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Parcours 8. Images de travail, travail de l’image ? Enquête exploratoire sur les espaces vidéos de travail en ligne

p. 148-161


Texte intégral

1Ce parcours explore l’hypothèse d’une transposition des pratiques de travail silencieux en bibliothèques physiques vers des espaces numériques de partage vidéo, en particulier en période de confinement. Nous cherchons notamment à illustrer la manière dont se sont construites les relations sociales de travail dans une période paradoxale de pénurie (avec la fermeture des bibliothèques et l’isolement) et d’abondance de relations en ligne (avec Internet comme horizon sans limites).

2Fortement ancrées dans leur matérialité, les bibliothèques apparaissent comme des espaces idéaux pour l’étude et le travail intellectuel1. La fermeture soudaine de ces lieux à partir de mars 2020 a-t-elle inauguré un report sur Internet d’espaces virtuels de travail ? Certaines pratiques comme la publication de vidéos YouTube Study with me2 étaient observées avant 2020, mais elles ont vu le nombre de leurs utilisateurs augmenter suite aux restrictions sanitaires. D’autres espaces communautaires sur des plateformes en ligne comme Zoom ou Discord sont plus typiques des périodes de confinement ; sous leur mode d’usage en silence, les espaces Zoom de travail partagé ont pu attirer l’attention des médias3.

3Dans le cas des bibliothèques d’étude, l’engagement des lecteurs dans le travail silencieux peut être expliqué par la reconnaissance qu’ils perçoivent de l’effort qu’ils fournissent4. Cette reconnaissance concerne le regard des pairs qui sont également en situation d’étude et partagent le temps et le lieu de travail. La dimension institutionnelle et politique de la reconnaissance est également documentée du fait que la collectivité publique ou des organisations privées financent des lieux spécialement destinés à accueillir, accompagner, favoriser ces efforts. Comment cette reconnaissance (sa recherche comme sa satisfaction) s’actualise-t-elle dans le travail partagé sur les plateformes, notamment de partage vidéo ? Dans les industries culturelles, la diffusion est portée par la recherche d’une certaine visibilité pouvant se transformer en une notoriété ou en profits monétaires hors de la plateforme5. Les motivations, dans le cas des espaces de travail silencieux, ne concernent pas forcément une gratification monétaire hors ligne, mais plutôt le maintien de formes de sociabilité nécessaires pour réaliser des performances intellectuelles. En ce sens, les utilisateurs de ces espaces ressemblent un peu aux athlètes de sports individuels s’entraînant en équipes pour améliorer leurs performances. Les plateformes numériques seraient alors utilisées pour recomposer un groupe d’entraînement.

4Pour rendre compte des espaces de travail en ligne mobilisés pendant le confinement, nous avons réalisé des entretiens avec différentes personnes ayant participé à des plateformes de travail en ligne6 et nous avons observé les traces numériques accessibles sur un corpus de vidéos diffusées sur YouTube. Cette approche ne prétend pas atteindre une représentativité des usages, ni retranscrire les motivations des utilisateurs, mais propose de documenter de manière exploratoire un phénomène qui participe à la diversité des usages de la vidéo dans le domaine de l’intime et de l’étude.

Les espaces silencieux de travail en ligne, un continuum à observer

5Avec Cécile Touitou, nous avons commencé notre enquête par des observations en ligne et des entretiens auprès de gestionnaires et d’utilisateurs d’espaces de travail silencieux en ligne. Nous nous sommes ensuite focalisés sur les activités de travail silencieux présent sur la plateforme YouTube.

6Le corpus analysé de vidéos diffusées sur la plateforme YouTube a été constitué au mois d’avril 2021. Les informations publiques de 3 782 vidéos postées par 55 profils entre 2016 et 2021 ont été récoltées et analysées à partir d’un dispositif informatique ad hoc. Cet échantillon a été construit à partir d’un ensemble de mots-clés (study with me, gong bang, pomodoro, asmr)7 saisis dans le moteur de recherche de la plateforme. Pour chaque vidéo, nous avons relevé la durée, la date de publication, le titre de la vidéo donné par le propriétaire du compte et le nombre de commentaires. Nous avons également pu déterminer le sexe du propriétaire du compte en visionnant des vidéos pour chaque vidéaste. Les profils sont issus d’aires géographiques variées sans qu’il soit véritablement possible de les identifier de manière systématique avec certitude. De même, l’âge des propriétaires de profil ne peut faire l’objet que d’approximations grossières. Ces données sont utilisées pour apprécier les modalités et l’intensité des usages des espaces de travail sur YouTube.

7Notre travail exploratoire fait ressortir quatre types d’espaces se démarquant par leur fonctionnement : d’une gestion individuelle par un seul vidéaste à une gestion institutionnelle prise en charge par des bibliothèques. Un deuxième trait distingue les types d’espaces : leur dimension plus ou moins fermée, laissant voir ou non l’identité de leurs utilisateurs. Pour reprendre le cadre d’analyse proposé par Dominique Cardon8, on peut distinguer l’identité projetée des internautes (ce qui est donné à voir sur internet par des récits ou des images) et l’identité réelle (proche de l’identité civile). Dans ces espaces, l’identité des organisateurs et des participants prend des aspects divers, mais reste fortement marquée par la dimension civile de l’identité des organisateurs.

Les espaces d’influenceurs : une identité en ligne mise en scène

8La vidéo sur une plateforme spécialisée comme YouTube donne à voir un spectacle singulier de travail silencieux : la présence de bannières publicitaires dans la vidéo rémunérant le propriétaire du compte en fonction des visites sur la vidéo constitue une particularité par rapport aux espaces de bibliothèques. L’autre différence importante est l’asynchronie de la relation. Toutes les vidéos concernant des espaces de travail silencieux ne sont pas diffusées en direct, et même quand c’est le cas, la vidéo reste en ligne et peut être visionnée en différé.

9Le diffuseur de la vidéo est identifié par son nom, qui peut être son identité civile ou, plus rarement, un pseudonyme. La dimension civile de l’identité du vidéaste est renforcée par la mention d’une ville, ou d’une discipline étudiée, voire d’une université de rattachement dans la présentation de la vidéo ou du profil. L’identité des youtubeurs est mise en scène par le choix de prise de vue de la caméra. La caméra est tantôt focalisée sur l’espace de travail et les mains de la personne filmée qui étudie, tantôt rend compte de l’environnement et de l’individu qui travaille. Pour certaines vidéos très populaires, c’est un personnage animé qui est mis en scène. Les trois captures d’écran ci-dessous donnent une idée de ces différentes mises en scène proposées avant le confinement dans des bibliothèques.

Figure 1. Study with me centré sur les mains du diffuseur et le point de vue dans une bibliothèque universitaire (615 884 vues sur YouTube)

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Figure 2. Study with me centré sur le diffuseur et la vue dans une bibliothèque universitaire (1 077 378 vues)

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Figure 3. Study with me centré sur un personnage animé dans un espace de travail de type bibliothèque (203 024 vues)

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10D’autres marqueurs d’audience propres à la plateforme accompagnent l’identité du youtubeur comme le nombre d’abonnés à son canal, le nombre de vidéos publiées et la diversité des thématiques abordées sur sa chaîne. C’est le propriétaire du compte qui décide des formes d’interaction avec le public qui assiste à la vidéo telles que la durée de la vidéo, les activités (silence, jeux, musique), la diffusion en live streaming ou l’ouverture de commentaires durant la vidéo. La publication régulière de vidéos, le partage de conseils et leur mise en pratique, comme le pomodoro, sont autant de manières de se distinguer. L’identité des personnes qui assistent à la vidéo peut être quasiment inconnue pour les autres membres du public. L’expérience de travail collectif silencieux consiste a minina à visionner le propriétaire du compte au travail.

Les espaces personnels privés : espace de travail intime

11Une autre forme de travail silencieux en ligne géré par un administrateur individuel concerne des espaces personnels de visioconférence (comme Zoom) où peuvent être invités d’autres participants. Un flux vidéo est programmé pour être ouvert chaque jour, sans que l’administrateur soit nécessairement en ligne. Les invités se connectent quand ils le souhaitent sur le flux continu.

12Dans ces espaces, l’identité civile de l’administrateur est une information partagée par les participants, puisque c’est lui qui les a inscrits suite à une prise de contact par mail. Les participants, de leur côté, ne connaissent pas toujours les autres présents dans la salle virtuelle. Les créateurs de ces espaces mettent en place un dispositif permettant une sociabilité discrète manquant aux utilisateurs isolés et pouvant servir de soutien pour leur motivation au travail, comme l’explique Dan Sperber dans son billet de blog9 et dans l’entretien qu’il nous a accordé10 :

Beaucoup de personnes trouvent qu’elles travaillent mieux dans une bibliothèque, même quand elles n’ont pas besoin d’emprunter des livres : la présence d’autres gens autour d’elles, travaillant dans le calme, suffit à les encourager. Ce qui fait des bibliothèques un endroit agréable pour travailler, même quand on n’y vient pas pour emprunter un livre, peut se transposer virtuellement, et c’est ce que nous avons fait.

En utilisant Zoom, nous avons ouvert, chaque jour pendant 10 heures, un espace de travail que les participants pouvaient rejoindre quand ils le souhaitaient, pour une durée de leur choix, selon les règles suivantes :

– caméra allumée sans le son. Si on veut communiquer avec un autre participant, le faire via d’autres moyens (téléphone, Skype, etc.) ;

– participez seulement quand vous voulez travailler. Il vaut mieux éteindre la caméra pendant les pauses plus longues (pour déjeuner, par exemple). Quittez la réunion quand vous avez fini de travailler pour de bon. Vous pouvez revenir quand vous le souhaitez ;

– c’est possible d’écouter de la musique, de passer des appels ou d’utiliser Skype, etc. : puisque le son est désactivé, cela ne dérange pas les autres.

Les espaces communautaires : recouvrer une sociabilité perdue

13Un troisième type d’espace est marqué par un usage collectif qui n’est pas uniquement tourné vers le travail silencieux, mais vers le partage de ressources. Ces espaces ne sont pas ouverts à tous et visent la restitution en ligne, sur des plateformes sociales comme Discord ou les groupes Facebook, d’une certaine sociabilité hors ligne. À partir de l’interface (voir figure 4) chaque participant peut savoir qui est connecté en même temps que lui et peut entrer en contact vidéo ou textuel.

Figure 4. Capture d’écran de l’interface de discussion dans la plateforme étudiante de l’École doctorale de Sciences Po

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14Dans ces espaces, l’identité des gestionnaires et des participants est marquée par le rattachement à un groupe plus ou moins restreint reposant sur des critères tels que l’appartenance à une promotion d’école ou à une profession (comme les auteurs, ou les journalistes) ou à une ville. Cette proximité sociale se traduit souvent en ligne par la présentation de l’identité civile des utilisateurs et sur la mention d’activités individuelles hors de la plateforme comme des sorties ou des repas. Ces espaces permettent de recréer un entre-soi et favorisent des formes d’émulation et de motivation par l’échange et la participation à des activités propres à la communauté d’origine. L’extrait d’entretien ci-dessous illustre la recomposition progressive d’un entre-soi étudiant sur Internet à travers l’intégration à la plateforme de l’équipe de la bibliothèque de recherche.

En fait, on est connecté à l’audio et il y a moins de barrières. En un clic, on peut être en contact. On peut même mettre la caméra, donc on a opté pour ça. L’idée générale c’était beaucoup plus d’avoir une socialisation entre les étudiants. Après s’est développée l’idée d’aménager un espace qui est dédié à la bibliothèque. Tous ceux qui s’étaient inscrits à notre mailing-list ont reçu le lien d’invitation Discord. (Entretien avec deux étudiants de l’École doctorale de Sciences Po, 1er février 2021)

Les espaces institutionnels : maintenir les services universitaires

15Un quatrième type d’espace que nous avons observé concerne des espaces institutionnels ouverts par des universités et leurs bibliothèques à travers des plateformes de visioconférences comme Zoom. Ces espaces sont ouverts uniquement aux étudiants des institutions et leur identité civile est un marqueur important du point de vue des gestionnaires. Pour les utilisateurs, l’identité des autres participants est généralement limitée à leur appartenance à l’université. L’existence de ces espaces institutionnels permet le maintien d’un contact entre la bibliothèque et les étudiants ainsi que l’entretien d’une forme de sociabilité étudiante avec les lieux universitaires. Les administrateurs de ces espaces ouvrent régulièrement des canaux vidéos et créent des règles ad hoc comme nous l’explique la gestionnaire d’un de ces espaces au Canada :

Beaucoup d’étudiants se plaignent aussi que trois heures ne sont pas suffisantes, ou que les fuseaux horaires ne leur conviennent pas. D’autres étudiants internationaux se plaignent parce qu’ils n’ont pas pu participer à ces espaces. J’ai donc pensé que des espaces d’étude virtuels pourraient remédier à ces difficultés. L’idée était de faire un test. Je l’ai mis en place à la mi-septembre. Nous avions trois espaces différents sur la plateforme Zoom, avec un espace d’étude calme, un espace d’étude totalement silencieux et un espace pour l’étude en groupe. Avec ces différentes possibilités, il était possible d’allumer sa caméra avec l’audio ou juste en mode silence complet. Avec ce dispositif, vous saviez facilement si quelqu’un d’autre était là. (Bibliothécaire de l’Université McGill, 25 février 2021, traduction Clément Bert-Erboul)

16L’observation des interfaces numériques et les entretiens avec des gestionnaires d’espaces silencieux soulignent l’importance de la mise en scène de soi durant le travail. On y retrouve une forme de recherche d’authenticité maîtrisée rendue possible par le dispositif technique de la vidéo en ligne. Cette authenticité, signe d’engagement dans le travail, repose à la fois sur l’élaboration de règles strictes et de construction communautaire. La présentation des identités civiles dans les espaces vidéos informe sur la dimension professionnalisante que les individus donnent au travail silencieux mené dans l’univers domestique.

Les espaces numériques de travail silencieux : de la bibliothèque à internet, la reconstitution des ambiances sur les plateformes

17Les données de notre corpus YouTube font apparaître un phénomène de mode avec des hauts et des bas, qui commence en 2016 et se poursuit jusqu’en 2018. À la mi-2019, cette dynamique s’interrompt avec une soudaine accélération en 2020 et 2021. La période avant l’épidémie révèle une pratique majoritairement féminine en volume (voir figure 5). La période 2020-2021 est marquée par une forte augmentation du nombre de vidéos publiées et un engagement important des hommes dans la diffusion de vidéos d’études silencieuses.

Figure 5. Évolutions du nombre de vidéos Study with me publiées par des profils hommes et femmes.

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18Pour mieux comprendre le phénomène d’engouement pour les vidéos de travail silencieux, et la mise en avant d’une forme d’authenticité de la part des youtubeurs, nous pouvons identifier au moins deux éléments qui caractérisent les espaces silencieux de travail : la création d’ambiances spécifiques et la mise en avant de la performance.

La mise en place d’ambiances spécifiques propices au travail intellectuel

19Dans les vidéos Study with me, la mise en scène des ambiances de bibliothèques fait l’objet d’un travail particulier. De manière générale, la référence à la bibliothèque n’est pas courante avant ou après le confinement. Les vidéos mentionnant dans leur titre le terme de bibliothèque ne sont pas particulièrement populaires et ne génèrent pas un nombre conséquent de réactions de la part du public. Cependant, bien que ces vidéos ne soient pas les plus populaires, elles illustrent la recherche d’originalité des vidéastes Study with me et le mélange des mises en scène du travail d’étudiant. Parmi ces vidéos en bibliothèque, on peut remarquer des références à des imaginaires de films comme ceux d’Harry Potter. Cette reconstitution idéalisée peut prendre la forme d’un fond d’écran inspiré par la bibliothèque de l’université ayant servi de modèle pour le lieu du film où étudie une youtubeuse (figure 6).

Figure 6. Capture d’écran d’une youtubeuse travaillant silencieusement avec en arrière-plan une image de la bibliothèque de la série de films Harry Potter.

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Source : < https://www.youtube.com/watch?v=c20ytQ3BOiA >

20Ces cas marginaux sont révélateurs du courant qui cherche à mettre en avant l’aspect de détente, de décontraction des bibliothèques à travers des vidéos11. Les diffuseurs essaient de restituer en ligne les éléments d’ambiance spécifiques aux bibliothèques hors ligne tels que les bruits de pas ou les chuchotements. Certains youtubeurs se réfèrent explicitement au mouvement ASMR12 proposant des conditions propices à l’étude et à la concentration à partir de bruits de bibliothèque13. D’autres parties de la sous-culture YouTube peuvent aussi être mobilisées dans des vidéos destinées à aider au travail comme les « lo-fi »14 développées dans le domaine musical. Les mises en scène du travail d’étude plus ou moins proches de la réalité tendent à idéaliser des caractéristiques de bibliothèques. La revendication d’une authenticité se fait alors dans cette capacité à les transposer sur une plateforme en ligne.

21Plus étonnante, la verticalité de l’organisation de certains espaces de travail Study with me peut surprendre au premier abord. Cependant la proximité entre vie privée et activité de diffusion, les intentions mal connues des spectateurs et le grand nombre de réactions de la part du public imposent une certaine distance que l’on retrouve chez d’autres acteurs du web social15. Cette tendance à l’organisation est partiellement en rupture avec le fonctionnement des bibliothèques qui ne fixent pas de rythme de travail ni de planification d’activité. En revanche, une certaine distance existe entre le public des bibliothèques et le personnel de l’institution voire une forme de hiérarchie. La relation asymétrique établie entre les diffuseurs et la communauté qui suit les vidéos s’observe dans les variations du nombre de commentaires en fonction des ambiances proposées. Quand elles ont la même durée, les vidéos diffusant de la musique durant les séances de travail apparaissent plus propices à l’échange de commentaires.

22Ces variations illustrent l’influence qu’ont les propriétaires de chaîne sur leur public à partir des règles qu’ils fixent. En créant différents types d’ambiances, un diffuseur met plus ou moins à distance les relations avec le public de ses vidéos. Dans une certaine mesure, un bibliothécaire gère le silence dans une salle de lecture avec la même autorité. Cependant, ce qui était une injonction des bibliothécaires semble maintenant être devenu l’apanage des usagers eux-mêmes qui réclament le silence au-delà de ce qu’imposent les lieux.

La mise en avant d’un régime de la performance : la mise en scène d’une promesse de travail

23Les espaces vidéos silencieux sont l’occasion pour les participants de mettre en scène leurs performances dans l’effort intellectuel. Ce registre de la performance peut s’exprimer par la durée des vidéos, le rythme de travail proposé et la recherche d’un coup de pouce à la concentration.

24Les durées des vidéos en direct ou en différé constituent une caractéristique de l’évolution de la pratique de travail à distance et de la mise en ligne des temps d’étude. L’intensification de l’usage de temporalité longue (11 heures et plus, ou même jusqu’à 23 heures de diffusion !) se retrouve sur YouTube dans les vidéos Study with me, sur les espaces numériques communautaires ou sur les espaces personnels. Dans une certaine mesure, ces longues sessions de travail collectif peuvent être comparées à l’ouverture extensive de certaines bibliothèques. Avec les confinements en période de Covid, le transfert de l’espace de travail dans l’espace intime facilite la réalisation de marathons étudiants.

25Durant les vidéos, le rythme proposé par les vidéastes est une caractéristique importante des séances de travail. Le principe pomodoro, proposant des phases de travail entrecoupé de phases de repos, est une formule massivement reprise dans les vidéos Study with me sur YouTube. Le pomodoro n’est pas une nouvelle pratique, mais semble avoir connu un regain d’intérêt avec les confinements, comme le signale la figure 7.

Figure 7. Évolutions du nombre de vidéos Study with me publiées ayant le mot pomodoro dans le titre 

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26Côté utilisateurs, l’intensité de travail encadré apparaît très variable. Deux périodes sont évoquées comme moment de forte utilisation des espaces silencieux. L’isolement social du premier confinement a conduit certains étudiants à recourir aux plateformes sur des temps longs et peu maîtrisés. L’étudiant ci-dessous raconte la perte de repère temporel dans l’organisation de ses études.

Au départ, il y a eu le premier confinement. J’avais eu du mal à me mettre dans un rythme qui était viable. Je travaillais tard, beaucoup trop tard, ce qui fait que je dormais mal, donc je me lève tard, donc je ne travaillais pas, donc je travaille tard, etcétéra. En fait, au fil du temps, je pense que beaucoup ont fait comme moi. Ils se sont mis des limites, ils se sont dit « de telle heure à telle heure, je travaille et après je ne fais plus rien ». (Entretien avec deux étudiants de l’École doctorale de Sciences Po, 1er février 2021)

27Avec l’usage, la maîtrise du temps, des stratégies proches de celles observées en bibliothèque s’affirment. La présence d’une personne sur un canal vidéo n’est pas vécue comme un compétiteur, mais comme un garde-fou qui signale les limites du temps de travail. Comme dans le cas des sportifs, les étudiants veillent à préserver leurs ressources physiques pour ne pas risquer le surmenage et pour préserver leurs performances futures.

Je sais que moi par exemple, j’ai l’impression que le temps passe très très vite encore quand je discute en ligne. Ça file vraiment. Je pense que ça a le même effet un peu que d’être sur un canal vocal comme ça que d’être les deux dernières personnes dans la bibliothèque et puis il y en a une qui part en disant bon moi j’ai fini je rentre. Et je me dis : ah mince, il est rentré, il se fait tard, il faudrait peut-être que j’y pense aussi. Je pense que c’est le même effet. (Entretien avec deux étudiants de l’École doctorale de Sciences Po, 1er février 2021)

Conclusion

28Ce parcours revient sur les initiatives en ligne où des personnes isolées et des bibliothèques ont essayé d’organiser des espaces pour travailler ensemble en silence. Les entretiens et l’analyse des données font ressortir une grande variété de dispositifs, alors que les acteurs de ces dispositifs partent plus ou moins tous du même modèle : le travail en bibliothèque.

29Le contexte du confinement a montré le rapide engouement de la population masculine pour les Study With Me de YouTube. La mise en place rapide et opérationnelle d’espaces spécifiques dans certaines universités suppose l’existence de compétences déjà présentes réinvesties dans l’univers académique. La proximité des outils utilisés par les étudiants pour l’étude en ligne avec les univers de la musique et du jeu vidéo rapproche un peu plus les pratiques de bibliothèques des plateformes des industries culturelles. Cette tendance ouvre de nouveaux axes de recherches concernant la « plateformisation » des espaces de bibliothèques à l’ère du numérique. Ces questions concernent autant les missions dévolues au monde de la bibliothèque que des orientations technologiques et de l’organisation du travail pour répondre à ces besoins.

Notes de bas de page

1 Christophe EVANS, « Actualité et inactualité des bibliothèques au XXIe siècle », Le Débat, 2012/3 (no 170), p. 63-69. [En ligne] < https://www-cairn-info.acces-distant.sciencespo.fr/revue-le-debat-2012-3-page-63.htm >.

2 Version internationale des Gongbang conçus à l’origine par des étudiants sud-coréens. « Dérivé de gongbu bangsong, qui signifie littéralement “émission d’étude” en coréen, le gongbang […] pourrait se résumer ainsi : un ou une étudiant(e) se filme seul(e) à son bureau ou dans une bibliothèque, en train de réviser et de travailler ses cours », Anne-Sophie Balbir, RMC, 26 février 2021. C’est le terme Study with me qui a été retenu pour désigner ce type de vidéos diffusées sur YouTube ou Instagram.

3 Nosheen IQBAL, « Show but don’t tell: why silent Zooms are golden for focusing the mind », The Guardian, 26 avril 2020. [En ligne] : < https://www.theguardian.com/technology/2020/apr/26/show-but-dont-tell-why-silent-zooms-are-golden-for-focusing-the-mind >.

4 Christophe EVANS, « Introduction », L’expérience sensible des bibliothèques : six textes sur les publics des grands établissements, coédition : Villeurbanne, Presses de l’Enssib ; Paris, Éditions de la Bibliothèque publique d’information, 2020.

5 Bastien LOUESSARD et Joëlle FARCHY, Scène de la vie culturelle : YouTube, une communauté de créateurs, Paris,. Presses des Mines, 2018, (coll. Les Cahiers de l’EMNS).

6 Voir annexe B.

7 Ces termes sont utilisés dans la presse et sur Internet pour identifier les espaces de travail et d’étude en ligne.

8 Dominique CARDON, « Le design de la visibilité. Un essai de cartographie du web 2.0 », Réseaux, 2008/6 (no 152), p. 93-137. [En ligne] < https://www.cairn.info/revue-reseaux1-2008-6-page-93.htm >.

9 Dan SPERBER, « Quiet online spaces as a form of mutualistic nudging for our hyper-networked world », billet paru le 11 mai 2020 sur le blog de Dan Sperber hébergé sur le site de the International Cognition & Culture Institute : < http://cognitionandculture.net/blogs/dan-sperber/quiet-online-spaces-as-a-form-of-mutualistic-nudging/ >. Traduction par Lara Touitou.

10 Voir le parcours 9.

11 Lee TABER, Leya BREANNA BALTAXE-ADMONY et Kevin WEATHERWAX, « What makes a live stream compagnon ? animation, beats, and parasocial relationships », Interactions, 26  décembre 2019, vol. 27, no 1. p.  52-57. [En ligne] < https://doi.org/10.1145/3372042 >.

12 L’Autonomous Sensory Meridian Response est une technique de stimulation des sens pour favoriser les états de détentes.

13 Michele ZAPPAVIGNA, « Digital intimacy and ambient embodied copresence in YouTube videos : construing visual and aural perspective in ASMR role play vidéos », Visual Communication, juillet 2020.

14 Lo-fi est un type de listes musicales sur Internet souvent orienté vers la détente ou favorisant des travaux intellectuels au long cours (étude, lecture, écriture, programmation).

15 José VAN DIJCK, « Users Like You ? Theorizing Agency in User-Generated Content », Media Culture & Society, janvier 2009, 31(1), p. 41-58. Les acteurs du web social organisent de manière particulière les relations qu’ils entretiennent avec leurs fans ou même avec la plateforme elle-même.

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