Parcours 9. Paroles de contributeur • Entretien avec Dan Sperber : l’expérience d’un Zoom silencieux
p. 162-175
Texte intégral
1Au mois de mai 2020, le chercheur en sciences sociales et cognitives Dan Sperber présente dans un billet de blog1 les activités d'un espace de travail silencieux en ligne auquel il participe. Afin de revenir sur cette expérience, Clément Bert-Erboul (CBE) et Cécile Touitou (CT) ont réalisé un entretien avec Dan Sperber (DS) le 7 avril 2021 en visioconférence. Durant cet entretien il revient sur le Zoom silencieux qu’il a animé entre le 27 avril et le 31 décembre 2020. Il insiste sur la nécessité de recomposer en ligne les conditions d’une coprésence comme en bibliothèque et sur les bienfaits d’un dispositif minimaliste.
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DS : D’abord un peu de contexte, je suis chercheur depuis longtemps, davantage dans des sciences un peu plus dures que les sciences humaines, travaillant principalement sur des articles, et ma consommation d’écrits est devenue depuis assez longtemps quasi totalement en ligne. De plus, j’ai pris l’habitude de lire pas mal de littérature sur une liseuse électronique Kindle. Il y a bien des gens qui veulent imprimer les PDF, moi, l’écran me va très bien. Donc ma fréquentation des bibliothèques classiques s’est réduite à peu de chose, d’autant que je voyage beaucoup, que je travaille, que je suis enseignant à la Central European University, qui quitte Budapest et s’en va à Vienne maintenant. Donc je voyage entre Paris et l’Europe centrale, et le reste du monde.
Je n’ai jamais vraiment réfléchi à la question des bibliothèques mais j’avais été à l’initiative en 2000 avec une amie, Gloria Origgi, et la bibliothèque du Centre Pompidou, d’un des premiers colloques en ligne qui était consacré aux textes et à l’influence des textes électroniques et des moyens électroniques sur la forme et le contenu des textes, ça s’appelait Text-e2. Ainsi la communication de l’écrit et les textes scientifiques m’intéressent de façon très générale.
J’ai évidemment beaucoup fréquenté les bibliothèques une partie de ma vie, mais c’est passé, ça a basculé du côté électronique. Selon les endroits où je me trouve, j’aime bien l’endroit bibliothèque qui est un bon lieu pour travailler, même si typiquement, j’ai tendance à me servir toujours plus, même dans une bibliothèque, de textes en version électronique plutôt que de livres papier. Donc j’ai un usage assez limité des bibliothèques. En revanche, j’ai beaucoup de sympathie, d’amitié, pour les livres en général et les bibliothèques en particulier parce que je m’y sens bien. De plus, les fonctions d’une bibliothèque ne se limitent pas à accueillir des gens et à leur prêter des livres.
J’ai ressenti, avec le confinement, une certaine solitude. C’était un peu plus difficile de se concentrer, de rester bien au travail, etc. Et c’est pour ça que j’avais d’abord cherché à voir s’il existait l’équivalent d’une bibliothèque en ligne, comme une salle où on puisse travailler silencieusement, et je n’en ai pas trouvé.
J’ai vu qu’il y a pas mal de sites qui proposent des plateformes de travail collaboratif. Mais ça ne m’intéressait pas du tout. Je travaille beaucoup de façon collaborative, en ligne avec mes collègues de Budapest. Je suis très habitué à ça, mais je n’ai pas besoin d’instruments spéciaux pour ça. Donc il y avait, d’une part, des propositions de salle pour un travail coopératif et, d’autre part, des initiatives pour motiver les gens. Le système Pomodoro3, je le pratique tout seul, je n’ai pas besoin de le faire collectivement. Quand je n’arrive pas à me concentrer, je fais des Pomodoro.
Ce que je recherchais, c’est simplement cette présence agréable que sont les autres lecteurs dans une bibliothèque qui peuvent être n’importe qui. On n’interagit pas beaucoup, mais cette espèce de coprésence m’est bénéfique.
Donc je n’ai pas trouvé, même si j’ai cherché beaucoup. J’ai demandé à travers ce post de blog, s’il existait quelque chose de minimaliste. On me proposait toujours des gadgets, des trucs en plus. Moi je ne voulais rien, juste un écran où on voit les gens travailler dans leur coin comme on voit dans une bibliothèque du coin de l’œil d’autres personnes qui sont en train de faire la même chose que soi.
Donc, comme je n’ai pas trouvé, j’ai installé un tel espace après avoir regardé différentes plateformes, qui présentaient toutes des problèmes techniques. Ce qu’il me fallait, c’est une salle ; quelque chose qui soit ouvert en permanence, idéalement 24 h sur 24. On peut entrer et sortir, on ne peut même pas interagir avec les autres, tout au plus envoyer des messages privés, voire même pas ! On se voit ; si on se reconnaît, on peut se faire coucou de la main. Mais on ne peut pas parler. Ce n’est pas l’endroit pour draguer… c’est vraiment juste pour une espèce de coprésence. J’ai installé ça sur Zoom.
Ce n’était pas parfait. Il fallait créer une réunion récurrente qui se remettait en place tous les jours à deux heures du matin. Il n’y avait donc pas d’interruption, mais une seule réunion continue qu’il fallait cependant rouvrir tous les jours. Ça a bien marché, mais ça n’a jamais dépassé la vingtaine de personnes dans la première période. Il y avait entre 8 et 15 personnes pratiquement tous les jours. Il y a eu des gens qui ont essayé de se brancher depuis les États-Unis, la Californie, etc. Mais en raison du décalage horaire, ils arrivaient à des moments où il n’y avait personne, donc ils ne sont pas restés.
Il y a pas mal de gens qui sont venus voir et m’ont dit « c’est formidable » et sont venus trois jours, et puis il y a eu un groupe de gens assez solides qui est resté.
CT : Ce sont des personnes que vous connaissiez par ailleurs ?
DS : Oui, en partie, des amis, et puis des amis d’amis, des collègues… Donc il y avait des gens que je connaissais très bien et d’autres… je savais qui c’était, mais je ne les avais jamais rencontrés auparavant.
C’était assez sympathique et motivant. On se retrouvait. J’avais ma bibliothèque, ma salle de lecture ouverte je n’étais pas seul. C’était une sorte de bonne sérénité pour bien travailler. Et puis ça a diminué progressivement pendant l’été 2020, mais il y avait des fanatiques qui sont restés. Finalement, c’est moi qui ai fermé cet espace parce qu’on était plus que trois à la fin. D’autres venaient une fois de temps en temps. Bien qu’ils m’aient dit « non tu ne dois pas le fermer, etc. ». Mais bon, je l’ai fermé le 31 décembre 2020.
J’ai regardé si je trouvais des offres existantes, si une formule aussi minimaliste existait, parce que je trouve ça bien, mais je n’ai pas trouvé ! J’avais trouvé des choses qui étaient pour les étudiants d’universités japonaises. Ils avaient l’air de faire ça ensemble, mais je ne peux pas prétendre être étudiant d’une université japonaise !
C’est un usage marginal de la bibliothèque, s’y installer parce qu’on s’y sent bien !
CBE : Avez-vous fait une annonce auprès de vos collègues ou par mail pour réunir ce premier cercle ?
DS : J’ai démarré avec un mail. Mon post de blog reprenait un peu ce qu’il y avait dans le premier mail en disant que ce serait bien d’avoir une offre de ce type, invitant les destinataires à regarder s’il y en avait un, sinon que j’allais en installer un.
J’ai dû envoyer ça à une trentaine de personnes qui ont elles-mêmes diffusé autour d’elles, et c’est comme ça que ça a démarré. J’ai mis en place cela assez rapidement : une fois que j’avais eu l’idée, je suis passé à l’acte.
CT : Dans votre mail, vous rappeliez les conditions d’accès, les petites règles de silence ?
DS : Absolument, c’était en anglais d’ailleurs. Je rappelais les règles au sujet de ce « silent work space », les règles étaient :
• Vidéo, mais pas de connexion son. Si on voulait communiquer avec d’autres participants, on pouvait chercher à le faire par d’autres moyens, téléphone, Skype, etc.
• Branchez-vous quand vous voulez travailler.
• Bloquer la vidéo si vous vous interrompez pendant longtemps, par exemple pour le déjeuner.
• Quittez complètement la réunion quand vous arrêtez de travailler pour la journée ; vous pouvez toujours revenir.
• Vous pouvez écouter de la musique, répondre à des coups téléphone ou Skype, etc., puisque le son est éteint, ça ne dérange pas les autres.
• Toutes les suggestions sont les bienvenues.
• Et puis, n’hésitez pas à inviter des amis qui pourraient être de bons compagnons dans un espace de travail virtuel.
Donc, c’était ça que j’avais mis en place.
CBE : Parmi ces premiers contacts il y avait des collègues enseignants-chercheurs. Il y avait des doctorants aussi ?
DS : Les deux tiers étaient des collègues universitaires. J’ai des amis écrivains, des amis traducteurs.
Enfin bon, c’est des gens qui lisaient ou écrivaient, pas des gens qui faisaient de la peinture !
CT : Aujourd’hui nous vous voyons par la webcam avec des livres derrière vous. Est-ce qu’il y avait une ambiance comme ça, avec des murs de livres ?
DS : Chacun mettait ce qu’il voulait, mais je pense que tout le monde avait sans doute des livres derrière soi. Je pense qu’il y en a qui ont mis des faux arrière-plans. Oui, je crois qu’un ou deux l’ont fait. Dans l’ensemble, c’était leur lieu de travail ordinaire. Mais en effet, les livres derrière, c’est pas mal, c’est très souvent ce qu’on trouve dans les Zooms. Ça crée un sentiment assez agréable. Le truc intéressant que j’avais noté, c’est que certains mettaient la caméra de face, comme quand on bavarde. Donc j’ai fini par le faire moi aussi. Et certains la mettaient latéralement, donc on n’est pas les yeux dans les yeux, on est vu de profil ou de trois quart.
Cela dit, j’ai été un peu surpris. J’avais envoyé un message à la compagnie Zoom en proposant ce dispositif. Tout ce qu’ils auraient eu à faire était de supprimer des fonctions, pas d’en rajouter, offrir une option un peu bridée, en somme. Mais je n’ai pas eu de retour.
J’ai proposé à quelques amis qui sont un peu plus entreprenants de créer une application pour ça. Ils m’ont fait remarquer, à juste titre, que soit ça ne marcherait pas, soit, si ça marchait, ce serait repris par les plateformes.
Je suis assez content de cette histoire, c’est un petit truc, mais qui a été utile. Cela dit, je trouverais bien que ça existe de façon permanente, et ça pourrait être organisé en effet par une bibliothèque plutôt que par une entreprise privée… c’est rien à mettre en place.
C’est un service, qui en termes de coût d’installation, de gestion, est réduit à presque rien parce qu’à partir du moment où c’est silencieux, ça ne peut pas être utilisé pour vendre des produits. Ça pourrait tout au plus être parasité par des gens qui mettraient sur l’écran « achetez tel machin ! » ou qui feraient de l’exhibitionnisme. C’est clair, dans de tels cas, il y aura une procédure qui les supprime. Autrement, tout ce qu’on voit, c’est des gens qui travaillent silencieusement et ne font rien d’autre de visiblement actif.
Une bibliothèque pourrait, pour son image, offrir ce service pour lequel il faut juste faire connaître l’offre, savoir qui sont les usagers qui viendraient s’y connecter de façon à ce que n’importe qui ne puisse s’y connecter, c’est tout. Voilà, ce serait sympathique !
Donc, si jamais vous entendez parler de quelque chose comme ça, soyez gentils, dites-le moi, parce que moi, je m’abonnerai.
CBE : Je me demandais justement si l’usage de cet espace avait intensifié votre travail, si le travail en visio vous faisait travailler plus longtemps. J’imagine que vous travaillez déjà beaucoup. Peut-être l’avez-vous constaté pour d’autres personnes ?
DS : J’ai eu pas mal de retours des participants : il y a des gens qui, de toute façon, travaillent toute la journée. Ceux-là venaient plus pour compenser cet excès de solitude, liée au confinement. Le fait de se voir les uns les autres donnait une dimension un peu sociale et agréable à la séance de travail.
Il y a plusieurs autres participants qui justement avaient des projets. Ils avaient du mal à se mettre au boulot, et le fait de s’installer dans cet espace virtuel, ça les motivait. Manifestement, plusieurs d’entre eux étaient très contents.
J’avais une amie, par exemple, qui avait un projet d’écriture de livre. Elle n’y arrivait pas.
Il y a des tas d’autres choses dans la vie qui la sollicitaient, donc elle s’installait dans la « bibliothèque » et hop, au boulot ! Une autre amie, une journaliste au Portugal, avait aussi un projet. Elle se mettait dans la bibliothèque pour travailler un peu, et c’était bon !
J’ai une remarque sur le côté un peu technique de la chose et sur la possibilité technique de la chose. Pour ce qui est des règles, le son était coupé, l’envoi de messages était coupé. On ne pouvait rien faire d’autre que s’apercevoir les uns les autres. Il fallait juste indiquer son nom pour pouvoir participer.
Deuxième chose, l’idée était de toute façon qu’on ne voulait pas de très grandes salles : si jamais j’avais eu 100 participants, j’aurais eu 5 salles. On peut le faire automatiquement : une fois qu’une salle est pleine, une nouvelle salle se crée. Mon idée, c’est que si on veut offrir un tel espace de travail virtuel de façon permanente, d’une part, il faut avoir une première salle, puis une deuxième qui s’ouvre en douceur, quand c’est nécessaire, etc. Et, d’autre part, il faudrait offrir à des gens qui le voudraient la possibilité d’avoir une salle pour eux, leurs amis ou leurs collaborateurs : une salle nommée, qui serait réservée aux abonnés à cette salle-là.
Mais autrement, il pourrait y avoir 100 000 personnes : on aurait 5 000 salles de 20 personnes, ça ne poserait pas plus de problème !
Je veux dire que la gestion électronique de la chose serait très simple : si vous souhaitez échanger des textes à 100 000 personnes, ça devient très compliqué ; mais si on multiplie la même petite case, le même conteneur, comme sur les bateaux, techniquement, c’est très simple. C’est tellement simple, du coup, que cela n’intéresse pas les entreprises puisqu’il n’y a rien à vendre. C’est tellement simple que les gens ne vont pas payer pour ça.
CT : Comment s’articule pour vous cet écran virtuel, qui devient l’espace de concentration dans un espace intime dans lequel l’utilisateur est confiné ? C’est frappant de voir à quel point la gestion du temps pose un problème quand toutes les barrières entre l’intime et l’extérieur sont abolies. Comment appréhendez-vous ce rapport au temps sur Internet ?
DS : Les expériences des participants sont différentes. De mon côté, mon plus jeune fils a 20 ans. Je n’ai plus à m’occuper de mes enfants. Je vis confortablement. Je suis habitué à travailler chez moi. Je travaille sur un écran de toute façon, donc, l’espace virtuel était plus une espèce d’aide à la concentration. En étant entouré de gens qui travaillent c’est plus facile, disons, de rester concentré… C’est une espèce de soutien moral. C’est léger comme effet, mais c’est ce n’est pas négligeable.
On a la même chose dans une salle de bibliothèque classique. Quand on a du mal à travailler chez soi parce qu’on se laisse distraire ou interrompre, on va dans une salle de bibliothèque, on y amène son propre travail, ça aide. Ça n’aide pas quelqu’un qui est complètement hyperactif, qui ne tient pas en place, qui ne tiendra pas en place dans une bibliothèque. Ça n’aide pas quelqu’un qui, de toute façon, se concentre et qui n’a jamais de problème. Mais c’est utile si parfois on n’est pas capable de travailler, de se motiver et qu’on a tendance à se distraire. Ainsi par exemple, une façon dont on se distrait, c’est, sans bouger de son siège, en allant sur l’écran regarder les sites, etc. Évidemment, rien n’empêchait de le faire dans la bibliothèque virtuelle. Mais on le fait moins ! Comme la majorité des gens sont là pour travailler, on le fait moins. Au fond, il y a un effet d’émulation, et ça, pour moi, c’était un bienfait réel, mais je conviens que c’est marginal.
D’autres gens par exemple, en situation de confinement, pouvaient être sollicités par des tâches familiales, ou avaient des tâches pratiques à réaliser. Ceux-là, on pouvait voir des gens de leur famille passer derrière eux. Pour eux, c’était une façon de dire à leurs proches : « Bon maintenant, voilà, je suis dans une salle au travail, ne me dérangez pas. »
Finalement, j’ai eu pas mal de témoignages de gens qui me disaient : « Ça m’aide vraiment beaucoup pour me concentrer, pour travailler sur un projet. »
CBE : Ce soutien moral, il n’est pas facile à définir, et je me demandais si vous aviez essayé d’autres aménagements avant d’en arriver à ouvrir cet espace. Est-ce que, par exemple, vous avez changé votre espace de travail chez vous ?
DS : J’étais chercheur CNRS à Paris une grande partie de ma carrière. Être chercheur CNRS à Paris, c’est formidable. On perçoit un salaire pour faire ce qu’on veut, mais je n’ai jamais eu de bureau. Ou alors un tout petit bureau qu’on partage à quatre. C’est juste bien pour poser son manteau et pour rigoler ou pour attendre quelqu’un avant d’aller prendre un café. Par contre, j’ai pas mal travaillé à l’étranger, aux États-Unis, en Grande-Bretagne, et là, j’ai eu des bureaux dont j’ai profité. Donc je suis habituée à travailler chez moi. Le confinement finalement ne changeait vraiment pas grand-chose à ma façon de travailler.
Mon ressenti du confinement, c’est simplement le fait de ne plus avoir la même vie sociale, de ne plus pouvoir aller me promener. Pendant le premier confinement, on pouvait aller se balader une heure. J’aime bien beaucoup marcher. Tout cela faisait que la tentation de se distraire devenait plus grande. Tout cela a créé un certain déficit social en fait.
Comme je vous l’ai dit, je suis quelqu’un qui travaille chez soi. Mais j’aime bien le rapport avec les autres et donc c’est ce côté très minimal de la présence qui, par l’espace virtuel, suffisait à me satisfaire. Je n’ai pas changé grand-chose à mes habitudes de travail. De toute façon, je passe une bonne dizaine d’heures par jour à bosser. Mais ça m’a aidé à mieux me concentrer, en plus avec un sentiment assez agréable. Donc ça, c’est mon cas personnel. Pour d’autres, je pense que c’était plus un moyen de justifier un nombre d’heures de travail, par rapport à leurs situations familiales. Ceux-là pouvaient dire : « Maintenant je vais dans la salle de travail. » Une façon d’imposer à leur entourage, ou peut-être de s’imposer à eux-mêmes, une plage de travail de quelques heures,
Les gens avaient des expériences différentes les uns des autres, mais tous néanmoins ont trouvé un bénéfice à être en présence visuelle avec d’autres personnes sans pouvoir communiquer avec elles. Tout au plus, si arrivait quelqu’un qu’on connaissait, on faisait un coucou. Rien de plus. Et même pas automatiquement. Comme dans une bibliothèque.
CBE : Quand vous recherchiez un peu de soutien moral, ça vous arrivait de casser un peu un moment de travail et d’avoir une discussion avec quelqu’un de manière assez informelle ?
DS : Bien sûr, dans l’espace ce sont des gens que je connais, des gens avec qui de toute façon je discute… pas tous, mais il m’arrive de Skyper, de téléphoner, d’envoyer des messages à certains. Donc il m’est arrivé en voyant quelqu’un arriver, de me dire : « Ah tiens, il fallait que je lui parle de ça. » Ou juste pour le plaisir. Mais jamais ces échanges n’ont eu lieu dans l’espace silencieux. L’espace silencieux, on ne pouvait rien faire d’autre que de bosser. Voilà, donc c’était ça l’idée ! Moi je pense qu’un tel minimalisme est judicieux parce que sinon on va dire : « Oh, on pourrait faire ça en plus », et puis ça, et puis ça, et au final, ça devient tout autre chose !
CBE : Qu’est-ce qui est le plus prégnant ? Le côté « coup de coude », qui aide à travailler, ou le soutien moral ?
DS : Le soutien moral pour le travail, car il se peut que pour certains, c’était plus un soutien moral lié à un mal-être du confinement. Pour moi, c’est simplement un soutien permettant de me concentrer pendant des heures et des heures. Ce n’est pas si facile que ça. En fait, il y a des gens qui le font très spontanément, mais c’est facile de se distraire. C’était un soutien moral.
Pour moi, il ne s’agissait pas d’éviter la dépression. Il s’agissait de rester bien concentré. Maintenant je pense que parmi les participants, il y en avait pour qui c’était un soutien moral dans un sens plus général. Ils souffraient du confinement, tout simplement, et ça faisait du bien de voir d’autres personnes. Et ça sans précisément, ni forcément entrer dans une interaction plus importante. Pour bénéficier en tant qu’être humain de la présence physique – au moins visuelle – des autres. C’est déjà pas si mal.
Et en effet, c’est comme travailler dans une bibliothèque où on ne connaît personne et où il y a d’autres personnes qui travaillent : on est moins seul que si on travaille tout seul chez soi, ou bien on est moins encombré par les personnes qu’il y a chez soi et qui vous font des demandes d’un autre type. La simple coprésence physique, c’est un aspect de la socialité humaine qui joue un rôle non négligeable.
CBE : Dans votre billet de blog, vous disiez que l’espace Zoom était un coup de coude (nudge) mutualiste, anonyme, minimaliste, que vous avez lancé de manière individuelle. Vous avez l’air de demander que ce type d’initiative puisse être institutionnalisé. Que les espaces silencieux numériques soient quelque chose qui soit organisé par une plus grosse organisation. Et, d’un autre côté, vous dites : ça serait compliqué parce que ça ne serait pas rentable. Ça n’apporterait rien économiquement d’organiser ce type d’activité ?
DS : Il y a deux points. Le premier point, je vous rappelle dans le post, je ne l’ai pas relu, mais je vais donner ça comme exemple de nudging (de coup de coude, en somme) : j’ai des amis qui travaillent sur le nudging qui est un sujet de débat parce que, d’un côté, ça présente beaucoup d’avantages, c’est non seulement non violent, c’est sans obligation. Le nudging est pourtant de nature incitative. De manière assez légère, marginale, il est possible d’aider au succès de différentes actions sociales, et d’aller dans la bonne direction.
Je voudrais vous citer un exemple que j’aime bien : je n’habite pas loin de l’avenue de l’Observatoire et, à la sortie des jardins de l’Observatoire, il y a un genre de cendrier pour que les gens mettent leur mégot dedans plutôt que par terre, dans la rue. Il y a, l’un à côté de l’autre, deux contenants transparents qui permettent de voir combien de mégots il y a dans chacun. On demande aux passants de faire un choix, en laissant leur mégot : « Vous préférez le Pont des Arts ou le Pont-Neuf ? » On vote en mettant son mégot soit dans le trou « Pont des Arts », soit dans le trou « Pont-Neuf ».
C’est un nudging que je trouve parfait parce que des gens qui jetteraient leurs mégots n’importe où peuvent du coup jeter leur mégot tout en exprimant une légère préférence sur une chose qui n’a aucune importance. Ce n’est pas de la pression idéologique pour le Pont des Arts ou le Pont-Neuf. Il y a un autre double cendrier qui propose de voter pour Victor Hugo ou Baudelaire, etc. On peut faire ce qu’on veut avec ça.
Ça, c’est un nudging qui est vraiment innocent, en ce sens où ça n’a que de bons effets.
Les gens jettent moins leurs mégots par terre sans que soit une intrusion dans leur liberté. C’est vrai qu’il peut aussi y avoir des formes de nudging qui sont quand même une façon de manipuler ou en tout cas « paternalistes ». Bon, c’est un sujet dont je discute avec une amie qui est spécialiste de l’utilisation des sciences cognitives dans les politiques publiques et donc du nudging. L’espace silencieux, c’est une forme de nudging qui n’est vraiment pas manipulatrice. Les gens participent s’ils le veulent bien. On n’essaie pas de les pousser à leur insu vers quelque chose dont on pense que ce serait bien pour eux sans qu’ils s’en rendent compte.
Je pense qu’un espace de travail silencieux virtuel serait un bon truc et j’aimerais bien en effet que ça soit institutionnalisé. Cela dit, si ça se trouve, mon idée n’est pas si bonne que ça, et ça explique peut-être pourquoi elle n’est pas reprise. Bien sûr, ça me ferait un petit plaisir si c’était repris. Je serais volontiers utilisateur d’un tel espace.
Ce que je disais simplement, c’est que c’est très minimaliste comme organisation.
Que ce soit en termes d’utilisation, de serveur, de gestion, c’est quasiment rien du tout. Donc concernant le coût, que ce soit pour les plates-formes genre Zoom, Teams, etc., ce ne serait vraiment rien, et même pour une organisation beaucoup plus petite comme une bibliothèque, ou pour n’importe qui organisant ces espaces silencieux. Ils pourraient se faire un peu de publicité en mettant à la disposition des étudiants, des chercheurs ou des écrivains du monde entier un espace de ce type.
Ça, c’est quelque chose qui est faisable à très bas coût, je ne pense pas me tromper. Ça pourrait être quelque chose d’un peu plus organisé que ce que peut faire une personne toute seule. N’importe quelle organisation peut s’offrir ou créer un espace silencieux de ce genre-là.
Le bénéfice pour eux serait un bénéfice très marginal d’image, mais le coût pour eux serait également tout à fait marginal, de même pour des entreprises comme Zoom ou Teams, Discord, etc., qui pourraient décider de faire le même genre de choses.
Ce que j’ai remarqué, c’est que dans toutes les initiatives qui existent, il y a une tentation de rajouter des choses. On voit bien la dynamique. On peut faire des petits salons à côté pour discuter, et puis on va faire des pauses, et puis on va vous proposer du coaching pour vous concentrer dans le travail… Oui, très bien, mais alors c’est un autre genre d’entreprise ! Tous ces ajouts ne m’intéressent pas, et même ça me fait fuir, et je pense ne pas être le seul dans ce cas !
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C’est intéressant, parce que c’est un symptôme parmi d’autres de ce qui s’est manifesté pendant la période de confinement concernant le rapport qu’on a de particulier aux bibliothèques et de leurs usages en tous genres dont celui de s’installer dans la salle et de rester tranquille.
CBE : Il y a quelque chose qui arrive, peut-être que ça n’est pas arrivé dans votre espace, mais, comme vous aviez l’air de connaître un peu tout le monde, si jamais vous voyez apparaître un inconnu à l’image, aviez-vous une réaction particulière pour essayer de savoir un peu qui était l’inconnu face à vous ?
DS : Oui, bien sûr ! Généralement, les gens s’identifiaient ou peut-être que j’avais envoyé une question en tant qu’organisateur. Encore une fois, c’était soit des gens que j’avais invités, soit des gens qui avaient été invités par des gens que j’avais invités. Il y avait leurs noms qui apparaissent, on ne venait pas anonymement.
CBE : C’était de vrais noms, pas des pseudos ?
DS : Oui, il s’agissait d’un petit groupe de personnes. En effet, ça aurait pu être des pseudos, pourquoi pas, ce n’est pas gênant. Ce que l’on veut, c’est de ne pas être distrait. Alors, si les gens mettaient de la propagande politique comme pseudo ou des offres de service pornographique, alors non. Mais tant que la présence des autres est agréable et non intrusive, tout va bien.
CBE : Ce n’est pas facile de saisir, ou en tout cas de raconter la protection de l’intimité, la recherche d’un soutien moral, sans être distrait par les autres. C’est un étrange contrat social qui est mis en place.
DS : Vous avez raison, mais je pense que ça se fait assez naturellement. C’est une espèce de point d’équilibre. Ce qui se passe avec beaucoup de trucs en ligne, de groupes de discussion, c’est qu’ils ont tendance à dévier. Les trolls ont un pouvoir extraordinaire pour bouffer les groupes de discussion en imposant leurs règles. On pourrait faire un petit modèle de théorie des jeux et expliquer très bien pourquoi les choses dévient dans des directions précises. Il me semble que ce que j’avais en tête, c’est qu’on était à un point d’équilibre, c’est-à-dire que si quelqu’un voulait perturber, ce ne serait pas intéressant, pas le bon endroit pour le faire. Si quelqu’un a la tentation de venir semer un peu le trouble là-dedans, ça n’aurait pas beaucoup d’effet. Ce ne serait pas gratifiant pour les perturbateurs. Il y a tellement d’autres trucs plus amusants à perturber ! Mais des gens qui sont en train de bosser, les voir lever un sourcil et se replonger dans leur travail… ce n’est pas vraiment intéressant !
CBE : L’aspect de voir d’autres personnes qui peuvent être des inconnus comme soutien moral, je trouve ça intéressant. Est-ce que vous aviez le sentiment aussi d’être un soutien moral pour les autres ? Est-ce vous vous disiez là, je vais me connecter comme ça, ça donnera du soutien moral aux autres ?
DS : C’est vrai, je me sentais un peu obligé parce qu’il fallait qu’il y ait au moins quelqu’un. Donc, je démarrais ma journée en me connectant, puis à minuit passé, je sortais de la salle. C’est une des raisons pour lesquelles j’ai arrêté. C’était très léger comme obligation pour moi, mais quand même. Il y aurait une masse critique de gens qui se brancherait, ça se serait fait tout seul.
CBE : Est-ce que vous vous avez eu parfois des rappels à l’ordre à faire, ou est-ce que tout le monde jouait la règle du jeu ?
DS : Encore une fois, il faut essayer d’imaginer comment vous allez faire pour perturber la séance. On pourrait se servir du fait qu’il y a votre image à l’écran ; mettre un écriteau avec « Buvez Coca-Cola » ; vous pouvez vous mettre à poil… Mais tout cela n’aurait pas tellement d’impact. Les gens diront : « Qu’est-ce que c’est que ça ? » Puis quelqu’un couperait ou demanderait à un modérateur de le faire. Et c’est tout ! Est-ce que les autres participants vont se mettre de leur côté à dire : « Buvez Pepsi-Cola » ? Non ! il ne va rien se passer.
Il me semble que, d’un point de vue de la théorie des jeux, l’espace de travail silencieux sur Internet représente une situation d’équilibre. Les perturbations sont difficiles, alors que dans la plupart des sites web où il y a de l’interaction, il faut un vrai effort pour maintenir l’objectif.
Je me suis pas mal occupé de groupes de discussion, de séminaires en ligne, des choses comme ça, et la modération était essentielle. Si on n’a pas un modérateur très présent ça décline rapidement. Je suis un vieux soixante-huitard. Je pense que c’est bien d’avoir des idées puis de passer à l’acte et de voir ce qui se passe. Il y a des expériences qui marchent, et d’autres qui ne marchent pas. Celle-là, je la mettrais dans celles qui ont marché un peu car cela n’est pas sorti d’un petit groupe. Et c’est bien aussi comme ça ! C’est tout, on va de l’avant et on passe à la suite.
Il n’y a pas une grande réflexion derrière ce petit machin, cette initiative. Je me suis dit : « Tiens, ça me ferait plaisir, peut-être que ça peut se faire, allons voir ! »
CBE : Nous avons également observé des influenceurs qui gagnent de l’argent en travaillant seul devant leur ordinateur. Est-ce que vous avez regardé ce genre de chose ? Ce qu’on appelle Study with me ?
DS : Oui, j’ai vu ça, mais ce n’est évidemment pas ce qui m’intéresse.
CBE : Ce n’est vraiment pas pareil que l’espace que vous avez créé ? On peut très bien faire abstraction des commentaires et mettre en grand écran la vidéo de la personne qui travaille. Mais le fait que ce soit enregistré, c’est pas le même soutien moral ?
DS : Oui, c’est pas mal aussi. Je comprends que ça puisse aider. Je pense à mon fils étudiant, qui doit bosser beaucoup, pour qui cette période a aussi été une période difficile pour se concentrer. Lui qui est en train de bosser pendant des heures et des heures.
CBE : C’était le côté enregistré qui faisait que c’était moins attirant. L’idée qu’il y a des personnes qui sont là en direct, fait qu’il y a quelque chose en plus qui se joue ?
DS : C’est la coprésence, c’est un rapport social, un rapport social minimal que vous avez parfois contre votre volonté, quand vous êtes dans une salle d’attente ou dans un train. Pourtant, il y a quelque chose qui se passe, qui peut être désagréable ou agréable. La bibliothèque est un endroit agréable. Une salle de bibliothèque est un endroit où je me sens bien. Voilà, c’est tout.
Je comprends qu’une vidéo de quelqu’un qui passe pendant des heures puisse aider certains, mais ce n’est pas la même fonction. Il n’y a pas l’effet d’émulation. Il n’y a pas de feedback. Dans une situation de recherche expérimentale, si les écrans avaient été analysés, il aurait sans doute été possible d’identifier un petit peu de synchronisation inconsciente entre chacun d’entre nous dans sa case en train de bosser.
CBE : Ce phénomène de synchronisation n’aurait pas eu lieu sur une vidéo enregistrée selon vous ?
DS : Peut-être que si. Mais ce n’est pas du tout la même chose dans ce sens où le sentiment n’est pas le même. Le côté affectif n’est pas le même. On ne partage pas quelque chose comme c’est le cas avec quelqu’un qui est là. On regarde la vidéo enregistrée six mois plus tôt. La synchronie est importante. C’est ça. Je crois que le sentiment qui s’exprimait le plus avec les personnes qui venaient c’était : « On partage quelque chose. » C’est très peu de chose, mais on partage.
CBE : L’idée était de se dire qu’on partage un moment de travail. On est un peu dans la même situation…
DS : On est dans la même salle virtuelle. Encore une fois, pourquoi est-ce que c’est agréable de travailler dans une bibliothèque ? Ce sont des endroits faits pour travailler. Chacun a une grande table, un éclairage adéquat ; de nos jours, une bonne connexion Internet.
Il y a des choses qui sont bonnes comme ça, et la présence des autres, le fait d’être au milieu de gens fait du bien. Ça prend très, très peu d’attention. Si quelqu’un se lève, on le remarque, pour autant ça n’interrompt pas le travail ; au contraire, ça aide à rester plus concentré sur son propre travail. Je n’ai pas une théorie développée sur la chose, mais cela dit, dans la recherche menée sur ce qui se passe dans les groupes, sur la coordination, on compte pas mal de recherches pertinentes pour mieux comprendre cette situation de travail silencieux en la présence des autres comme c’est le cas dans les salles de bibliothèque. Je n’ai pas du tout réfléchi à ça comme objet de recherche, mais il y a vraiment des moyens de le faire si on veut, et suffisamment de résultats pertinents pour commencer à comprendre ce qui se passe.
Notes de bas de page
1 Dan Sperber, « Quiet online spaces as a form of mutualistic nudging for our hyper-networked world », billet paru le 11 mai 2020 sur le blog de Dan Sperber hébergé sur le site de The International Cognition & Culture Institute : < http://cognitionandculture.net/blogs/dan-sperber/quiet-online-spaces-as-a-form-of-mutualistic-nudging/ >.
2 [NDÉ] Gloria ORIGGI et Noga ARIKHA, Text-e. Le texte à l’heure de l’Internet, Paris, Bibliothèque publique d’information, 2003. [En ligne] < https://pro.bpi.fr/text-e-le-texte-a-lheure-de-linternet/ >.
3 [NDÉ] Méthode de gestion du temps qui repose sur l’usage d’un minuteur permettant de respecter des périodes de travail de 25 minutes appelées pomodori (qui signifie en italien « tomates »), séparées par de courtes pauses (d’après Wikipédia).
Auteurs
Professeur de communication, chaire de communication numérique – Université libre de Bruxelles
Responsable cellule Prospective – Bibliothèque de Sciences Po, Paris
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