L’arrivée de l’huile de bétique sur le limes germanique : Wierschowski contre Remesal1
p. 323-334
Texte intégral
1Sous un titre qui évoque en général le ravitaillement de l’armée romaine au début de l’Empire1, Lothar Wierschowski, auteur en 1984 d’un important ouvrage sur le rôle économique de l’armée, vient de publier une discussion approfondie d’un livre déjà ancien de José Remesal Rodríguez, La annona militaris y la exportación de aceite bético a Germania, paru en 1986 à Madrid et traduit en allemand en 19972. Au terme de son examen, la conclusion de Lothar Wierschowski est radicale : « Le système d’échange supposé par Remesal Rodríguez entre la Bétique et les provinces germaniques pour approvisionner l’armée en huile d’olive n’a en fait pas existé »3.
2Pour résumer très brièvement les choses, l’armée, selon José Remesal, aurait été ravitaillée, bien avant la création de l’annona militaris, par les services de préfecture de l’annone. Les amphores à huile de Bétique (Oberaden 83 et Dr. 20) que l’on découvre en abondance dans les camps du limes germanique feraient partie d’un tribut en nature livré par la Bétique, acheminé par des naviculaires privés rémunérés par l’État4, et fourni aux soldats moyennant une retenue sur leur solde.
3Lothar Wierschowski démonte avec soin les raisonnements et les présupposés de José Remesal. Des bases discutables (rien ne permet de penser, par exemple, que la Bétique payait son tribut en nature), des déductions abusives (pourquoi le lien privilégié entre telle zone de la Bétique, représentée par quelques grands producteurs qui y seraient installés, et tel camp du limes – à supposer que ce lien soit vérifié –, serait-il forcément l’indice d’un commerce dirigé ou d’une intervention de l’État ?)5, des hypothèses qui dans le cours du livre deviennent des faits, des contradictions internes (le ravitaillement de l’armée serait de la compétence du préfet de l’annone dès Auguste, mais « le système d’échanges dirigé » aurait été institué sous Vespasien et pourrait être mis en relation avec l’octroi du droit latin aux provinces hispaniques), tout cela conduit Lothar Wierschowski à rejeter les thèses centrales de José Remesal. Il s’attache particulièrement à montrer que la préfecture de l’annone ne se donnait pas pour tâche sous Auguste de faire venir de l’huile à Rome ni d’en réguler le cours (p. 47-54). Le petit nombre de nouveaux castella créés par Vespasien ne peut justifier les réformes supposées par José Remesal, et du reste l’octroi du droit latin n’a pas de raison d’avoir facilité le recouvrement des impôts. Au total, écrit-il, « un examen détaillé montre que le modèle échafaudé par José Remesal Rodríguez contient, malgré plusieurs points de départ tout à fait intéressants, tant de contradictions internes qu’on peut dire qu’il ne résiste pas »6.
4L’article de Lothar Wierschowski fait pièce au compte rendu enthousiaste du livre de José Remesal publié dans la même revue dès 19877. Il est vrai que les idées de Remesal ont assez souvent été bien accueillies, comme Wierschowski le souligne, et l’auteur rappelle dans sa note 8 qu’il s’était laissé lui-même emporter par ce courant en rédigeant l’article « Heeresversorgung » de la Neue Pauly.
5Parmi les comptes rendus, seul à ma connaissance celui de David Mattingly tentait avec courtoisie d’allumer des clignotants8. Soyons reconnaissants à Lothar Wierschowski d’avoir pris à bras le corps un problème encombrant et de l’avoir éclairci d’une façon qui devrait convaincre.
6Du reste, José Remesal avait lui-même mis en garde contre d’autres défauts de son travail, en particulier ceux qui sont inhérents aux décomptes d’amphores timbrées. On sait depuis longtemps que toutes les amphores ne sont pas timbrées, que la proportion de celles qui le sont et de celles qui ne le sont pas peut varier énormément selon les époques (celles de Bétique n’ont presque jamais de timbres avant l’époque de Claude), et que par conséquent les études quantitatives de timbres sont, sauf précautions particulières, sans valeur. José Remesal le savait fort bien, et il l’a dit, mais il s’est cependant limité à l’étude des timbres : c’est pourquoi il a averti liminairement que son travail était une sorte de « travail pilote », fait pour être complété par un examen des amphores dans leur ensemble, que d’autres chercheurs pourraient entreprendre à sa suite9. Ses lecteurs n’ont généralement pas entendu l’avertissement, pourtant réitéré à la p. 38 de l’édition espagnole10. José Remesal savait aussi que les bases statistiques de ses décomptes de timbres, étant donné le nombre de groupes entre lesquels il les divisait, étaient nettement insuffisantes. Dans les graphiques destinés à prouver le lien entre un site particulier du limes et une des régions productrices de Bétique, la grande majorité des groupes comprend moins de six exemplaires, beaucoup entre zéro et deux. L’auteur avait bien vu le problème11 : « Le volume des données dont nous disposons est si petit, écrit-il, que l’apparition d’un seul timbre venant d’un autre atelier non représenté jusqu’à présent sur le limes modifierait nos courbes ». Aussi a-t-il prévenu qu’il ne pouvait soumettre ses données à des traitements statistiques et que seules des études ultérieures pourraient confirmer ou infirmer les courbes. Mais cela ne l’a pas empêché d’employer dans la suite des mots comme « constater » ou « affirmer ». Quand César Carreras Monfort et Pedro Funari ont récemment repris le même type de recherche en Bretagne, ils ont appliqué des traitements statistiques à leurs données et à celles de José Remesal. Il a fallu constater que « les analyses statistiques des timbres trouvés sur les sites germaniques n’ont montré aucune association géographique »12. Même les bases de la construction de José Remesal sont donc plus que chancelantes.
7Revenons au fond de la question. Rien n’autorise à penser que sous Auguste et au Ier siècle de n. è. les autorités militaires traitaient la fourniture d’huile (ou de vin) aux soldats de la même façon que la fourniture de blé, qui était réglementaire et faisait l’objet d’une retenue fixe sur la solde. Lothar Wierschowski la rend au domaine du commerce privé, qui avait pour cible à la fois les militaires et les civils, dont la population autour des camps n’a fait qu’augmenter13. Il fait appel au modèle de Keith Hopkins14 : les producteurs de Bétique avaient besoin d’augmenter leurs ventes pour payer des impôts recouvrés en argent monnayé, et les soldats du limes constituaient un excellent marché pour leur huile d’olive.
8On ne peut cependant esquiver un problème que les économistes placent maintenant au premier rang de leurs préoccupations : celui de l’information. Comment circulait-elle entre les soldats du limes germanique et les propriétaires des oliveraies de Bétique au point de déclencher un courant commercial ? Si l’on voulait traduire concrètement une vision moderniste du comportement des agents économiques du début de l’Empire, il faudrait, par exemple, imaginer des producteurs et des marchands de Bétique, avertis par des colporteurs de nouvelles que Drusus préparait une grande campagne contre les Germains et établissait des camps près du Rhin. Ils se réunissent et « voilà, disent-ils, un pays dépourvu d’oliviers, des soldats nombreux, possédant un peu d’argent, et qui auront du mal à se passer de produits méditerranéens. C’est un débouché à ne pas rater. Étendons nos oliveraies, construisons plus de navires, répartissons-les entre les routes atlantique (si celle-ci avait l’importance que lui donne José Remesal, ce dont je doute) et méditerranéenne vers l’embouchure du Rhône, voyons où des ruptures de charge seront nécessaires pour remonter ce fleuve et la Saône, et comment on passera de là à la Moselle ou à la Meuse, installons dans les points clefs des entrepôts et des agents ». Personne n’a jamais osé décrire une scène pareille ; c’est pourtant celle qui se cache derrière bon nombre de formules abstraites.
9Lothar Wierschowski a raison de rappeler que des marchands étaient déjà présents autour des armées à l’époque républicaine et qu’ils avaient acquis de l’expérience au cours de ces campagnes. On les voit à l’œuvre en 109 av. n. è. dans la guerre contre Jugurtha : ils échangent des esclaves ou du bétail « contre du vin qu’ils avaient apporté ou d’autres denrées de ce genre »15 ; ou encore dans le Bellum Africum (75, 3) : ils suivent l’armée de César avec leurs chariots chargés de marchandises16. Il y avait des marchands sur le Rhin avant le séjour d’Auguste à Lyon et l’organisation des camps en vue des campagnes de Germanie17. Et les fournitures de blé, depuis longtemps, étaient souvent adjugées à des publicains ou confiées à des civils18.
10Mais aucun de ces exemples (dont le premier doit être fortement lié au trafic des esclaves) ne paraît recouvrir exactement le cas des transports réguliers à longue distance réalisés par les marchands d’huile (et de dérivés de poissons) de Bétique vers le limes germanique. Il faut au moins poser quelques questions.
11Des amphores à huile sont arrivées en Gaule centrale avant celles de Bétique : les amphores de Brindes. On en trouve une vers 40 av. n. è. dans l’horizon 1 du site « Sanctuaire de Cybèle » à Lyon19 et plusieurs à Saint-Romain-en-Gal près de Vienne20. Il y en a aussi au Mont-Beuvray et à Genève21. [Et les premières importations d’huile sur le limes sont représentées par quatre amphores de Brindes à Mayence22]. Comme partout ailleurs, ces amphores ont disparu dans le troisième quart du Ier siècle av. n. è. et ont été remplacées par les Dr. 20 anciennes (Oberaden 83) dont la forme s’est inspirée de la leur. Ni les idées de José Remesal, ni le modèle de Keith Hopkins ne pourraient s’appliquer d’aucune façon à ces arrivées d’huile d’Apulie ou de Calabre, qui ont montré la voie à celles de Bétique.
12Munatius Plancus, le fondateur de Lyon en 43 av. n. è., et bien plus encore Agrippa et Auguste, au cours de leurs séjours à Lyon, avaient évidemment le pouvoir de faire venir d’où ils voulaient les produits dont leur entourage ou eux-mêmes pouvaient avoir besoin. C’est en général le cas de tous les gouverneurs de provinces et des légats de légion : le Digeste fait allusion à ces habitudes quand il parle de rebus quas in usus advehendas sibi mandant praesides (des choses que les gouverneurs se font apporter pour leur usage)23. Il me paraît presque sûr qu’à Lyon, au Mont-Beuvray, à Genève et à Mayence l’huile des amphores de Brindes a été bue par des personnages importants de l’armée et de l’administration romaine présents sur place, ou par quelques riches colons. À partir de là, les marchands, qui avaient été alertés par ces puissants personnages, prenaient connaissance des marchés et des routes. L’information pouvait commencer à circuler.
13Une décision politique a, dès avant la création des premiers camps du limes, fait de Lyon un emporium24. C’était la base arrière de l’intendance et du ravitaillement militaire ou civil pour les camps et les agglomérations du Rhin, et par conséquent la ville où on pouvait prendre connaissance des opportunités offertes par le marché de la région rhénane. S’y concentraient les marchandises commandées par l’armée, non seulement du blé (dont une partie importante pouvait venir de régions plus proches des camps), mais aussi tous les matériaux utiles aux équipements militaires, et, à partir de 15 av. n. è., l’or et l’argent pour les frappes monétaires de l’Empire, puisque l’atelier d’émission monétaire y a été installé. Lyon était une place d’entrepôts et un lieu de rencontre, la charnière de l’information. Voilà le premier service, et non des moindres, rendu aux marchands par l’administration de l’Empire.
14Cela ne s’arrêtait pas là. L’aménagement des fleuves navigables, la création et l’entretien des routes de liaison ont été assurés à des fins militaires. Ce ne sont pas les marchands qui ont creusé la fossa Augusta dessinée sur le cadastre d’Orange, qui constituait « une bretelle navigable dans un secteur difficile du Rhône »25. Des marchands ont sans doute aussi emprunté le canal de Drusus du côté de l’embouchure du Rhin26. Tout cela est évident, et on multiplierait facilement les exemples. Mais on peut peut-être aller plus loin. Il y a déjà longtemps, O. Schlippschuh avait été intrigué par l’absence d’inscription mentionnant les nautes du Rhin, alors qu’on en connaît, aux IIe et IIIe siècles, dans la plupart des autres fleuves, le Rhône, l’Ouvèze, la Saône, la Moselle… Il mettait l’absence de développement d’entreprises de transport fluvial « en relation avec l’existence de la Classis Germanica, qui opère sur le Rhin depuis la fin du Ier siècle », mais considérait comme peu vraisemblable que les navires militaires se soient chargés de transports civils, et concluait que les négociants avaient dû posséder leurs propres bateaux27. Faut-il pourtant exclure que les moyens de l’armée aient participé à l’acheminement de biens qui n’avaient pas un statut militaire ? C. R. Whittaker, en s’appuyant sur une inscription de Pisidie, est parvenu à la conclusion inverse28. J’ai moi-même naguère essayé de dire que les tonneaux contenant mille litres et plus qu’on trouve à Oberaden nécessitaient l’usage d’appareils de levage dont les marchands, particulièrement dans ce camp avancé sur la Lippe, ne pouvaient disposer et qui devaient dépendre de l’armée29. Il me paraît vraisemblable que les bateaux qui ont sillonné le Rhin et ses affluents pour apporter les biens considérés comme indispensables pour les troupes et la guerre ont aussi transporté, parfois ou souvent, ceux des marchands civils, au moins à titre de complément de cargaison. Dire, comme le fait Whittaker, que cela revenait à subventionner le commerce relève d’une terminologie mal adaptée à la réalité administrative romaine, mais l’idée reste économiquement vraie. La distinction nette que nous faisons entre civil et militaire n’était pas ressentie de la même façon dans l’Antiquité. Il s’agit d’une mise en commun de moyens, pour des fins qui, sans être officielles, contribuaient cependant au moral des troupes, dont les légats ne se désintéressaient évidemment pas. L’appui de l’armée a, aussi de cette façon plus consciente, grandement favorisé le commerce libre.
15Lyon et Vienne ont certainement été des points de rupture de charge pour la navigation fluviale. Une question plus difficile est de savoir si ces villes ont constitué aussi des points de rupture de la chaîne commerciale, autrement dit si les marchandises étaient acheminées et provisoirement possédées par les mêmes marchands entre Lyon et le Rhin et en aval de Lyon. Stefanie Martin-Kilcher pense pouvoir tirer de l’étude des inscriptions sur amphores trouvées au nord de Lyon la conclusion que ce n’était en règle générale pas le cas30. S’il en allait de même à l’époque de Drusus, qui étaient alors les marchands du dernier échelon ? Sans doute les mêmes que ceux qui suivaient l’armée en campagne. Mais peut-être aussi des soldats : Lothar Wierschowski considère que le miles negotiator cervesarius de la Classis Germanica, le centurio negotiator de la XVe légion, étaient des militaires qui avaient par ailleurs à titre personnel des activités commerciales31 ; je me demande si l’on ne pourrait pas aussi bien penser qu’ils ont reçu pour tâche de faire parvenir à leurs commilitones des biens ne faisant pas partie de l’ordinaire.
16Il reste à s’interroger pour finir sur l’échelon antérieur, le cheminement de l’information et des marchandises en Méditerranée. Il y a bien peu de chances pour que les quelques amphores de Brindes trouvées dans la vallée du Rhône ou plus au nord aient été apportées directement de cette ville. Elles ont beaucoup plus probablement été prélevées dans les entrepôts de Rome, d’Ostie ou mieux encore de Pouzzoles. Comment les choses se sont-elles passées pour les arrivées d’huile de Bétique ? Strabon32 (copiant sans doute Posidonius) nous dit que : « Tout le commerce maritime [de la Turdétanie] se fait en direction de Rome et de l’Italie ». Il est vrai que dans l’état actuel des connaissances archéologiques, les plus anciennes amphores à huile de Bétique connues proviendraient, comme nous venons de le dire, de Lyon et de Saint-Romain-en-Gal, un peu avant 20. Les suivantes se trouvent à Oberaden, entre 12 et 7 av. n. è., et peut-être à Neuss33. À Rome, le dépôt de la Longarina, clos autour du changement d’ère, contient les deux sortes d’amphores de Bétique anciennes : les unes ressemblent plus à l’amphore de Haltern, les autres à celle d’Oberaden et doivent être à peu près contemporaines des dates de ce camp34. La seule épave d’Oberaden 83, ou au moins contenant des Oberaden 83, est tout à fait ailleurs, dans les îles Éoliennes35 : elle n’était certainement pas en route vers l’embouchure du Rhône. Nous nous trouvons en face d’un problème de chronologie fine dans des datations archéologiques auxquelles on ne peut évidemment demander une précision à l’année près, et en face de la faiblesse de la documentation archéologique sur les arrivées d’amphores à Rome avant le début de l’Empire.
17Il est évidemment plus facile d’imaginer comment des liens économiques se sont noués entre la Bétique et Rome qu’entre la Bétique et l’armée du Rhin. Pour le déclenchement du commerce d’amphores de Bétique vers Rome, David Mattingly a déjà proposé une hypothèse intéressante : que les amphores aient d’abord constitué une cargaison complémentaire des lingots de métal exportés déjà auparavant à partir des mines d’Espagne36. À titre complémentaire, je rappellerai le rôle plus ponctuel qu’ont pu jouer ceux que Ronald Syme appelait les « dynastes de Cadix », Balbus maior et Balbus minor. Ces Gaditains ont occupé des places de premier plan à Rome de l’époque de Pompée à celle d’Auguste et traversé sans encombre avec beaucoup d’habileté les guerres civiles. L. Cornelius Balbus maior avait reçu la citoyenneté en 72 après avoir participé à la guerre contre Sertorius. Devenu immensément riche grâce à son adoption par Théophane de Mytilène, il a été en 40 le premier provincial à être fait consul. Son neveu Balbus minor sera en 19 le dernier sénateur à recevoir les honneurs du triomphe. Il nous intéresse particulièrement ici parce que, sans doute dans les années qui entourent son quattuorvirat en 44-43, il a fondé la Neapolis de Gadès et fait aménager le port37. Gadès était depuis longtemps un des grands emporia de la Méditerranée, en relations fréquentes avec Rome38. L’évergétisme à grande échelle de Balbus concerne une population de navigateurs et de pêcheurs. Il accompagne une nouvelle étape du commerce que Balbus avait à Rome bien d’autres moyens de favoriser, particulièrement en protégeant les marchands hispaniques. La diversité des produits transportés39 a en outre permis de charger de très grands bateaux40, et les taux de fret diminuent d’autant.
18Bernard Liou date justement des années suivant immédiatement le milieu du Ier siècle av. n. è. les plus anciennes épaves homogènes de Bétique, qui transportaient des sauces ou des salaisons de poisson : celles du Titan, à l’île du Levant, et celle du Grand Congloué 3 dans la rade de Marseille41. La seconde contient des amphores identiques à celles timbrées SCG et OP.M.LVCR connues par leur découverte sur les lieux de production près d’Algésiras, à Belo et dans l’atelier de El Riconcillo. Ces amphores ont là aussi reçu une date vers le milieu du Ier siècle av. n. è. ou peu après42. Les marques qu’elles portent ont été retrouvées à Rome, à Nomentum et en Sardaigne43. La destination des épaves du Grand Congloué 3 et du Titan n’est cependant pas assurée, même si la seconde, qui avait passé l’embouchure du Rhône et Marseille, suivait probablement une route côtière vers l’Italie44.
19On attendra donc pour être plus précis que la découverte d’un site du milieu du Ier siècle av. n. è. à Rome ou à Ostie apporte de meilleurs témoignages. Pour ma part, et dans l’état actuel de nos connaissances, je verrais la séquence suivante. Depuis l’époque punique, on produit dans la région de Cadix du poisson salé et des sauces de poisson45. Autour du milieu du Ier siècle av. n. è., Gadès est un grand port, en relation avec Rome où l’accroissement rapide de la population crée des besoins en produits alimentaires toujours renouvelés. Les Balbi (surtout Balbus minor), qui étaient inévitablement aussi de grands propriétaires terriens en Bétique, facilitent une nouvelle étape des relations commerciales avec l’Italie. Des navires chargés des produits des ateliers de salaisons de Bétique, plus grands et plus nombreux, longent les côtes de Gaule, y font escale, et arrivent en Italie. Une vingtaine d’années plus tard – le temps que croissent un plus grand nombre d’oliviers –, des amphores à huile viennent compléter les cargaisons. Dans la vallée du Rhône, après la fondation de Lyon, quelques Romains importants, installés plus ou moins durablement, ont fait venir pour leur propre usage de l’huile d’Apulie. Un peu avant 20 av. n. è., l’huile de Bétique apparaît : elle va remplacer celle d’Apulie. Quand se créent à partir de 16 les concentrations militaires stables du limes (la population du camp d’Oberaden égalait sans doute celle de Pompéi), les marchands de Bétique, qui profitent des aménagements et des moyens de l’armée, et bénéficient de la charnière du transport constituée à Lyon pour les besoins militaires, commencent à créer un circuit d’approvisionnement régulier et bien organisé qui mène de Gadès à Lyon puis au Rhin.
20Voilà quelques pistes pour créer un modèle un peu plus complexe que les autres des arrivées d’huile de Bétique sur le limes germanique à l’époque augustéenne.
Notes de bas de page
1 Wierschowski 2001.
2 Les références sont données ici à l’édition espagnole. José Remesal a réaffirmé ses thèses récemment : Remesal Rodríguez 1999.
3 J’emprunte cette phrase au résumé français de l’article, p. 61.
4 Les noms inscrits sur la panse des amphores du Testaccio seraient alors les noms de transporteurs et non, comme on le pense en général, ceux de vrais négociants (p. 111). Il est vrai que José Remesal a nuancé par la suite son opinion : voir sur tout cela Bernard Liou dans Liou, Tchernia 1994, 134-137.
5 P. 74-75 et 109.
6 P. 58.
7 MBAH, VI, 1, 1987, 123-127, sous la signature de Rainer Wiegels.
8 « Whilst his conclusions remain speculative in some key areas, there is no doubt that this discussion represents a useful marshalling of the available evidence », BIAL, 1987, 24, p. 22-24.
9 P. 20 et 25. L’idée, défendue p. 20-21, que les timbres ont « un caractère fiscal ou annonaire », n’a été retenue par personne et José Remesal lui-même semble l’avoir abandonnée : voir encore Bernard Liou dans Liou, Tchernia 1994, 138.
10 Dont L. Wierschowski lui-même, dans sa note 58, où à cet égard il fait à José Remesal un reproche excessif.
11 P. 25.
12 Carreras Monfort, Funari 1998, 53.
13 P. 58-59 et n. 60.
14 On en trouvera la version la plus récente sous le titre « Rome, Taxes, Rents and Trade » dans Scheidel, Von Reden (éds) 2002, 190-232.
15 Salluste, Jug., XLIV, 5.
16 Sur les marchands et les armées de César pendant la guerre des Gaules, voir les belles pages de Chr. Goudineau 1990, 256-258.
17 Dion Cassius, LIII, 26, 4 : en 25 av. n. è. M. Vinucius va venger des Romains massacrés après être entrés en pays barbare pour nouer des relations commerciales ; LIV, 20, 4 : des Romains entrés dans les territoires des Sicambres, des Usipètes et des Teuctères sont crucifiés, ce qui motivera l’intervention de Lollius, mal terminée, en 16.
18 Tite-Live, XXIII, 48, 12 ; XXXIV, 9, 13. En 52, César avait confié la direction du ravitaillement en blé de ses troupes à Fufius Cita, chevalier et negotiator.
19 Lemaître, Desbat, Maza 1998. Une amphore de Brindes et pas d’amphore Ob. 83 dans l’horizon 1, avant 40 av. n. è. (sur 47 exemplaires) ; dans l’horizon 2, entre environ 40 et environ 20, 21 fragments d’Ob. 83 (6 % des amphores) et pas d’amphore de Brindes (sur 367 exemplaires).
20 Dangréaux, Desbat 1992, 152.
21 Hesnard 1999, 168 ; à Genève, timbre VEHILI : Callender 1773. [Voir en outre la carte de Loughton 2003, p. 200, fig. 16].
22 Ehmig 2003, 26 et 45.
23 XXXIX, 4, 4, 1.
24 Strabon, IV, 3, 2 ; voir Goudineau 1989.
25 Salviat 1986a, 110 ; voir aussi Chouquer, Favory 2001, 227-228 [et Leveau 1999, 102 : « permettre à la navigation de contourner une zone où le cours du Rhône était encombré d’îles la rendant difficile »].
26 Tacite, Ann., II, 8, 1 et Suétone, Cl., I, 2.
27 Schlippschuh 1974, 93.
28 Whittaker 1994, 111-112 (1989, 63-64). Voir pour le texte de l’inscription Mitchell 1976. [Je n’interpréterais plus de la même façon le passage de l’inscription qui interdit à ceux qui frumentum aut aliud quid tale vel quaestus sui causa vel usus portant de profiter, pour réquisitionner des transports fournis par la cité de Sagalassos, des privilèges réservés aux officiels en mission. L’éditeur envisage deux possibilités : que ces transporteurs soient des marchands, ou qu’ils soient des propriétaires terriens « apportant dans les villes les produits de leurs domaines, ce qui devait se faire régulièrement » (p. 127). La seconde hypothèse me paraît la plus vraisemblable, à la fois parce que l’idée d’usus (consommation en ville des produits de son propre domaine agricole) est juxtaposée à l’idée de quaestus (il s’agirait alors de vente à proximité), et parce que les grands propriétaires avaient plus de moyens de pression pour abuser du privilège que des marchands de passage. La conclusion de Whittaker, que « Ceux qui passaient des contrats pour les approvisionnements officiels utilisaient, s’ils le pouvaient, les transports d’État à leur profit privé », reste cependant valable : voir p. 141-143].
29 Tchernia 1997, 127. Je n’invoque pas ici les tonneaux de la Colonne Trajane, parce qu’il est possible ou probable qu’à cette époque le vin ait déjà commencé à faire partie de l’ordinaire des troupes.
30 Martin-Kilcher 1994, 422 ; [2002 ; Martin-Kilcher, Witteyer 1998-1999]. On manque cependant de données pour le cas spécifique des Dr. 20.
31 Wierschowski 1982, 38-39.
32 III, 2, 5.
33 Vegas 1975.
34 Hesnard 1980, 148 et pl. VI, 1-2.
35 Épave Capo Graziano C : Cavalier 1985 ; Liou 2002, 1064.
36 Mattingly 1988, 52-53. [Voir p. 164-165].
37 Strabon, III, 5, 3. On a rapproché de ce passage la lettre de Cicéron à Atticus, XII, 2 : At Balbus aedificat.
38 Sur Gadès et sa tradition commerciale à l’époque des Balbi, on peut voir Des Boscs-Plateaux 1994.
39 C’est la conclusion de B. Liou 1981.
40 Voir en particulier l’épave de Sud-Perduto 2 dans les Bouches de Bonifacio, avec ses trois ou même quatre couches d’amphores : Pomey et al. 1992, 59-60.
41 Liou 2002, 1071-1072 et 1091, pl. J-K. L’étude du matériel de l’épave du cap Negret à Ibiza (Parker 1992), où voisinent des amphores Maña C2 et des Dr. 1C, mériterait d’être reprise et approfondie.
42 Première publication par Cl. Domergue 1969, 447-449 ; voir la note d’A. Hesnard 1998 et Étienne, Mayet 2002, 113-122.
43 CIL, XV, 3417 et 3498 ; Pola (dir.) 1976, 53 (site I, 52, 11) ; RTAR II, 566.
44 Sur les deux itinéraires Bétique – Italie, voir Liou 2002, 1062.
45 Étienne, Mayet 2002, 9, 103, 108-113.
Notes de fin
1 Paru dans L. Rivet, M. Sciallano (éds.), Vivre, produire et échanger : reflets méditerranéens. Mélanges offerts à Bernard Liou, Montagnac, Monique Mergoil, 2002, 319-324.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Importuosa Italiae litora
Paysage et échanges dans l'Adriatique méridionale à l'époque archaïque
Maria Cecilia D’Ercole
2002
La Grande Grèce. Aspects et problèmes d’une « colonisation » ancienne
Quatre conférences au Collège de France (Paris, 1982)
Ettore Lepore
2000
De Pithécusses à Pompéi. Histoires de fondations
Quatre conférences au Collège de France (Paris, 2014)
Pier Giovanni Guzzo Jean-Pierre Brun (trad.)
2016
Studi e ricerche su Puteoli romana
Atti del Convegno (Napoli, Centre Jean Bérard, 2/3 aprile 1979)
Giuseppe Camodeca (dir.)
1981
Euphorion et les mythes
Images et fragments
Christophe Cusset, Évelyne Prioux et Hamidou Richer (dir.)
2013
En Grèce et en Grande Grèce. Archéologie, espace et sociétés
Quatre conférences au Collège de France (Paris, 2014)
Emanuele Greco Annie Schnapp-Gourbeillon (trad.)
2020