K. Le classement des périodiques en libre accès
p. 123-128
Texte intégral
1Tout mode de classement obéit à des conceptions du savoir et de sa représentation, recèle des présupposés sur les usages de la documentation, sur les pratiques et les attentes des lecteurs. Celui des périodiques n’est pas exempt de subjectivité, même si des données plus ou moins contraignantes comme l’espace dans lequel se déploient les collections et la configuration du mobilier qui les reçoit, sont invoquées pour le justifier.
2Il est vrai que le choix parmi les solutions a priori possibles est fortement déterminé par la quantité des titres proposés, le nombre et l’étendue des domaines représentés, le type de bibliothèque. Pratiquement, on peut dire que l’éventail des choix se resserre en fonction simultanément du degré croissant de spécialisation et du nombre décroissant de titres d’une collection. D’autant plus qu’en passant graduellement d’un extrême à l’autre -d’une grande bibliothèque encyclopédique offrant des centaines de titres, à une petite unité spécialisée faite de quelques dizaines- les enjeux possibles du mode de classement perdent progressivement de leur pertinence, jusqu’à ne plus en avoir.
3Précédant la question du classement et la conditionnant, on rencontre celle de l’organisation d’ensemble des collections sur les rayonnages. Ou bien les documents, quel qu’en soit le type, constituent un seul ensemble où monographies, périodiques, cassettes, vidéo, etc., sont intercalés continûment, selon le système de classification retenu ; ou bien tous les types de documents sont distingués, chacun constituant un ensemble particulier. Indépendamment des difficultés pratiques engendrées par une organisation intégrée, (juxtaposition de documents matériellement assez différents, extension continue des collections de périodiques, etc.), il n’est pas prouvé que les usages documentaires -quelle qu’en soit d’ailleurs la finalité : éducation, recherche, désir d’apprendre-nécessitent absolument le rapprochement physique de documents matériellement hétérogènes appartenant à un même domaine de la connaissance. On peut même penser, comme nous le verrons plus loin, que la contrainte imposée par l’application d’une cote dans un tel mode d’organisation, peut s’avérer peu propice à l’exploitation la plus large d’un périodique.
4Dans le cas le plus fréquent, celui où les périodiques sont rassemblés en un ensemble bien individualisé (éventuellement fractionné, selon leur nombre et la pluralité des domaines représentés), même si plusieurs modes de classement sont envisageables, en pratique on rencontre deux logiques principales, toutes deux basées sur l’ordre alphabétique, soit pur, soit subordonné à la notion de discipline ou de domaine. Mentionnons pour mémoire -et pour le proscrire- le type de classement purement contingent, arbitraire, qui reproduit l’inscription des titres à l’inventaire, au fur et à mesure de leur entrée à la bibliothèque. Si le bibliothécaire un peu familier de son fonds s’y retrouve plus ou moins, rien de tel que cette présentation pour désorienter et décourager le lecteur. Certes on pourrait supposer que ce désordre maximum constitue la condition idéale pour inciter au butinage, pour provoquer la découverte fortuite qui deviendra peut-être féconde. Mais pour que cela puisse advenir, il est indispensable d’introduire une logique minimum perçue par l’utilisateur.
5Un classement basé sur une classification décimale ou de même nature est assurément plus clair pour l’usager. Mais il est trop dépendant des présupposés attachés à tout découpage de ce type pour ne pas être affecté par les mêmes limites, les mêmes difficultés qu’engendrent les modes de classement mixtes que nous allons évoquer maintenant.
6Pour une collection monodisciplinaire -qu’il s’agisse d’une discipline au sens strict ou d’une thématique- l’ordre alphabétique intégral semble s’imposer naturellement tant sa logique intrinsèque est communément partagée et appréhendée d’emblée par tous. On peut être tenté, dans le cas d’une discipline aux contours bien identifiés, et d’une offre documentaire relativement importante (mettons à partir de plusieurs dizaines de titres) de surimposer à l’ordre alphabétique la notion de domaine ou champ : chronologique, géographique, scientifique, estimant qu’il est bon de reproduire dans le classement, les catégories, les découpages du savoir communément reconnus, acceptés. Ainsi, sur une base alphabétique, on classera par exemple les périodiques d’histoire en plusieurs sous-ensembles correspondant à de larges périodes : antiquité, moyen-âge, renaissance, époque moderne, époque contemporaine. Ou bien, prenant une autre option, on présentera un classement géographique, par pays, par aires. Indépendamment du bien-fondé de l’un ou l’autre choix, ils sont au demeurant peu compatibles l’un avec l’autre. Il s’avère en effet bien difficile sinon impossible de les croiser, de les superposer, et quand bien même on y parviendrait tant bien que mal, l’efficacité du dispositif au regard de la facilité de repérage offerte à l’utilisateur, serait bien faible : en effet, ou bien la quantité de titres est trop restreinte pour justifier, par exemple, dans un sous-ensemble antiquité de regrouper ici quelques titres sur l’Egypte, là quelques autres sur la Mésopotamie, ailleurs encore quelques-uns sur l’Asie, etc., ou bien la collection est importante et la structuration d’un mode de classement principal et de classements secondaires sera opaque, déroutante. Autre exemple : si une collection consacrée à la littérature française peut adopter un classement chronologique, par période et/ou par siècle, il sera bien malaisé, sinon une fois encore impossible, de lui adjoindre par exemple un classement par genre. Sans nous prononcer sur le bien-fondé de tel ou tel choix qui serait davantage fondé que l’autre, sur sa pertinence qui serait supérieure : période, aire géographique, thème de recherche, domaine du savoir, etc., nous voudrions plutôt introduire l’idée selon laquelle tout classement qui privilégie une certaine forme de rationalité, de cohérence, est fait au détriment, à l’exclusion, d’autres catégories qui présentent aussi une certaine rationalité, et qu’il induit des problèmes (où intercaler tel titre ?) dont la solution gauchit, distord, contredit, la logique initiale. On peut trouver sans peine et dans toutes les disciplines, en nombre suffisamment significatif pour qu’on ne les réduisent pas à des exceptions, des périodiques rebelles à une insertion indiscutable dans un classement fondé sur une logique spécifique, partielle, du type de celles que nous avons énumérées. Périodique dépassant le cadre d’une période historique (Les Annales, L’Histoire), périodique littéraire couvrant plusieurs siècles (Etudes anglaises, Revue d’histoire littéraire de la France), périodique général d’une discipline (Journal of the American Chemical Society) et puis, autre catégorie et non la moindre, celle des périodiques pluridisciplinaires, qui constitue la plus singulière, la plus irréductible à toute autre.
7C’est pourquoi, même dans le cas d’une discipline bien caractérisée, à laquelle on rattache un ensemble de périodiques bien identifiés, un classement de type alphabétique faisant place à des sous-ensembles censés reproduire et prendre en compte des champs de cette discipline plus ou moins rigoureusement appréhendés, n’est pas vraiment judicieux, même dans le cas d’une collection étendue. Si l’on prend cette option, on est nécessairement conduit à « sortir » de ce classement les périodiques généraux de la discipline pour en faire une catégorie propre, et a fortiori les périodiques pluridisciplinaires. Les difficultés, les entorses, voire les incohérences inhérentes à un mode de classement mixte appliqué à un ensemble monodisciplinaire ou thématique, sont singulièrement amplifiées dans le cas d’une collection multidisciplinaire, lorsque l’on prend le parti de différencier chacune des disciplines et de composer des sous-ensembles séparés.
8La pratique montre que l’on peut sans problème - et ce faisant on en évite quelques-uns - aligner les uns à la suite des autres1 des périodiques relevant de disciplines qui ressortissent à un même champ scientifique large (sciences humaines, sciences sociales, sciences de la matière et de la vie, littératures, etc.) ; ou de disciplines qui ont des connexions fortes (les littératures, l’économie-la gestion, les mathématiques) ; ou encore de disciplines qui participent d’un même champ de recherche (ainsi pour les sciences cognitives, la linguistique, la philosophie, l’informatique, les neurosciences, la psychologie, etc.).
9D’une manière générale, le classement alphabétique intégral constitue l’option la plus neutre, aussi bien du point de vue bibliothéconomique qu’épistémologique. Elle permet :
de résoudre les problèmes de chevauchements interdisciplinaires (le Journal of quaternary science traite de biologie, paléontologie, climatologie, géologie, etc. ; la revue XVIIè Siècle de littérature, histoire, histoire des idées, histoire religieuse, etc.) ;
de ne pas attribuer arbitrairement à telle discipline un périodique dont le contenu transcende les disciplines (ainsi, dans le domaine de l’instrumentation scientifique, les nanotechnologies qui ont déclenché des avancées décisives de la recherche fondamentale aussi bien en biologie qu’en chimie et en physique) ;
de faciliter, favoriser des rapprochements, des contiguïtés qui existent et se sont déjà révélés féconds, ou qui peut-être naîtront et le deviendront, mais sans intention délibérée d’aucune sorte de la part du bibliothécaire, sans volonté directrice ou organisatrice, sans chercher à imposer une interdisciplinarité supposée ou souhaitée, sans préjuger des méthodes d’utilisation et d’appropriation de la documentation par les usagers.
10La plupart du temps, pour ne pas dire systématiquement, l’organisation des collections en libre-accès reflète un découpage du savoir très traditionnel, qui reproduit des distinctions classiques et des cloisonnements peu perméables. Or, les chercheurs de tous horizons le déclarent, et l’observation du comportement documentaire des plus actifs d’entre eux2 permet de le vérifier : les idées quelque peu neuves, fécondes, celles qui renouvellent les problématiques et en esquissent d’inédites, émergent aux marges des disciplines, à leur croisement et par des emprunts méthodologiques et conceptuels de l’une à l’autre. Citons seulement trois exemples : l’influence de la sociologie française et de la linguistique comparée sur l’œuvre de Dumézil ; celle de la linguistique de Jakobson sur les travaux de Lévi-Strauss ; l’emprunt des concepts de la physique quantique par la chimie.
11Même si la pratique du butinage n’est pas la règle, même si la fertilisation d’une discipline par les emprunts faits à une autre ne s’observe pas quotidiennement, le classement alphabétique intégral, sans aménagement, semble présenter deux avantages décisifs : sa neutralité vis-à-vis de l’organisation du savoir qui prévaut et de sa représentation ; sa cohérence, ou sa capacité sans faille à éliminer les attributions toujours discutables et jamais satisfaisantes d’un périodique à une discipline, dans les cas nombreux où plusieurs peuvent le revendiquer.
Notes de bas de page
1 L’organisation spatiale, c’est-à-dire d’une part la disposition des présentoirs, et d’autre part, l’ordre de succession des périodiques sur ces présentoirs -en général de la gauche vers la droite, le plus souvent horizontalement, ce qui reproduit la linéarité de l’écriture, mais parfois, en fonction du mobilier, verticalement- joue un rôle non négligeable quant à l’aisance de l’usager à repérer ce qu’il recherche (par exemple, à l’issue d’une recherche bibliographique), et à l’utilisation éventuelle, fortuite ou intentionnelle, d’autres titres qui a priori n’appartiennent pas à son domaine. A cet égard, s’agissant d’une même collection, une disposition des présentoirs en épis, qui n’offre au champ de vision qu’un segment de la collection, ou bien une disposition plane (présentoirs adossés au mur par exemple), qui donne une vue d’ensemble de cette collection, auront des effets différents (difficiles à évaluer certes) sur l’utilisation et le degré d’appropriation par les lecteurs des documents disponibles. Du point de vue de la facilité de repérage des titres, un classement alphabétique intégral appliqué à plusieurs centaines de titres présentés selon cette disposition plane, n’entraîne aucune difficulté (c’est le reproche -peu décisif- que l’on adresse parfois à ce mode de classement où tout serait indistinct, confus) : la pratique, une fois encore, montre que non seulement le lecteur qui connaît déjà les caractéristiques physiques et les marques d’identité d’un périodique le repère très vite, et que l’utilisateur novice ou occasionnel ne met guère plus de temps et acquiert rapidement une compétence égale à celle de l’usager averti. En cas de besoin, une bonne signalétique facilite encore l’approche.
2 Nous avons toujours été frappé par le parcours (la déambulation) documentaire des quelques chimistes de renom d’une université parisienne, dans une bibliothèque où deux cents périodiques sont classés de manière strictement alphabétique : après avoir consulté les périodiques de leur spécialité, ils ne manquaient jamais avant de regagner leur laboratoire, de terminer leur parcours en feuilletant quelques titres relevant d’autres spécialités, d’une manière aléatoire, inorganisée semble-t-il, au gré des rencontres provoquées par un sommaire ou un schéma sur une couverture, rapidement ou plus longuement, intéressés parfois au point de se rasseoir ou de photocopier. Nous sommes persuadé qu’ils auraient fait de même si la bibliothèque avait offert des périodiques de sociologie, de littérature, de droit...
Auteur
-
Jean-Pierre Cressent
DESup, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Communiquer !
Les bibliothécaires, les décideurs et les journalistes
Jean-Philippe Accart (dir.)
2010
Mener un projet international
Bibliothèques françaises et coopération internationale
Raphaëlle Bats (dir.)
2011
Créer des services innovants
Stratégies et répertoire d'actions pour les bibliothèques
Marie-Christine Jacquinet (dir.)
2011
Faire connaître et valoriser sa bibliothèque
Communiquer avec les publics
Jean-Marc Vidal (dir.)
2012