1La récupération des données dans la base BScSnap, malgré ses faiblesses et ses limitations, nous a permis de passer d’une quantification sur des ensembles à une observation des éléments de ces ensembles et en particulier une observation des messages, de leur hiérarchie, de leurs dates de publication et de leurs contenus. L’exploitation de la dimension temporelle pour qualifier l’activité du groupe BSc a été un élément déterminant dans notre approche. Ce faisant, nous avons été amenés à nuancer les visions parfois un peu schématiques qu’on a pu donner du groupe et à réinterpréter son programme initial à la lumière de ce que ses administrateurs et ses membres en ont fait.

2Deux sources d’informations nous ont donc permis d’extraire des données quantitativement mesurables sur le groupe BSc : les fichiers Excel produits à partir des données d’administration du groupe Facebook (ces informations seront notées « source Facebook ») et les données structurées consignées dans notre base de données BScSnap (ces informations seront notées « source BScSnap »). Les indicateurs qu’on extrait de ces deux sources se recouvrent pour partie. Les deux sources étant alimentées de manière hétérogène, les rapprochements qu’on pourrait être tenté de faire entre elles deux n’ont toutefois qu’une valeur indicative et sont à manier avec prudence. Ces rapprochements sont généralement acceptables lorsqu’il est question d’observer des tendances.

Qui ? Les membres du groupe BSc

3Les données de source Facebook présentent une description des membres du groupe selon plusieurs variables.

4Un premier indicateur permet d’apprécier au jour le jour le nombre de membres inscrits au groupe. Il permet ainsi de mesurer la progression spectaculaire des recrutements d’utilisateurs dans le temps. Le nombre de membres explose littéralement dans les premiers jours de sa création : 10 000 membres en deux jours, 20 000 en quatre jours, plus de 30 000 au bout de la première semaine… À l’issue du premier confinement (11 mai 2020), le groupe affiche plus de 62 000 membres. Ce total n’évolue que faiblement au cours des mois qui suivent, jusqu’à l’annonce du deuxième confinement de la population française (1^er novembre 2020 – 15 décembre 2020) qui enclenche une nouvelle vague de recrutements, quoique beaucoup plus modeste que la première (+2 500 membres à l’issue de ce deuxième confinement). Fin juin 2021, le groupe BSc est crédité d’un peu plus de 67 000 membres.

5Les données statistiques de Facebook fournissent également quelques indications d’ordre sociodémographique desquelles il ressort que la population du groupe BSc est marquée par une très forte majorité de femmes (les deux tiers de tous les membres) jeunes (près d’une femme sur deux a moins de 25 ans)1.

Figure 1. Âge et genre des membres du groupe BSc

6Cette surreprésentation des femmes n’est pas une complète surprise : elle est également attestée dans l’univers des bibliothèques du monde réel, en particulier dans les services questions-réponses : la part des femmes s’élevait à 64 % dans l’étude Bpi de 2015 et à 68 % dans celle de 20182. Par ailleurs, cette surreprésentation est également attestée au sein de la population étudiante en SHS (sciences humaines et sociales). Selon les chiffres du ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation (MESRI), la part des femmes inscrites dans les filières SHS s’élevait à 67,5 % dans le cursus licence, à 69,8 % dans le cursus master et à 54,8 % dans le cursus doctorat3.

7En termes de localisation géographique, la population se déclare très majoritairement française de métropole (à 80 %). La Belgique, le Canada, la Suisse et les pays du Maghreb complètent la liste dans des proportions qu’on retrouve dans des contextes d’étude similaires (notamment l’audience des sites Web français). Parmi les pays non francophones, on relève la présence significative de l’Italie (2 %). L’audience en provenance des autres pays non francophones peut s’expliquer par la présence de Françaises ou de Français expatriés (cf. Erasmus) ou encore par le prestige toujours vivace du français dans certaines disciplines des SHS (notamment la sociologie).

Figure 2. Pays des membres du groupe BSc

8La liste des villes que donne Facebook confirme la provenance essentiellement française des membres du groupe, avec Paris massivement représenté (35 % du total). Parmi les villes situées hors de France les plus fréquemment citées, on trouve Bruxelles, Montréal, Liège, Tunis4, Lausanne, Rome et Berlin.

9Il n’est malheureusement pas possible d’exploiter plus avant ces informations sociodémographiques, notamment pour les croiser avec ce qu’on observe de l’activité dans le groupe (nombre de messages publiés, nombre de commentaires). On ne pourra par exemple pas savoir si les jeunes Parisiennes, formant le sous-groupe homogène le plus représenté au sein de BSc, sont aussi celles qui postent ou qui commentent le plus dans le groupe.

10Le chiffre de 67 000 membres inscrits au groupe BSc, pour impressionnant qu’il soit5, ne reflète cependant qu’une partie de la réalité de la vie du groupe. De fait, les membres inscrits ne sont pas toujours tous en train d’interagir dans le groupe. Selon un second indicateur de Facebook – celui des membres actifs, qui regroupe les membres « exposés » à un contenu du groupe (soit qu’ils contribuent par leurs publications au flux des messages du groupe, soit qu’ils consultent ces publications) –, ils sont même une minorité à le faire : seul un gros tiers des membres inscrits interagissent au quotidien dans le groupe.

11Le graphique suivant restitue, sur l’ensemble de la période couverte par les statistiques Facebook, l’évolution parallèle du nombre de membres inscrits (exprimé en valeur absolue) et du nombre de membres actifs (exprimé en pourcentage des inscrits). On y remarque l’effet plateau pour les inscriptions qui se manifeste à partir de la mi-avril 2020. On observe également à compter du mois de juin 2020 la stabilisation progressive du taux de membres actifs dans une fourchette de 30 à 40 % des inscrits. On remarquera enfin le léger rebond d’activité à l’annonce du deuxième confinement (1^er novembre – 15 décembre 2020) qui s’estompe cependant, lui aussi, assez vite.

Figure 3. Membres et membres actifs du groupe BSc

12Ces indicateurs ne sont pas disponibles dans notre base BScSnap. En revanche, cette dernière recense et enregistre les informations liées aux membres ayant publié des messages dans le fil du groupe (identifiant, nom public, page de profil, date de publication, type de message…). Ces informations, qui ne sont pas disponibles dans les données fournies par Facebook, permettent ainsi de préciser l’indicateur « membres actifs » présenté ci-dessus en offrant une vue détaillée de ceux qu’on pourrait nommer les membres contributeurs6. Sur l’ensemble du corpus, on dénombre un peu plus de 23 000 contributeurs distincts. Parmi ceux-ci, du fait de leur statut particulier, il convient de distinguer les membres « administrateurs » ou « modérateurs »7. Les administrateurs et/ou modérateurs sont des membres cooptés par les créateurs du groupe, dotés de pouvoirs spécifiques. Sans entrer dans les détails8, leur rôle est essentiellement de veiller au bon respect par tous des règles propres au groupe, ce qu’ils font en intervenant dans les discussions. Ils ont notamment le pouvoir de supprimer un message, de faire taire un membre, voire de l’exclure du groupe. Ils sont au nombre de neuf9 et ont publié à eux neuf un total de 2 700 messages.

13Le graphique suivant met en regard sur l’ensemble de l’année 2020 le nombre quotidien de membres contributeurs tel qu’il ressort des publications du groupe (en bleu, échelle de gauche) et le nombre des membres actifs relevés par Facebook (en orange, échelle de droite). Passés les quinze premiers jours d’activité du groupe, on observe, parallèlement à la décrue du nombre de membres actifs déjà signalée, une décrue encore plus prononcée du nombre de membres contributeurs. D’un plus haut d’environ 1 500 contributeurs par jour fin mars, on tombe à une moyenne d’environ 300 contributeurs par jour à la fin du premier confinement et d’environ 150 contributeurs par jour au cours de l’été et de l’automne.

Figure 4. Évolution quotidienne des membres contributeurs et membres actifs du groupe BSc

14Ces évolutions dans le temps de la population des membres contributeurs s’observent de manière plus synthétique en agrégeant les données par mois et non plus par jour, comme dans le graphique suivant.

Figure 5. Évolution mensuelle des membres contributeurs du groupe BSc

15En mars 2020, le nombre total de contributeurs approche les 11 000, dont 3 710 auteurs de posts (soit 34 % du total)10. En juin, ces chiffres s’établissent, respectivement, à 3 058 et 899. Les chiffres remontent à l’occasion du deuxième confinement (novembre) puis baissent à nouveau en fin d’année et au début 2021.

16Avec le groupe BSc, on a donc bien affaire au traditionnel effet d’entonnoir qui, de manière générale, caractérise les groupements d’individus, avec l’existence de différentes strates de population : le nombre des participants tend à décroître selon leur degré de participation et d’engagement dans le groupe. À une extrémité, on relève une forte proportion de participants passifs ou simplement spectateurs ; à l’autre extrémité, une faible proportion de participants actifs et producteurs (ici, producteurs de publications) qui assurent l’animation du groupe. Pour BSc, on peut l’illustrer avec les chiffres du mois d’octobre 2020, qui se distribuent comme suit.

Figure 6. Décompte des populations de membres en fonction de leur degré d’engagement dans le groupe BSc (octobre 2020).

17Pour un total moyen de près de 63 000 membres inscrits au mois d’octobre 2020 et de 22 500 membres « actifs », on recense 2 400 membres ayant publié un message (post, commentaire ou réponse) au cours de cette période (4 % des inscrits11) parmi lesquels 730 ont soumis un post (1 % des inscrits) et seulement 17 d’entre eux ont publié trois posts ou plus. L’exemple du mois d’octobre n’est pas un cas isolé. Les chiffres du mois de juin 2020 par exemple sont en tous points comparables : 62 000 inscrits ; 24 800 actifs ; 3 000 contributeurs ; 900 auteurs de posts ; 20 auteurs de posts multiples.

18Sous cet angle de la contribution à la vitalité du groupe (par le biais des messages publiés), on prend une mesure sans doute plus appropriée des éléments moteurs du groupe. Sans surprise, on observe que l’animation du groupe est le fait d’une petite minorité agissante (et surtout réagissante par le biais de commentaires et de réponses). En régime de croisière, si l’on écarte la période particulière des deux à quatre premières semaines d’activité du groupe (mars-avril 2020), la production de l’ensemble des messages est donc assurée par moins de 5 % des membres du groupe12. Et la consommation de ces messages n’est le fait que d’un tiers des membres inscrits (les « membres actifs » de Facebook).

19Encore n’a-t-on pas affaire à une population constante. Les contributeurs forment une minorité qui tend à se renouveler régulièrement13. C’est une hypothèse qu’on peut formuler de manière intuitive à propos des contributeurs en posts dont le propos est presque toujours une demande (de référence bibliographique, d’avis, de conseil) – et qu’on pourrait dès lors appeler des contributeurs-en-demande : pour beaucoup d’entre eux, la demande est ponctuelle et donne lieu à une interaction tout aussi ponctuelle avec le groupe. Une hypothèse similaire peut également être formulée à propos des contributeurs en commentaires dont le propos cette fois est de réagir à une demande en lui offrant une réponse – et qu’on pourrait appeler des contributeurs-en-offre. De telles réponses (les offres) ne sont formulées qu’à l’occasion d’une demande qu’on peut honorer, par exemple parce qu’elle porte sur un ouvrage dont on possède une copie ou parce qu’elle relève d’un domaine de savoir dans lequel on est compétent. C’est donc ici aussi une activité plutôt ponctuelle, dépendant de la demande.

20Ces hypothèses peuvent être étayées à l’aide d’autres indices comme le taux de publications, c’est-à-dire la récurrence des messages publiés par un même auteur. Sur une base mensuelle au cours de l’année 2020, la proportion des membres ayant publié d’un mois sur l’autre soit des posts soit des commentaires se distribue comme suit :

Figure 7. Proportion des membres ayant publié d’un mois sur l’autre soit des posts soit des commentaires

21En avril 2020, 18 % des contributeurs-en-demande du mois (les auteurs de posts, en bleu) avaient déjà publié un post le mois précédent. En mai 2020, c’est un tiers des contributeurs-en-demande qui avaient déjà publié un post en avril. La proportion tend ensuite à décroître pour tomber à près de 10 %. Autrement dit, en septembre, octobre et novembre, près de neuf auteurs de posts sur dix étaient de nouveaux auteurs par rapport au mois précédent.

22Les tendances sont comparables pour les contributeurs-en-offre (les auteurs de commentaires, en orange). Mais il est intéressant de noter que, en volume, les commentateurs sont sensiblement plus nombreux que les auteurs de posts à contribuer d’un mois sur l’autre : en avril, 41 % d’entre eux avaient déjà publié un commentaire le mois précédent ; en mai, c’est plus de la moitié.

23On peut affiner ce point de vue sur les contributeurs en détaillant le nombre de leurs contributions, par exemple en observant les dates auxquelles ils ont publié leurs messages. Dans les deux représentations suivantes, les auteurs sont ventilés en fonction du nombre de dates distinctes de publication de leurs messages14. Le premier graphique rend compte de l’activité des auteurs de posts ; le second rend compte de l’activité des auteurs de commentaires15.

Figure 8. Auteurs de posts par nombre de dates de publication

Figure 9. Auteurs de commentaires par nombre de dates de publication

24Dans les deux cas, la grande majorité des contributeurs ne publient qu’au cours d’une seule et même journée : à 67 % pour les contributeurs-en-demande et à 50 % pour les contributeurs-en-offre. Autrement dit, sur l’ensemble du corpus, deux auteurs de posts sur trois et un auteur de commentaires sur deux n’ont publié qu’à une unique occasion. Le turnover des contributeurs au groupe BSc est donc particulièrement important. Ou, pour le dire autrement, l’usage du groupe BSc est un usage avant tout occasionnel.

25Il est par ailleurs intéressant de noter la proportion significative de contributeurs ayant posté des messages – en l’occurrence des commentaires ou des réponses à des commentaires – à de multiples reprises, parfois même à de très nombreuses reprises16. Ce sont les 4 à 5 % de membres ayant posté des messages sur plus de 10 dates différentes qu’on distingue dans la figure 9. C’est avec cette population de serial contributeurs-en-offre qu’on a sans doute affaire aux réels activistes du groupe BSc : à eux seuls, ces 1 177 contributeurs ont publié un total de 47 851 messages, soit un tiers de tous les messages comptabilisés dans notre base. Et non seulement sont-ils les activistes de BSc, assurant par leur présence constante la fameuse continuité de service évoquée dans le parcours 3, mais sans doute offrent-ils un service que les bibliothèques du monde réel auront peut-être plus de mal à offrir, à savoir un dialogue personnalisé avec chacun des visiteurs présents dans la bibliothèque. Dans l’une des conversations alimentées par l’un de ces contributeurs compulsifs, la contributrice initiale ne peut s’empêcher de marquer sa surprise devant les heureux effets de son intervention (figure 10).

Figure 10

26Ce que nous avons observé en exploitant les dates de publication des messages s’observe également sur le simple nombre de publications effectuées par les contributeurs. Sur l’ensemble des contributeurs (22 760, hors administrateurs et modérateurs), un tiers d’entre eux (7 415) n’ont contribué qu’une seule fois depuis la création du groupe, principalement pour publier un commentaire ; un sixième d’entre eux (3 842) sont intervenus deux fois ; un dixième d’entre eux (2 334 membres) sont intervenus trois fois… Au total, la moitié des membres contributeurs n’a publié en tout et pour tout qu’un ou deux messages, et les deux tiers au plus quatre messages.

Figure 11. Proportion entre membres contributeurs et nombre de contributions

27À l’autre extrémité du spectre, on compte 1 224 contributeurs (6 % du total) ayant publié plus de 20 messages sur la période observée, et 63 d’entre eux ont publié plus de 100 messages (soit environ 10 messages par mois en moyenne).

28Comme pour la ventilation entre membres inscrits et membres actifs ou entre membres consommateurs et membres contributeurs, on observe parmi ces derniers une nette opposition entre une majorité aux interventions très sporadiques et une petite minorité au contraire très active et très présente. Cette opposition recoupe largement l’opposition entre contributeurs-en-demande et contributeurs-en-offre. Les contributeurs les plus prolifiques se caractérisent en effet par une surproduction de commentaires et de réponses et une sous-production de posts par rapport à la moyenne du groupe17. On peut hasarder qu’ils constituent les piliers de l’activité de conseil du groupe BSc.

Quoi ? Les messages publiés

29Comme pour les membres du groupe, l’observation des publications quotidiennes fait apparaître deux moments dans la vie du groupe : celui qui suit immédiatement sa création, caractérisé par un volume très important de messages (plusieurs milliers par jour18), et celui qui se met en place après un mois et demi d’existence, beaucoup plus mesuré (le volume moyen sur les quatre derniers mois de 2020 était d’un peu moins de 300 messages par jour) et qui correspond au véritable rythme de croisière de la vie du groupe.

30Si, comme nous l’avons déjà signalé, les deux sources de données dont nous disposons divergent sur le nombre des messages publiés au jour le jour, elles convergent pleinement sur les tendances et les évolutions dans la durée, comme on peut le voir dans le graphique suivant qui restitue le nombre total de messages publiés chaque jour dans BSc selon les décomptes de source Facebook (bleu) et de source BScSnap (orange).

Figure 12. Nombre de publications par jour

31L’écart entre les deux sources de données est concentré pour l’essentiel sur les deux premiers mois d’existence de BSc (soit les messages les plus anciens, parfois plus difficiles à récupérer). En termes de volume, les deux sources de données font état, pour l’ensemble du corpus sur la période du 16 mars au 31 décembre 2020, des effectifs suivants :

32Si donc les effectifs totaux diffèrent sensiblement (-35 % pour la base BScSnap vis-à-vis de la source Facebook), la répartition des différents types de message reste cohérente. Les posts (ou « publications » dans le vocabulaire Facebook) sont numériquement minoritaires dans l’ensemble des publications, ce qui est sans doute conforme à ce qu’on peut observer dans tout groupe : les membres « rebondissent » plus volontiers sur une publication existante qu’ils ne créent de publications ad hoc. De ce point de vue, on peut considérer que les posts du groupe BSc jouent bien leur rôle d’initiateurs de discussion et contribuent de façon décisive à la vitalité du groupe en suscitant des commentaires. Sur l’ensemble du corpus, on observe une moyenne générale de sept commentaires par post publié. Ce ratio moyen entre posts et commentaires/réponses se maintient tout au long de la période observée mais la moyenne peut masquer d’importantes disparités entre posts : par exemple, les interventions des administrateurs peuvent être à la source d’un nombre important de commentaires de la part des membres du groupe.

33Comme on a pu le voir dans le graphique précédent, la décroissance de l’activité, mesurée ici en nombre de messages publiés, intervient assez rapidement, dès la deuxième semaine du premier confinement. De fait, l’effet confinement n’est sans doute pas le seul paramètre à considérer pour décrire l’évolution du groupe. À la fin du premier confinement, alors que les conditions sociales, juridiques et matérielles de la population n’ont pas varié et alors que les bibliothèques restent fermées, le groupe BSc s’est déjà considérablement remodelé : par jour, le nombre de membres actifs a été divisé par deux et le nombre de publications divisé par six. D’autres paramètres sont donc à l’œuvre. On ne négligera pas par exemple un effet de mode où, à l’engouement initial et à l’effet boule de neige des cooptations de membres, succède une relative désaffection et un désengagement d’une partie importante des inscrits dont les besoins ou les attentes n’ont pas été satisfaits par l’offre du groupe. On doit également rappeler le basculement du groupe d’un mode « groupe public » à un mode « groupe privé », intervenu le 13 avril 2020, qui peut avoir eu un effet de ralentissement des recrutements de nouveaux membres. À première vue, c’est ce cumul de facteurs qui explique le croisement des deux courbes – d’acquisition très rapide d’audience d’une part et de ralentissement des messages d’autre part – sans quoi, pour user d’une boutade, ce croisement aurait pu laisser entendre que plus il y a de membres dans le groupe, moins il y a de messages publiés19.

Figure 13. Évolution du nombre de membres et de publications

34Mais on peut sans doute envisager d’autres approches de ce paradoxe apparent, directement liées à la raison d’être du groupe, à savoir la mise en relation des demandeurs de références bibliographiques et des détenteurs de ces références. En premier lieu, tout membre n’est pas nécessairement tous les jours en recherche d’une référence ; et tout membre n’est pas non plus tous les jours en position d’offrir une réponse à un autre demandeur. Ce sont autant de raisons de demeurer silencieux (ou inactif dans la terminologie Facebook20). En second lieu, si l’on se penche sur les réels contributeurs – soit les membres du groupe contribuant activement au flux des messages du groupe –, on a vu que ceux qui n’ont posté qu’un seul message sur toute la période observée (souvent une unique demande d’ouvrage) en forment le contingent le plus important. Autrement dit, le taux de contribution des membres contributeurs est loin d’être homogène et l’observation des seules moyennes peut s’avérer trompeuse.

35Enfin, un facteur lié au contenu des messages eux-mêmes – discipline académique, thématique, références, phraséologie, vocabulaire… –, tels qu’ils s’exposent aux yeux de tous les membres, doit certainement être considéré pour rendre compte du taux d’adhésion et donc du taux d’interaction des membres du groupe les uns avec les autres. Nous avions noté (parcours 3) une démarche corporatiste de la part des « chercheur.se.s » à l’initiative du groupe ; dans les faits, ladite corporation se fragmente en de multiples sous-corporations, constituées par disciplines académiques, s’adressant à des publics ciblés (les archéologues, les musicologues, les linguistes, les médiévistes, les étudiants de genre, les spécialistes d’architecture japonaise…). Cette atomisation du groupe en sous-groupes disciplinaires homogènes et largement exclusifs est au reste fortement encouragée par les modérateurs du groupe BSc qui insistent régulièrement dans leurs interventions sur la nécessité, pour les auteurs, de qualifier leurs publications à l’aide de mots-clés thématiques (sujets et mots-dièses) – avec la menace de voir le post supprimé s’il ne se met pas en conformité avec la consigne. Un peu comme s’il était exigé de l’usager d’une bibliothèque de s’adresser au bibliothécaire en commençant sa requête par une rubrique du catalogue, sous peine d’être ignoré. La mention de ces mots-clés en fait alors de véritables filtres, sélectionnant le public visé et donc excluant les membres hors cible. La forte spécialisation des thématiques véhiculée par les sujets et les mots-dièses21 restreint à chaque fois fortement le nombre des membres du groupe susceptibles d’y porter intérêt et d’y répondre positivement. Sous cet angle, on retrouve certaines problématiques connues de l’univers des bibliothèques, comme celle de mêler pluridisciplinarité et transdisciplinarité, ou de mêler grand public et public de spécialistes.

36Nos deux sources de données fournissent également des informations sur les jours et heures de publication des messages dans le groupe. Ces informations ne coïncident pas totalement22.

Figure 14. Part relative des jours de la semaine dans le total des publications

Figure 15. Part relative des tranches horaires de la journée dans le total des publications

37Selon les données de source Facebook, les membres du groupe seraient légèrement plus actifs les mardis, mercredis et jeudis (de 15 à 16 % de toutes les publications comptabilisées pour chacun de ces jours) par opposition aux dimanches (12 %). Et, en supposant qu’on ait affaire à des données à l’heure de Paris, ils publieraient en respectant des horaires de travail usuels : progressive montée en puissance le matin, léger déclin à la pause déjeuner, activité plus soutenue dans l’après-midi jusqu’en fin de soirée. Selon les données issues de la base BScSnap, la photographie est légèrement différente : les rédacteurs de posts interviennent majoritairement les quatre premiers jours de la semaine et décrochent plus nettement les vendredis et les week-ends. Les tranches horaires de publication sont, elles, moins lissées que dans les données Facebook : elles font apparaître des pointes beaucoup plus nettes en fin de matinée et en début d’après-midi ; la traditionnelle pause déjeuner des Français est respectée et le ralentissement en fin de journée est également plus marqué.

38En bref, par-delà les variations entre les sources, on s’aperçoit que les contributeurs du groupe BSc sont des actifs très ordinaires : ils opèrent aux jours et heures traditionnels de bureau et n’échangent pas entre eux la nuit… Peu ou prou, l’activité dans le groupe BSc s’aligne sur les horaires des bibliothèques, du moins des bibliothèques universitaires : BSc ne revendique pas d’horaires plus étendus.

39À noter enfin que la proportion de membres relevant d’autres fuseaux horaires qu’UTC+1 (Paris) ne semble pas suffisante pour modifier le barycentre des heures de publication, qui se révèle très franco-centré.

40Bien évidemment, au-delà de leurs seules caractéristiques extrinsèques, une présentation détaillée des publications bénéficierait d’une analyse de leurs contenus. Toutefois, le volume et la diversité des messages publiés ne nous ont pas permis d’engager un traitement en profondeur dans le cadre de cette étude. Nous nous contenterons ici de quelques observations succinctes menées sur les messages consignés dans notre base BScSnap. Pour mémoire, cette base enregistre un peu plus de 140 000 messages produits par un peu plus de 23 000 membres du groupe, sur une période qui court de la création du groupe (16 mars 2020) au début du mois de février 2021, soit environ 300 jours.

41Dans leur forme, les publications sont de nature très variée. Nous nous sommes attachés aux messages à contenu textuel explicite, mais il est à noter qu’un petit nombre de messages sont sans contenu textuel, et se résument par exemple à l’affichage d’une simple image23 (figure 16).

Figure 16

42On compte ainsi 300 messages sans contenu, dont 242 posts comme celui illustré ci-dessus. Ces messages n’ont pas été analysés. Ce sont dans leur grande majorité des liens vers des ressources externes, qui s’affichent dans Facebook sous la forme d’une image, d’un titre et d’un descriptif textuel issus du site référencé.

43De manière générale, les formulations des demandes dans les posts sont plutôt claires, explicites et circonstanciées. Pour un grand nombre d’entre elles, elles suivent des modèles réguliers. L’un des canevas les plus fréquemment utilisés pour ces demandes est celui illustré dans les deux exemples suivants (figure 17).

Figure 17. Exemples de posts des 2 avril et 19 novembre 2020

44L’autrice ou l’auteur expose le contexte de la demande (un mémoire de master, une thèse en sociologie24) – ce faisant, elle ou il ne manque pas de montrer patte blanche et de justifier de son statut de membre légitime du groupe – avant de spécifier l’objet de la demande (une référence précise ou des conseils). Le tout est introduit et conclu par des formules de courtoisie25 et, très souvent, est accompagné des fameux mots-dièses exigés par les modérateurs.

45Mais les posts sont loin d’être tous des demandes de références bibliographiques précises et circonstanciées. Peut-être un effet de bord de la redéfinition du groupe comme « groupe d’entraide », de nombreux posts formulent des demandes vagues ou très vagues qui ne témoignent pas toujours d’un vif effort de recherche personnel de la part de leur auteur :

Bonjour, je cherche des ouvrage/ articles qui portent sur la libido à l’adolescence. Des idées ? #psychologie #psychanalyse #sociologie #adolescence #sexualité

#sociologie #genre #feminisme Bonjour, Dans le cadre de mes études je dois faire un mini mémoire de socio sur le thème des alliés dans le féminisme (pourquoi ils s’engagent, ce que veut dire être allié, comment luttent les alliés, comment sont vus/acceptés les alliés, etc.). La problématique est pas encore précise du coup je prends tout ! Merci d’avance

Auriez-vous la gentillesse de me citer quelques ouvrages portant sur l’art dramatique ? Je vous serai éternellement reconnaissant #Sociologie #Artistes #Psychologie #cinéma #humain

46Plusieurs membres n’hésiteront pas à se plaindre de demandes peu justifiées, comme cette commentatrice qui les qualifie de spams et qui demande aux administrateurs de « suggerer d’une manière ou d’une autre de chercher plutot que demander (je vois plein de posts par exemple de recherche des textes très connus de Platon, c’est libre de droit en fait, trouvable en une seconde et c’est loin d’être une exception. Bcp d’oeuvres libres de droit sont en accès libres et vrmt faciles d’accès, c’est dommage de spam pour ça) ». Plusieurs autres, dont les modérateurs, adopteront une démarche plus pédagogique de présentation des ressources disponibles sur le Web en invitant les chercheuses et les chercheurs à chercher par eux-mêmes.

47Côté commentaires et réponses, les productions textuelles sont beaucoup plus brèves et ça n’est sans doute pas une surprise. Dans le cadre du scénario ordinaire d’une demande de référence à laquelle un membre peut répondre positivement, la réponse peut souvent se résumer à un appel à poursuivre la conversation en message privé (MP) :

j’ai le Genette, mp

Yes j’ai tout ça : mp !

J’ai Hésiode en Budé, je te mp

48ou à un renvoi vers des ressources accessibles en ligne :

Il est disponible sur Zlibrary.

il est sur Zlibrary

Le sens du mouvement est sur libgen, mais en anglais

49Au reste, les auteurs des posts correspondants contribuent eux-mêmes à la brièveté des réponses par leurs remerciements : on compte ainsi près de 700 messages de réponse dont le texte, limité à deux mots, est « Merci beaucoup »26.

50Les 140 000 messages enregistrés dans la base BScSnap ont fait l’objet de quelques traitements rudimentaires visant à en extraire le vocabulaire, et plus particulièrement les mots-dièses (ou hashtags). La spécificité des messages rédigés sur les plateformes de réseaux sociaux comme Facebook (saisie sur mobile, orthographe et syntaxe malmenées, ponctuation fantaisiste, usage d’abréviations, d’anglicismes, d’émoticônes, etc.) rendent les analyses lexicographiques délicates et ardues, sans même évoquer le cas des formulations inclusives. Nous sommes loin d’avoir surmonté les difficultés de l’exercice et les quelques indications fournies ici sont à prendre avec recul.

51Le vocabulaire extrait des messages totalise environ 3,5 millions d’occurrences produites par un peu plus de 120 000 « mots »27 distincts. Toutefois, ce nombre important est à relativiser. La distribution des mots par nombre d’occurrences montre que plus de la moitié d’entre eux (54 %) ne sont attestés qu’une fois dans le corpus et ne comptent que pour 1,8 % de toutes les occurrences du corpus. À l’autre extrémité, les quelque 344 mots attestés plus de 1 000 fois (0,3 % du vocabulaire) totalisent à eux seuls 66,2 % de toutes les occurrences du corpus. C’est une distribution plutôt conforme à ce qu’on peut rencontrer dans d’autres corpus de données textuelles.

Figure 18. Distribution des mots par nombre d’occurrences

52Le vocabulaire reste cependant conséquent28. Cela tient entre autres à une forte présence des noms propres, qu’il s’agisse de personnes, de lieux, de dieux, de marques diverses, et de terminologies spécialisées propres aux disciplines de recherche des membres du groupe que nous n’avons malheureusement pas eu l’occasion d’étudier attentivement. À titre d’illustration, à l’occasion d’un rapide survol du « cœur » de ce vocabulaire (en l’espèce, les mots attestés de 20 à 50 fois sur l’ensemble du corpus), on trouve, à la lettre « b », des éléments comme :

• des noms propres de personnes : Bach, Badiou, Bakhtine, Baldwin, Borgès, Bukowski…
• des noms ou des pseudonymes de membres du groupe BSc (très cités donc)
• des noms propres de personnages (littéraires) : Bovary…
• des noms propres de lieux : Balkans, Berkeley, Besançon, Bourgogne, Byzance…
• des adjectifs géographiques : belges, brésilien, brésilienne, britanniques…
• des mots anglais : beat, before, being, beyond, bodies, boy, building… (en très grand nombre, probablement tirés pour la plupart de titres d’ouvrages)
• des désignations de disciplines académiques ou des termes relevant de ces disciplines : banlieues, banquet, barbares, barbarie, bassin, bâtiment(s), bestiaires, binaire, binarité (jamais au sens informatique), biopolitique, botanique, bourgeoise, bourgeoisie…
• plus spécifiquement, des termes de l’univers du livre et des bibliothèques : bib, biblios, bibliothécaires, biographies, brochure(s), bulletins…
• du vocabulaire général : basique, basée, basse, bénéficier, bêtise (très souvent dans l’expression « si je ne dis pas de bêtise »), bienveillance, bienvenus, bière (mot polysémique, mais utilisé ici surtout en gage de remerciement), bijou (polysémique également, mais souvent utilisé dans l’expression figée « un petit bijou »), bise (surtout dans la formule de courtoisie « la bise »)
• les 37 occurrences de « bonjours » [sic]…

53Bref, un vocabulaire qui fait globalement la part belle aux citations et aux références bibliographiques, dans des contextes spécifiques à telle ou telle discipline académique. À côté de ce vocabulaire brut dont l’exploitation réclamerait plus d’effort, il existe un sous-vocabulaire plus accessible, constitué par les mots-dièses (en anglais hashtags) utilisés pour l’indexation des messages de type posts. Les mots-dièses, quoique ne relevant pas d’un vocabulaire normalisé, sont des éléments souvent pertinents pour rapprocher des publications et identifier des sous-ensembles sémantiquement motivés. Du fait de l’insistance des modérateurs du groupe à leur endroit, nous les avons traités séparément dans la base de données. Nous en donnons ici un bref aperçu, pour en souligner l’intérêt documentaire mais aussi les limites.

54Sur l’ensemble du corpus, on dénombre environ 13 000 mots-dièses29 totalisant environ 47 000 occurrences. Ils sont attestés avant tout dans les textes des posts, avec quelques très rares mentions dans des commentaires ou dans des réponses. Leur positionnement dans le texte du message n’est pas contraint et varie d’un post à l’autre. Ils sont souvent regroupés en début ou en fin de message, mais ils peuvent aussi être cités dans le cours du texte en surimpression du concept correspondant (figure 19).

Figure 19. Post du 20 mars 2020

55La première difficulté posée par ces mots-dièses tient à leur formulation libre, laissée à l’appréciation de chaque auteur. De fait, les 13 000 formes recensées fourmillent de variantes et sont loin de désigner autant de thèmes ou de concepts différents. On ne compte ainsi pas moins de 17 variantes pour le concept de « 19^e siècle », 7 pour « histoire de l’art », 6 pour « études de genre », etc. Les variantes sont dues principalement aux hésitations quant à l’emploi des signes diacritiques30 ou des apostrophes (#société vs. #societe ; #histoiredelart vs. #histoiredel’art), quant au nombre des noms (#luttes vs. #lutte ; #politiqueculturelle vs. #politiquesculturelles) et quant à la mention de mots de liaison (#histoiredulivre vs. #histoirelivre ; #philosophiedelesthetique vs. #philosophieesthetique). On peut y ajouter le cas des abréviations (#philo vs. #philosophie ; #bd vs. #bandedessinee). Les fautes de frappe ou d’orthographe ne sont pas rares non plus (#amateu, #avantguarde, #bandedesinnee, #beigbeer, #bertoldbrecht, #histoirdudroit, #parternité, #SociétéAntropologieParis, etc.).

56La seconde difficulté tient à l’absence de règles de composition et à la tendance très prononcée – possiblement sous l’influence de Twitter – d’agglutiner en une forme unique plusieurs composants plutôt que d’énumérer de façon isolée ces composants. On trouve ainsi, à côté d’une indexation avec la forme agglutinée #cultureetpolitique, des indexations avec les deux formes #culture et #politique. De même pour #histoirebelgique à côté de #histoire et #belgique (on notera également une variante #histoiredelabelgique). Ces travers d’un vocabulaire non contrôlé sont bien connus et trouvent dans BSc une illustration à grande échelle. Ils peuvent difficilement être contrés dans l’environnement qu’est celui de BSc : Facebook offre en effet peu de moyens de structurer la saisie d’un contenu textuel. L’unique fonctionnalité disponible, et recommandée par les modérateurs de BSc, est celle des « sujets »31, exprimés sous la forme de mots-dièses saisis librement par le rédacteur. À la détection d’un mot-dièse, Facebook en fait un point de rebond pour une recherche des autres publications qui mentionnent ce même mot-dièse. Lors de la rédaction d’un message, Facebook active une aide à la saisie pour les mots débutant par un signe dièse, qui liste dans un menu déroulant les mots-dièses déjà connus de Facebook de manière générale (au sein du groupe ou en dehors, donc). On retrouve en tête de liste les mots-dièses « épinglés » (préconisés) par les modérateurs du groupe32 (figure 20).

Figure 20

57Manifestement, cette aide à la saisie, pour autant qu’elle soit exploitée, ne suffit pas à assurer la cohérence d’ensemble du vocabulaire des sujets.

58Comme pour le vocabulaire de base, les mots-dièses se distribuent selon une courbe classique où un petit nombre d’éléments assure le gros des indexations et où une longue traîne d’hapax ne se manifeste qu’au sein d’un unique message : les 72 % des mots-dièses qui ne sont utilisés qu’une fois ne comptent que pour 20 % des indexations par mots-dièses alors que les 4 % des mots-dièses les plus mentionnés comptent pour plus de la moitié (56 %) de toutes les indexations. Parmi eux, les dix mots-dièses les plus utilisés correspondent à des sujets épinglés par les administrateurs du groupe et assurent à eux seuls un cinquième de toutes les indexations.

59La hiérarchie des mots-dièses épinglés par les administrateurs du groupe suffit-elle à la description des thématiques couvertes par les messages du groupe BSc ? Sans doute pas.

60Premier constat : malgré tous les efforts des modérateurs, tous les posts sont loin d’être qualifiés par des mots-dièses. Selon nos décomptes, près de 6 000 posts (soit 30 % des quelque 20 000 posts de notre corpus) ne mentionnent aucun mot-dièse. Il est intéressant d’observer leur distribution dans le temps, parallèlement à la distribution des messages d’alerte des administrateurs mesurée ici selon un taux fixe33 (figure 21).

Figure 21. Proportion de posts sans mot-dièse

61En mars 2020, au lancement du groupe, la majorité des posts sont publiés sans aucun mot-dièse. Après la campagne de sensibilisation des modérateurs, la proportion de posts sans mot-dièse décroît très fortement et tombe à 14 % en mai. Puis, les interventions des modérateurs se faisant plus sporadiques, la proportion de posts sans mot-dièse repart nettement à la hausse les mois suivants, jusqu’à dépasser les 40 % en octobre. Le deuxième confinement (1^er novembre – 15 décembre) entraîne une nouvelle campagne de sensibilisation de la part des modérateurs dont les effets se font immédiatement sentir, mais pas dans la durée puisque les taux remontent dès le déconfinement… La corrélation entre les rappels des modérateurs faits aux membres du groupe et la baisse des posts sans mot-dièse semble forte. Et on ne saurait par exemple l’attribuer à l’arrivée de nouveaux membres, pas ou peu familier des consignes en la matière : sur les périodes qui nous intéressent, la part des nouveaux entrants est négligeable. C’est un exemple probant de l’influence que peuvent exercer les administrateurs et modérateurs sur les comportements des membres d’un groupe : elle est réelle pour autant qu’elle soit continue… Inversement, on retiendra que le suivi des consignes et la structuration des messages ne constituent pas une démarche intégrée de la part des contributeurs.

62Parmi les posts à mot-dièse, il est intéressant d’observer qu’ils tendent à en mentionner plusieurs : les deux tiers des posts à mots-dièses en mentionnent entre deux et quatre (le plus gros contingent est celui des posts affichant trois mots-dièses).

Figure 22. Proportion des indexations par mots-dièse

63Intuitivement, nous aurions tendance à penser que la démarche de sélection des mots-dièses pour caractériser une publication amène de fait les contributeurs à prendre un (relatif) recul par rapport à leur publication, ce temps de réflexion étant alors mis à profit pour arrêter une liste de plusieurs mots-dièses plus à même de valoriser la publication qu’un seul d’entre eux. Un parallèle avec les bibliothèques pourrait être le dialogue fléché par lequel le bibliothécaire-maïeuticien amène l’usager à apporter les précisions nécessaires à la compréhension de sa requête.

64D’où un second constat, que l’interprétation des thématiques des messages du groupe BSc doit sans doute tenir compte autant des compositions de mots-dièses que des mots-dièses isolés. Selon les données de la base BScSnap, on dénombre dans les indexations des messages 63 000 paires distinctes de mots-dièses, dont 90 % ne sont attestées qu’une fois (un seul message est indexé conjointement par les deux mots-dièses en question). C’est le signe d’une diversité certaine des thématiques traitées dans les demandes formulées à travers les posts34.

65Parmi les paires de mots-dièses les plus fréquentes, on retrouve les mots-dièses les plus fréquents de manière isolée (#histoire, #sociologie, #histoiredelart, #philosophie…), mais on notera que les effectifs sont ici nettement plus réduits. Voici les paires attestées 50 fois ou plus (tableau 2).

66Ce type de relevés nous semble brosser un portrait assez représentatif des thématiques de recherche des membres de BSc. Mais il amène aussi à se poser la question d’un éventuel effet « bulle » homogénéisant les contenus des messages et les profils des membres actifs du groupe.

67Dans le même esprit, on peut poursuivre l’exploitation des mots-dièses pour opérer des rapprochements non plus seulement sur les messages mais sur les auteurs de ces messages. En triant les mots-dièses par le nombre de contributeurs qui les mentionnent, on crée des regroupements de personnes selon ces mots-clés. On peut alors supposer que ces personnes partagent les problématiques et les thèmes de recherche dénotés par ces mots-dièses. On peut supposer en outre que plus les mots-dièses partagés sont spécifiques, plus les affinités sont électives. Ainsi, les 3 auteurs ayant indexé une de leurs publications par le mot-dièse #agamben35 ou les 8 auteurs ayant indexé la leur par le mot-dièse #conte (au mois d’avril 2020) forment-ils des communautés d’intérêt sans doute plus homogènes que les 490 auteurs ayant partagé le mot-dièse #sociologie à la même période. Il est vrai que ces derniers ne s’en tiennent généralement pas à ce seul mot-clé et le précisent par des mots-clés additionnels et recomposent alors des communautés d’intérêts plus restreintes, comme les cinq auteurs indexant leur publication conjointement par #sociologie et par #handicap.

68Malgré les limitations propres à un vocabulaire non normalisé qu’on vient de relever, les mots-dièses du groupe BSc offrent un potentiel d’exploration et de structuration du corpus très précieux. L’insistance des modérateurs auprès des contributeurs sur la mention de ces mots-dièses s’est sans doute avérée décisive dans le développement de la pratique. Mais la démarche souffre néanmoins de ne pouvoir s’appuyer sur des outils à même de les exploiter pleinement, ou même de les exploiter tout court. Pour le dire d’un mot, Facebook n’est sûrement pas l’environnement adéquat pour valoriser l’effort de description et de structuration des posts préconisé par les modérateurs et mis en œuvre par les membres de BSc. Aucune fonction dédiée de recherche, de tri ou de filtrage sur ces mots-dièses n’est mise à la disposition des membres pour leur permettre d’extraire et de manipuler des sous-ensembles de publications propres à tel ou tel sujet, au point qu’on peut s’interroger sur la réelle utilité de ces mots-dièses dans l’économie d’ensemble du groupe BSc36.

Comment ? Le rôle des administrateurs et modérateurs du groupe

69Dans les observations qui précèdent, nous avons généralement exclu l’activité des administrateurs et des modérateurs du groupe, du fait de leur statut spécifique. Les administrateurs et modérateurs sont au nombre de dix37 et sont les auteurs d’environ 2 700 messages, pour l’essentiel des commentaires (68 %) ou des réponses à des commentaires (30 %).

70Dans cet ensemble d’interventions, une partie significative – sans doute plus de la moitié – est faite à titre de membre ordinaire du groupe BSc, soit pour formuler une demande soit pour apporter une réponse ou un conseil38. Les autres interventions sont dédiées à l’administration et à la modération du groupe. Nous avons déjà évoqué le cas des rappels à l’ordre relatifs à la mention de sujets et de mots-dièses. Ces nombreux « messages de service » forment la vaste majorité des interventions des modérateurs en tant que modérateurs.

71Reste enfin un petit ensemble de messages plus spécifiques, publiés pour la plupart dans les premières semaines d’activité du groupe, qui méritent qu’on s’y arrête un instant39. Quelques-uns d’entre eux nous semblent en effet avoir eu un impact décisif sur la nature et les orientations du groupe BSc.

72Rappelons tout d’abord le contexte initial, tel qu’il se présentait à la création du groupe BSc. Le groupe, dans le prolongement d’une initiative apparue sur Twitter, est conçu comme un espace de promotion d’une offre (de références bibliographiques) proposée par des membres à l’attention d’autres membres et comme un espace de prise en charge d’une demande (de référence bibliographique) formulée par des membres auprès d’autres membres.

73La « bibliothèque » de BSc, dans sa dimension « solidaire » au début du premier « confinement », c’est d’abord cette agrégation des offres de tout un chacun : des membres font savoir – parfois photographies à l’appui – qu’elle ou il a tel ou tel ensemble de références bibliographiques dans son fonds personnel qu’elle ou il se propose de mettre à disposition d’autrui40. Pour accompagner ces offres, divers essais de classement et de structuration sont expérimentés par le groupe. Ces expérimentations rencontrent un succès limité, la raison principale en étant, selon nous, qu’elles font appel à des outils extérieurs à Facebook (Framacalc ou Zotero) et créent de ce fait une rupture rédhibitoire dans l’expérience utilisateur (il faut changer d’environnement applicatif, refaire sa recherche d’information sur l’application extérieure, recroiser le résultat avec les informations de l’application Facebook). Ces essais seront très vite abandonnés41. Restent alors les « sujets » ou « rubriques » proposés par Facebook (devenus depuis de simples mots-dièses). S’ils permettent un classement des publications lors de leur rédaction, on sait aussi qu’ils ne jouent aucun rôle tangible lors de la recherche de ces publications.

74Très rapidement, si l’on observe l’évolution des posts, le volume des demandes prend le pas sur celui des offres, jusqu’à le tarir : dès la mi-avril 2020, on ne trouve pratiquement plus de publications relatives à des offres émises spontanément. Dans la masse, l’offre n’étant plus réellement identifiable, les demandes ne sont plus adressées directement à des pourvoyeurs d’offres interpellés individuellement, elles sont adressées à la cantonade comme autant de « bouteilles à la mer » (selon l’expression de plusieurs contributeurs-en-demande). Leur sort, c’est-à-dire leur aptitude à trouver l’offre correspondante, est dès lors soumis aux aléas des sélections et des filtrages opérés par Facebook qui seul décide des modalités de distribution des messages sur les pages personnelles de chacun des membres du groupe42. Car c’est bien Facebook, en ordonnateur des appariements entre une demande et une offre, qui tient désormais le rôle du bibliothécaire, à même de rediriger un usager vers la réponse à son besoin.

75Le rôle des administrateurs et des modérateurs du groupe BSc intervient plutôt en deuxième rideau, dès lors qu’un appariement a été promu par Facebook et que s’engage une discussion. Leur mission est alors double : d’une part, de veiller à ce que les messages échangés ne déclenchent pas d’alerte chez les potentiels ayants droit, d’autre part et plus traditionnellement, de veiller à ce que les échanges entre membres demeurent courtois et paisibles en débusquant d’éventuels éléments perturbateurs (les trolls).

76Sur ce dernier aspect, les modérateurs ont usé, à plusieurs occasions, d’une tournure inattendue mais éloquente pour définir le service offert par le groupe BSc lorsqu’ils étaient amenés à répondre à des membres n’épousant pas toutes leurs vues :

Ce groupe n’est pas un service public, c’est une petite équipe de bénévoles qui proposent un outil. Ils sont en droit de décider unilatéralement des limites de cet outil. (Une commentatrice relayant les positions des modérateurs, 27 mars 2020, nous soulignons.)

on est toute une équipe à gérer la modération, et au risque de dévoiler la vérité, il nous arrive de discuter des posts des membres. Effectivement ce choix est purement arbitraire car nous ne sommes pas un service public. (23 avril 2020)

Libre à chacun.e d’entre nous d’avoir des ouvrages, éventuellement dans le but de les critiquer […]. Bien évidemment, nous supprimerons par exemple une éventuelle demande de Mein K*mpf par exemple car nous ne sommes pas un service public et ne souhaitons faciliter l’accès à ce type d’ouvrage, quelles qu’en soient le[s] raisons. (29 juin 2020. Nous soulignons.)

77De ce que nous comprenons, l’insistance à se démarquer d’un service public (celui d’une bibliothèque publique ?) semble surtout une façon pour l’équipe modératrice du groupe d’afficher son autorité et de garder la main sur les orientations du groupe. La revendication implicite du privé comme modèle d’un service à destination des chercheurs et chercheuses n’en reste pas moins étonnante. Elle est par exemple appuyée par cet autre commentaire d’un modérateur (en réponse à un utilisateur qui lui reprochait certaines approximations) où le rapport à l’argent – pour honorable qu’il puisse être dans l’absolu – nous a paru ici pour le moins décalé (le ton de la discussion n’était pas à la plaisanterie) :

On est pas forcément préparé à gérer GRATUITEMENT un groupe de 40000 personnes. (27 mars 2020)

78C’est avec ces précisions à l’esprit qu’il faut s’intéresser à trois interventions des administrateurs, qui ont joué un rôle considérable dans l’histoire du groupe.

27 mars 2020 – Exclusion de la littérature de « loisir » du périmètre de BSc

Figure 23

79À la suite d’un sondage mis en ligne le 27 mars, soit dix jours seulement après la création du groupe, qui compte alors déjà plus de 40 000 membres, il est décidé – après une longue et houleuse discussion – de « rendre le groupe plus fermé, plus centré sur la recherche (une option plus restrictive sur les genres de publications mais peut être moins risquée pour les droits d’auteurs) ».

80L’annonce qui suit la publication des résultats du sondage43 précise : « Au regard des votes, une nouvelle bibliothèque a été créée spécialement pour la LITTÉRATURE, sur le même principe que celle-ci. Elle s’appelle "Lectures de confiné.e.s #Littérature"[.] La bibliothèque solidaire sera donc à compter d’aujourd’hui une bibliothèque orientée recherche, comme elle l’est déjà majoritairement. »

81Comme le notait l’administratrice en présentant les résultats du sondage, la motivation principale de ce recentrage du groupe sur les requêtes propres à la recherche universitaire vise sans doute moins à exclure les références à des auteurs de littérature générale qu’à minimiser les risques de poursuite de la part des éditeurs de ces auteurs44. Si le groupe souhaite pouvoir continuer à inciter ses membres à diffuser sans contrainte des copies numériques d’ouvrages de nature « scientifique », alors la prudence réclame d’éviter de le faire pour des ouvrages de littérature générale, plus surveillés par leurs éditeurs. L’argument de la recherche peut plus facilement être mis en avant pour justifier la copie d’« une étude sociologique ou une étude ornithologique » ou d’« un article sur la métaphysique des carpes et des silures » (comme le notent ironiquement des membres dans leurs commentaires) que pour justifier celle d’un roman de Virginie Despentes45 ou de la série Harry Potter.

82Cette annonce du recentrage du groupe est à la source d’un vif débat entre certains membres et les modérateurs du groupe : 225 messages seront échangés dans la même conversation du vendredi 27 mars 2020 entre 10 h 59 et 20 h 10 avant que les commentaires soient coupés. Les arguments exposés permettent d’appréhender au plus près les vues de l’équipe modératrice du groupe BSc et de préciser le corps de doctrine esquissé dans la profession de foi.

83• Le premier argument avancé pour repousser la littérature générale est celui du volume. Permettre aux membres du groupe d’échanger des références issues de la littérature générale (l’expression employée est « littérature mainstream »), c’est, d’une part, provoquer une inflation de publications sur ce sujet et, d’autre part, augmenter le risque d’être mis sous surveillance pour violation potentielle des droits de propriété intellectuelle attachés aux ouvrages concernés.

84L’augmentation du volume de références bibliographiques circulant dans le groupe est perçue avant tout comme un problème de pollution de l’univers de travail des chercheuses et chercheurs. À plusieurs reprises, les administrateurs expliquent que la multiplication des références en littérature générale rendrait plus difficile ou plus fastidieuse l’identification des références « scientifiques » qui les intéressent, désormais noyées dans le flux. La dégradation de l’expérience n’est pas explicitée, mais on peut supposer qu’elle porterait soit sur le volume d’informations reçues par chaque chercheuse et chaque chercheur sur sa page personnelle, soit sur le volume de résultats produits à chaque requête adressée au moteur de recherche de Facebook.

Déjà que c’est compliqué en se restreignant à la recherche de s’y retrouver dans toutes les publications, si on ouvre au divertissement on va finir par chercher une aiguille dans une botte de foin46.

C’est compliqué de chercher un livre de loisir à travers les nombreuses publications de recherche et vice versa.

85L’argument n’est cependant pas étayé par des faits ou des exemples et il passe sous silence la question plus générale du filtrage des informations en provenance du groupe, même restreint aux seuls échanges « scientifiques ». Après tout, pour une chercheuse en quête de références dans son domaine, des publications dans un domaine de recherche qui n’est pas le sien ne sont ni plus ni moins pertinentes que des références de littérature générale ; sur Facebook, elle ne dispose d’aucun moyen pour filtrer plus particulièrement les unes que les autres.

86Parallèlement, la multiplication des références bibliographiques à la littérature « mainstream » augmente d’autant les risques liés à la violation des droits de propriété intellectuelle. En fait de littérature générale, il s’agit avant tout de références à des ouvrages encore sous droits, publiés par des maisons d’édition soucieuses de leurs droits. Éveiller l’attention desdites maisons d’édition, c’est risquer la fermeture du groupe :

ça reste plus facile de se faire discrets et de contrôler la légalité des échanges s’ils ne concernent qu’un public spécialisé et donc plus restreint. Si on commence à se mettre Gallimard à dos on est pas sur les mêmes enjeux financiers ni les mêmes moyens légaux et la même énergie à dépenser pour nous faire fermer. Ça peut aller beaucoup plus vite.

87Selon les administrateurs, les alertes pourraient au reste émaner de Facebook (« les voies de Facebook sont impénétrables », « ça reste une entreprise capitaliste »).

88• Le deuxième argument mis en avant pour repousser la littérature générale est celui de l’utilité et de l’efficacité du service rendu par le groupe que viendrait perturber l’introduction de la littérature générale. Comme le dit le créateur du groupe :

La question est : est-ce que ce sera plus efficace pour tout le monde de nous limiter à des ouvrages scientifiques/de connaissance ?

89Son souhait étant de « rendre cet espace plus utile pour le public d’origine : ce[ux] qui cherchent des références scientifiques et de recherche ». Quand il lui est demandé de préciser ce qu’il entend par efficacité, il répond :

Facilité de trouver les livres qu’on cherche, de se faire entendre de ceux qui pourraient les avoir, de se faire connaître de ceux qui pourraient avoir besoin de ceux qu’on a…

90Le service rendu visé par le groupe BSc est ici particulièrement bien résumé. Il s’agit de promouvoir des ensembles, voire des catalogues de références bibliographiques et de faciliter leur exploration. La solution et les procédures mises en œuvre pour assurer ces deux missions ne sont pas détaillées, mais elles se déduisent de l’environnement retenu pour l’exploitation du groupe : ce sont les fonctionnalités mêmes de la plateforme Facebook. Promouvoir un catalogue de références bibliographiques, c’est publier un ou des messages dans le fil de discussion du groupe. Explorer ces catalogues, c’est utiliser le moteur de recherche de Facebook. En un mot, l’OPAC de la BSc, c’est Facebook.

91• Le troisième argument pour repousser la littérature générale est celui du public visé. En complément de la référence au « public d’origine », une commentatrice oppose ainsi les « scientifiques » aux « néophytes ». Même si les administrateurs se défendent à de nombreuses reprises de vouloir discriminer les membres (« on parle de limiter par type d’écrit, pas par type de public »), la question sous-jacente est bien celle de la légitimité des requêtes adressées au groupe et donc celles des requêteurs. C’est ce qui transparaît a contrario du commentaire suivant, qui loue les vertus pédagogiques des publications émanant de scientifiques auprès d’un public non scientifique, vertus qui disparaîtraient devant la déferlante de la littérature générale :

… un des plus beaux aspects de ce groupe c’est le fait qu’il est ouvert à tous et qu’il permet à un public qui n’est en temps normal pas exposé aux publications scientifiques d’y avoir facilement accès. Si on commence à ouvrir le partage des documents à la littérature générale, cette opportunité va disparaître très vite et on aura tout perdu.

92Ce à quoi un autre commentateur rétorque :

si on retire aux néophytes le droit de poster leurs demandes de livres, je pense qu’ils ne vont pas rester juste pour regarder les publications passer.

93• Et pour clore les débats, un dernier argument est avancé, émis par l’une des modératrices :

c’est une petite équipe de bénévoles qui proposent un outil. Ils sont en droit de décider unilatéralement des limites de cet outil.

94Pour garantir l’efficacité et l’utilité du groupe, c’est-à-dire minimiser le volume d’informations non pertinentes, et pour limiter les risques de rappel à l’ordre liés au non-respect du droit d’auteur, la recommandation est donc de bannir les références à la littérature générale, quitte à opérer une sélection naturelle parmi les membres du groupe. On retrouve ainsi, dès le 27 mars 2020, le souci aigu de préserver le groupe, c’est-à-dire, au bout du compte, ce qui en constitue la valeur première, soit l’ensemble des références bibliographiques déjà archivées dans le fil de discussion47. Risquer la fermeture du groupe, c’est risquer la destruction de l’OPAC BSc. Aux objections qui lui sont faites sur le sujet (« Et au pire si le groupe saute il reste le discord, et vous pouvez faire un groupe de secours. »), l’équipe d’administration répond que tenter de « le remonter ferait perdre tous les posts déjà publiés ici, et tous [sic] le classement mis en place ».

95Mais de même qu’on ne relève aucune initiative pratique – si l’on met de côté les tentatives avortées de créer des listes de références dans un fichier Framacalc externe – pour exploiter le travail de classement et d’indexation des références bibliographiques à la recherche d’informations, on ne relève pas non plus de tentative de sauvegarder les informations produites par le groupe, si précieuses qu’elles puissent être. Sur ce plan également, l’administration du groupe s’en remet totalement à Facebook48.

96L’exclusion est annoncée un vendredi. À compter du vendredi de la semaine suivante, on observe un très net déclin du nombre de messages échangés dans le groupe (− 40 % entre les deux quinzaines autour de cette date49).

13 avril 2020 – Passage du groupe en mode « groupe privé »

Figure 24

97Le groupe BSc a été créé initialement comme un groupe « public », au sens de Facebook. Son contenu (membres et messages) était intégralement accessible à tout internaute. Au 13 avril, après une période probatoire de quatre semaines (imposée par Facebook semble-t-il), les administrateurs décident de rendre le groupe « privé » (mais non « masqué »50).

98On ne note pas d’impact immédiat ni sur les recrutements de membres ni sur le volume des messages échangés, mais les deux courbes (voir figure 13) tendent à s’infléchir nettement à compter de cette date. Le facteur déterminant dans ce passage en mode « privé » est avant tout la possibilité de filtrer les demandes d’inscription.

9 mai 2020 – Évolution en groupe d’entraide

99Anticipant la fin du premier confinement et la réouverture des bibliothèques, les administrateurs soumettent au vote des membres du groupe diverses options quant au cadre dans lequel poursuivre les activités du groupe BSc – non sans exprimer leur préférence.

Figure 25. Message des administrateurs de BSc le 9 mai 2020

100À l’issue de la consultation, environ 1 450 votes sont comptabilisés (soit une participation de 2,3 % des inscrits du groupe et de 5 % des membres « actifs »). Les suffrages se portent dans leur grande majorité (1 341 votes) sur l’option 3 mise en avant par les administrateurs. Le groupe décide donc de se muer en un espace « d’échange et d’entraide » à destination des « chercheur.ses ». Les débats restent proscrits, mais, tant que les bibliothèques universitaires restent fermées, le « partage d’ouvrage » reste possible, s’il se fait par le biais de messages privés51. Un message du 11 mai 2020 du créateur du groupe confirmera et précisera les orientations prises :

[…] le groupe reste ouvert comme avant, tout en amorçant la transition vers un espace plus généralement d’entraide entre chercheur.se.s --- ce qu’il avait de toute façon tendance à devenir jusqu’à présent. C’est le choix qui a été fait par la majorité des votants dans le récent sondage.

101Il ajoute :

En revanche, avec la fin annoncée des restrictions, vient aussi la moindre bienveillance des ayants-droits [sic]. Nous nous voyons donc obligés, comme on l’avait déjà annoncé, d’interdire les liens WeTransfer, Google Drive ou autre service de stockage distant postés sur le groupe. Il en va de l’existence continue de ce bel espace de partage, et les admins et modos modérent [sic] strictement cette règle dès maintenant.

102À la fin du premier confinement, après ce dernier sondage, le groupe a fait le plein d’inscrits et ne recrutera désormais plus que très marginalement (jusqu’à l’annonce du deuxième confinement de novembre-décembre 2020). Jusqu’à l’été, le taux de membres actifs continuera de décroître. Un mois après le sondage, le nombre de messages échangés sur la plateforme aura été divisé par deux. Si l’on ne peut imputer ces évolutions aux seules interventions des administrateurs du groupe, il est certain qu’elles y ont largement contribué.

103À la fin du premier confinement, le groupe s’est désormais moulé dans sa configuration finale, telle qu’on peut l’observer encore aujourd’hui : une régulation par les algorithmes de Facebook où chercheuses et chercheurs en sciences humaines et sociales peuvent s’enquérir de la disponibilité de documents sous forme numérique (call) ou répondre à ces requêtes (put) dans un environnement régulé par une équipe de modérateurs désormais bien rodée. Le service rendu est indéniablement adapté et efficace puisqu’il se maintient à un niveau d’activité relativement constant depuis la fin du premier confinement et perdure encore aujourd’hui. Peut-on parler pour autant d’un service de bibliothèque ?

Notes conclusives

Ben non, en fait ^ ^ c’est pas une bibliothèque universelle. […] Si on pouvait raisonnablement gérer une bibliothèque de l’intégralité de la littérature de l’humanité on le ferait mais on a ni les moyens ni la couverture légale de la BNF ou de la Bibliothèque du Congrès. (27 mars 2020)

104Le groupe Facebook Bibliothèque Solidaire du confinement (BSc), créé lors du premier confinement du printemps 2020 et toujours en activité à l’été 2021, est une réalité qu’on peut penser désormais solidement instituée. Il a trouvé une audience, un rythme de vie et une économie d’ensemble qui le font perdurer. Il n’est plus le groupe utopiste des débuts invitant ses membres à ouvrir leurs bibliothèques personnelles pour les mettre à disposition de qui en aurait besoin. Il a très vite muté en une sorte de forum spécialisé où chacun peut venir s’enquérir de la disponibilité d’une référence documentaire auprès d’un autre membre ou obtenir de l’assistance sur un sujet particulier. Comme le notait une commentatrice52 :

Figure 26

105L’équipe modératrice de BSc est passée d’une politique de l’offre, qui cherchait à valoriser des fonds personnels pour suppléer les fonds publics rendus inaccessibles par le confinement, à une politique de la demande, consistant pour l’essentiel à canaliser le flux des requêtes des membres, d’une part, en les restreignant à un ensemble de thématiques bien délimité (les sciences humaines et sociales), d’autre part, en exigeant un effort formel dans l’expression des demandes (les indexations par mots-dièses). Toutefois, cette politique de la demande ne s’accompagne pas d’un réel investissement dans des infrastructures communes qui viendraient encourager et stimuler les recherches des utilisateurs : les infrastructures demeurent celles d’un groupe Facebook ordinaire, sans outils de recherche dédiés, sans mémorisation des références citées, sans dispositifs d’alerte, sans historique des demandes satisfaites ou infructueuses.

106Dans un tel environnement, toute la mécanique de la gestion des demandes repose en effet sur deux composants dont le pilotage échappe largement aux administrateurs du groupe : le premier, l’appariement entre une demande et une offre, est régi par l’algorithme de Facebook ; le second, la circulation effective des documents demandés, s’opère de façon clandestine par le biais des messages privés. À ce compte, l’analogie avec la bibliothèque paraît ici lointaine.

107Toutefois, pour échapper aux gestionnaires du groupe, la mécanique n’en est pas moins effective et remplit sa mission : des demandes sont satisfaites ; des offres se matérialisent ; des documents sont bien échangés entre les membres du groupe hors des circuits légaux ordinaires, que ces derniers soient hors service (durant le confinement) ou en service (depuis le confinement). Dans quelle mesure et jusqu’à quel point cette mission est-elle effective ? Nous ne le saurons pas. La persistance et la vitalité du groupe BSc laissent entendre que, du point de vue des utilisateurs, le bilan est globalement positif et il l’est très certainement. Mais la persistance du groupe pourrait aussi laisser entendre que, du point de vue des ayants droit des documents échangés, le bilan des échanges n’est pas si considérable qu’on pourrait le penser et qu’il demeure sous la cote d’alerte qui enclencherait des procédures de poursuite53.

108En effet, les menaces de fermeture du groupe pour motif de violation des droits d’auteur ne semblent plus aussi intenses que le redoutaient les administrateurs dans les premières semaines d’existence. Et si les échanges de documents entre membres ne sont sans doute pas plus encouragés aujourd’hui par les acteurs du livre et des publications scientifiques qu’ils ne l’étaient hier, force est de constater qu’ils sont tolérés : à notre connaissance, aucune procédure n’a jamais été engagée pour intimider les membres du groupe ou ses administrateurs ni pour mettre un terme à ces échanges. Le statu quo paraît ainsi une claire validation du modèle de BSc.

109Mais de quel modèle relève BSc ? Quels en sont les ressorts ? Terminons ce tour d’horizon en tentant, à la lumière des observations précédentes, une brève synthèse du service rendu par BSc.

Le piège de Facebook

je crois qu’il y a une incompréhension fondamentale sur le fait que ce groupe est une bibliothèque et non une librairie : or les bibliothèques répondent à une logique d’identité thématique et d’organisation. (Une utilisatrice, 27 mars 2020.)

110Du fait qu’il est question de livres, de documents, de références bibliographiques, il serait question de bibliothèque. Pour le groupe BSc, ce fut bien le cas originellement, puisqu’il s’agissait d’exposer publiquement des bibliothèques privées de particuliers. La bibliothèque née du confinement était l’agrégation de ces bibliothèques de particuliers mises spontanément (solidairement) à la disposition d’usagers potentiels. Pour devenir réellement utile, c’est-à-dire tout simplement consultable, cette agrégation s’est très vite heurtée au problème de sa modélisation et de sa description. Or, le problème n’a pu trouver de solution opérationnelle dans l’environnement contraint de Facebook. De surcroît, la question est rapidement passée au second plan derrière celle des demandes d’accès aux documents. D’un service d’inventaire de bibliothèques privées, la bibliothèque solidaire s’est muée de facto en un service de gestion des demandes d’utilisateurs. L’explosion du nombre de demandes de références bibliographiques n’avait sans doute pas été anticipée par les créateurs du groupe. Si on peut l’attribuer, en première lecture, aux réelles restrictions liées au confinement (les bibliothèques sont fermées, voici une alternative en ligne susceptible de répondre à une demande légitime), il faut peut-être aussi la rapporter à un comportement moins légitime et nettement moins rationnel, typique du Web, où la quête des « bonnes affaires » prend le pas sur la satisfaction d’un besoin réel. La bonne affaire, dans le cas de BSc, ce sont toutes ces références qu’il est tout à coup possible de se procurer d’un clic. En témoigne le nombre de demandes opportunistes (« moi aussi ») qui viennent se greffer sur la moindre offre d’un fichier PDF proposé en réponse à une première requête (figure 27).

Figure 27

111En témoignent également les razzias de certains utilisateurs sur des collections entières de documents, trahissant un besoin de possession compulsif qu’une utilisatrice saura moquer gentiment à l’occasion :

Si vous cherchez quelque chose de précis, livre ou article, n’hésitez pas à me mp (mais s’il vous plait, pas de "Hamsterkauf" du type "je veux tout ce que t’as" - ça fait hold-up et en plus ça réveille mon trauma des rayons de PQ vides dans tous les supermarchés à 10 km à la ronde). (31 mars 2020)

112Dans sa gestion des demandes, BSc s’est alors efforcée de reprendre les codes et les procédures de la bibliothèque, non plus pour factualiser et mettre en fiche les ressources dont elle n’avait jamais eu la garde, mais pour formaliser l’expression du besoin des utilisateurs. Dans sa partie visible et émergée, BSc n’est pas un ensemble de références archivées, c’est un ensemble de références demandées. Par contraste avec les bibliothèques réelles qu’on pourrait qualifier de bibliothèques « en plein », BSc est une bibliothèque en creux. Elle expose les rayonnages des livres que l’on n’a pas.

113Nous avons relevé l’insistance des modérateurs à demander aux utilisateurs du groupe une indexation de leurs demandes par sujet et par mots-dièses. Les justifications avancées pour ces indexations sont de trois ordres. Il s’agirait en premier lieu de minimiser les cas de doublons dans les demandes de références bibliographiques. Les demandes répétées pour un même ouvrage par exemple sont une source de nuisance venant polluer les fils d’actualité des pages personnelles des membres et une indexation qualifiée permettrait aux modérateurs de repérer ces doublons en vue de les éliminer. Au vu du nombre de demandes formulées pour certains titres phares54, on peut douter de la totale efficacité du dispositif.

114En deuxième lieu, il s’agirait de faciliter la recherche d’informations au sein du groupe à l’aide de l’outil de recherche proposé par Facebook. Aucun indicateur n’est cependant disponible pour évaluer le taux d’utilisation de ce moteur de recherche – possiblement faible, voire très faible si l’on en juge par certaines demandes des utilisateurs (« J’ai pas trop compris comment on recherche une publication… », « Je n’arrive pas à accéder au moteur de recherche pour trouver d’éventuels documents. ») –, ni pour évaluer le degré de qualité des résultats qu’il fournit.

115Enfin, en troisième lieu, il s’agirait, en demandant de produire une indexation détaillée de leurs publications, d’amener les contributeurs à structurer leurs demandes pour les rendre utiles aux autres membres du groupe et en faciliter la recherche :

Les hastags servent à structurer le post en réfléchissant aux mots-clés et permettent également aux lecteur·ice·s de rechercher ainsi les autres posts parlant du sujet 😉 (4 juin 2020)

116Quoi qu’il en soit, le succès de ces préconisations de structuration des messages se révèle mitigé. Le taux des publications indexées conformément aux règles du groupe n’excède pas 69 % et il faut tous les rappels de l’équipe de modération pour le conserver à ce niveau. Par ailleurs, comme nous l’avons déjà souligné, il n’existe aucune matérialisation d’un catalogue de références qu’on puisse interroger ou consulter : le catalogue, l’OPAC, c’est Facebook qui en a la connaissance et l’exploite en coulisse.

117En fait de bibliothèque, le modèle sur lequel s’est construite BSc est celui, sensiblement différent, des forums d’entraide55 qu’on trouve sur tous sujets sur le Web, à ceci près que l’outil d’administration retenu par BSc n’est pas réellement une plateforme de gestion de forums.

118Comme dans tout forum du Web, quelle qu’en soit la thématique, on y retrouve, d’un côté, un ensemble relativement restreint de requêtes récurrentes tournant toutes autour des mêmes sujets « mainstream » (ici, Despentes, Bourdieu, Chollet, La chambre claire de Barthes…) et, d’un autre côté, une longue traîne de requêtes très spécifiques sur des sujets extrêmement divers. Ces deux ensembles de requêtes nous paraissent illustrer, chacun à sa façon, l’inadéquation du modèle imaginé pour BSc : dans un cas, le moteur de recherche de Facebook n’est pas utilisé alors qu’il devrait l’être (demandes récurrentes) ; dans l’autre, il n’est pas utilisé parce que le thème de la requête initiale a une probabilité très faible de devenir le thème de nouvelles requêtes (demandes spécifiques). Les requêtes récurrentes démontrent que la connaissance accumulée au sein de BSc n’est pas exploitée, soit par méconnaissance du moteur de recherche de Facebook, soit par l’inefficacité de celui-ci, soit par l’inadaptation des modes d’indexation (le vocabulaire non contrôlé des mots-dièses)56.

119Si le mode de fonctionnement de BSc rappelle celui d’un forum plus que celui d’une bibliothèque – et nous n’y voyons rien de dégradant –, cela n’en fait pas un véritable forum pour autant, faute de disposer des fonctionnalités adéquates. Le groupe Facebook BSc peut donner l’impression d’être une sorte de Quora des SHS57, il reste foncièrement un groupe Facebook, avec certes l’avantage de pouvoir toucher une audience potentielle importante mais avec l’inconvénient de la rassembler dans l’espace borné des groupes Facebook où l’on « communique sur des centres d’intérêt communs », mais où l’on n’élabore rien ni n’archive rien. Dans le flux des messages échangés, il se manifeste bien des communautés occasionnelles et même transactionnelles, mais le groupe n’en sait rien et ne peut rien en dire. Les échanges s’opèrent entre membres individuels, ouvertement dans un premier temps, sous la forme d’une diffusion de messages, occultement dans un second temps, sous la forme d’une diffusion de documents. Le groupe sert en quelque sorte de facilitateur. Il joue le rôle, au sens propre, d’un entremetteur. Il incite à des pratiques – la circulation des documents – qu’il ne cautionne pas, dont il n’est pas partie prenante et dont il ne veut pas endosser la responsabilité. C’est le paradoxe de la bibliothèque qui ne voulait pas être une bibliothèque et qui se choisit l’outil qui lui permettra de ne l’être pas. À l’ombre de Facebook, en fait de bibliothèque, n’émerge que la possibilité d’une bibliothèque. C’est ce que nous appelons le piège Facebook.

120Eppur si muove ! Et pourtant cette anti-bibliothèque conserve toute son aura et son succès ne se dément pas. À quoi l’attribuer ? La première hypothèse qu’on peut hasarder est celle de l’effet de masse créé par l’importante audience du groupe. Pour une personne en quête d’un document, il y aurait a priori plus de chances d’obtenir une réponse en adressant sa demande au groupe BSc qu’ailleurs (pour autant que la demande s’inscrive dans le périmètre des sujets couverts par BSc et qu’elle ne contrevienne pas aux règles du groupe). Mais la seconde hypothèse qu’on peut avancer, c’est que, par-delà la chance, il y aurait a priori plus de facilité à trouver une référence bibliographique dans le groupe qu’ailleurs : les ressources du groupe – c’est-à-dire, une fois encore, les ressources des membres de ce groupe – seraient plus fournies, plus exhaustives, plus pointues que celles des bibliothèques ordinaires. À BSc, on trouverait, ou du moins on trouverait plus facilement, des choses qu’on ne trouve pas dans les BU ; la réactivité serait meilleure ; les conseils plus pertinents ; le « catalogue » plus étoffé. Il n’est plus même besoin de quitter son écran : la livraison a lieu en ligne. Bref, le service rendu s’avérerait plus efficace et plus personnalisé.

121Telle est la face attrayante du piège Facebook : une forte communauté d’utilisateurs susceptible de pourvoir tout demandeur en documents numériques sans contrepartie et sans vaine argutie juridique. Et sans laisser de trace.

L’argument de la recherche et l’esprit de corps

122Dans l’enthousiasme des inscriptions et la prolifération des messages publiés qu’on a pu observer à la création de BSc, on peut sans doute déceler un effet d’entraînement, voire un effet de mode comme les réseaux sociaux savent en produire régulièrement (en mars 2020, BSc aurait été « the place to be »). En effet, si le groupe doit sa création au confinement et à la fermeture des bibliothèques, ces deux phénomènes nous paraissent perdre très vite de leur pouvoir explicatif, le décrochage de l’activité intervient dès la fin de la première quinzaine d’existence du groupe. À cette date, les bibliothèques sont toujours fermées, or les besoins en documentation visés dans la profession de foi du groupe restent a priori toujours aussi pressants. Alors, peut-être cet emballement des premières semaines a-t-il reposé sur un malentendu lié au mot « bibliothèque » figurant dans le nom du groupe58. Peut-être a-t-on transféré à la « bibliothèque » la caractéristique collective du « confinement » national, d’autant que ladite bibliothèque se disait « solidaire » : le confinement s’imposant à tous, chercheuses ou non, La Bibliothèque Solidaire du confinement s’adressait à tous, chercheurs ou non.

Merci pour l’organisation, et puis pour avoir ouvert cet espace qui fait chaud au coeur, non seulement parce que c’est un beau témoignage de solidarité, mais aussi pour les mille horizons que l’on y voit s’ouvrir ! C’est formidable ! (18 mars 2020)

123C’est en vue de dissiper ce malentendu qu’on doit comprendre la reprise en main assurée par les administrateurs du groupe lorsqu’ils décident, le 27 mars 2020, d’exclure la littérature dite de loisir ou de confort et d’arrimer fermement le groupe à la sphère académique. Au-delà du bornage des contenus, il instaure dans la foulée une équipe modératrice en charge de la bonne marche du groupe. Quinze jours après sa création, la bibliothèque tous publics autogérée a donc vécu. Le nous-chercheur.se.s s’est constitué un territoire à son usage. Et une équipe chargée d’y maintenir bon ordre. Avec un tel recentrage, il s’agit de contenir les échanges dans un univers aussi contrôlé que possible afin de faire prévaloir l’argument de la « recherche » comme justification des échanges de documents hors du circuit légal ; contenir les échanges, c’est avant tout contenir l’audience du groupe59. De fait, à l’examen des membres réellement actifs dans le groupe, on s’aperçoit que, si les contributeurs-en-demande forment une population éminemment changeante (on formule une unique demande puis on disparaît), les contributeurs-en-offre forment de leur côté un noyau plus constant et pérenne dont les membres les plus actifs assurent par leurs réponses régulières aux demandes des premiers une sorte de permanence au sein du groupe. Qu’à l’épreuve du temps, l’activité réelle du groupe soit le fait d’une petite minorité des membres inscrits – outre l’équipe des administrateurs et modérateurs – peut s’expliquer de plusieurs façons.

124On peut souligner, en premier lieu, l’esprit de connivence – porté et entretenu par les administrateurs et modérateurs – dans lequel communie une grande partie des membres du groupe et qui se manifeste à différents signes et postures. Nous avions relevé la teneur « corporatiste » de la profession de foi du groupe qui appelait à un entre-soi bien compris (« nous, chercheu-se-s »). La reprise en main du 27 mars 2020 en fait une exigence. Cette connivence se retrouve également dans les façons qu’ont certains modérateurs de s’adresser au groupe (« Des bisous confinés à tous.tes ! ») et plus généralement dans l’emploi du jargon des réseaux sociaux (« modos », « mute », « ban », « Zuck », « neurchis », « meme OC », etc.). Elle se manifeste par exemple dans la promotion revendiquée de l’écriture inclusive. Elle se poursuit au-delà dans un positionnement idéologique qui affleure occasionnellement dans les interventions des administrateurs :

Être tolérant, ce n’est pas tout accepter au nom de la tolérance. Nous revendiquons l’idée que pour préserver une société tolérante, il ne faut pas tolérer les intolérants. (27 mars 2020, le « nous » réfère ici à l’équipe modératrice de BSc)

Alors oui, les trolls de droite on les dégage, sans regrets. (2 avril 2020)

On ne tolère pas l’extrême droite. (23 avril 2020)

125Tous ces signes d’un certain esprit de corps forcent ainsi l’adhésion ou le rejet par les membres. Inévitablement, ils attisent les réactions polémiques et favorisent en retour les prises de position belliqueuses de la part des gardiens de la bibliothèque.

Figure 28

126S’il faut bien sûr y voir une nouvelle illustration de l’impact des plates-formes de réseaux sociaux sur la qualité et la sérénité des débats, il ne faudrait pas pour autant mésestimer, de la part des administrateurs, la volonté de faire groupe et de bâtir une « communauté » (« cette belle communauté d’entraide dans des temps difficiles »). Le terme est en effet employé à plusieurs reprises, vraisemblablement aussi sous l’influence de la terminologie de Facebook, et il est préféré à d’autres pour qualifier la « bibliothèque » qui vient. De fait, la manifestation de la bibliothèque de BSc, sa réalisation, c’est celle d’une communauté, pas celle d’une communalité (à notre connaissance, le terme n’est jamais employé par l’équipe modératrice du groupe BSc60). On capitalise sur des individus, sur les liens qu’ils créent entre eux.

127En deuxième lieu, l’insistance portée à la catégorisation des publications (sujets et mots-dièses) a eu pour effet d’instaurer divers sous-groupes organisés autour des thématiques académiques promues par ces catégories, favorisant la reconnaissance des membres entre eux et une certaine connivence bâtie sur des sujets très spécifiques. L’algorithme de sélection de Facebook contribue certainement à renforcer ce phénomène.

128Dans certains cas, cette connivence thématique ira jusqu’à la création de groupes Facebook spécialisés, parallèlement à celui de BSc, comme dans cet exemple du groupe « Le pénaliste confiné ».

Figure 29

129Enfin, en troisième lieu, l’utilité souvent très ponctuelle du groupe pour les contributeurs-en-demande – les deux tiers d’entre eux n’interviennent qu’à une seule occasion – entraîne un renouvellement constant de l’audience du groupe dans le fil de discussion. Si l’on y ajoute le renouvellement des contributeurs-en-offre – dont la moitié n’intervient qu’à une seule occasion –, alors on comprend comment la permanence du groupe s’articule finalement autour d’une minorité de membres, qui en forment le noyau dur et en assurent la constance et la cohérence.

130Sous l’alibi de la recherche se recrée ainsi, en ligne mais à l’ombre, une communauté soucieuse de préserver des manières de faire et de consommer le savoir, qui avalise un état des choses sans doute critiquable mais qu’on ne critiquera pas, contestable mais qu’on ne contestera pas, un état des choses dont on s’accommode fort bien, et qu’il n’est pas question de remettre en question.

Carpe diem, quam minimum credula postero61

131Mise en œuvre par des chercheur.ses pour des chercheur.ses, pilotée par Facebook, que faut-il retenir de La Bibliothèque Solidaire du confinement ? Arrêtons-nous une dernière fois sur cet intitulé.

132Bibliothèque. – Nulle trace de bibliothèque dans ce groupe Facebook qui se révèle être une bourse d’échange de documents et un forum d’entraide.

133L’appariement d’une demande et d’une offre – assuré au sein du groupe – doit permettre au demandeur de mettre la main – en dehors du groupe – sur les ressources documentaires convoitées, en s’affranchissant d’inopportunes restrictions réglementaires ou juridiques. Celles-ci ne sont pas ignorées, mais BSc en fait l’affaire de ses membres, oubliant au passage son rôle de facilitateur et de provocateur, au sens que lui donne la loi sur la presse du 29 juillet 188162. À noter que les membres ne sont pas dupes ; on en trouve des illustrations amusantes (figure 30).

Figure 30

134La bibliothèque, ce sont des messages évoquant des références bibliographiques, soit pour les demander, soit pour les mettre à disposition, et dont l’algorithme Facebook assure la diffusion selon des critères secrets. Chacune et chacun reçoit son échantillon « personnalisé » des messages de BSc.

135Solidaire. – La solidarité est l’indéniable moteur du projet de BSc qui trouve son élan dans les contraintes inédites causées par le confinement de la population et la fermeture des lieux publics. Elle permet de rassembler un ensemble de bonnes volontés, initialement pour mettre à disposition d’autrui ses propres ressources documentaires personnelles, ensuite pour répondre au cas par cas à la demande. Elle choisit Facebook comme son vecteur, sans doute parce que la plateforme se présente comme le plus sûr moyen de toucher le plus grand nombre de personnes, mais n’anticipe pas les limitations que cet outil imposera à la mise en œuvre du projet. L’ambition est de se substituer collectivement aux institutions normalement sollicitées et ponctuellement interdites d’exercice. À l’usage, il s’agit plus prosaïquement d’entretenir et de valoriser un solide vivier de pourvoyeurs de documents et d’informations à même de répondre au mieux aux demandes de ressources documentaires. Devenue alternative efficace, cette démarche solidaire forge une légitimité propre et s’institutionnalise dans la durée en prolongeant ses effets bien au-delà du confinement.

136Confinement. – Le décret signé le 15 mars 2020 par Olivier Véran imposant le confinement de la population et la fermeture des lieux publics, dont les bibliothèques, est l’élément déclencheur de l’initiative de BSc. Le caractère exceptionnel de la situation et ses conséquences pour les acteurs académiques justifient la recherche et la mise en place de solutions alternatives pour la reproduction et l’échange de documents entre ces acteurs. Un certain flou juridique et une certaine bienveillance permettent à ces solutions de se développer et, dans le cas de BSc, de démontrer leur utilité. La durée du confinement les consolide et en rend le démantèlement de plus en plus improbable : BSc est devenue un fait accompli.

137Telle qu’on la voit à l’œuvre, BSc entérine un état des choses, ici l’état de circulation des documents dans la sphère de la recherche académique en SHS. Elle y ajoute sa dimension propre de point de ralliement massif des membres de cette sphère, ce qui en fait certainement un des outils de référence pour ce public. Ce qui s’opérait, avant sa création, de manière artisanale, entre individus qui devaient tout d’abord se connaître, trouve dans le groupe Facebook une nouvelle dimension et un mode opératoire sensiblement plus fluide : il n’est plus nécessaire de connaître celle ou celui qui détient le document convoité et la nature confidentielle des transactions reste garantie.

138On aurait pu envisager que BSc profite de l’engouement et du succès des échanges attestés au sein du groupe pour concrétiser son projet novateur (« j’ai espoir qu’on puisse créer un vrai et puissant outil de solidarité pour la recherche ! », un « bel espace de partage », une « belle communauté d’entraide »). Elle pouvait pour cela faire valoir non seulement le nombre conséquent de membres inscrits mais également, en cherchant bien, le volume d’échanges assurés en son sein. On aurait pu envisager qu’elle en tire par exemple un argument pour interpeller les acteurs de l’édition scientifique ou pour contester tout ou partie des dispositions réglementaires en matière d’accès à l’information requis par la recherche scientifique. Il est sur ce point révélateur qu’aucun membre du groupe, et en particulier aucun administrateur, n’ait rebondi sur le post d’un membre pourtant très actif du groupe lorsqu’il relayait les attaques menées par un ensemble d’éditeurs contre l’initiative « Bibliothèque nationale d’urgence » et la mise en œuvre du « prêt numérique contrôlé » d’Internet Archive63. Mais tel n’est pas le propos du groupe.

139BSc suit en effet le conseil d’Horace et s’efforce de maintenir une offre de service dans un environnement complexe sans se soucier de le remettre en cause, en exploitant ses failles et ses carences. Elle inscrit son action dans un quotidien immédiat, qu’elle entretient et avalise, ce qui n’exclut pourtant pas certaines formes de politicité en son sein64.