Approcher le périurbain des cités antiques : Pompéi, un cas d’étude exemplaire ?
p. 153-182
Résumés
Les études récentes sur le périurbain antique remettent en cause la traditionnelle dichotomie entre ville et campagne, dont la séparation serait représentée par les fortifications. Le modèle de zones périurbaines servant de transition entre les espaces de la cité est en effet à privilégier. Le rôle et l’emprise spatiale de ces marges urbaines restent difficiles à cerner et l’habitude de placer les limites du périurbain entre les remparts et les nécropoles semble à nuancer. Dans cette optique, le site de Pompéi, laboratoire de la ville antique de par sa fin tragique, permet-il d’approcher ce périurbain antique ? Les récentes études mettent en exergue un espace capable de mutation et d’adaptation, aux multiples fonctions spécialisées et imbriquées, mais régi par une autorité. En cherchant à observer des dynamiques en plus des formes, ces marges urbaines apparaissent aussi suffisamment souples et importantes dans la vie de la cité pour occasionnellement s’affranchir de leurs limites.
Recent studies on the ancient peri-urban area question the traditional dichotomy between the city and its countryside, whose separation would be represented by fortifications. The model of peri-urban areas serving as a transition between the city’s spaces is indeed to be favored. The role and spatial influence of these urban margins remain difficult to define and the habit of placing the limits of the peri-urban area between the city walls and the necropolises seems to be redefined. From this perspective, does the site of Pompeii, laboratory of the ancient city by its tragic end, allow us to approach this ancient peri-urban area? Recent studies highlight a space capable of mutation and adaptation, with multiple specialized and interwoven functions, but governed by an authority. By seeking to observe dynamics in addition to forms, these urban margins also appear sufficiently flexible and important in the life of the city to occasionally overcome their limits.
Entrées d’index
Mots-clés : antiquité romaine, faubourg, limites urbaines, périurbain
Index géographique : Pompéi
Keywords : Roman Antiquity, urban limits, suburb, peri-urban
Texte intégral
1Un des objectifs de la journée d’étude1 dont le présent volume fait état était de réfléchir sur la pertinence de l’utilisation du concept moderne de « périurbain » appliqué à l’Antiquité. Ainsi, on observe d’une part que cette notion est un apport assez récent dans l’historiographie des études sur les villes contemporaines, qu’elle reste délicate à transposer à l’Antiquité et donc souvent absente de la réflexion des chercheurs s’intéressant à cette période. Cependant, les recherches récentes sur les espaces périphériques des villes antiques, en dépassant la conception classique que nous avons de la Cité2, remettent en cause la traditionnelle dichotomie entre la ville et la campagne, l’intérieur et l’extérieur, dont la séparation serait matérialisée par les fortifications du noyau urbain. En effet, l’enceinte, limite structurelle et fixe, lorsqu’elle existe, ne permet pas toujours une distinction franche entre l’urbain et le rural. La prise en compte des zones périurbaines, servant d’espace de transition ou d’interface entre la ville et son territoire, trouve alors tout son sens pour restituer une vision plus complète du fait urbain antique.
2Objet d’une terminologie spécifique, dès l’Antiquité grecque et romaine, l’espace périurbain est couramment défini d’un point de vue spatial, comme situé « au pied des murs » de la ville – pour reprendre l’intitulé de notre journée d’étude. L’enceinte indiquant alors la limite entre l’urbain et le périurbain, les caractéristiques de cette zone intermédiaire entre ville et espace rural demeurent toutefois moins clairement identifiées. Les nécropoles de la ville peuvent cependant être un repère distinctif du périurbain par rapport à la campagne, mais la frontière entre ces deux espaces reste finalement imprécise, en dehors des rares cas où elle est juridiquement établie, comme à Rome3. Les recherches actuelles sur les fonctions des enceintes, souvent associées à la notion de pomerium – bien que ces deux éléments ne soient pas automatiquement confondus –, incitent dans certains cas à ne pas y voir une frontière absolue entre la ville et ses alentours. Il apparaît donc que la définition de l’espace périurbain au sein de la Cité antique, à partir d’une approche structurelle, pourrait être à compléter.
3Dans cette optique, en brossant un rapide portrait des problématiques liées à l’étude des périphéries urbaines, et à l’aide de quelques exemples choisis, nous tenterons d’éprouver ces concepts sur le site emblématique de Pompéi, laboratoire de la ville antique en raison de son exceptionnel état de conservation et de dégagement. Nous chercherons à observer si la documentation disponible fournit un cas de réflexion exemplaire, conduisant à dégager des critères de recherche en vue de mieux appréhender les éléments constitutifs de ce périurbain antique. Cette étude nous amènera notamment à réfléchir sur la place des activités dites périurbaines et sur l’utilisation de critères fonctionnels dans l’identification de cet espace intimement lié à la ville. En effet, des données archéologiques présentent certaines composantes habituellement urbaines mais retrouvées extra muros, ainsi que des éléments que l’on attendrait hors les murs et qui se trouvent intra muros. Enfin, ces marges doivent être abordées d’un point de vue dynamique, dans leurs liens avec le noyau urbain et la campagne, mais aussi au sein de leur propre espace, entre leurs différentes composantes.
La notion contemporaine de périurbain
4Avant d’établir un modèle antique du « périurbain » et d’observer son application sur le site de Pompéi, une digression semble nécessaire afin de réfléchir à la terminologie moderne utilisée pour étudier les cités anciennes. Bien que le « prototype » des villes actuelles se soit largement éloigné de son aîné antique, certaines réflexions sont à même de nous proposer des pistes de recherche intéressantes.
5La périurbanisation est au cœur de la recherche actuelle sur la ville contemporaine. Les études qui lui sont consacrées sont riches d’enseignements : d’une part elles observent les problèmes de délimitation des zones périurbaines de villes qui ne sont pas cernées par des remparts, et d’autre part, elles montrent la diversité et le caractère fluctuant des définitions. Dès lors et dans la recherche d’une définition du périurbain antique, une approche diachronique du phénomène permet de mieux le cerner et le comprendre. En effet, des problématiques communes apparaissent, comme celles des fonctions du périurbain pour la ville ou de la place de l’agriculture dans ces marges urbaines.
6Le terme « périurbain » est un néologisme qui apparaît dans les publications de géographie urbaine dans le courant des années 1960 en France, alors que dans la littérature anglo-saxonne, le terme de « suburb » est utilisé dès le début du xxe siècle4, en s’inspirant directement du latin « suburbium ». Depuis les années 1970, tout un vocabulaire a été créé afin de caractériser les zones périurbaines et de rendre compte de la diversité des faits et des approches : ville éclatée, rurbanisation, exurbanisation, poussée urbaine, périurbanisation, etc. On utilise également les termes de périphérie, suburbain, banlieue et franges urbaines, par exemple, bien que certains soient anachroniques et/ou recèlent des connotations négatives. Plus récemment, la question de ces espaces périphériques a notamment été traitée par le biais des « marges », comme l’atteste le programme des concours Capes et Agrégation 2016-20175, travaillant à différentes échelles : des « marges urbaines » aux « marges territoriales » de grande ampleur.
7Autant de termes qui relèvent d’une volonté de délimitation spatiale d’un territoire, de caractérisation des formes urbaines ou encore de spécification des mutations territoriales. Cependant, la multiplicité des expressions souligne aussi toute la complexité d’appréhension des processus de la croissance périphérique des agglomérations et donc la difficulté d’aboutir à une qualification « finie » de ce phénomène.
8De plus, il faut souligner que les définitions du périurbain mettent en valeur une conception largement héritée du modèle « centre-périphérie »6, qui fait aujourd’hui l’objet de vives controverses. En effet, essayer de cerner les limites des couronnes périurbaines passe par la définition de l’espace de la ville elle-même, définition qu’il n’est pas toujours facile d’établir. On parle alors parfois « d’éclatement » ou « d’étalement » urbain, amenant à repenser l’étude du phénomène urbain dans sa globalité. Ainsi, la volonté de délimitation stricte pour un espace en évolution constante pose problème et certains chercheurs vont même jusqu’à remettre en question l’utilité d’une telle approche, ce phénomène pouvant être considéré comme « a-spatial »7. Sans aller jusqu’à ces extrêmes – issus des recherches sur la ville contemporaine – il faut prendre acte de la complexité de ces démarches d’analyse et de définition du phénomène, tout en considérant son importance dans notre problématique.
9On notera donc que malgré l’intégrité et la visibilité « physique » des villes actuelles et de leurs périphéries, les travaux qui leur sont consacrés n’en sont pas moins sujets à controverses et les espaces périurbains difficiles à saisir. Cet aspect est d’autant plus sensible que les études réalisées émanent aussi de spécialistes de disciplines différentes. Concernant les cités antiques, pour lesquelles les données sont irrémédiablement incomplètes, une vision globale des sources – écrites et archéologiques – et des différents espaces urbains apparaît indispensable afin d’appréhender le phénomène dans l’ensemble de ses manifestations et d’y puiser des points de comparaison utiles : la présence d’installations de production ou de loisirs, d’adduction d’eau ou de structures de stockage, de jardins, de vergers ou encore la compréhension des « entrées de villes »8, qui participent au débat urbanistique actuel sur les périphéries en tant que marqueur de l’urbain. Cette dernière problématique peut trouver un écho dans les cités antiques où l’on observe la recherche d’une monumentalisation ornementale des axes de circulation aux abords des villes (monuments publics et tombeaux) et donc en périphérie du noyau urbain.
Vers une définition du périurbain antique
10Dans le contexte d’après-guerre, on observe un développement des études liées aux campagnes, au sein des recherches sur la Cité antique, laissant apparaître des problématiques liées aux dimensions, aux fonctions et à l’organisation de ces territoires. La fin des années 1970 marque un intérêt renouvelé pour les recherches d’histoire urbaine, la ville étant considérée en tant que « cadre, objet et sujet », pour reprendre la formule de Bernard Lepetit9. Ce retour à la ville est notamment mis en exergue par la publication de l’Histoire de la France urbaine, dont le premier volume consacré à « La ville antique » paraît en 198010 et fait suite à une série de quatre tomes de la même collection, traitant de l’Histoire de la France rurale parue en 1975-197611. C’est également au début des années 1980 que l’archéologie urbaine connaît un essor considérable, notamment illustré par le colloque de Tours sur ce sujet12. Jusqu’à la fin du xxe siècle, de nombreuses publications illustrent la prolifération des études urbaines, notamment sur l’Antiquité, en lien avec le développement de l’archéologie préventive, causée par les grands travaux contemporains en périphérie des villes et donc des noyaux urbains antiques. La recherche a ainsi bénéficié d’un apport accru de données sur les espaces urbains et périurbains des Cités anciennes. Depuis les années 2000 on remarque un accroissement constant des publications traitant des périphéries urbaines, comme celles traitant du suburbium de Rome, ainsi que des rencontres et des ouvrages se penchant sur la multiplicité des paysages périurbains et ce sur de vastes étendues géographiques et chronologiques13.
11Le croisement des études rurales et urbaines avait notamment montré que le territoire n’était pas une entité homogène, organisée sur le modèle platonicien de la Cité, dans laquelle les relations entre la ville et sa campagne auraient été partout identiques. C’est ce que développe François de Polignac14, lorsqu’il avance que des éléments extérieurs à la ville entraînent des dynamiques qui sont susceptibles d’influencer l’organisation des centres urbains et donc la physionomie même de la cité. On voit alors se profiler une image différente de celle d’un centre urbain à partir duquel tout est organisé et qui structure entièrement le reste du territoire. Bien que le rôle du centre dans l’organisation urbaine ne soit pas à remettre en cause, la prise en compte de l’influence d’éléments périphériques – qu’ils soient plus ou moins éloignés – demeure attractive, particulièrement si on la replace dans la problématique du périurbain et de ses relations avec l’urbain.
12Approcher le périurbain antique n’est pas chose facile, dans le sens où bien que des termes grecs et latins existent et soient établis pour le désigner, nous verrons que la réalité de terrain s’oppose parfois aux textes ou présente plutôt des signes d’adaptation ou d’arrangement. En effet, lorsqu’il est question de périurbain, nous verrons qu’il est souvent difficile d’observer des limites bien définies et que les notions de frontières de l’urbain et celles d’intra et extra muros posent souvent problème, notamment en raison du développement et de la mobilité des marges urbaines.
13Afin d’approfondir notre recherche sur le périurbain antique, nous traiterons la Polis grecque et la Civitas romaine comme un ensemble. En effet, comme le défend Paul Veyne dans son ouvrage L’empire gréco-romain15, les cités grecques et romaines possèdent de nombreux points communs. L’analyse des sociétés antiques comme un tout était déjà l’objectif de la Cité antique16 de Fustel de Coulanges et on retrouve la même approche globalisante, en ce qui concerne l’économie, de Max Weber17 à Moses I. Finley18. Le modèle économique de Max Weber souligne l’interdépendance entre les différents espaces de la Cité et utilise des concepts, ou « idéaltypes », comme la « ville de consommation », la « ville de services » ou la « ville organisatrice »19. À la recherche de pistes, de critères, de structures et de fonctions pour connaître les espaces périurbains antiques, notre démarche débute donc par une rapide étude des textes traitant des périphéries urbaines des villes grecques et romaines, afin d’observer comment ces zones étaient pensées et décrites par leurs contemporains. Nous chercherons ensuite à confronter et compléter cette vision avec la documentation archéologique disponible sur Pompéi.
14La vision traditionnelle définit une Polis ou une Civitas comme une unité politique et économique, constituée par une ville et son territoire. Cependant, il existe une ambiguïté dans l’utilisation de cette terminologie, pouvant laisser penser que tout se passe dans le centre urbain. En effet, comme l’illustrent les recherches de Mogens Herman Hansen20, Polis et Cité peuvent être pensés comme « Cité-État », mais il est courant de parler de cité ou de polis en voulant uniquement désigner la ville. Dans l’Antiquité, cette ambivalence de la notion de polis avait déjà été observée par les auteurs grecs (Aristote, Politique, 3, 1276a), de même qu’en latin, avec le couple formé par civitas et urbs. Dans ce dernier cas, le vocable « ville » est d’un usage encore plus compliqué par l’existence d’autres termes, comme oppidum, mais également parce qu’Urbs désigne la ville par excellence, celle de Rome.
15Éloignée de la traditionnelle dichotomie ville/campagne, une vision tripartite des Cités-États antiques est perceptible dès l’Antiquité et laisse apparaître le champ d’étude qui est le nôtre sur les espaces périurbains. Ainsi, dans la Cité idéale que Platon nous présente dans les Lois, la Polis grecque était constituée d’une ville, l’astu, d’un espace périphérique, le proasteion et d’un territoire, la chôra. Du point de vue morphologique, on retrouve d’ailleurs cet aspect tripartite dans la cité romaine, avec son suburbium, zone intermédiaire entre l’urbs et l’ager. Les Cités-États composées de groupements d’habitations et d’un territoire, présentaient ainsi, dans leur globalité, des aspects politiques, religieux, défensifs, de production et de commerce, d’éducation et de divertissements.
16Pour approcher le périurbain antique, il paraît essentiel d’étudier les termes employés par les auteurs grecs et romains pour définir cet espace autour de l’urbain. En grec, la plus ancienne mention remonte au viie s. av. J.-C. ; et est attribuée à Archiloque. La notion de proasteion (ou proastion), souvent employée au pluriel (proasteia ou proastia), est couramment traduite par « faubourg(s) ». L’évolution de ce terme le conduit à désigner, à la période byzantine, non plus l’espace périphérique de la ville lui-même, mais un bâtiment présent dans cette zone et administrant un domaine21. Cette évolution n’est pas sans rappeler l’adjectif latin suburbanum – sur lequel nous reviendrons –, employé pour désigner des domaines suburbains romains et ayant pu induire l’évolution tardive du terme grec. Les mentions du proasteion et les analyses des textes montrent que ce terme est employé pour définir une extension de la ville en dehors du noyau principal, mais qu’il peut aussi désigner un espace peu densément bâti dans la ville elle-même22.
17Dans le monde romain, les sources traitant de l’espace périurbain sont plus riches lorsqu’il s’agit de la ville de Rome que dans le cas des autres cités. C’est donc sur la ville de Rome que porte la majorité des textes s’intéressant au suburbium et cherchant à définir son cadre spatial, les fonctions qu’il regroupe et le cadre juridique dans lequel il évolue. Bien qu’aucune ville de l’Empire n’ait pu connaître la même emprise, les recherches récentes montrent qu’il est possible de retrouver les caractéristiques du périurbain de Rome dans les autres cités.
18Lorsque Sandrine Agusta Boularot étudie le suburbium de Rome, elle explore les mutations de son espace périurbain au travers des termes qui l’ont désigné et des évolutions de son statut juridique23. Elle distingue deux couronnes d’influence : tout d’abord les continentia loca (parfois nommées continentia aedificia ou continentia tecta24), jouxtant l’Urbs, ce qu’elle appelle les faubourgs de Rome, dont les limites étaient fixées par la loi, et ensuite le suburbium25, qui regrouperait les zones s’étendant au-delà des faubourgs et une seconde couronne. Il s’agit bien sûr d’un exemple à grande échelle et bien qu’une partie de cet espace périurbain possède un cadre juridique précis, ses limites exactes sont mal connues. En effet, dans le développement de Rome, on observe que le noyau urbain circonscrit par l’enceinte servienne la dépassera, créant ces continentia, dont l’appellation ne traduit pas la position d’un espace « en avant de » ou « sous » la ville – comme suburbium –, mais une zone contiguë, attenante à la ville. Par la suite, une grande partie des faubourgs sera englobée dans le périmètre urbain – non fortifié – et dans les quatorze régions d’Auguste, jusqu’à la création de la muraille aurélienne à la fin du iiie s. apr. J.-C. Dans le cas de Rome, on est frappé par la durée au cours de laquelle une importante partie de la ville demeure extra muros. Les autorités ont donc été conduites à légiférer et à introduire la notion de continentia, que leur statut juridique plaçait sous les prérogatives des magistrats de la ville, les rapprochant ainsi de cette « ville » intra muros. S’étendant sur le premier mille, cette couronne n’était pas uniformément développée et ses limites furent repoussées sous Sévère Alexandre26. Enfin, S. Agusta Boularot reprenant un passage du Digeste, de la fin du iie s. apr. J.-C., constate que « Rome en vint à être distinguée de l’Urbs : si cette dernière reste l’espace sacré défini par le pomerium et ceint par la muraille servienne, Rome comprend l’Urbs et aussi les continentia loca à l’extérieur des remparts27 ».
19Par ailleurs, observer ces périphéries urbaines, à partir de la problématique actuelle du « périurbain » et de sa valeur heuristique, permet de dégager des informations auxquelles les études classiques n’aboutissent pas toujours. Ainsi, il est notamment possible d’observer des processus d’urbanisation, s’exprimant dans les espaces périphériques des villes. En effet, le périurbain n’est pas un « non-espace », à l’instar d’un no man’s land, entre urbain et rural, ou une zone d’exclusion de ce que la ville ne tolère pas (sépultures, activités polluantes, déchets), mais un espace où s’expriment également de réelles dynamiques urbaines. Ainsi, en plus de la protection physique marquée par les fortifications, l’espace de la ville est également protégé par une ceinture sacrée formée par des sanctuaires et des divinités spécifiques28. Le périurbain antique est donc considéré parfois comme une extension de la ville – à l’instar de ce que nous nommons aujourd’hui l’étalement urbain – ou comme une succession de couronnes ressemblant de plus en plus à la campagne, mais dont les installations et les fonctions présentes les distinguent de l’espace rural à proprement parler. Espace discontinu se développant plus densément le long des voies ou à proximité de certains pôles d’attraction, on y observe le mélange de caractères proprement urbains et d’autres, plus ruraux, mais aussi l’existence de fonctions qui semblent plus spécifiquement périurbaines.
Pompéi à l’épreuve du périurbain
20Dans la présente étude, nous n’aborderons que la dernière phase de Pompéi, après la déduction de la colonie syllanienne en 80 av. J.-C. et jusqu’à l’éruption du Vésuve en 79 apr. J.-C. Paradoxalement, si Pompéi est une des cités les mieux connues de l’Antiquité romaine, grâce à son état de conservation, l’ampleur des dégagements et l’extraordinaire quantité de publications scientifiques qu’elle a suscitées, sa périphérie demeure particulièrement méconnue en dehors des tombeaux bordant les voies aboutissant aux portes de la ville. Ce manque de recherches, comme nous avons pu l’observer, est le fruit d’une représentation empirique et dichotomique de la Cité antique, amenant à séparer le noyau urbain, délimité par les remparts, de son territoire que l’on n’appréhende qu’à grande échelle. Ce singulier déficit d’intérêt pour les marges urbaines de Pompéi est donc lié à la vision traditionnelle que l’on avait des espaces des Cités, mais résulte également d’un processus administratif. En effet, sous le règne de Joachim Murat (entre 1808 et 1815), les terrains correspondant à l’emprise intra muros de la ville furent achetés par l’État. En dehors de l’espace anciennement dégagé en avant de la porte d’Herculanum, le cadre des recherches se borna dès lors essentiellement à cette zone bien délimitée.
21Nous observerons donc Pompéi comme une sorte d’instantané, de laboratoire de la ville antique, afin de comprendre comment cette cité éclaire nos approches des espaces périurbains de cette période. Pour ce faire, nous ne traiterons pas l’ensemble des données concernant les marges de Pompéi, trop vaste sujet à l’échelle d’une ville, et que nous n’avons pas la prétention de présenter ici dans sa globalité. Cependant, nous aborderons des points précis utiles à notre réflexion sur la caractérisation, la localisation et la délimitation des marges urbaines, ainsi que sur leur implication dans les recherches sur l’économie antique.
22La ville intra muros de Pompéi couvre près de 66 hectares, dont une partie n’est pas dégagée29. Mais ce qui frappe, lorsqu’on observe un plan général des vestiges, c’est le peu de vestiges dégagés extra muros. Ces derniers sont le plus souvent funéraires ou correspondent à quelques luxueuses villae. D’autres, moins connus, témoignent pourtant d’activités économiques. Ainsi, malgré les informations apportées par le site de Pompéi en raison de son état de conservation particulier, l’étendue des dégagements annonce déjà certains problèmes dans la représentation des installations et des activités au sein de la ville. En effet, dans la majorité des études se fondant sur l’espace intra muros, tout un pan économique de la ville semble échapper aux analyses. Par exemple, dans les synthèses exemplaires de Nicolas Monteix sur les boulangeries30 ou les « lieux de métiers » de Pompéi31, seul l’espace intra muros est étudié et représenté sur les cartes de répartition, laissant donc à l’écart une partie des réflexions, en termes de consommation et de production, concernant les espaces périurbains – principalement en raison du peu de données sur les marges urbaines.
23Dès lors, en raison de la documentation disponible et le peu d’informations connues sur l’emprise des périphéries et leur importance, il apparaît que l’analyse globale rendant compte de l’histoire socio-économique de la Cité pourrait en être tronquée. Cependant, les éléments découverts et les réflexions apportées par l’étude de ce site permettent tout de même de nourrir d’intéressantes problématiques liées aux espaces périurbains, à leur localisation et à leur fonction.
Les limites de l’approche structurelle
Le pomerium et les fortifications
24Lorsqu’on étudie les espaces périurbains d’une cité antique, la séparation entre la ville et sa périphérie est traditionnellement marquée par les remparts, lorsqu’ils existent. Dans le cas des villes de droit Romain, ceux-ci sont souvent associés au pomerium, même si ces deux entités ne coïncident pas toujours. Ainsi, comme le rappelle Raymond Chevalier, « la notion de pomerium “locus pone muros”, littéralement ce qui est au-delà du mur, c’est-à-dire le territoire consacré aux dieux, […] marque la limite admise pour les nécropoles32 » : c’est donc cette enceinte sacrée qui définit l’espace de la ville, plus que les remparts, mais elle sert surtout à grouper les activités civiques, politiques et juridiques à l’intérieur et à rejeter ce qui est de l’ordre du funéraire et du militaire à l’extérieur.
25Cette vision classique, faisant des nécropoles un intermédiaire entre la ville et la campagne, apparaît particulièrement réductrice quant aux activités présentes extra pomerium. Les chercheurs les limitent souvent, notamment dans le cas de Pompéi, à la seule fonction funéraire. Ainsi, il est courant de nommer les espaces en avant des portes de la ville comme étant « la nécropole de la porte du Vésuve », « la nécropole de la porte de Nocera », « la nécropole de la porte d’Herculanum », etc.33. Cette démarche tend à réduire les structures non funéraires identifiées extra muros, à des « cas particuliers » – dont on peinerait à expliquer la présence – au sein d’un espace de nécropoles, comme continuent à l’écrire certains chercheurs34.
26Ce constat récurrent faisant des abords des cités le domaine des morts, en opposition à celui des vivants, intra muros, résulte en réalité d’un topos et plus encore du manque d’intérêt et donc de fouilles réalisées dans ces marges urbaines. Le monde dit « des morts » est en fait intimement lié à la ville, car il est surtout celui des vivants s’occupant des défunts et des citoyens, que les impératifs sociaux poussent à fréquenter les nécropoles. Cette fréquentation entraîne une vaste organisation sociale et une gestion de l’espace impliquant des pratiques de mise en scène des élites, mais également une intense activité religieuse et économique, portée par les entreprises de pompes funèbres, de construction et d’entretien, mais aussi par ceux qui exécutent les processions et les rites sacrés.
27Il est donc nécessaire de dépasser l’habitude culturelle de contraste, d’opposition ou de différenciation entre intérieur et extérieur, espace urbain et territoire rural. Il devient alors possible d’appréhender la ville dans sa globalité et sans en occulter la partie traditionnellement considérée comme marginale ou appartenant au seul domaine funéraire. En effet, en dehors des nécropoles, nous observons que certaines composantes du fait urbain se retrouvent extra muros, alors que des éléments que l’on rapproche du fait périurbain, et que l’on place donc empiriquement hors les murs, se retrouvent intra muros. Ainsi, grâce à une définition du périurbain antique qui se détache du seul critère spatial d’exclusion – que l’on place traditionnellement au niveau de l’enceinte – nous verrons comment le site de Pompéi illustre l’expansion d’une ville romaine contrainte par ses fortifications.
28La déduction coloniale de Pompéi a lieu en 80 av. J.-C. alors que la ville possède déjà des remparts et donc des limites au moins structurelles : ce n’est donc pas une colonie fondée ex novo. Il est alors légitime de se demander comment fut marquée la limite de la ville dans ces conditions et quel est le lien avec l’enceinte préexistante.
29Sans entrer dans le débat concernant l’emprise et l’évolution des fortifications35, il convient de revenir sur la notion de pomerium appliquée à Pompéi, mais aussi sur l’existence de terrains publics bordant le rempart de part et d’autre. Il existe en effet des espaces réservés sur lesquels sont implantées deux voies périphériques, interne et externe, souvent nommées « pomériales » dans la littérature archéologique. Selon certains chercheurs comme Matteo Della Corte36, les espaces ainsi ménagés en avant et en arrière des fortifications correspondraient au pomerium, impliquant qu’ils étaient considérés comme publics. Mais l’interprétation de ces terrains comme faisant partie du pomerium a été remise en cause. La notion même de pomerium est difficile à définir et à caractériser avec certitude, tout comme son tracé, ce qui amène à de nombreux débats et oppositions. Pour s’en tenir au cas pompéien et à ces zones où s’affrontent les intérêts publics et privés, sacrés et profanes, des divergences d’interprétation se font jour, tirant d’ailleurs leur origine dans les textes antiques37. Les auteurs antiques considéraient le pomerium soit comme une ligne, soit comme une bande ; pour les partisans de la seconde acception, il s’agirait de l’emprise des remparts, à laquelle on adjoindrait parfois un espace « pomérial », intérieur et/ou extérieur38.
30Au début du xxe siècle, Matteo Della Corte suivait cette interprétation39. Mais cette théorie fut contestée dès 1939, notamment par Emilio Magaldi40, puis par André Magdelain qui, à la fin du xxe siècle, s’est penché sur la notion de pomerium, particulièrement à partir du « droit sacré ». Ce dernier arrive à la conclusion que « dans les termes du droit sacré, le pomerium ne peut être situé qu’à l’intérieur des murs, et c’est par un abus de langage que ce mot a pu être amené à désigner aussi le boulevard extérieur quand sa signification sacrale s’est estompée. »41. Plus récemment, Simone Sisani a repris la question du pomerium et de l’utilisation du terme à Rome et dans les colonies de droit romain, en se fondant sur l’aspect du pomerium comme limite de l’imperium42. Toutefois, les magistrats investis de l’imperium dans les colonies ne sont pas « juridiquement homologues » à ceux de Rome. Pour l’auteur, seule la terminologie les rapproche et il en conclut que l’usage même de ce terme dans l’étude des colonies est à proscrire. Cela amène notamment des chercheurs comme Sandra Zanella à énoncer qu’en dehors de Rome, il est inapproprié et techniquement incorrect d’employer cette terminologie43 ; la délimitation entre la ville et la campagne serait alors marquée par le Sulcus Primigenius44.
31Dans le cas de Pompéi, a-t-on procédé au tracé d’un Sulcus Primigenius, dont on peinerait à observer la localisation, ou bien a-t-on repris le tracé des remparts comme limite dont rites et processions religieuses auraient permis de mettre en place la sanctitas de l’espace de la ville45 ? La sacralisation de l’espace délimité par les fortifications préexistantes aurait pu être un moyen de renforcer – non pas exactement le pomerium dans ce cas – au moins les limites de la ville et par là son espace sacré. En effet, à partir de la déduction coloniale, les tombes qui restaient jusque-là relativement éloignées des fortifications vont peu à peu se rapprocher de l’enceinte, sans jamais la franchir. Les nécropoles sont présentes le long des voies sortant/menant à la ville, comme cela se faisait couramment, mais leur perception est également un effet induit par les faibles dégagements réalisés extra muros au-delà des axes viaires. Les riches tombeaux, placés au plus près de la ville sur des lieux publics donnés par des décrets de décurions à des particuliers : « Locus sepulturae datus decreto decurionum », dévoilent la place sociale éminente de certains défunts46. Apparaît donc une véritable monumentalisation de l’espace devant les entrées du noyau urbain, particulièrement contrôlée par les autorités47.
32D’un autre côté, le rempart ne retient plus l’étalement urbain, comme l’attestent des installations directement en avant et en arrière de celui-ci ou même des habitations implantées au travers de sa courtine. Ainsi, à propos de ces espaces ou boulevards que certains nomment « pomériaux » – mais qui ne conservent en fait que le caractère périphérique de la notion –, nous pouvons observer quelles installations – en plus de certaines sépultures spécifiques – ont été autorisées à s’établir sur ces lieux publics, laissés volontairement libres pour des raisons défensives et possiblement sacrées. Pompéi fournit ainsi l’occasion d’observer un double phénomène d’empiètement sur l’espace public : par les morts et leurs tombeaux, mais également par les vivants et leurs maisons.
L’espace « pomérial » et le rempart : entre interdiction et réserve immobilière
33Avant d’illustrer comment le rempart a été dépassé par les installations urbaines dès le courant du ier s. av. J.-C. – après la déduction de la colonie –, il faut rappeler que le phénomène d’extension urbaine sur les espaces intra muros à proximité des remparts avait déjà commencé dans la seconde moitié du iie s. av. J.-C. En effet, dès cette époque, des constructions viennent tout d’abord s’appuyer contre le rempart, puis dans un second temps, traverser la courtine48. Ce phénomène est limité au sud-ouest de la ville et comprend la construction d’un sanctuaire et de maisons empiétant sur l’espace public et incorporant un tronçon du rempart directement au sud-est de la porte Marine49. Cette construction d’édifices publics et privés contre les fortifications ne semble pas être seulement le fruit d’une action unilatérale de particuliers s’appropriant illégalement certains espaces, mais pourrait résulter d’une décision des autorités de la ville et d’un plan d’urbanisme concerté. Seule une petite partie de la ville est alors concernée par ces profonds remaniements qui ne remettent pas en cause le système défensif de Pompéi, car cet emplacement précis est l’unique lieu où le rempart vient couronner un escarpement qui protège naturellement la ville. Ainsi, il ne faut pas voir dans la modification ou l’occupation de cette portion des remparts un abandon du système défensif de la ville, qui conserve son intégrité. La localisation et les aménagements de ces maisons permettent à leurs occupants de bénéficier d’un panorama sur la baie de Naples et d’une qualité de vie approchant celle des villae maritimae qui, dès cette époque, commencent à se multiplier sur le littoral Tyrrhénien50.
34Après la Guerre Sociale et la déduction de la colonie, un sentiment de sécurité grandissant autorise un amenuisement progressif de la fonction défensive des remparts et de nouvelles maisons vont être construites à l’ouest de la ville51. Celles-ci vont dès lors venir empiéter sur l’espace interne courant au pied de l’enceinte, ainsi que sur le rempart lui-même – vidant l’intérieur de la courtine et réutilisant ses parements – et elles s’étendront même au pied de la muraille, sur la voie périphérique externe52. Ces aménagements, notamment localisés au niveau de l’insula occidentalis, créent de vastes et luxueuses habitations se développant sur plusieurs niveaux, s’appuyant sur le rempart et le réutilisant, le perçant notamment de portes et fenêtres53, comme la maison de Marcus Fabius Rufus54. Le programme architectural de ces riches domus n’est alors plus tourné vers la rue, comme c’était précédemment le cas, mais vers le panorama, la mer et les espaces en contrebas des fortifications, aménagés en terrasses dotées de vastes portiques et en jardins. Ces opulentes habitations recherchent donc la qualité de vie et les opportunités des villae suburbanae tout en ayant l’avantage d’être à proximité immédiate du centre-ville et de son forum.
35Ce phénomène urbanistique utilisant le rempart comme armature structurant différents niveaux d’une même unité d’habitation surplombant ainsi la campagne environnante et ayant vue sur la mer, est limité aux flancs sud et ouest de Pompéi car c’est le seul endroit où la topographie du site offre un panorama sur la baie de Naples et la péninsule de Sorrente. Ces constructions impliquent une emprise sur un terrain public et le démantèlement d’une partie du système défensif. L’accès au chemin de ronde et à la voie périphérique interne est supprimé d’autant plus qu’un autre bâtiment est édifié sous le règne d’Auguste dans la partie est de cette voie, au niveau de la porte du Vésuve. Or, il ne s’agit plus d’une construction privée, mais du castellum aquae de la ville55.
36Ce développement urbanistique venant empiéter sur les espaces périphériques intra et extra muros semble donc faire partie d’un programme concerté ou au moins autorisé par les autorités de la ville. Celles-ci auraient concédé à des particuliers des empiètements sur l’espace public et des modifications notables du système défensif et des voies « pomériales ». Durant les premiers temps de la colonie, les habitations dépassant la limite des fortifications et les villae situées en avant des portes de la cité forment une sorte de ville ouverte. Cependant, ce développement vers l’extérieur ne répond pas à un accroissement dramatique de la densité humaine à l’intérieur du noyau urbain et à la recherche de nouveaux espaces d’hébergement puisque des parcelles restent libres de constructions intra muros, notamment au sud-est de la ville, par exemple, dans la zone de l’amphithéâtre (Reg. II, 5)56. Il semble plutôt correspondre à la recherche, de la part de l’élite politique et sociale, d’un cadre de vie de haute qualité. Ces riches commanditaires disposaient à la fois des moyens financiers pour réaliser ces importants travaux, ainsi que des réseaux relationnels pour en obtenir l’autorisation ; ils pouvaient ainsi concilier, sans s’éloigner, la vie citadine et ses obligations sociales et politiques avec la tranquillité et l’amoenitas d’une villa suburbaine57.
37Cette manifestation architecturale des notables de Pompéi, et l’impact qu’elle eut sur la morphologie urbaine à une époque de paix, s’exprime également dans la construction de l’amphithéâtre au sud-est de la ville. Les travaux ont débuté peu après la déduction coloniale et le bâtiment s’appuie à l’est et au sud sur le parement interne des remparts. Cet édifice a été réalisé à l’initiative des duoviri quinquennales C. Quinctius Valgus et Marcus Porcius, qui l’offrirent aux colons de Pompéi. À l’ouest de l’amphithéâtre, une palestre sera installée sous Auguste et viendra compléter les aménagements dédiés aux pratiques collectives dans cette zone intra muros de la ville, laquelle est partagée avec de grandes habitations présentant notamment de vastes jardins et de petites parcelles cultivées.
38Durant la période coloniale, les terrains laissés libres au pied de la face interne du rempart apparaissent donc comme pouvant servir de réserve foncière, comme le montrent l’extension d’habitations privées et l’installation de constructions publiques réalisées par la Cité ou par des évergètes. Cependant, l’occupation et la gestion de l’espace périphérique extérieur au rempart ne semblent pas s’exprimer de la même manière, conservant une caractéristique viaire et présentant diverses fonctions urbaines et périurbaines.
L’apport d’une approche fonctionnelle
39Après avoir observé les difficultés liées à l’identification de ce qui est classiquement défini comme les limites entre l’urbain et sa proche périphérie, il apparaît que de tenter d’approcher l’espace périurbain d’un point de vue uniquement structurel est insatisfaisant. Le périurbain demeure une zone en constante évolution, soumise à des dynamiques issues de l’expansion du centre urbain ou bien de son propre développement. Dès lors, pouvons-nous essayer d’appréhender cet espace autrement, en combinant les approches fonctionnelle et structurelle ? En effet, le périurbain regroupe des fonctions qui lui sont propres et certaines qu’il peut partager avec le centre urbain.
40On peut y trouver de l’habitat plus ou moins luxueux, des nécropoles, des édifices cultuels, des aménagements publics, de petites cultures vivrières ne supportant pas de longs transports. On y trouve aussi des implantations artisanales pouvant présenter des contraintes, des nuisances, des risques d’incendie ou qui demandent des surfaces de stockage ou de séchage importantes, un accès aisé aux matières premières ou au combustible. On peut également y envisager des entrepôts, des aménagements hydrauliques pour le stockage et la répartition de l’eau et, bien entendu, des ports fluviaux ou maritimes ainsi que certains établissements à caractère militaire.
41Les marges urbaines pourraient donc apparaître comme des zones spécialisées, pas tout à fait la ville, mais différentes de la campagne. Elles possèdent de l’habitat, souvent différent de celui du centre urbain, cependant, la vision actuelle d’une « ville-dortoir » associée à une périphérie de travail est à exclure, même si la population de ces zones d’activités devait vivre sur place et devait avoir accès aux mêmes types de ressources que celle qui vivait dans le centre urbain. Le périurbain pourrait également se définir comme un espace d’expansion et d’exclusion. Tout d’abord car il peut servir de réserve foncière à la ville qui semble repousser ses marges lors de son agrandissement. Ensuite car on y retrouve non seulement des activités règlementairement exclues du centre urbain dans les Cités romaines − le funéraire et, d’une façon générale, ce qui est lié à la mort et par extension les activités militaires −, mais aussi certaines activités artisanales, de loisirs, sanitaires et vivrières. En effet, la distinction entre les activités et les fonctions qui peuvent ou ne peuvent pas être admises à l’intérieur du noyau urbain ne demeure pas si évidente.
42Dès lors, proposant de définir le périurbain antique en se détachant temporairement de l’habituel caractère spatial d’exclusion, nous observerons ce que le site de Pompéi peut apporter dans la recherche et l’identification des zones périurbaines, à partir de quelques exemples choisis.
L’espace extra muros
43Alors que la bande « pomériale » interne paraît identifier des terrains laissés vides entre les fortifications (rempart et agger) et les îlots d’habitations, comment l’espace « pomérial » extérieur et la proche périphérie sont-ils caractérisés ? Autour de la ville, passe une voie périphérique mais celle-ci n’est pas partout située à égale distance du rempart, en raison de la topographie naturelle ou artificielle du site. Certains tronçons furent même parfois supprimés ou déplacés afin d’y installer des bâtiments privés. Ce phénomène a été constaté dans le secteur de la porte Marine, au niveau de la villa Imperiale construite à la fin du ier s. av. J.-C ou au début du siècle suivant. Ce type de remaniement participe à ce que définit Luciana Jacobelli comme étant « un ampio progetto di qualificazione e trasformazione della struttura territoriale extraurbana », qui verra également la réalisation du nouveau tracé de la via Marina et surtout la construction des thermes suburbains58.
44En contrebas de ces derniers, se trouve également un aménagement particulier – caractérisé par un mur d’au moins 58 m, présentant des « anneaux » –, dont une hypothèse en ferait un quai pour l’amarrage des bateaux. Cependant, les fouilles menées par J.-P. Descoeudres et l’université de Genève réfutent cette hypothèse et proposent d’en reprendre une plus ancienne, qui situerait le port à l’embouchure du fleuve Sarno, au sud de la ville. L’identification de ces structures reste donc incertaine à ce jour et elles présentent également plusieurs phases de remaniement – dont une pourrait notamment avoir une fonction défensive59.
45Au nord-ouest de Pompéi et en avant de la porte d’Herculanum, une vaste zone a été anciennement dégagée le long de la voie sortant de la ville. On y retrouve une densité d’occupation importante sur plus de 200 m de longueur, mais seuls les bâtiments bordant la voie ont été mis au jour – lesquels présentent des longueurs de 10 à 90 m, selon qu’il s’agisse de monuments funéraires ou de riches villae. Le secteur présente trois riches villae suburbanae : la villa aux colonnes de mosaïque au nord et les villae dites de Cicéron et de Diomède au sud de la voie. Il s’agit de résidences privées qui partagent cet espace bordant l’accès à la ville et participent, avec les riches tombeaux, à son caractère ostentatoire. Un aménagement notable complète les fonctions observées dans cette zone : un bâtiment abritant une série de boutiques desservies par un portique, en avant de la villa aux colonnes de mosaïque. Celles-ci sont liées à la construction de la villa et témoignent probablement de la volonté d’un particulier de créer et rentabiliser des espaces artisanaux et de commerce en bordure de la voie, probablement pour des raisons liées à la disponibilité et au prix du terrain et peut-être à l’ouverture de nouveaux marchés entre urbain et rural60. Cependant, ces aménagements posent la question de la propriété du sol et donc de l’organisation sociale et juridique de cette zone, anciennement et majoritairement dominée par une nécropole.
46Le secteur de la porte d’Herculanum illustre donc un espace périurbain qui possède une pluralité de fonctions, plus imbriquées les unes dans les autres que véritablement fractionnées, et occupant le moindre espace libre en bordure de la voie. Il permet également d’aborder des questions sur les régimes de propriété, mais il est intéressant d’observer l’imbrication d’un portique dans lequel on retrouve des activités artisanales et commerciales, en façade d’une vaste villa privée et à proximité immédiate des sépultures. L’aspect artisanal est notamment marqué par des installations de métallurgistes et de potiers. En effet, un atelier de potier est situé à l’extrémité ouest du portique, mais l’exclusion hors les murs de cette activité n’est pas obligatoire, comme nous le verrons avec un atelier de ce type, également présent intra muros.
47Dans l’espace périurbain septentrional de Pompéi, au nord de la porte du Vésuve, les dégagements du début du xxe siècle ont principalement concerné les quatre monuments funéraires, édifiés à proximité des remparts et sur un terrain public, à l’angle formé par la voie partant vers le nord et la voie « pomériale »61. Menant au castellum aquae situé intra muros, un aqueduc enterré a également été repéré dans cette zone périurbaine, courant le long de la voie partant vers le nord, en direction du Vésuve. Certains aménagements, comme les voies et aqueducs, en plus d’avoir un impact sur l’organisation du territoire périurbain, faisaient l’objet d’une réglementation particulière. En effet, les autorités protégeaient l’aqueduc apportant l’eau potable en interdisant les constructions voire les cultures risquant de l’endommager. Concernant les voies périurbaines, tout comme en ville, la loi stipulait que les riverains devaient les entretenir ou du moins financer leur entretien, ce qui les incorporait à l’urbanité, dans tous les sens du terme62. L’administration locale exerçait donc un contrôle permanent sur la périphérie urbaine, notamment pour ce qui concernait les équipements publics, les axes de circulation partant de la ville et la construction de tombeaux.
48Un secteur mal connu, situé à une centaine de mètres de l’enceinte, à l’emplacement du fondo Masucci d’Aquino et du fondo Barbatelli éclaire certains aspects de la gestion des zones périurbaines. Les deux bâtiments sont séparés par une étroite bande de terrain non fouillé, mais ils semblent faire partie d’une seule et même villa suburbana, regroupant des espaces d’agrément et de production63. En effet, le fondo Masucci d’Aquino présente les vestiges d’une riche propriété, partiellement dégagée, mais, le Fondo Barbatelli recèle les vestiges du plus grand atelier métallurgique de Pompéi. Or, ce vaste ensemble de plus de 350 m2 se trouve dans l’espace périurbain et devait accueillir de nombreux spécialistes du travail du métal à froid et à chaud (principalement le bronze et, dans une moindre mesure, le fer et le plomb).
49On peut se demander si les ateliers périurbains que nous avons évoqués, notamment les plus importants, possédant une position stratégique entre ville et campagne proche, avaient pour vocation de produire pour la ville ou bien également pour le territoire de Pompéi, notamment les riches villae suburbanae ou villae rusticae des alentours.
50Il apparaît donc que l’espace périurbain externe, qui court en avant des fortifications, est une mosaïque de terrains publics et privés, regroupant des installations thermales et des villae d’agrément, lesquelles possèdent parfois de vastes installations artisanales et commerciales, notamment près des portes. Ainsi, d’une part, on observe un réseau de voierie complexe, les fossés défensifs et l’emprise de l’aqueduc dont la réglementation et le contrôle par les autorités urbaines apparaissent particulièrement forts. D’autre part, il existe des constructions privées qui s’implantent sur un sol qui devrait être public, comme les riches demeures qui débordent littéralement de la ville et empiètent sur les parcelles aux pieds du rempart, les thermes suburbains en avant de la porte Marine et de nombreux tombeaux monumentaux. Devant la porte de Nocera, les dégagements du milieu du xxe siècle ont mis au jour des substructions, alors interprétées comme des écuries64, mais il est difficile d’établir s’il s’agit d’une sorte de relais privé sur le sol public, ou appartenant à la ville et loué, ou bien d’écuries appartenant à la Cité, dont la localisation à l’entrée de la ville serait destinée à éviter de faire entrer les montures dans l’enceinte urbaine.
L’espace intra muros : le para-urbain ?
51Ces réflexions visant à identifier les fonctions observées dans les marges urbaines extra muros, confrontées à la remise en question du rempart comme limite infranchissable, conduisent à s’interroger sur la stricte séparation centre/périphérie et par là même sur de possibles installations que l’on pourrait qualifier de périurbaines, mais qui se situent intra muros. Ainsi, se dessine l’image d’un espace périurbain, non plus limité à la zone en avant de l’enceinte, mais également présent en périphérie du noyau urbain, à l’intérieur des fortifications, lesquelles apparaîtraient également comme une composante du périurbain. Cette réflexion sur l’existence de marges urbaines intra muros rejoint la proposition d’Henri Tréziny, de nommer ces espaces « para-urbains »65.
52En effet, en dehors du funéraire – qui lui, reste extra muros – certaines activités typiquement périurbaines, se retrouvent intra muros : notamment de production et de commerce, ou encore de divertissement.
53Au sud de Pompéi et au niveau de la porte de Stabies a été fouillée la plus grande tannerie du site (Reg. I, 5, 2)66. Outre l’intérêt lié à l’artisanat, remarquons que cette tannerie se trouve donc intra muros, à proximité immédiate d’une porte. Or, c’est d’ordinaire une des activités que les textes présentent comme rejetées hors de la ville, pour des raisons sanitaires et olfactives principalement. La fouille nous apprend que dès la première moitié du ier siècle apr. J.-C., l’insula est partiellement transformée avec l’installation d’un atelier de céramique commune, puis de deux tanneries indépendantes et peut-être pas exactement contemporaines. La dernière phase de cet ensemble débute après le tremblement de terre de 62, après lequel les tanneries sont rassemblées en un seul grand établissement.
54C’est également le cas d’un second atelier de potier situé à proximité de la porte de Nocera (Reg. I, 20, 2-3), à l’intérieur des remparts. Cet atelier, encore en activité lors de l’éruption de 79 apr. J.-C., produisait notamment des lampes à huile. Ce fait indique à nouveau que l’exclusion hors de la ville de certaines activités jugées nuisibles ou présentant des risques d’incendie, n’est pas si tranchée.
55De plus, on trouve des cultures de vignes et des installations vinicoles intra muros, principalement localisées au sud-est de la ville : les vignes sont cultivées dans des clos. Leurs dimensions restent réduites en comparaison des champs de vignes des exploitations rurales et elles produisent du raisin et du vin, vendu et consommé directement en ville. C’est notamment le cas dans les insulae 11 et 20 de la Regio I, l’insula 5 de la Regio II ou encore l’insula 7 de la Regio III par exemple, où ces vignes sont parfois associées à des structures de pressage et de stockage, ainsi qu’à des comptoirs de vente : notamment dans le cas de l’insula 20, 2 de la Regio I et l’insula 5, 1 de la Regio II67.
56En dehors des remparts, les vignobles semblent plus proches du centre urbain que les cultures céréalières, comme le montrent les nombreuses villae rusticae vitivinicoles vers Boscoreale et l’absence, à côté de celles-ci, d’exploitations pratiquant uniquement la céréaliculture – que les recherches archéologiques peinent notamment à mettre en évidence, alors qu’elles doivent exister68. Cependant, les riches villae comme celles installées à la périphérie nord-ouest de la ville et directement en avant de la porte d’Herculanum, ne présentent pas de structures liées aux productions agricoles et notamment à celle du vin, ce qui nuance le caractère de grande proximité urbaine des villae vitivinicoles. En revanche, un peu plus éloignée, à environ 300 m de la ville, se trouve la villa des Mystères, équipée de deux pressoirs à vin et d’un vaste chai de vinification en dolia.
57Aux marges du noyau urbain, nous avons mentionné plus haut l’amphithéâtre – dont les travaux ont débuté peu après la déduction coloniale – au sud-est de la ville ; il s’appuie à l’est et au sud directement sur le parement interne des remparts, de même que la palestre dans cette zone intra muros de la ville69 est imbriquée dans un réseau de jardins et cultures. Or, ces équipements sont souvent situés hors les murs, faute d’espace disponible.
58Enfin, il faut remarquer que le long de la via Consolare – menant à la porte d’Herculanum –, une série de maisons vient aussi s’incorporer à la courtine du rempart, afin d’installer des boutiques (popinae et tabernae), ainsi que des structures d’accueil des voyageurs (hospitia et stabula)70.
59L’ensemble de ces exemples, ateliers artisanaux, édifices collectifs et de commerce, zones de cultures intra muros – couplés aux riches villae –, dessine un espace périurbain qui possède, outre une pluralité de fonctions, un caractère mouvant et adaptatif permettant de franchir les limites des fortifications et de venir occuper des espaces laissés libres ou volontairement libérés. Ces exemples tendent également à nuancer la vision d’activités autorisées ou non dans le centre urbain. En effet, bien que les sources parlent d’activités interdites dans le noyau urbain71, les découvertes archéologiques tendent à prouver que la situation n’est pas figée.
60Enfin, l’installation d’activités artisanales intra muros n’a pas attendu les lendemains du tremblement de terre de 62/63 apr. J.-C. et les grands remaniements qui ont suivi, comme on le pensait généralement. Cette mutation semble se mettre en place à un moment où la densité urbaine devient moins importante et que certaines installations sont alors acceptées intra muros. Cependant, on ne peut pas non plus interpréter cette disponibilité spatiale comme un phénomène de récession de la ville qui aurait libéré des espaces à cause d’une chute démographique ou d’une crise économique. Au contraire. D’une part, nous avons observé que des manufactures sont actives intra muros, surtout en périphérie du noyau urbain et que, d’autre part, des zones d’activités économiques prospères se développent à l’extérieur des portes de la ville, quelquefois dans des « centres commerciaux » ou artisanaux, tels qu’à la porte d’Herculanum, d’autres fois intégrées dans des villae suburbanae.
Conclusion
61Alors que Pompéi apparaît généralement comme un site exemplaire quant à l’approche des cités antiques, notre réflexion montre qu’une partie importante des activités de la ville est occultée, car installée dans l’espace périurbain et échappant donc à la prise en compte par les chercheurs. Malgré tout, les quelques éléments présentés dans notre rapide état des lieux illustrent le potentiel que renferment ces marges urbaines – auxquelles nous pouvons au moins ajouter le port de la ville – lequel peut être qualifié de « périurbain » en raison de son rôle exclusif et majeur dans le développement de la cité et de ses entreprises.
62Compte tenu des données archéologiques disponibles, l’exemple pompéien nous apprend que le monde rural ne commence pas au pied des remparts de la ville, mais qu’un espace périurbain « intermédiaire » y existe, comportant, outre les zones funéraires, des activités et implantations de natures diverses et imbriquées les unes dans les autres. Par ailleurs, les fortifications et autres espaces publics (« pomériaux » ou non) réservés au pied des remparts ont manifestement fait l’objet – du moins durant cette période de paix – de dérogations à l’interdiction d’y construire des édifices privés ou publics, ou d’y établir des sépultures, au gré de la politique de la ville et de la « qualité » des notables bénéficiaires. En effet, si à Pompéi, à partir de la déduction coloniale, les sépultures se rapprochent du rempart, mais ne le franchissent pas, les habitations et certaines activités périurbaines et urbaines s’affranchissent de la limite structurelle ou sacrée marquée par le rempart ou le possible tracé du Sulcus Primigenius, débordant ainsi très largement extra muros ou intra muros, venant ainsi s’insérer dans les autres structures et fonctions déjà existantes.
63Ce dernier constat, remettant en question le principe d’une enceinte inaliénable, séparant strictement ce qui est urbain d’un territoire funéraire et rural, peut utilement être mis en relation avec la connaissance fonctionnelle que nous avons, dans des contextes politiques et administratifs cependant très différents, des espaces périurbains des villes de la période contemporaine, mais aussi, par exemple, des villes médiévales françaises du xe au xiiie siècle. En effet, ceux-ci ont souvent vu de très grands faubourgs urbanisés, exempts d’octroi et riches d’activités économiques et vivrières, cultuelles et sociales, se développer au pied de murailles qui ne séparaient effectivement pas l’urbain et le rural et auxquelles pouvaient s’adosser des habitations, jusqu’à la guerre de Cent Ans et aux processus fréquents d’absorption ou de destruction des faubourgs pour des raisons militaires72.
64Les espaces extra muros de Pompéi révèlent des zones funéraires implantées sur des terrains publics et privés, où des activités cultuelles et économiques, liées aux pratiques funéraires, devaient côtoyer des activités artisanales et commerciales non funéraires, des thermes, des villae, des activités vitivinicoles et maraîchères, des équipements publics de voierie et d’adduction d’eau et des lieux de culte, sans compter les espaces de décharges. Nous sommes alors loin d’une vision figée de « monde des morts », les vivants y ayant parfaitement leur place, à demeure ou de passage, sur les voies d’accès à la ville, ou encore lors des processions et rituels destinés aux défunts.
65Dans la ville intra muros se trouvait ce que l’on pourrait nommer un espace « para-urbain », avec des vignes et jardins liés à de grandes habitations, de grands équipements de formation et de loisirs, des manufactures artisanales. Ce constat appelle deux types de réflexions.
66Tout d’abord, des activités à risque d’incendie ou à forte nuisance sanitaire et olfactive, classiquement reléguées dans les espaces périurbains, sont présentes, en marge du noyau urbain, « dans » la ville et il en va de même pour les cultures et grands équipements. Cela plaide pour une relative identité urbain/périurbain au regard de l’utilisation du sol des zones en marge du noyau urbain, abolissant selon nous la dimension d’exclusion fonctionnelle et le rôle séparateur de l’enceinte, en dehors des aspects funéraire et militaire principalement.
67D’autre part, ces implantations urbaines montrent que les questions de démographie et de densité intra muros ne sont pas toujours en cause pour expliquer l’urbanisation des abords des villes antiques. En effet, des espaces étaient encore libres à l’intérieur de Pompéi pour implanter ou agrandir des établissements de loisir ou artisanaux de grande ampleur, ce qui n’empêchait pas des ateliers, commerces, services, résidences, etc. de se développer hors les murs. L’étalement urbain, au sens de débordement que nous connaissons aujourd’hui, n’est pas l’unique moteur du développement périurbain et ce que nous avons qualifié comme tel, dans le cas des villae investissant les remparts, n’était pas dû à la pression immobilière, mais à la recherche du plus grand agrément et du meilleur panorama maritime.
68Le périurbain de Pompéi, encore très mal connu, a existé cependant comme réserve foncière, avec des terrains probablement meilleur marché, des emplacements artisanaux et commerciaux plus stratégiques (voies, portes, zone portuaire et entrepôts, abords du Sarno, etc.), des surfaces de cultures plus importantes, une qualité de l’air plus salubre. De plus, les élites urbaines y ont investi, renforçant ainsi le lien dynamique entre Pompéi et ses abords, façonnant la physionomie de la totalité de l’agglomération, créant des interactions entre ses divers pôles et renforçant son économie.
69Ce cas demeure donc effectivement exemplaire et nous permet de commencer à éprouver le concept actuel de périurbain, en nous appuyant sur les apports de la recherche sur la ville contemporaine et sur les abords de la ville antique de Rome, ainsi que sur la documentation archéologique existant aujourd’hui sur la périphérie de Pompéi. Pour conclure, afin de mieux cerner et comprendre les villes antiques dans leur globalité, il apparaît que l’étude de leurs espaces périurbains, associée à une vision plus dynamique de la Cité, de ses mutations, de sa structure et de ses fonctions, devient une démarche indispensable pour mieux en retracer l’histoire socio-économique.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Cet article est issu d’une communication présentée le 9 décembre 2015, lors de la journée d’étude internationale « Au pied des murs dans l’Italie antique : pour une définition du périurbain dans les cités italiques et italiotes ». Il fait état d’une partie des recherches, alors en cours, réalisées dans le cadre d’un doctorat soutenu en décembre 2017, à l’université de Montpellier 3 (Lemaire 2017).
2 Nous emploierons différemment les termes de « polis/cité » et « Polis/Cité », car il existe deux échelles d’interprétation de ces notions, désignant une « ville » ou plus globalement celle d’une « Cité-État ». Sur ce sujet, voir Hansen 2008, notamment p. 123.
3 Champlin 1982 ; Agusta-Boularot 1998 ; Patterson 2000 ; Fabre 2012.
4 Topalov et al. 2010, p. 1181.
5 Capes et Agrégation de l’année universitaire 2016-2017 : « La France des Marges ». Voir par exemple : Monot et al. 2016, Grésillon et al. 2016, Wackermann (dir.) 2016.
6 Cattan 2006, p. 47-49.
7 C’est ce que finit par présenter J. Steinberg lorsqu’il traite la question de la définition des zones périurbaines : « La délimitation est-elle possible et a-t-elle un sens ? » (Steinberg 1991, p. 28-29).
8 En 2001, un colloque a été organisé à l’université d’Orléans autour de la question d’« Entrer en ville » (Michaud-Fréjaville, et al. 2006). Il réunissait une équipe pluridisciplinaire et des sujets diachroniques dans l’optique d’aborder ce seuil, cette porte, cette interface qui est franchie lors de l’entrée en ville. Il y est principalement question du passage d’un espace à un autre, d’un point de vue monumental, du contrôle et de la taxation, des rituels et de la religion. Cependant, même si la réflexion n’est pas directement consacrée aux zones périurbaines, les recherches développées apportent d’intéressantes pistes quant aux limites de la ville. C’est ce que rappelle J.-P. Guilhembet dans l’introduction de l’ouvrage (Guilhembet 2006, p. 11) : il fut convenu « d’exclure a priori toute recherche exclusivement dévolue aux marges urbaines, notamment aux banlieues, pour elles- mêmes : l’objet historique visé était non pas une ceinture territoriale en tant que telle, mais une des formes de “l’expérience urbaine” ».
9 Lepetit 1996 : « La ville : cadre, objet, sujet. Vingt ans de recherches françaises en histoire urbaine ».
10 Duby (dir.) 1980. Ouvrage dans lequel les importantes contributions de Christian Goudineau, notamment celle sur « Les villes de la paix romaine » (p. 233-391), ou de Paul-Albert Février sur « Vetera et nova : le poids du passé, les germes de l’avenir » (p. 392-493), marquent un regain d’intérêt pour la ville antique.
11 Duby, Wallon (dir.) 1975-1976.
12 Archéologie urbaine. Actes du colloque international, Tours, 17-20 novembre 1980, Paris, 1982.
13 Entre autres : Bedon 1998 ; Pergola et al. 2003 ; Witcher 2005 ; Michaud-Fréjaville et al. 2006 ; Jolivet et al. 2009 ; Belarte, Plana-Mallart 2012 ; Darcque et al. 2013 ; Bouffier et al. 2015 ; Ménard, Plana-Mallart 2015 ; Besson et al. 2016.
14 Polignac 2006, notamment p. 219-220.
15 Veyne 2005 : ouvrage dans lequel il déconstruit le mythe d’une distinction absolue, voire d’une opposition, entre « la Grèce » et « Rome ».
16 Fustel de Coulanges 2009 (1864).
17 Weber 1998.
18 Finley 1984.
19 Pour une synthèse retraçant l’acception et l’évolution de ces concepts, voir l’article de Jean Andreau : Présentation : Vingt ans après L’Économie antique de Moses I. Finley (Andreau 1995).
20 Hansen 2008.
21 Husson 1967 et Du Bouchet 2015.
22 Notamment Étienne 2013 ; Du Bouchet 2015.
23 Agusta-Boularot 1998, p. 54-55.
24 Purcell 1987, p. 189 ; Frézouls 1987, p. 381 ; Pergola et al. 2003b.
25 Il faut cependant souligner la grande rareté de l’utilisation du terme suburbium, lequel était principalement utilisé dans le cas du périurbain de la ville de Rome.
26 Homo 1971, p. 115 ; Agusta-Boularot 1998, p. 53-54.
27 Agusta-Boularot 1998, p. 52 ; Digeste, 50, 16, 87.
28 Étienne 2013, p. 17-22 ; Scheid 2012, p. 461-468.
29 Des fouilles archéologiques ont de nouveau été lancées au début de l’année 2018, par la Surintendance de Pompéi, mais concernent toujours l’espace intra muros : une partie de la Regio V.
30 Monteix 2013.
31 Monteix 2010. Voir également Monteix 2011, pour l’usage de l’expression « gens de métier ».
32 Chevalier 1998, p. 24.
33 Cette dénomination des zones périurbaines est notamment reprise dans Pesando, Guidobaldi 2006 ou plus récemment dans Campbell 2015.
34 Par exemple Campbell 2015, p. 33 sq.
35 Un état des lieux a récemment été fait sur ce sujet par Sandra Zanella, reprenant notamment des carnets personnels de Matteo Della Corte, lesquels portaient les seules indications des sondages réalisés dans les espaces directement aux pieds des fortifications (Zanella 2015, p. 303-310). Également Chiaramonte 2007, p.140-149.
36 Notamment Della Corte 1913.
37 Jacobelli 2001, p. 32. Sur les difficultés rencontrées par les auteurs antiques sur la définition du pomerium, voir également Giardina 1997, p. 117 : « gli autori antichi avevano opinioni divergenti sulla collocazione esatta del pomerio rispetto alle mura (all’esterno, all’interno o da entrambe le parti) », ou encore Magdelain 1990, p. 156 : « La définition du pomerium a donné autant de difficulté aux anciens qu’aux modernes. ».
38 Une opposition existait entre les auteurs partisans d’un pomerium intra muros (notamment Varron, De lingua latina, 5, 143 ; Plutarque, Rom., 11, 4 ; Aulu-Gelle, Noctes Atticae, XIII, 14, 1) et ceux partisans d’un pomerium extra muros (notamment Festus, 294 ; Lucien, I, 594). De son côté et sans trop de précisions, Tite-Live regroupe sous la notion de pomerium les fortifications, associées aux deux zones qui les bordent de part et d’autre (Tite-Live, I, 44, 3-5).
39 Della Corte 1913, p. 300.
40 Magaldi 1939, p. 27-33.
41 Magdelain 1990, p. 157.
42 Sisani 2014.
43 Zanella 2015, p. 301.
44 Pour une synthèse sur l’évolution de la recherche concernant la question des limites structurelles et sacrées – à Pompéi notamment –, cf. Lemaire 2017, p. 730-750.
45 Saskia Stevens évoque également cette dernière hypothèse, mais afin de localiser l’emplacement du pomerium de la ville (Stevens 2017, n. 30, p. 111). Sur les rites sacrés liés au pomerium, cf. Van Andringa 2009, p. 191-194.
46 Lefebvre 2015.
47 Au sujet de la monumentalisation des voies d’accès aux villes, voir notamment le colloque Entrer en ville (Michaud-Fréjaville et al. 2006) et en particulier la partie du développement de Pierre Gros consacrée à Pompéi et les aspects sociaux et monumentaux des alignements funéraires en avant des portes de la ville (Gros 2006, p. 46-49).
48 Jacobelli 2001, p. 34, n. 23 : s’appuyant notamment sur Noack, Lehmann-Harleben 1936, p. 14-15 et 167.
49 En dernier lieu, voir Stevens 2017, p. 125-130.
50 D’Arms 1970, p. 16-17; Hoffmann 1979, p. 115 ; Jacobelli 2001, p. 33-34. Plus globalement sur les villae maritimae, voir Lafon 2001, notamment p. 89-95, ou encore Lafon 2015.
51 Une interprétation de certaines inscriptions amenait Roberto Cassetta et Claudia Costantino à proposer que certaines de ces maisons aient pu être antérieures à la prise de la ville par Sylla (Cassetta, Costantino 2008, p. 204-207). Cependant, les récentes fouilles de Mario Grimaldi réalisées dans la maison de Marcus Fabius Rufus établissent que les maisons ne modifient, ni ne franchissent le rempart avant la déduction de la colonie en 80 av. J.-C. (Grimaldi 2007, p. 136-137 ; Grimaldi 2009, p. 451-452 ; Grimaldi 2015, p. 17-26).
52 Ce phénomène est visible dans d’autres villes, comme à Rome, mais s’est particulièrement développé dans les villes de Campanie, comme le démontrent les recherches de Xavier Lafon et notamment le récent article : « Au-delà des remparts : comment gagner des espaces résidentiels dans les villes romaines du littoral tyrrhénien ? » (Lafon 2015).
53 Cette réutilisation des remparts, dans l’aménagement de ces vastes villae, amène certains chercheurs à intituler leur article de manière équivoque : « Vivere sulle mura: il caso dell’insula occidentalis di Pompei » (Cassetta, Costantino 2008) ; ou encore « Rooms with a view. Residences built on terraces along the edge of Pompeii (Regions VI, VII and VIII) » (Tybout 2007).
54 Jacobelli 2001, p. 33-40 ; Pesando, Guidobaldi 2006, p. 207-210 ; Cassetta, Costantino 2008 ; Stevens 2017, p. 134. Sur les études récentes réalisées par Mario Grimaldi et son équipe sur la maison de Marco Fabio Rufo, voir Grimaldi 2007 ; Grimaldi 2009 ; Grimaldi 2015.
55 Adam, Varène 2008 ; Ohlig 2001 ; Pesando, Guidobaldi 2006, p. 164-166 et 202-204 ; Stevens 2017, p. 136-137.
56 Pesando, Guidobaldi 2006, p. 72-76.
57 Cantarella, Lazzarini 2000, p. 221-222.
58 Jacobelli 2001, p. 37-39 ; également Guzzo 2007, p. 175.
59 Descoeudres 1998 ; Hernandez 2005 ; Guzzo, Guidobaldi 2008, p. 518‑520.
60 La reprise de la documentation et des fouilles de cette vingtaine de boutiques fait partie d’un projet de recherche intitulé « Organisation, gestion et transformation d’une zone suburbaine : le secteur de la Porte d’Herculanum à Pompéi, entre espace funéraire et commercial », mené sous la direction de S. Zanella, L. Cavassa, N. Laubry et N. Monteix. Pour des synthèses publiées des fouilles réalisées dans le cadre de ce projet, voir Cavassa et al. 2014 ; Cavassa et al. 2015 ; Zanella et al. 2016 ; Zanella et al. 2017.
61 Repérée dès 1811, la porte du Vésuve fut dégagée de manière discontinue dès 1902 et jusqu’aux fouilles de la zone au nord des remparts, entre 1907 et 1910. Depuis 2016, ce secteur fait l’objet d’un nouveau projet de recherche qui intéresse une zone qui s’étend sur plus de 130 m en avant des fortifications, mené sous la direction de J.-P. Brun et B. Lemaire : « Del Fondo Barbatelli alla Porta del Vesuvio: il suburbium settentrionale di Pompei ». Sur cette zone septentrionale et plus largement sur les espaces périurbains de Pompéi, voir Lemaire 2017, p. 723-865.
62 Nicolet 1987, p. 1-5.
63 Stefani 1995-1996 ; Lemaire 2017, 750-793.
64 Van Andringa et al. 2013, p. 21 et notamment fig. 16, p. 24 et fig. 20, p. 27.
65 En opposition avec ce qu’il appelle le « suburbain » : extra muros. L’ensemble du para-urbain et du suburbain formant alors le « périurbain » (Tréziny 2012, p. 35).
66 Brun 2008.
67 Jashemski 1993, p. 51-52 et 67-68 (insulae 11 et 20 de la Regio I), p. 89-90 (insula 5 de la Regio II), p. 104-105 (insula 7 de la Regio III) ; également Jashemski 2007, p. 486-498 et Brun 2004, p. 22-23, sur le sujet.
68 Jongman 1988 ; Lemaire 2017, p. 820-862.
69 Il est intéressant de noter que ce type de structures nécessitant un espace au sol plus qu’important se retrouve parfois en périphérie de la cité, extra muros. Dans le cas pompéien, de très grandes surfaces ont ainsi été dédiées aux pratiques collectives de formation et de divertissement.
70 Grimaldi 2007, notamment p. 136-137 ; Stevens 2017, p. 245-246. Sur les différentes installations de services et d’accueil présentes intra muros à proximité immédiate de la porte d’Herculanum, voir Kleberg 1957, p. 33-44 et p. 49-53 pour une synthèse sur la localisation de ces structures à Pompéi (notamment illustrée par une carte de répartition p. 48-49). Pour une récente reprise des recherches sur l’accueil mercantile dans l’Occident romain, voir Le Guennec 2014.
71 À propos des nuisances urbaines évoquées par les auteurs latins, voir Goguey 2002. Également Agusta-Boularot 1998, p. 45-46, mentionnant qu’à Rome, les activités industrielles malodorantes (tanneries et foulonneries) sont rejetées de l’autre côté du Tibre : Juvénal, Sat., 14, 201-205 (Tiberim ultra) et Martial, Epigr., 6, 93 (transtiberina) ; ou encore Morel 1987, à propos des risques d’incendie générés par certaines activités artisanales.
72 Février 1964.
Auteur
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Bastien Lemaire
Mosaïques Archéologie, Chercheur associé à l’UMR 5140 ASM et au Centre Jean Bérard

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