D. Créer une carte de lecteur : un outil privilégié entre lecteur et bibliothèque
p. 65-75
Texte intégral
1. Plein les poches !
1Ouvrons notre portefeuille. Ou notre porte-cartes, puisque l’abondance des cartes nous amène à distinguer ces deux contenants. Nous y trouvons nombre de cartes, presque toutes au même format - celui de la « carte de crédit » qui a fait école. Seul l’État et certains organismes publics n’ont pas suivi, ce qui pose des problèmes pratiques...
2Examinons-les, et tentons de classer leurs usages :
justification d’identité, sans autre droit : la carte d’identité ;
ouverture d’un droit civil, garanti par l’État, avec ou sans la justification d’identité : le permis de conduire, la carte d’électeur. La justification d’identité semble attachée à la photographie ;
justificatif d’une situation « en règle » avec un organisme public ou parapublic, ouvrant droit à des prestations sociales : carte de Sécurité sociale, des Assedic, de mutuelle... ;
justification d’un paiement forfaitaire ouvrant droit à un service particulier sur une période donnée : carte d’entrée dans un musée, carte de fidélité ouvrant droit à réduction ;
appartenance à une association, un club, un syndicat, un parti ; elle cumule parfois cette fonction symbolique (se faire reconnaître), à la précédente ;
carte de paiement : carte Bleue, cartes d’organismes de crédit, etc. Certaines de ces cartes peuvent être au double nom d’une chaîne de magasin et de l’organisme de crédit, et deviennent ainsi des cartes destinées à fidéliser un client.
3Selon les cas, ces cartes comportent seulement le nom imprimé, ou le nom en relief, pour servir à l’impression d’un bordereau ; la photographie, l’adresse, la signature du détenteur peuvent y figurer ; elles peuvent aussi comporter une piste magnétique, ou une « puce », ou les deux, permettant d’automatiser leur utilisation. Arrivent aussi les cartes munies d’un émetteur, permettant par exemple le télépéage.
4Esthétiquement, leur qualité varie beaucoup : du simple rectangle orné du logo de l’organisme à la recherche graphique plus ou moins riche, la variété existe mais la pauvreté domine. Constat à retenir ! Du simple rectangle de carton à la superbe carte en offset quadrichromie sur PVC 60/100ème avec overlay (volet transparent autocollant de protection) et plage d’écriture, toute la gamme des supports et des qualités d’impression se rencontre.
5Au milieu de tout cela, une carte de bibliothèque. Où se situe-t-elle dans cette typologie ? À quoi sert la carte de bibliothèque ?
2. « Bibliothèque de M. Dewey - Carte de lecteur : alors j’ai droit à quoi ? »
6Quand l’accès à la bibliothèque est gratuit, la carte n’est guère qu’un substitut de la pièce d’identité. Dans la relation de l’usager à l’institution, elle correspond à une démarche précise. Chaque fois qu’il présente sa carte, le lecteur sous-entend : « Je me suis fait reconnaître une fois pour toutes comme usager agréé ; je montre ma carte, preuve de cet agrément, substitut des autres pièces : carte d’identité, justificatif de domicile. »
7La carte de bibliothèque n’a donc ici qu’une valeur symbolique, puisque la carte d’identité devrait suffire. Elle n’a de « valeur ajoutée » que sur un point : elle comporte toujours un numéro d’ordre, qui va servir d’élément de repérage pour les transactions, et qui sera mémorisé par le service en lieu et place du patronyme ; c’est un rôle purement technique, destiné à faciliter le travail du bibliothécaire, mais celui-ci pourrait s’en passer.
8Dans la bibliothèque à accès payant, elle est en plus une preuve du règlement du droit d’inscription : elle peut alors être annuelle, ou porter un timbre ou un tampon certifiant du paiement. Elle peut aussi ne comporter aucun élément justifiant du paiement, ou du renouvellement annuel de l’inscription, ce qui est parfois perçu comme une lacune par les bibliothécaires. Elle n’en reste pas moins le symbole, puisqu’elle n’est délivrée que contre paiement.
9Preuve d’une transaction financière (mais non reçu à valeur légale), elle gagne en légitimité : si je ne montre pas ma carte, c’est que je ne suis pas en règle financièrement. L’usager constate d’ailleurs que l’absence de ce justificatif peut obliger le bibliothécaire à une recherche de la preuve du paiement, qui peut s’avérer fastidieuse dans le cas d’une bibliothèque non informatisée.
10La carte de bibliothèque est donc précieuse, parce qu’elle est la synthèse d’un nombre important d’informations nécessaires à l’acte de prêt. Mais pour les usagers, paradoxalement, le vrai sentiment d’appartenance réside souvent dans la possibilité de se passer de carte : « Je suis Mme Dewey, je n’ai pas besoin de ma carte... » Certains d’entre eux revendiquent ouvertement cette distinction, ou bien la contournent en apprenant par cœur le numéro de manière à l’annoncer fièrement au bureau de prêt. Il est rare qu’un lecteur soupçonne que l’acceptation par le bibliothécaire de ce laxisme peut conduire à l’usurpation d’identité. Par contre, l’usager inscrit fait bien la différence entre lui-même et le non-inscrit, et le manifeste parfois : par exemple en s’étonnant que certains services, voire l’accès même à l’équipement, ne soient pas réservés aux détenteurs d’une carte. Par contre, l’usager non emprunteur, dépourvu de carte, a pleinement le sens du service public : il a conscience de pouvoir utiliser anonymement et en permanence un service ouvert à tous. Cela ne va pas, parfois, sans un certain sentiment de culpabilité.
11Est-ce que le summum du service public serait de pouvoir se passer de carte nominative ? Avant l’informatisation des bibliothèques, les Anglais n’avaient-ils pas inventé le système de prêt dit « à jetons1 », qui permettait, au-delà d’une première inscription, l’anonymat le plus total ?
3. Tout seul, comme un grand ?
12Certaines bibliothèques ont d’ailleurs exploré une voie préservant l’anonymat de l’usager, avec des systèmes de prêt gérés en totalité ou partiellement par lui, ainsi dispensé de présenter sa carte nominative à un bibliothécaire : système utilisé par exemple à Mâcon et à Meylan dans les années 70 (une carte portant en relief le nom et l’adresse du lecteur lui permettait d’imprimer lui-même un bordereau carboné à 2 feuillets, dont il laissait un exemplaire dans la pochette du livre, déposée dans une case ad hoc, l’autre lui servant de mémo pour la date de retour). On trouvait aussi, à cette époque, le système informatique « Plessey » dans lequel le lecteur glissait lui-même sa carte dans une fente de lecture sur le devant de la banque d’accueil, pendant que le bibliothécaire traitait les documents. Depuis quelques années, les automates de prêt deviennent crédibles.
13On s’apprête à trouver maintenant une autonomie de manipulation semblable dans les supermarchés... J’en connais un où le client, détenteur d’une carte spécifique à piste magnétique, se munit à l’entrée d’une douchette, lit les codes des articles qu’il accumule dans son chariot, range la douchette sur un appareil spécial qui lui délivre alors un ticket, et passe en caisse, sans vider son chariot, avec ce ticket et sa carte pour un paiement immédiat. La caisse calcule automatiquement la fréquence des contrôles de caddies à effectuer... Bientôt, tout cela se fera sans contact direct : 3M expérimente un système à puce émettrice.
4. Lecteur, vos papiers !
14Dans l’univers du service public, la carte nominative de bibliothèque pourrait donc être une anomalie : on peut y voir un effet contraire au principe d’universalité du service public. Pratiquement tous les ayants droit à une carte d’identité la détiennent. Mais ceux qui détiennent une carte de telle bibliothèque, dans telle collectivité, ne peuvent l’utiliser ailleurs. La lecture publique, dans les faits, n’est pas un service public universel. Il n’y a pas besoin d’une carte nominative pour utiliser la SNCF, l’état civil ou le métro ; un reçu anonyme du paiement des frais est seulement nécessaire (le billet). D’ailleurs, on ne trouve dans ces services publics cette exigence d’une carte que lorsqu’il y a nécessité de prouver un droit particulier à certains usagers, parmi d’autres : droit de réduction (familles nombreuses, carte professionnelle), droit lié à la situation particulière de la personne (handicap). Mais on la retrouve en force dès qu’il y a paiement forfaitaire préalable d’un droit limité dans le temps : (carte de Sécurité sociale, carte Orange, carte Blanche du musée d’Orsay, etc.).
15La carte de bibliothèque s’apparente donc à cette dernière famille, même dans les cas de gratuité. Dans l’univers du privé, elle a ses équivalents.
16En premier lieu, parce qu’elle est un moyen de transaction, elle ressemble à la carte Bleue ou plus précisément à une carte de paiement (type COFINOGA, FINAREF, ACCORD...) : en manifestant sa possession, l’usager/client obtient un service ; sa carte est un porte-monnaie.
17Ensuite, parce qu’elle peut être utilisée comme contrôle d’accès (comme une carte de fonction) : la plupart des règlements prévoient son retrait par le bibliothécaire en cas de comportement abusif ; certaines bibliothèques la délivrent systématiquement et gratuitement à tous les usagers qui veulent fréquenter l’équipement ; elle est toujours nominative.
18Ainsi, elle cumule des fonctions de justification de droits, de porte-monnaie électronique, avec des fonctions de justification d’appartenance à un ensemble restreint de personnes (association, club, ensemble d’acheteurs...). On pourrait alors se demander s’il faut conserver la carte de bibliothèque ou faire confiance à l’informatique de l’équipement et se contenter des pièces d’identité. La carte de bibliothèque a cette ambiguïté d’être une carte de service public sans en avoir l’universalité, d’être une carte de club et de paiement, sans offrir la pluralité des services généralement liée.
En résumé
19Nous avons vu que la carte de bibliothèque s’apparente plus à une carte d’ordre privé : et pourtant elle marque le droit d’accès à un service public, sans pour autant être distribuée gratuitement à tous les ayants droit. Sa possession relève d’une démarche volontaire de demande ; elle ne donne pas accès à tous les services identiques sur le territoire national, mais aux services offerts par la collectivité à laquelle appartient le demandeur ; elle est la résultante d’une transaction financière (combien, pour « avoir la carte ? ») ou bien le signe de la gratuité ; elle donne des droits à transactions (emprunter, accéder à des services). Ce terme de « transaction » est d’ailleurs utilisé dans notre jargon pour désigner les actes de prêt et de retour.
20Mais elle est aussi le signe de l’acceptation de devoirs : respecter le règlement, les autres usagers, les documents ; cette acceptation complète la transaction. Elle donne effectivement un sentiment d’appartenance : elle a bien, au-delà de sa valeur administrative, une valeur symbolique et citoyenne ; elle est aussi un signe d’appartenance à sa collectivité, un signe de territorialité.
21Enfin, d’un pur point de vue technique, elle est irremplaçable. Elle permet en effet d’établir le lien entre le document emprunté et la personne qui le détient. Elle est alors une caution. Théoriquement, elle pourrait être strictement anonyme, et ne porter qu’un numéro : mais ce serait aller à rencontre du désir de personnalisation de l’accueil exprimé par tout usager, et du devoir de respect réciproque. Le badge nominatif que la loi, interprétée strictement, oblige les fonctionnaires à porter pour briser l’anonymat, peut d’ailleurs en être le symétrique : "En vous délivrant une carte, je prends connaissance de votre identité ; je vous traiterai dorénavant comme une personne, et non comme un usager anonyme ; en échange, voici mon nom..."
22On voit donc la très grande importance de la carte, au-delà de sa nécessité technique. Il est alors intéressant de se demander si, à son caractère nécessaire, on ne peut pas ajouter une plus-value, un sens plus large, soulignant par l’esthétique la signification symbolique. Comment la valoriser ?
5. T’as vu ma jolie carte ?
23On peut valoriser une carte d’abord par l’esthétique. Plutôt que de délivrer une carte banale, passe-partout, cherchons à la rendre précieuse, à en rendre le sens plus explicite, à la rendre ludique, désirable. On peut envisager une « mise en scène » de la carte : originalité du graphisme, étuis, compléments divers, droits annexes.
24Cette mise en scène de valorisation de la carte lui permet d’assumer son rôle nécessairement contradictoire : déclencher un sentiment de privilège acquis, réservé à un petit nombre, alors qu’elle donne accès à un service public en principe destiné au plus grand nombre... Mais sa remise peut aussi fournir l’occasion de contractualiser et de transformer un moment désagréable : l’explication du règlement et, le cas échéant, la justification du coût. Dans la relation d’inscription, les droits sont souvent annoncés, rarement les devoirs. Une signature de la carte ou du bulletin d’inscription peut concrétiser cet aspect, en accentuant la personnalisation. L’inclusion éventuelle de la photographie constitue un moyen supplémentaire d’individualisation et de contrôle possible.
25On peut avancer cette hypothèse : déclencher le « désir de carte » peut amener des lecteurs... ne serait-ce qu’en incitant à la possession d’une carte par personne dans un même foyer. D’où les choix de certaines bibliothèques qui font assaut d’originalité : carte dessinée par un artiste connu, motif original et éloigné du sempiternel logo de la ville ou de la bibliothèque, renouvellement périodique du « visuel », accompagnement par un étui qui doit accueillir d’autres cartes (et non l’inverse !). Tout élément à discuter avec le service communication de sa ville, jamais fermé aux idées « communicantes » originales. Une belle carte, ça peut d’ailleurs donner l’occasion d’un « lancement » par le maire.
26À Issy-les-Moulineaux, l’inscription est chère : la carte a de la valeur, au propre comme au figuré... Pour en susciter le désir, son illustration de qualité, régulièrement renouvelée, est l’œuvre d’un dessinateur de BD : Annie Goetzinger, Loustal, Katy Couprie. La première montrait la façade de la médiathèque, dans un cadre blanc avec une bulle, comme la première vignette d’une histoire. Il s’agissait de faciliter l’identification et l’appropriation du nouveau lieu par les usagers, et le visuel a été largement utilisé dans tous les éléments de communication. Elle a duré quatre ans.

Figure 20 - Carte de lecteur de la médiathèque d’Issy-les-Moulineaux, par Annie Goetzinger
27La deuxième, plus colorée, montre, à l’intérieur de la médiathèque, un personnage un peu fou essayant d’attraper avec un filet à papillons les documents qui volètent autour de lui. Ce visuel n’a pas été réutilisé, et il a été plus éphémère que le premier.

Figure 21 - Carte de lecteur de la médiathèque d’Issy-les-Moulineaux, par Loustal
28Avec la troisième, nous avons pénétré plus avant dans l’équipement, et c’est le bestiaire enchanté des albums pour enfants qui accueille l’usager.

Figure 22 - Carte de lecteur de la médiathèque d’Issy-les-Moulineaux, par Katy Couprie
29Un sur-investissement de fonctions a été apporté, grâce à l’étui à trois volets qui peut contenir un mini-guide, les horaires, la fiche date de retour, et bien d’autres choses encore propres à l’usager. Les enfants adorent, et ne perdent plus leur carte. D’autre part, nous avons demandé à Katy Couprie de dessiner aussi les cartes de la Ludothèque et de l’École d’Art, créant ainsi une « famille » de cartes du secteur culturel de la ville.
6. Money, money
30La carte de bibliothèque va entrer en conflit avec les cartes « villes », avec la monétique, avec l’avancée (que l’on doit souhaiter) du concept de « carte unique » d’abord propre à la collectivité, mais peut-être demain, grâce à des accords de réciprocité, plus largement utilisable. Peut-on aller vers une transversalité ? La puce pourrait être porteuse des informations nécessaires à l’identification de l’usager, et aux statistiques locales. Il faudrait peut-être inventer un « unimarc » de l’inscription... Ou verrons-nous une grande diversité de cartes, propres à chaque équipement de la ville, mais chacune d’entre elles étant « reconnue » et valable dans les autres équipements ? Ne serait-ce pas un beau symbole de la transversalité et de la coopération ?
31On verrait peut-être émerger, à travers la diversité des graphismes, une autre recherche d’une appartenance primaire : je suis surtout du premier lieu où j’ai pris ma carte - ma commune, mon canton... Pourquoi ne pas reprendre l’exemple des cartes de réseaux financiers (COFINOGA) qui établissent des cartes aux couleurs de telle ou telle ville, mais qui sont utilisables partout en France grâce au logo inclus qui les rend universellement reconnaissables ?
32À la bibliothèque de soutenir la concurrence avec les autres équipements de la ville sur ce point... et d’être la première à faire une proposition, si les « communicants » le veulent bien !
Notes de bas de page
1 Ce système (dit Token system) consiste à fournir à l’usager inscrit un nombre déterminé de jetons, correspondant au nombre maximal de documents empruntables simultanément. Les opérations de prêt et de retour tiennent simplement en un échange de jetons et de documents, sans autre vérification.
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