Figures de bibliothécaires
|Introduction
Texte intégral
Je ne peux plus supporter la précipitation dans laquelle il faut travailler à l'Ambassade et médite de prendre cette année une retraite prématurée (j'aurai 60 ans !) [...]. Je voudrais publier le fameux livre sur le métier de bibliothécaires, mythes et réalités [...] la seconde partie sera consacrée à des vies des bibliothécaires français.
- 1 Lettre non datée, Archives Renée Lemaître, Enssib.
Lettre de Renée Lemaître à Mathilde Gruny1
- 2 Noë Richter, Bâtisseurs et acteurs de la lecture : répertoire biographique suivi d’une chronologie (...)
- 3 Dominique Lahary et Véronique Mesguich, « Solubilités du bibliothécaire », in Jérôme Pouchol (dir. (...)
1Si l’histoire des bibliothèques, des institutions, de certaines collections est l’objet d’études, la recherche sur les « bâtisseurs et acteurs de la lecture »2 reste partielle. Les évolutions du métier sont connues et les interrogations identitaires ont été largement questionnées3 mais les figures professionnelles restent mésestimées. La discrétion est une exigence des métiers de médiation des savoirs, cette fonction nécessite des connaissances étendues et aussi un certain renoncement. Le bibliothécaire demeure un chapitre obscur de l'histoire des bibliothèques et cet ouvrage comble une lacune. Entre l’histoire individuelle et la radioscopie d’un groupe social, cette collecte cerne les formes du métier à travers les périodes, les institutions et les lieux. Loin du questionnement identitaire parfois pessimiste des professionnels, notre livre affirme et revendique une vision positive du métier.
2Cette introduction collige ces « Figures de bibliothécaires ». Ces 100 biographies mettent au jour plusieurs dominantes. Cinq panoramiques posent le décor : « Travailler » pour les types de bibliothèques, « ordonner et bâtir » pour les fonctions, « Former, publier, militer » pour l'insertion professionnelle, « Écrire et chercher » pour les engagements sociaux et culturels. Enfin, « Vivre » propose un rapide portrait sociologique.
Travailler
Arthur Rimbaud, vous avez eu tort d’écrire que les bibliothécaires sont des Assis.
- 4 Pierre Lelièvre, « De l’association des bibliothécaires français à la direction des bibliothèques (...)
Pierre Lelièvre4
3Le lieu d’exercice détermine les conditions de travail et les différents types de bibliothèques se partagent de manière représentative. Au XIXe siècle, il existe plus de 200 bibliothèques municipales et leur nombre croît de manière exponentielle ensuite, donc plus d’un tiers des bibliothécaires travaillent en territoriale. L’extrême diversité des bibliothèques spécialisées nous a conduits à présenter 27 personnalités. Les bibliothèques nationales sont incontournables. Quelques membres des administrations centrales sont évoqués. Les bibliothèques populaires et scolaires sont absentes de cet ouvrage car de taille modeste, elles ne disposent pas de personnel qualifié.
4La mobilité évolue au fil de la période. Au XIXe siècle, le cloisonnement administratif empêche les mutations et les fonctionnaires poursuivent leur carrière dans un seul poste, par exemple un départ d’une bibliothèque municipale (BM) entraîne la perte de la pension de retraite. Les possibilités de mutations s’accélèrent après 1945 et les parcours professionnels s’enrichissent, André Masson travaille successivement à la bibliothèque de Rouen, à la Direction des archives et des bibliothèques de l’Indochine (DABI), à la bibliothèque municipale de Bordeaux avant de rejoindre la Direction des bibliothèques et de la lecture publique (DBLP).
5Les grandes villes sont les plus représentées car elles offrent des conditions d’exercice plus favorables à de riches expériences. Paris domine la carte documentaire française et 61 bibliothécaires y travaillent. Quelques carrières se construisent aussi dans des villes moyennes comme celle de Gérard Thirion qui donne son nom à la bibliothèque de la ville de Laxou ou de Marcelle Bouyssi qui passe à Pau et à Tarbes. L’index des lieux permet d’entrer dans le dictionnaire par la géographie.
Les bibliothèques territoriales
6Trente notices concernent des bibliothécaires qui travaillent en BM et bibliothèque centrale de prêt (BCP). Au XIXe siècle, les bibliothécaires municipaux assument souvent plusieurs directions : ils sont responsables des archives, parfois du musée et ils s’illustrent dans la recherche historique. Auguste Castan, bibliothécaire à Besançon et archéologue passionné, joue un rôle important dans la vie intellectuelle régionale. Au XXe siècle, le bibliothécaire érudit cède progressivement la place au technicien gestionnaire. Henri Labrosse à Rouen, Henri Vendel à Châlons, Henry Joly à Lyon, Charles Oursel à Dijon développent une nouvelle conception du métier et ils se reconnaissent dans l’idéal de la lecture publique. Les BCP, créées à partir de 1945, apparaissent timidement et leurs responsables en ont souvent une direction conjointe avec la BM, comme René Fillet à Tours.
Les bibliothèques spécialisées
- 5 Jules Cousin, « Biographie d’un musée et d’un homme », La plume : revue littéraire et artistique, (...)
7Le secteur des bibliothèques spécialisées rassemble 27 bibliothécaires. Les grands établissements parisiens comme les bibliothèques Mazarine, Forney, de l’Arsenal, du Muséum d’histoire naturelle, sont emblématiques. Au XIXe siècle, leur prestige suscita les convoitises, un poste dans ces bibliothèques était le couronnement d’une carrière qui récompensait des personnages haut placés ou aidait des auteurs désargentés. Quelques personnages illustrent cette tendance comme Charles-Edmond Chojecki, bibliothécaire du Sénat, dilettante amoureux de la conversation littéraire et mondaine. Mais ces libéralités s’amenuisent au fur et à mesure que la profession se structure. Jules Cousin vient aux bibliothèques « sans en faire métier et uniquement pour mon plaisir »5 et il finit par créer la Bibliothèque historique de la ville de Paris (BHVP). Les riches collections et les savoirs exceptionnels des personnels permettent des réussites inspirantes. Lorédan Larchey, à la bibliothèque de l'Arsenal, mène en parallèle une activité d’homme de lettres et de journaliste. Cette dualité du bibliothécaire/savant est une source de complémentarité et de synergie. Les bibliothèques spécialisées plus modestes ne sont pas oubliées avec des personnalités enthousiastes et tenaces comme Albert Lantoine, fondateur de la bibliothèque de la Grande Loge de France, Eugène Vaillé, bibliothécaire postier ou Jean-Baptiste Weckerlin, du Conservatoire national supérieur de musique de Paris. Quelques documentalistes sont évoqués comme Denise Ravage ou Suzanne Briet.
Les bibliothèques nationales
8Vingt-deux bibliothécaires travaillent dans les BN. Dix-sept conservateurs poursuivent toute leur carrière à la Bibliothèque impériale, royale et finalement nationale en 1870. Trois administrateurs s’illustrent à des étapes clés de l’histoire de la BN. Au XIXe siècle, Jules Taschereau réorganise le Catalogue général des livres imprimés dont Léopold Delisle poursuit la réalisation, tout en définissant les contours de la formation professionnelle. Au XXe siècle, Julien Cain mène nombre de grands travaux. Les départements spécialisés (Estampes, Manuscrits, Médailles) nécessitent un haut degré de compétences et les conservateurs connaissent des carrières longues et scrupuleuses comme Paul-Martin Bondois qui suit un parcours exemplaire au département des Manuscrits. La majorité des conservateurs consacrent leur vie au service de la BN. Deux inclassables quittent cet établissement, Georges Bataille, écrivain maudit, Henri Lemaître, lobbyste de la profession.
9La France compte plusieurs bibliothèques nationales. La création de la Bibliothèque publique d'information (Bpi) est orchestrée par Jean-Pierre Seguin. Ernest Wickersheimer est l’artisan du statut instituant la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg (BNUS). La France coloniale développe des bibliothèques, elle est nationale à Alger et nous avons retenu la personnalité de Gabriel Esquer. Paul Boudet crée et anime la DABI pendant 31 ans.
Les bibliothèques universitaires
10Treize bibliothécaires travaillent pour l’enseignement supérieur. Les établissements parisiens dominent comme les bibliothèques de la Sorbonne, de Sainte-Geneviève, de l’École normale supérieure (ENS) ou de la faculté de médecine. Les BU s’organisent dans la seconde moitié du XIXe siècle, Jules Chantepie du Dézert mène de nombreuses inspections, il se désole de la grande misère de ce secteur et les BU contribuent largement à la réflexion collective sur la modernisation de la profession. Dès 1891, Charles Mortet, de Sainte-Geneviève, forme le projet de création d’une association de bibliothécaires. Son collègue, Charles Sustrac est un des fondateurs de l'Association des bibliothécaires français (ABF), le 22 avril 1906. Cette association commence un long chemin de négociations pour convaincre les décideurs de l'intérêt et de la valeur des bibliothèques dans la cité.
Les administrations
11Enfin, quelques inspecteurs sont évoqués car ils assurent une mission de concertation entre les instances (préfets, maires, recteurs, présidents d’université, etc.). Les archives d’Ernest Coyecque regorgent de rapports envoyés à ses supérieurs sur la situation déplorable des bibliothèques parisiennes. Grâce à leur expertise et aussi parce que des projets longtemps mûris aboutissent enfin, ils conduisent des réalisations décisives ; ainsi Paule Salvan accompagne la création de l’École nationale supérieure de bibliothécaires (ENSB). L’Inspection générale des bibliothèques est l’aboutissement d’une carrière pour Maurice Caillet, André Masson ou Henri Vendel. Ils suivent le développement des équipements de lecture publique et des BU, mis en œuvre à partir de 1945 par la DBLP.
Ordonner et bâtir
Ils vivaient le métier de bibliothécaire comme un « métier de conquérant. »
- 6 Jacqueline Gascuel-Cart, « René Fillet : biographie à plusieurs voix », Bulletin des bibliothèques (...)
Jacqueline Gascuel-Cart6
Les ordonnateurs
12Le classement et l’inventaire des manuscrits et collections issues des confiscations de la révolution de 1789 occupent le temps et l’esprit des bibliothécaires au XIXe siècle. Ils établissent, éditent nombre d’inventaires et déploient une intense activité catalographique. Ces tâches obscures balisent les contours de la connaissance en facilitant l’entrée au cœur des collections dans un siècle d’explosion de l’édition imprimée. La Bibliothèque impériale puis nationale y joue un rôle moteur. Jules Taschereau puis Léopold Delisle en sont les organisateurs et ils emportent dans leur sillage une légion de catalogueurs, recenseurs, rédacteurs… La belle écriture est une qualité indispensable pour réaliser cette tâche. Le travail sur les collections est largement cité dans les biographies. Alphonse Vétault, de la ville de Rennes, réorganise, classe, enrichit les fonds et fait de cette bibliothèque une référence.
- 7 Voir Principes méthodologiques.
13Les conservateurs s’investissent aussi dans la valorisation par le biais d’expositions et de publications. Jacques Guignard programme (entre autres) Les trésors de la Bibliothèque de l’Arsenal, une exposition testament. La mise en valeur des collections passe aussi par une importante activité de compilation et d’écriture Paul Dorveaux, de l’École supérieure de pharmacie, rédige de nombreuses biographies d’apothicaires. Même à la retraite, les époux Michel continuent à travailler sur Le répertoire des ouvrages imprimés en langue italienne au XVIIe siècle dans un « bureau italien » mis à leur disposition à la bibliothèque Mazarine. Au XXe siècle, le travail sur les collections se structure et se normalise au niveau international. Louise-Noëlle Malclès est rapporteuse du Comité consultatif international de bibliographie de l’Unesco. Le critère chronologique7 ne permet pas de prendre en compte la grande révolution informatique mais ces avancées technologiques apparaissent timidement dans les biographies. Jean-Pierre Seguin produit le premier exemplaire d’un vidéodisque français en 1980. Les métiers liés aux modes de communication du savoir sont tributaires des mutations technologiques.
Les bâtisseurs
14La seconde grande activité des bibliothécaires est l’aménagement des bâtiments et la structuration des réseaux. Plus de 50 bibliothécaires dirigent des établissements et ils sont tous au XXe siècle en charge de rénovation ou construction d’espaces. Gabrielle Duprat pilote le projet de construction de la nouvelle bibliothèque du Muséum qui dure vingt-cinq ans. Le voyage aux Amériques exalte les esprits inventifs, les différents séjours d'étude aux États-Unis d’Yvonne Oddon, l’aident à concevoir une bibliothèque originale au musée de l’Homme. La carrière de Jean Bleton (DBLP) est atypique mais exemplaire, spécialiste de l’architecture, il participe à l’aménagement ou à la construction de 254 bibliothèques dans le monde.
15La structuration des réseaux apparaît au début du XXe siècle. Louis Desgraves, directeur de la bibliothèque municipale de Bordeaux de 1947 à 1970, crée un des premiers réseaux de lecture publique avec 13 bibliothèques de quartier et 2 bibliobus urbains. Plusieurs explorateurs d’une nouvelle répartition territoriale sont biographiés comme Pierre Lelièvre qui propose à Nantes en 1937 un projet de bibliothèque régionale ou Albert Ronsin qui développe la théorie des bibliothèques de secteur. La mise en place des BCP en 1945 est une étape dans l’organisation départementale, d’autant que les directions sont souvent couplées. René Fillet, qui cumule les fonctions de direction de la BM de Tours et de la BCP d’Indre-et-Loire, lance un bibliobus scolaire municipal qu’il étend au département. Les réseaux sont aussi thématiques. La première bibliothèque jeunesse ouvre en 1924 à Paris. Ses fondatrices, Marguerite Gruny, Claire Huchet et Mathilde Leriche, seront consultées par tous ceux et toutes celles qui ouvrent des sections jeunesse. Elles écrivent des articles, donnent des cours et elles contribuent à la reconnaissance de la littérature pour la jeunesse en créant des collections ou des prix.
Former, publier, militer
Cette lecture [préface du « Catalogue général des livres imprimés » de Delisle] produisit en moi une émotion de même nature que celle que m’avait procurée la première vision des salles et des collections : une admiration révérencieuse pour quelque chose d’unique, et, je le dis comme je le ressentis, sacrée.
- 8 Jean-Pierre Seguin, Eugène Morel et la lecture publique : 1869-1934, un prophète en son pays, Pari (...)
Eugène Morel8
- 9 Élodie Bonavent, Être une femme bibliothécaire : analyse du regard de la littérature professionnel (...)
16Plus d’un tiers des bibliothécaires du corpus sont issus de l’École nationale des chartes (ENC). 39 sont archivistes-paléographes dont trois femmes : Thérèse Kleindienst, Gabrielle Duprat et Suzanne Honoré. La première femme entre à l’ENC en 1906, elles sont deux en 1916, puis elles représentent 50 % des effectifs en 19249. Cette école a été créée en 1821 afin de former de nouveaux professionnels auxiliaires aux études historiques capables d’analyser les collections issues des confiscations révolutionnaires. Les étudiants reçoivent des enseignements en paléographie, droit féodal, numismatique, techniques archivistiques… Ces compétences sont largement mises à contribution dans leur poste et ailleurs. François Gebelin, bibliothécaire à la Cour de cassation, collabore comme expert en écritures du Tribunal de grande instance de Paris
17De nombreux bibliothécaires de ce corpus ne disposent pas de formation spécifique, ils sont diplômés de l’enseignement supérieur en sciences humaines, en lettres ou philosophie. Les bibliothèques scientifiques recrutent dans leur spécialité, François-Louis Hahn de la bibliothèque de la Faculté de médecine de Paris est docteur dans cette discipline. Les niveaux de diplôme sont élevés.
18Le mode de recrutement est très varié. Le stage préalable est de rigueur dans les bibliothèques parisiennes, Renée Lemaître reste stagiaire de 1943 à 1945 à la bibliothèque l'Heure joyeuse. Alfred Franklin entre à la bibliothèque Mazarine sur un poste de surnuméraire (attaché non rétribué) de 1856 à 1875 ! Le jeu des influences permet à Hélène Cadou d’être nommée à la bibliothèque d’Orléans en 1951, à la suite d'une proposition du maire Roger Secrétain.
- 10 Françoise Hecquard, La formation de bibliothécaires : l'enseignement de l'Association des biblioth (...)
19La normalisation du recrutement s’organise progressivement avec la mise en place d’examens professionnels comme le Certificat d'aptitude aux fonctions de bibliothécaire (CAFB) à partir de 1879. La préparation de ces diplômes se fait essentiellement sous forme de stages en bibliothèque, il n’existe pas encore de formation. Les militants de l’ABF cherchent à organiser une formation professionnelle. Eugène Morel anime des conférences d’initiation au métier entre 1910 et 1913. En 1923, à l’initiative du Comité américain pour les régions dévastées (CARD), est ouverte une École des bibliothécaires qui forme plus de 130 étudiants dont 90 % de femmes. Marcelle Bouyssi, Georgette de Grolier, Yvonne Oddon, suivent cette formation. L’école ferme en 1929 mais elle a posé les jalons d’un nouvel enseignement de la bibliothéconomie, plus pragmatique. Gabriel Henriot crée plusieurs centres dont l’École de bibliothécaires de l’Institut catholique de Paris. Au sein de l’ABF, Myriem Foncin met en place en 1938 une formation élémentaire qui deviendra « l’auxiliaire »10. L’organisation de la formation se stabilise après-guerre grâce à la DBLP. Pierre Lelièvre et Paule Salvan sont particulièrement chargés de ces dossiers et ils souhaitent un enseignement pratique et théorique dispensé par des pairs. Les personnels des petites et moyennes bibliothèques se qualifient en passant un nouveau CAFB. Le diplôme supérieur de bibliothécaire (DSB) permet de passer le concours de bibliothécaire, au niveau de la licence. Le décret du 12 juillet 1963 institue l’ENSB pour les responsables des grands établissements. Les praticiens sont les principaux enseignants des différents centres de formation. Les bibliothécaires formateurs sont nombreux dans cet ouvrage, comme Aline Payen Puget qui enseigne le catalogage pendant plus de 50 ans.
20Cette activité d’enseignement est souvent suivie par des publications. Quasiment tous ces bibliothécaires ont écrit des manuels, ont partagé leur expérience et ont polémiqué avec ardeur. Henri Lemaître, infatigable promoteur de la cause des bibliothèques, a été directeur de revue, traducteur, auteur, enseignant et évidemment président de l’ABF.
21Au XXe siècle, les professionnels se regroupent au sein d’associations pour porter un discours construit et unifié vers les pouvoirs publics. L’ABF est la principale association citée avec l’Union française des organismes de documentation (UFOD). Au fil du siècle, les bibliothécaires militent au niveau international. Henri Lemaître participe à la création de la Fédération internationale des associations de bibliothécaires (FIAB) en 1929. Jacqueline Viaux, de la bibliothèque Forney, est la première présidente d’un groupe des bibliothèques d’art au sein de cette fédération devenue l’International federation of library associations and institutions (IFLA) L’action internationale est aussi sociale avec Jacqueline Gascuel qui soutient le développement de l’éducation en Afrique subsaharienne.
Écrire et chercher
Un habit d’Arlequin ?
- 11 Bertrand Calenge (dir.), Bibliothécaire, quel métier ? Paris, Éditions du Cercle de la Librairie, (...)
Bertrand Calenge11
22Ces bibliothécaires font preuve d’un dynamisme qui se déploie dans de multiples activités. La polyactivité figure parmi les critères de sélection car ce bouillonnement ne nuit pas à l’exercice de la profession mais au contraire montre un engagement dans la société.
23L’activité intellectuelle est la plus répandue. Comment ne pas citer Henri-Jean Martin, père fondateur mondialement reconnu de l’histoire du livre ou Jean Adhémar qui développa le modèle du conservateur expert dans les cercles d’historiens de l’art ? Quasiment tous les bibliothécaires sont responsables de sociétés savantes qui œuvrent dans leur spécialité ou dans l’histoire locale. Georges Musset, directeur de la BM de La Rochelle, poursuit ses recherches au cœur des réseaux savants de la Charente-Inférieure et il sillonne la région pour surveiller les fouilles archéologiques dans des domaines de recherche encore peu explorés, comme la préhistoire ou l’étude des patois. De nombreuses sociétés savantes sont dirigées et/ou animées par des bibliothécaires. On pourrait les qualifier du mot un peu désuet de polygraphes. Curieux, ils s’intéressent à des sujets variés et transmettent de manière didactique leur savoir, comme Henri Vendel, adepte du naturisme, qui publie une étude en trois volumes intitulée Faut-il vivre nus ? Paule Dumaître, directrice de la bibliothèque de la faculté de médecine de Paris attend la retraite pour écrire une biographie de référence sur Ambroise Paré.
- 12 Brigitte Richter, Journal, Institut Mémoires de l’édition contemporaine, 1995. Fonds Brigitte et N (...)
24Pierre Lelièvre confie être devenu bibliothécaire à la suite d’un échec littéraire. À l’inverse, Paul Lacroix a publié plusieurs romans avant de de commencer sa nouvelle carrière à la bibliothèque de l’Arsenal. Les productions littéraires procurent une bien faible sécurité matérielle qui peut être améliorée par un poste en bibliothèque. La proximité avec les œuvres mais aussi avec le public est un environnement propice à la création. « Écrire est mon second métier »12 confie Brigitte Richter dans son journal, cette affirmation est certainement partagée par Pol Neveux, Eugène Morel, Albert Lantoine, Alfred Franklin, Hélène Cadou… pour ne citer qu’eux.
25Ils sont beaucoup moins nombreux à s’investir dans l’action politique. Lucien Herr est un socialiste convaincu, cofondateur du journal L’Humanité et de la Ligue des droits de l’homme. Il était aussi dreyfusard comme Auguste Molinier qui intervint dans l’analyse documentaire et graphologique en déposant en tant qu’expert dans le procès Zola. Jules Troubat milite pour la République au début du Second Empire aux côtés de George Sand. Yvonne Oddon, Jean Bleton, Henri Vendel, sont emportés par les tragédies nationales et participent à des réseaux de Résistance. Certains portent le combat syndical, Suzanne Honoré est secrétaire générale du Syndicat national des bibliothèques. Les événements de Mai 68 ne laissent pas indifférents et plus de 300 bibliothécaires se réunissent lors des Assises nationales pour définir leur rôle et place dans la société. Ils sont rares à occuper des fonctions politiques, Gérard Thirion est une exception dans ses fonctions de maire, conseiller général de Meurthe-et-Moselle et vice-président du district urbain de Nancy. D’ailleurs, les bibliothèques comptent peu dans les programmes des dirigeants politiques, excepté celui de Georges Pompidou. Le développement des bibliothèques mûrit en synergie avec l’évolution du niveau de l’éducation, de l’urbanisation et de la démocratisation culturelle.
Vivre
Si les bibliothécaires sont de drôles d'oiseaux, ils n'en sont pas vraiment, sinon pour certain.es, de mauvaise augure, prédisant leur propre disparition. On se dit qu'ils ou elles exagèrent. Mais comme l'impensable peut s’avérer possible.
- 13 Sophie G. Lucas, Désherbage : que vient-on faire dans une bibliothèque ? Lille, Éditions La Contre (...)
Sophie G. Lucas13
26La vie personnelle des bibliothécaires a été difficile à retracer par discrétion ou par manque de sources. Toutefois, quelques données apportent des précisions sociologiques.
- 14 Mary Niles Maack, “Women Librarians in France: The First Generation”, Journal of Library History, (...)
27Le nombre d’hommes est écrasant, 21 femmes sont chroniquées. 20 % des biographies sont consacrées à des femmes ayant exercé uniquement au XXe siècle. Les femmes sont absentes des bibliothèques au XIXe siècle. Si la Première Guerre mondiale accentue l'entrée de femmes dans le monde du travail, le modèle des bibliothécaires américaines, venues par le biais du CARD, accélère leur arrivée dans la profession14. Elles suivent de brillantes études mais débutent souvent comme stagiaires ou bénévoles pour évoluer lentement vers des postes à responsabilité. Suzanne Briet, reçue première au CAFB en 1924, fait partie des premières femmes recrutées à la BN. Suzanne Honoré sort major de l’ENC en 1932, malgré ce brillant parcours, elle entre en 1936 comme chômeuse intellectuelle à la BN. Elles défrichent le terrain du féminisme en occupant des fonctions qui ont toujours été celles des hommes. Myriem Foncin est la première femme à diriger à la BN un département de collections, celui des Cartes et plans en 1942, elle est aussi la première présidente de l'ABF. Elles exercent dans différents types de bibliothèques et certaines ont des fonctions innovantes. En 1961, Alice Garrigoux devient l’archiviste officielle de l’Élysée et collabore étroitement avec le général de Gaulle lors de la rédaction de ses Mémoires. Jacqueline Gascuel crée et dirige la collection « Bibliothèques » aux éditions du Cercle de la Librairie. Leur investissement professionnel ne les empêche pas de poursuivre des actions militantes et/ou de développer des travaux scientifiques. Suzanne Briet, Louise-Noëlle Malclès sont reconnues comme des spécialistes internationales de la bibliographie.
28Le monde des bibliothèques est une affaire de famille. À l'hérédité sociale très fréquente dans la fonction publique, s’ajoute ici la transmission d’un métier. La reproduction d’un modèle (souvent paternel) engendre des vocations sincères. Pour souligner cette situation, nous avons choisi d’écrire des notices familiales pour Henri et Renée Lemaître, Charles et Victor Mortet, Maurice et Robert Caillet, Éric et Georgette de Grolier. Certaines dynasties familiales s’emparent d’une spécialité comme les Mondain Monval qui gèrent des collections théâtrales ou les Hahn qui occupent la fonction de directeur de la bibliothèque de la Faculté de médecine de Paris pendant 85 ans. D’autres auraient pu faire l’objet de biographies familiales comme Georges Collon qui prend la suite de son père à la direction de la BM de Tours ou les Babelon, archivistes paléographes sur trois générations.
29Les professions des parents ne sont pas toujours connues et plus de la moitié des notices ne précisent pas les conditions sociales d'origine. Les classes moyennes et la fonction publique dominent. Les métiers des parents les plus fréquents sont l'enseignement (8), l'artisanat (7), le commerce (7), l'armée (5), le droit (4), la fonction publique (2), la paysannerie (2), la médecine (2). Ces bibliothécaires sont issus de familles dotées d’un statut social relativement aisé.
30Les origines géographiques sont diversifiées avec 64 lieux de naissance répartis sur toute la France. 4 naissent à l’étranger. Ils sont 44 à mourir à Paris, ce mouvement migratoire est caractéristique du déplacement des populations des campagnes vers les villes de l’entre-deux siècles. Chojecki est le seul étranger à travailler en bibliothèque.
31Les carrières sont longues. Henri Joly reste 39 années à la tête des BM de Lyon, Julien Cain quitte ses fonctions d'administrateur de la BN et de directeur de la DBLP à l’âge de 73 ans. Marcelle Bouyssi a 62 ans quand elle est nommée à la direction des bibliothèques de Toulouse et André-Alfred Hahn prend sa retraite à 70 ans. La fin de la carrière ne signifie pas un retrait du métier. Ernest Coyecque poursuit ses actions associatives et quelques mois avant son décès, il participe encore à l'inauguration de la bibliothèque de Boulogne-Billancourt. La vie s’arrête parfois brusquement et Auguste Castan meurt d’une attaque d’apoplexie dans la salle de lecture de la bibliothèque de Besançon.
32Les appartenances religieuses sont peu mentionnées. Si la fonction de bibliothécaire était fréquemment réservée aux prêtres jusqu’au XVIIIe siècle, cet usage a disparu. Marcel Langlois, de l’Institut catholique de Paris, est l’unique abbé de ce dictionnaire. Le christianisme demeure la religion la plus citée, Élie Fleur, Albert Labarre ou Suzanne Briet affirment leur catholicisme. Si Noë Richter est juif, il intègre la laïcité comme un élément déterminant du service public.
33Les distinctions honorifiques récompensent des personnes pour leurs mérites personnels et professionnels au service d'une cause, d'une collectivité ou d’actions particulières. Les bibliothécaires sont distingués par diverses récompenses. La Légion d'honneur est la plus élevée des distinctions nationales : 36 sont nommés chevaliers, 13 sont officiers, 4 commandeurs. Julien Cain est honoré de la Grand-croix [sic]. Le ministère de l'Éducation nationale décore dix bibliothécaires par les Palmes académiques. L'ordre national du Mérite récompense treize récipiendaires pour les mérites acquis dans une fonction publique, civile ou militaire. La guerre traverse la vie de plusieurs bibliothécaires qui sont récompensés par 7 croix de guerre. Ces distinctions récompensent des mérites tangibles mais aussi des parcours de vie.
- 15 Ajoute Isabelle Antonutti [Note de l'auteure].
Qu’est-ce qu’un bibliothécaire ? Un homme-orchestre [ou une femme ?15], à compétences multiples qui s’investit dans des activités variées.
- 17 Anne-Marie Bertrand, L’identité professionnelle des bibliothécaires, Intervention dans le cadre de (...)
- 18 Nathalie Marcerou-Ramel (dir.), Les métiers des bibliothèques, Paris, Éditions du Cercle de la Lib (...)
- 19 Renée Lemaître, « Images de bibliothécaires, hier et aujourd’hui », Bibliographie de la France, 28 (...)
- 20 Marie Garambois, Le métier de bibliothécaire à l'épreuve des stéréotypes : changer d'image, un enj (...)
34Les professionnels retenus dans ce dictionnaire ont cette particularité d’avoir, modestement mais avec passion, enrichi la société. D’un siècle à l’autre, des valeurs communes les portent17. Ils exercent un métier de conviction, au service de la connaissance où la culture représente un outil de construction de soi. Leurs fonctions s’organisent en relation avec les publics, les tutelles et les partenaires. Enfin, le métier est technique avec des méthodes et des savoir-faire. L'identité professionnelle n’est jamais définitivement acquise, elle évolue sous la pression des modifications de l'environnement et les métiers liés aux modes de communication du savoir sont largement tributaires des mutations technologiques18. Ces changements brouillent l’image publique et les bibliothécaires sont victimes de nombreux clichés19. Les professionnels eux-mêmes font parfois preuve de sévérité critique sur leur métier20. Un décalage persiste entre la figure symbolique et la vie professionnelle des bibliothécaires.
35Alors, souhaitons que ces récits de vie dégagent des lignes de force pour enraciner le métier dans une hérédité riche de correspondances !
Notes
1 Lettre non datée, Archives Renée Lemaître, Enssib.
2 Noë Richter, Bâtisseurs et acteurs de la lecture : répertoire biographique suivi d’une chronologie sommaire, 2e éd. revue et augmentée, Bernay, Société d'histoire de la lecture, 1999 (coll. Matériaux pour une histoire de la lecture et de ses institutions).
3 Dominique Lahary et Véronique Mesguich, « Solubilités du bibliothécaire », in Jérôme Pouchol (dir.), Calenge par Bertrand, parcours de lecture dans le Carnet d’un bibliothécaire : du blog au book, Villeurbanne, Presses de l’Enssib, 2018 (coll. La Numérique). [En ligne] < http://books.openedition.org/pressesenssib/2178 >.
4 Pierre Lelièvre, « De l’association des bibliothécaires français à la direction des bibliothèques : souvenirs », in Yves-Marie Bercé, Olivier Guyotjeannin et Marc Smith (éd.), L’École nationale des chartes : histoire de l’École depuis 1821, Thionville, G. Klopp éditeur, 1997, p. 268.
5 Jules Cousin, « Biographie d’un musée et d’un homme », La plume : revue littéraire et artistique, janvier 1892, p. 31‑32. [En ligne] < https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k15596m/f40.item >.
6 Jacqueline Gascuel-Cart, « René Fillet : biographie à plusieurs voix », Bulletin des bibliothèques de France, 1998, n° 4, p. 150-150. [En ligne] < http://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-1998-04-0150-006 >.
7 Voir Principes méthodologiques.
8 Jean-Pierre Seguin, Eugène Morel et la lecture publique : 1869-1934, un prophète en son pays, Paris, Éditions de la Bibliothèque publique d’information/Centre Georges Pompidou, 1994 (coll. Études et recherche), p. 9. [En ligne] < http://books.openedition.org/bibpompidou/1827 >.
9 Élodie Bonavent, Être une femme bibliothécaire : analyse du regard de la littérature professionnelle (début du XXe siècle – années 1970), Mémoire de Master, sous la direction de Véronique Sarrazin : Angers, université Angers, 2018. [En ligne] < http://dune.univ-angers.fr/fichiers/14000107/2018HMSIB9305/fichier/9305F.pdf >.
10 Françoise Hecquard, La formation de bibliothécaires : l'enseignement de l'Association des bibliothécaires français de 1910 à 1991, Paris, Association des bibliothécaires français, 1992, 64 p.
11 Bertrand Calenge (dir.), Bibliothécaire, quel métier ? Paris, Éditions du Cercle de la Librairie, 2004 (coll. Bibliothèques), p. 15.
12 Brigitte Richter, Journal, Institut Mémoires de l’édition contemporaine, 1995. Fonds Brigitte et Noë Richter.
13 Sophie G. Lucas, Désherbage : que vient-on faire dans une bibliothèque ? Lille, Éditions La Contre Allée, 2019 (coll. Un singulier pluriel), p. 49.
14 Mary Niles Maack, “Women Librarians in France: The First Generation”, Journal of Library History, Fall 1983, vol. 18, n° 4, p. 407-449.
15 Ajoute Isabelle Antonutti [Note de l'auteure].
16 Noë Richter, 30 ans de pratiques et d’interrogations renouvelées, 24 octobre 2003, Séminaire de Jean-Yves Mollier, Institut Mémoires de l’édition contemporaine, Fonds Brigitte et Noë Richter.
17 Anne-Marie Bertrand, L’identité professionnelle des bibliothécaires, Intervention dans le cadre des Journées d’étude de l’ADBDP, 2003. [En ligne] < www.abd-asso.org/index.php/la-doc/cr-journees-d-etude/47-conferences/318-identite-professionnelle-2003 >.
18 Nathalie Marcerou-Ramel (dir.), Les métiers des bibliothèques, Paris, Éditions du Cercle de la Librairie (coll. Bibliothèques), 2017.
19 Renée Lemaître, « Images de bibliothécaires, hier et aujourd’hui », Bibliographie de la France, 28 janvier 1976, p. 108.
20 Marie Garambois, Le métier de bibliothécaire à l'épreuve des stéréotypes : changer d'image, un enjeu pour l'advocacy ? Mémoire d’étude de conservateur des bibliothèques, sous la direction de Christophe Evans : Villeurbanne, Enssib, janvier 2017. [En ligne] < http://www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/documents/67444-le-metier-de-bibliothecaire-a-l-epreuve-des-stereotypes-changer-d-image-un-enjeu-pour-l-advocacy.pdf >.
© Presses de l’enssib, 2020