, nous pouvons ainsi repérer différents types de prescription, allant de la plus forte et délibérée (interdiction de certains usages) à la plus faible (conseils, recommandations). L’attractivité et l’intérêt du groupe s’accroissent en même temps que les échanges y sont à la fois nombreux et conformes aux préconisations des modérateurs. Pour qu’un tel dispositif fonctionne, il apparaît nécessaire que les membres du groupe en reconnaissent la validité et acceptent de se placer, comme dans tout rapport de prescription, dans la position de l’influencé14. Si le dispositif est régulièrement attaqué et contesté par des internautes, qui vont notamment accuser les modérateurs de pratiquer une forme de censure, les entretiens que nous avons réalisés auprès des membres de BSc montrent que ces derniers sont majoritairement satisfaits de la manière avec laquelle la modération fonctionne. C’est même un point central et récurrent dans le discours des interviewés, qui apprécient la bonne tenue des échanges et la discipline qui règne dans le groupe.
J’ai eu une agréable surprise au début du confinement, c’était la volonté des administrateurs et des administratrices à imposer des règles qui soient certes un peu strictes mais qui permettent d’avoir un bon référencement des publications, d’avoir également une certaine discipline sur le groupe. […] Il y a quand même une discipline qui n’est pas néfaste, qui n’est pas non plus enfoncée à coups de bâtons, donc ça va, ça permet d’avoir une hygiène de groupe qui permet de tenir […]. Ça permet d’éviter qu’il y ait une pollution qui soit ailleurs que dans la pratique quotidienne des usagers, ça évite qu’il y ait de la publicité, des publications complètement hors de propos, ça permet un petit peu de canaliser tout ça, pour que le groupe ait une identité à part entière. (Entretien avec Victor – étudiant, 23 ans – le 2 février 2021)
Je trouve qu’ils gèrent bien les rapports entre les personnes […] Ils ont exclu des gens, ils ont bien régulé les conversations, de ce point de vue là, ils se sont bien débrouillés. Après, sur tous les groupes, il y a des gens qui partent, qui se sentent attaqués, moins bien vus. Ils ont bien géré ce qui se passe à l’intérieur du groupe, sans être trop intrusifs. (Entretien avec Christophe – professeur de philosophie, 44 ans – le 16 février 2021)
Je tiens à dire que le groupe est particulièrement bien encadré, c’est-à-dire je trouve que ça n’ôte pas notre liberté. Mais s’il commence à y avoir quelque chose comme les débats agressifs dont on parlait, c’est très vite et très bien modéré. Ça été critiqué sur ce groupe : « on ne peut rien dire, on est censuré. » Ce sont des gens qui taguaient le nom des administrateurs. Ça m’a choqué qu’il y ait des gens qui réagissent comme ça. Parce que justement, ils ont une façon de gérer qui n’est ni liberticide ni policière. Ils font leur boulot. Non, on n’agresse pas les gens comme ça, on ne parle pas comme ça, et je tiens à le préciser, franchement, à insister sur le fait que c’est l’un des groupes les mieux organisés que j’ai vus sur Facebook et ça c’est rare. (Entretien avec Fanny – doctorante, 23 ans – le 10 février 2021)
17Par rapport à beaucoup d’autres groupes Facebook, il semble que BSc se signale par un mode d’organisation plus poussé des activités en ligne, pouvant expliquer en partie sa longévité et sa popularité. Lors des entretiens que nous avons conduits, si les règles ont pu être décrites comme strictes par certains membres, il apparaît que ceux-ci ne les perçoivent pas non plus comme liberticides et qu’ils soulignent même leur rôle essentiel dans la pertinence et la convivialité des échanges.
Accompagner les échanges, capitaliser les connaissances ?
18L’analyse à laquelle nous avons procédé sur les publications diffusées par l’équipe des modérateurs permet de voir comment la modération s’opère au quotidien (voir figure 2). Près de 20 % des posts et commentaires des modérateurs consistent à participer aux demandes documentaires soumises par les membres. Ils interviennent notamment en répondant directement à des demandes, en délivrant des recommandations de recherche, en renvoyant vers d’autres groupes Facebook, vers des bases de données existantes ou vers des membres en particulier susceptibles de pouvoir y répondre. À travers ce type d’intervention, les modérateurs accompagnent les demandes des membres et les animent pour faire en sorte que celles-ci aboutissent. Cette activité est tournée vers la stimulation de réponses concernant directement des besoins individuels d’accès à des documents ou à des conseils bibliographiques. Afin d’assister les membres dans leurs démarches de recherche, un arbre décisionnel a été repris d’un groupe homologue et adapté pour schématiser les différentes étapes à travers lesquelles chacun est censé passer avant de soumettre une demande sur BSc (voir figure 3). Ce schéma est destiné à guider, à orienter les comportements de recherche des internautes jusqu’à leur arrivée finale sur le groupe.
19Dans leur très grande majorité, les posts et commentaires visent ainsi à développer les bonnes pratiques des membres de BSc. Dans le corpus que nous avons analysé, 4 % des publications des modérateurs viennent rappeler les règles d’échanges des documents sous forme numérique (envoi via des messageries privées, pas de liens dans le groupe…). La même proportion de publications est consacrée à recadrer les débats et à prononcer des sanctions disciplinaires telles que le bannissement, la mise en sourdine ou la suppression de posts. Finalement et de manière assez révélatrice de ce qui constitue la problématique centrale de la modération, les interventions les plus fréquentes consistent à rappeler aux membres de classer et catégoriser leurs publications (recours à des hashtags et des catégories). Environ 64 % des publications que les modérateurs ont effectuées à l’intérieur du groupe s’inscrivent ainsi dans cette démarche, avec un très grand nombre de commentaires similaires à ceux que nous plaçons ci-dessous15 :
Tu peux ajouter une rubrique s’il te plaît ? Cela permettra de retrouver la publication plus facilement au milieu du flot continu. (Post publié sur BSc le 17 mars 2020)
Bonjour. Pourriez-vous rajouter une catégorie à votre publication, comme c’est demandé dans les règles du groupe ? (Post publié sur BSc le 19 mars 2021)
N’oubliez pas d’ajouter une rubrique/tag et des hashtags précis # à votre publication (comme l’obligent les règles du groupe ; tuto disponible dans la section Annonces) . En cas de non-respect le post sera supprimé. (Post publié sur BSc le 27 mars 2020)
Bonjour, merci de mettre des mots clefs en # pour faciliter votre recherche et celles futures. (Post publié sur BSc le 6 janvier 2021)
20En agissant ainsi, les modérateurs cherchent à structurer les échanges et à les inscrire dans un système de classification, rappelant en cela un principe de base du métier de bibliothécaire. La catégorisation observée sur BSc combine à la fois l’usage d’un vocabulaire contrôlé, à partir d’une liste préétablie de catégories et de sujets proposés à la communauté, et d’un vocabulaire non contrôlé, avec le libre recours aux hashtags par les membres pour affiner le référencement de leurs demandes. La modération de BSc vise ainsi à faire en sorte que le partage documentaire puisse, à travers l’exercice de la catégorisation, venir alimenter une base de connaissances. Les travaux en gestion des connaissances soulignent en effet que, « contrairement à l’information, la connaissance n’est pas seulement mémoire, item figé dans un stock, mais toujours activable selon une finalité, une intention, un projet »16. La notion de connaissance implique que l’information ait fait l’objet d’une appropriation cognitive par l’individu, c’est-à-dire qu’elle ait « subi une série d’interprétations (filtres, retraitements) » permettant de construire « une représentation finalisante d’une situation, en vue d’une bonne fin »17. Sur BSc, la base de connaissances est formée de l’ensemble des demandes effectuées conformément aux prescriptions de la modération et au sein desquelles il est en principe possible de naviguer, grâce à leur référencement, pour que les membres trouvent des réponses prêtes à l’emploi. Il est ainsi attendu un gain d’efficacité dans l’accès aux ressources pertinentes pour les membres du groupe et une facilitation des réponses à des demandes récurrentes et dont la solution est déjà connue.
Conclusion : socialisation, capitalisation et appropriation des connaissances
21Nous avons identifié dans cette contribution les conditions dans lesquelles la modération se déploie au sein de BSc. L’équipe des modérateurs veille à gérer la production d’échanges sur Facebook en préconisant un modèle particulier d’organisation de l’activité en ligne. Le dispositif mis en place est « normatif » et engage les internautes à se conformer à des prescriptions d’usage qui apparaissent nécessaires au bon fonctionnement du groupe. L’intention des modérateurs est d’inviter les membres à collaborer activement à l’intérieur d’un cadre d’action relativement contraint et à cristalliser la mémoire collective des échanges pour que celle-ci puisse être mobilisée dans d’autres contextes. La valeur et la pérennisation de BSc découlent selon nous de la capacité à susciter et accompagner un processus de partage où les connaissances sont à la fois socialisées (échangées et mises en commun), capitalisées (stockées et structurées) et appropriées (mobilisées par les membres dans diverses situations utiles).
22S’il reste valide dans ses principes, le dispositif de modération de BSc se trouve « débordé » à deux niveaux. À un premier niveau, l’équipe des modérateurs doit faire face à des contraintes techniques liées à Facebook. Très efficace pour l’animation d’échanges sociaux, la plateforme l’est beaucoup moins lorsqu’il s’agit de gérer et de développer des pratiques documentaires. Les fonctionnalités que Facebook propose pour rechercher, filtrer et naviguer à partir des hashtags des publications apparaissent particulièrement limitées et ne permettent sans doute pas d’exploiter tout le potentiel de l’activité d’indexation réalisée par les membres18. Par ailleurs, les évolutions de Facebook obligent les modérateurs à s’adapter et à composer avec des modalités techniques qui s’imposent à eux et qui reconfigurent les formes de leur action. En témoigne par exemple le recours aux catégories, qui ne sont plus aussi visibles qu’auparavant sur le réseau social et qui a conduit les modérateurs à reléguer leur usage au second plan. À un deuxième niveau, la modération se confronte également à la montée en puissance de nouveaux usages au sein du groupe. En raison de la réouverture des bibliothèques, il s’avère en effet que BSc évolue spontanément et de plus en plus vers un groupe focalisé sur les conseils bibliographiques et les recommandations de recherche. Jugée souhaitable par les modérateurs pour que le groupe continue à exister, cette évolution a été actée en mai 2020 à l’occasion d’un sondage réalisé auprès de la communauté. Dans cette perspective, le community management de BSc laisse se développer des usages dont la place était jusqu’alors plus secondaire mais qui devraient en fin de compte devenir dominants dans le groupe à l’issue de la crise sanitaire.
Notes de bas de page
1 Olivier GALIBERT et Benoit CORDELIER, « Animation et gestion des communautés en ligne : quelles rationalisations du social ? Une introduction », Communiquer, 2017, no 19, p. 1-8. [En ligne] < http://journals.openedition.org/communiquer/2133 >. • Olivier GALIBERT, « Approche communicationnelle et organisationnelle des enjeux du Community Management », Communication & Organisation, 2014, no 46, p. 265-278. [En ligne] < https://journals.openedition.org/communicationorganisation/4814 >.
2 Sophie BERTRAND et Isabelle DEGRANGE, « Gallica sur les réseaux sociaux numériques ou la réappropriation d’une mémoire collective », Balisages, 2021, no 2. [En ligne] < https://publications-prairial.fr/balisages/index.php?id=450 >.
3 Louis WIART, « La présence des bibliothèques sur les réseaux sociaux : des stratégies en tension », in Franck QUEYRAUD (dir.), Connaître et valoriser la création littéraire numérique en bibliothèque, Villeurbanne, Presses de l’Enssib, 2019 (coll. La Boîte à outils ; 47). • Marie-Françoise AUDOUARD, Mathilde RIMAUD et Louis WIART, Des tweets et des likes en bibliothèque : enquête sur la présence de quatre bibliothèques de lecture publique sur les réseaux sociaux numériques, Villeurbanne, Presses de l’Enssib, 2018 (coll. Papiers). • Maher SLOUMA et Emmanuelle CHEVRY PÉBAYLE, « Le lien social dans les bibliothèques universitaires à l’ère des réseaux sociaux numériques », Les Cahiers du numérique, 2017, vol. 13, no 2, p. 123-146. [En ligne] < https://www.cairn.info/revue-les-cahiers-du-numerique-2017-2-page-123.htm >.
4 Olivier GALIBERT et Benoit CORDELIER, article cité en note 1.
5 Valérie CROISSANT (dir.), L’avis des autres. Prescription et recommandation culturelles à l’ère numérique, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2019 (coll. Ère numérique). • Thomas STENGER, « La prescription de l’action collective. Double stratégie d’exploitation de la participation sur les réseaux socionumériques », Hermès, La Revue, 2011, vol. 59, no 1, p. 127-133. [En ligne] < https://www.cairn.info/revue-hermes-la-revue-2011-1-page-127.htm >. • Thomas STENGER et Alexandre COUTANT, « La prescription ordinaire sur les réseaux socionumériques. Un moteur pour l’activité en ligne », Médias 09, entre communautés et mobilité, Aix-en-Provence, 2009. [En ligne] < https://halshs.archives-ouvertes.fr/hal-00458319/document >.
6 Bruno CHAUDET, « Le community manager à l’épreuve de la capitalisation des connaissances et des mémoires techniques », Communiquer, 2017, no 19. [En ligne] https://journals.openedition.org/communiquer/2223 >.
7 Olivier ERTZSCHEID, Gabriel GALLEZOT et Brigitte SIMONNOT, « Chapitre 3 – À la recherche de la “mémoire” du web : sédiments, traces et temporalités des documents en ligne », in Christine BARATS (dir.), Manuel d’analyse du web en sciences humaines et sociales, Paris, Armand Colin, 2013 (coll. U), p. 53-73.
8 Voir annexe C3.
9 Voir annexes C1 et C2.
10 Jean LAVE et Etienne WENGER, Situated Learning : Legitimate Peripheral Participation, Cambridge University Press, 1991. • Etienne WENGER, Communities of Practice : Learning, Meaning, and Identity, Cambridge University Press, 1998.
11 Lyne ARCAND, « La communauté de pratique un outil pertinent », Institut national de santé publique du Québec, p. 2. [En ligne] < https://www.inspq.qc.ca/sites/default/files/publications/2351_communaute_pratique_outil_pertinent_resume_connaissance.pdf >.
12 Ibid.
13 Thomas STENGER, « La prescription de l’action collective », article cité.
14 Jean-Claude DOMENGET et Alexandre COUTANT, « Partir des usages pour analyser les systèmes de recommandation : le cas des médias sociaux », in Gérald KEMBELLEC, Ghislaine CHARTRON et Imad SALEH (dir.), Les moteurs et systèmes de recommandation, Londres, ISTE éditions, 2014, p. 43-67.
15 Voir aussi le parcours 5.
16 Jean-Yves PRAX, « Chapitre 3. De l’information à la connaissance », in Jean-Yves PRAX (dir.), Manuel de Knowledge Management : mettre en réseau les hommes et les savoirs pour créer de la valeur Paris, Dunod, 2019, p. 63.
17 Ibid.
18 Voir sur ce point le parcours 5.
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