Les secteurs limités d’intervention de l’État

1La question se résoudrait facilement si l’on voyait dans l’État le maître d’œuvre de tous les commerces massifs à grande distance de biens de consommation courante. Le Monte Testaccio à Rome, les amphores à vin, à huile, à olives, à poisson salé et sauces de poisson sur les sites militaires s’expliqueraient par l’intervention de services annonaires. Quelle que soit la façon de se procurer ces biens (dîmes, réquisitions, contrats), et même si dans certains cas ils étaient vendus et non distribués, le coût de leur transport ne serait pas nécessairement répercuté sur le prix de vente. L’étendue de la distribution ne serait limitée que par l’état des finances impériales et les possibilités d’exploitation des provinces. On parlerait sans crainte de redistribution et d’économie administrée.

2Mais tous les indices vont dans le sens d’une prise en charge beaucoup plus limitée. Les empereurs sont responsables de l’acheminement mensuel à Rome de sept cent cinquante mille modii de blé destinés à cent cinquante mille ayants droit aux distributions gratuites (63 000 tonnes par an) ; ils se sentent concernés en général par le ravitaillement en blé de la capitale, afin d’éviter, autant que possible, les risques de disette. Ils étendront cette préoccupation à l’huile au II^e siècle, beaucoup plus tard au vin et à la viande de porc1. Les interventions ponctuelles font suite à des crises. Pline l’Ancien raconte qu’il y eut sous Tibère, une année stérile en papyrus. À Rome, « la pénurie de papier fut si sévère que l’on nomma parmi les sénateurs des arbitres pour le distribuer. Sans cela, la vie sombrait dans le désordre »2. C’est un des rares exemples d’intervention du pouvoir dans la distribution en dehors des cas de disette et de quelques prix fixés, comme celui du minium de Sisapo. Elle est suscitée par une crise qui risque d’entraîner des troubles, et en outre, dans ce cas, il est vraisemblable que les premiers utilisateurs de papyrus étaient les bureaucrates de l’administration impériale.

3En dehors de Rome, l’intendance militaire est le second domaine d’intervention de l’État. Savoir ce qui était fourni par les autorités aux soldats, et les moyens employés en général pour assurer le nécessaire aux armées stationnées le long du limes fait depuis longtemps l’objet de recherches et d’hypothèses qui n’aboutissent pas à des conclusions simples et auxquelles la découverte des tablettes de Vindolanda a apporté plus de complexité que de clarté3. Je n’envisage ici qu’un des aspects de la question.

Le ravitaillement de l’armée

4Quand on parle de ravitaillement de l’armée, ou « military supply », il ne peut être question de faire un bloc de tout ce qui arrive pour la consommation des soldats et des officiers, sans distinguer ce qui était fourni par les soins des autorités militaires et ce qui était acheté individuellement dans le commerce. Des nuées de marchands, et plus précisément le couple lixae et mercatores (ou negotiatores), entouraient l’armée. Le premier terme est souvent traduit par vivandiers, ce qui est certainement trop réducteur4. Les lixae paraissent parfois être des serviteurs des soldats, plus souvent des petites gens, attirés par toutes les opportunités de gains mineurs offertes par les troupes ; ils peuvent leur proposer leurs services, leur vendre des plats préparés, du pain, ou toute autre chose qu’ils ont réussi à se procurer. Ils se livrent dans la région à tous les petits trafics possibles. On les chasse chaque fois qu’on veut rétablir la discipline. Les mercatores sont d’une catégorie supérieure et l’on peut se demander si ceux qui sont présents autour des camps sont les contractants des fournitures officielles ou s’ils apportent ce que les soldats achetaient eux-mêmes. La réponse est que l’un n’allait pas sans l’autre. Prenons l’exemple de la révolte des Bataves qui tombent sur les lixae et mercatores « dispersés un peu partout comme en temps de paix » et les massacrent5 : les mercatores ne se tenaient pas à l’exécution de tâches précises ; ils cherchaient, comme les lixae, des gains possibles un peu partout. Au point que quelques-uns, oublieux de leur patrie, ont pu quitter l’Empire et leurs devoirs pour aller pratiquer le commerce à la cour du roi germain Marobodus, où on les découvre en 196. Ce sont les mêmes qui avaient l’habitude de vendre du vin aux soldats, ou de l’échanger contre du butin, ce qui était la règle sous la République7. Les soldats trouvaient bien évidemment agréable d’améliorer leur ordinaire. L’excès des prix, à en croire le préambule de l’édit de Dioclétien, suffisait à les ruiner. Il y avait des marchés à la porte des camps8, et il fallait chasser les marchands, avec les lixae, les prostituées et les devins, quand les troupes se relâchaient9.

5Distinguons donc sans hésiter, comme le font D. J. Breeze et Lothar Wierschowski10, entre les fournitures que l’organisation militaire se chargeait de faire parvenir à la troupe et celles que les soldats se procuraient eux-mêmes en supplément auprès des marchands, ou dans les tavernes des canabae et des vici, qui se fournissaient périodiquement auprès de ces mêmes marchands. Dire en quoi consistaient les unes et les autres est plus difficile.

6Trois sources cohérentes, des passages de Polybe et de Tacite d’une part11, les papyrus PGenLat 1 et 4, datés de 81 et 84 d’autre part12, indiquent que les soldats subissaient des retenues sur leur solde en compensation du blé, des uniformes et parfois des armes qui leur étaient fournis13. Les sommes indiquées par les papyrus de Genève étant toujours les mêmes, on en déduit que ces retenues étaient forfaitaires et fixes, indépendantes des prix du marché14. Pour les périodes ultérieures, la longue série d’ostraka trouvés à Pselkis, dans le sud de l’Égypte, datant du troisième quart du II^e siècle ou du début du III^e siècle apporte des indications différentes. Ce sont des reçus de soldats qui ont touché du cibariator une somme d’argent calculée d’après le prix du vin qu’ils auraient pu recevoir et dont ils se sont passés. On peut admettre qu’à cette époque le vin était fourni aux soldats par l’intendance militaire, mais qu’ils pouvaient faire remplacer leur ration par de l’argent. Les prix varient pour une même quantité : le vin était donc compté à un prix en relation avec celui du marché, à la différence des retenues fixes mentionnées antérieurement. Des papyrus plus tardifs paraissent montrer que l’huile a ensuite fait l’objet du même traitement15.

7Au I^er siècle, le blé est la seule denrée alimentaire qui entre explicitement dans la catégorie des produits fournis contre retenues. Toutefois, des mentions de Polybe et de la vita Hadriani des SHA font penser qu’on l’accompagnait normalement de l’obsonium ou pulmentarium, ce qui se mange avec le pain : viande de porc, lard, fromage16. La question de l’acheminement du vin, de l’huile, des olives, du garum, du poisson salé contenus dans les amphores trouvées en abondance dans tous les camps militaires, et particulièrement dans ceux du limes germanique, du Danube et de Bretagne, est donc posée. Personne n’a jamais proposé que les olives ou les produits de la mer soient considérés comme distribués par l’armée. Il y a en revanche des positions divergentes pour les deux premiers produits. Erdkamp17 inclut dans les fournitures l’huile d’olive, le sel, le vinaigre et peut-être le vin. José Remesal et ses disciples répètent depuis longtemps que l’huile de Bétique (ils ne se préoccupent guère de l’huile d’Istrie dans les camps du Danube, de celle de Tripolitaine à Bu Njem et de celle d’Afrique au Maroc18) arrivait comme impôt en nature parmi les fournitures de base. Je persiste pour ma part à penser que jusqu’à une date imprécise, mais peut-être précoce, dans le II^e siècle, la posca (eau vinaigrée) était la boisson des soldats19. Quant à l’huile de Bétique, les arguments de José Remesal ont été discutés et réfutés en particulier par Lothar Wierschowski et Ulrike Ehmig20, et ses conclusions sont maintenant le plus souvent rejetées21.

8Cela n’exclut pas que certaines quantités d’huile et de vin aient été commandées par les états-majors. Il fallait de l’huile pour éclairer le praetorium. Un texte de Tite-Live mis en avant par Erdkamp ne doit pas être négligé : en 190, pendant la guerre contre Antiochus, on attendait d’Italie des cargaisons de blé mais aussi de vin ; comme ces dernières n’arrivaient pas, le préteur a réussi à s’emparer d’amphores que l’ennemi avait emmagasinées22. Il était indispensable de donner du vin aux malades et aux travailleurs de force comme les rameurs23. Mais en dehors de cela, quantité de biens, et sans doute la plus grande partie de ceux dont l’arrivée est attestée par les amphores, ont été achetés aux marchands par les soldats et les civils qui les entouraient. On a cessé de considérer que la vaisselle céramique était fournie aux soldats. D. J. Breeze, qui a approfondi la question plus que personne et laissait encore en 1977 la porte ouverte à plusieurs hypothèses, a finalement conclu en 2000 qu’il n’y avait aucun signe que l’armée ait procuré de la poterie aux soldats, sauf dans les cas où elle établissait ses propres ateliers24. À l’issue d’une étude quantitative exceptionnellement approfondie sur la distribution de la sigillée décorée de la Graufesenque, Allard Mees a mis en évidence deux secteurs de diffusion privilégiés : une diffusion régionale en Aquitaine, une autre auprès des armées. « Les légions, dit-il, attiraient à elles comme un aimant les poteries de la Gaule du Sud ». Mais il rejette toute idée d’intervention de l’intendance militaire : la vaisselle est aussi présente dans les sites civils, il n’y a pas de lien entre des camps militaires et des potiers particuliers qui auraient bénéficié de contrats. On serait du reste surpris que l’armée eût fourni aux soldats non seulement de la vaisselle lisse, mais même des vases décorés en relief. L’abondance de sigillée décorée dans les camps légionnaires veut simplement dire qu’il y avait là des gens pour l’acheter, quoiqu’elle fût plus coûteuse que la céramique lisse et malgré le long transport qu’elle subissait25.

9La plupart des soldats, au moins au I^er siècle, venaient d’Italie ou des provinces sénatoriales proches de la Méditerranée. Envoyés sur le Rhin et le Danube, ils ne renonçaient pas totalement, s’ils en avaient la possibilité, aux produits dont ils avaient l’habitude, et surtout pas au vin. Même les marchands romains installés sur le golfe du Bengale ont réussi à faire venir à Arikamedu à travers l’océan Indien et le Deccan quelques très rares amphores d’huile d’olive et un peu plus d’amphores de vin26. Améliorer l’ordinaire en consommant des produits méditerranéens, passer les instants de loisir autour du vin in popina était indispensable au moral des troupes stationnées dans les provinces du Nord.

10Avaient-elles les moyens de payer des produits venus d’aussi loin par des itinéraires aussi complexes ? Quand le légionnaire de base avait réglé toutes les retenues, qu’il avait contribué aux dépenses des fêtes religieuses du camp et alimenté son épargne obligatoire, il ne lui restait pas grand-chose. Assez cependant pour faire de lui plus un privilégié qu’un misérable. Il ne faut pas se fier entièrement aux plaintes des soldats de Pannonie révoltés en 1427. Le versement d’un stipendium régulier, en sus des besoins vitaux, est une exception dans l’Antiquité. Et les soldats bénéficiaient de temps à autre de revenus supplémentaires, dont les donativa qui tombaient une ou deux fois par règne, et qu’ils dépensaient volontiers in luxum et epulas, à se livrer à la débauche et à faire ripaille28.

11Il faut surtout insister sur l’échelle extrêmement ouverte des soldes. La promotion minimale entraînait une augmentation de la solde de 50 % (les sesquiplicarii) ou de 100 % (les duplicarii). Speidel estime que ces principales devaient être environ 480 par légion29. Les centurions, qui gagnaient quinze fois et plus la solde du légionnaire, ne manquaient certes pas d’argent. Les membres de l’état-major, légats et tribuns, les primipiles, pouvaient eux se procurer tout ce qu’ils voulaient30, d’autant plus que leurs commandes étaient, comme nous le verrons un peu plus bas, exemptes de taxes. Parmi les listes de produits hétéroclites achetés ou vendus que donnent les tablettes de Vindolanda, la majorité semble devoir être rapportée aux fournitures du praetorium31. La céramique sigillée, dans les camps où sa distribution a été étudiée, se trouve surtout du côté des praetoria et des logements de luxe32 ; nous venons de voir que l’armée offrait un débouché important aux vases décorés.

12L’armée n’était pas un tout socialement homogène. La part des privilégiés dans la consommation des produits méditerranéens est à réévaluer. Les marchands ont certainement été attirés par l’existence d’une minorité à pouvoir d’achat relativement ou très important. Mais aussi, comme nous allons le voir, la combinaison des approvisionnements commandés et distribués par l’armée avec ceux que les marchands apportaient pour les vendre librement a diminué les coûts de transaction et de transport, élargi le nombre des acheteurs, et favorisé sensiblement les entreprises marchandes.

Effets latéraux des politiques annonaires

Le blé est un bien Giffen

13Le pain ou, plus généralement, les céréales étaient l’aliment de base dont on ne pouvait pas se passer. Ils n’avaient pas de substituts acceptables en temps normal. L’élasticité de la demande était minimale. Si leur prix augmentait, on rognait sur les autres dépenses, sur le pulmentarium, c’est-à-dire sur ce qui accompagnait la consommation du pain, on buvait moins de vin. On recevait donc moins de calories en dehors du blé, et on était contraint d’en consommer davantage. Le blé était un bien Giffen, autrement dit un bien dont paradoxalement la demande augmente quand son prix augmente33.

14Le résultat est que la demande des produits alimentaires autres que les céréales dépend largement du prix de ces derniers. Les fluctuations du prix du blé entraînent les fluctuations les plus fortes sur le marché du vin, de l’huile, du poisson, des fruits. En assurant aux troupes une ration de blé à un prix indépendant du marché, en distribuant à 150 000 habitants de Rome du blé gratuit régulièrement fourni, l’État a contribué de façon majeure à régulariser le marché des autres produits alimentaires. Il a apporté de la sécurité aux producteurs et aux marchands, et créé un effet d’incitation aux exportations vers les populations ainsi privilégiées.

De l’utilité des abus de biens sociaux

15Dick Whittaker a attiré l’attention sur un texte révélateur du Digeste : Paul rapporte qu’Hadrien a dû écrire aux gouverneurs de provinces pour leur rappeler que « toutes les fois qu’on enverrait quelqu’un faire des achats pour l’usage personnel de ceux qui commandent les provinces ou les armées, ou pour l’usage de leurs procurateurs, le mandant devrait signer un billet de sa main et l’envoyer au responsable des douanes (publicanus) de façon à ce que toute marchandise envoyée en surplus de la commande soit soumise aux taxes »34. Si l’empereur s’est inquiété de voir des marchandises relevant du commerce à l’intention de personnages moins officiels échapper à la douane, il n’a rien trouvé à redire au fait qu’elles utilisent le même moyen de transport. Elles devaient alors bénéficier ou d’une gratuité complète, ou d’un tarif très bas. Il n’était pas interdit aux militaires, s’ils ne prenaient pas sur leur temps de service, de faire des affaires privées et de pratiquer le cas échéant le commerce35. Les exemples ne sont pas nombreux, et le seul simple soldat qui se dise aussi negotiator est un marin de la flotte stationnée près de Cologne36. Ce n’est pas un hasard. Les papyrus ne laissent pas douter que les militaires qui se livraient à des trafics commerciaux utilisaient à leur profit de l’espace sur les navires des flottes de guerre37. Whittaker a identifié dans les tablettes de Vindolanda des soldats qui ont été titulaires de contrats pour des fournitures locales ; il conclut que « si même des conductores ont pu être des soldats, c’est que la distinction entre militaire et civil était désespérément obscure »38.

16De fait, on s’aperçoit depuis quelque temps, à propos d’autres exemples, que la distinction public/privé, civil/militaire n’est pas tranchée dans l’esprit des Romains comme elle l’est dans le nôtre, ni les rôles si étanches39. Qu’un marchand profite d’un contrat avec l’État pour transporter en outre des marchandises qu’il vendra sur le marché, ou qu’il fasse affaire avec un transporteur pour en glisser à bon compte dans l’espace laissé libre par le chargement officiel ne fait pas problème40. Qu’un autre obtienne d’un centurion l’autorisation de placer quelques centaines d’assiettes ou quelques amphores sur un bateau de la flotte militaire ne devait pas en poser beaucoup plus, dans un monde où les soldats, à en croire les révoltés de 14 en Pannonie, graissaient la patte des centurions pour échapper à leur rigueur ou obtenir des exemptions de corvée41. Que les recommandations, les trafics d’influence, la corruption aient pu trouver là un champ favorable est assez évident et ne pose pas plus de problèmes42. Le résultat est seulement que lorsque les relations d’un groupe de marchands avec l’armée, ou avec les magistri des bateaux transportant des biens annonaires, ou avec d’autres, sont établies, il est fort difficile pour un nouveau venu de pénétrer ce circuit. N’entre pas qui veut sur les marchés de l’Empire romain. Cela a contribué à la stabilité que nous avons remarquée au chapitre précédent.

17J’ai appliqué cette grille d’interprétation au transport du vin de Crète à Rome, qui devait emprunter les espaces libres dans les navires du blé d’Alexandrie en escale43. Un des bateaux du papyrus Bingen 77 est arrivé à Alexandrie venant de Sidè chargé de 32 troncs de pins pour l’empereur et de 216 demi-amphores d’huile d’Aspendos, au voisinage de Sidè, pour Numerius, qu’on appelait aussi Kallistratos44. Cette huile a toutes chances d’avoir bénéficié d’un taux de fret avantageux. Voilà donc, dans des régions fort éloignées et dans des conditions très diverses, une série de cas où des marchands ont saisi l’occasion de transports publics pour acheminer leurs marchandises à un coût inférieur au prix réel. Arcadius et Honorius finiront en 395 par s’en émouvoir, en signalant qu’il est interdit d’ajouter à une cargaison publique des biens privés ou de contraindre les transporteurs de blé à accepter une cargaison supplémentaire45. C’est bien le signe, comme le remarque Evelyn Höbenreich46, que cette pratique était entièrement à l’ordre du jour.

18Collusion, ou collaboration, selon l’angle sous lequel on veut le voir, entre le public et le privé, qui a certainement facilité l’ouverture de routes commerciales parallèles à celles qu’empruntaient les biens annonaires ou ceux destinés à la cour impériale. Il y a longtemps que Mattingly et Wickham ont simultanément avancé que l’huile et la céramique d’Afrique proconsulaire avaient voyagé à bord de bateaux qui transportaient du blé47. De fait, les plus anciennes amphores de Tunisie – on sait maintenant qu’elles commencent à apparaître dès la fin du I^er siècle – n’apparaissent pratiquement pas sur des épaves jusqu’à la fin du II^e siècle, ce qui s’explique si elles ne complétaient qu’en petit nombre des chargements de blé, et sans doute aussi de marbre48. David Stone a récemment repris et étendu cette idée, en l’appliquant aux amphores de salaisons de poisson, qui ont pu à leur tour voyager dans la seconde moitié du II^e siècle et surtout au III^e siècle avec des amphores à huile demandées par l’annone. Les conclusions générales qu’il en tire rejoignent celles de Whittaker et les miennes49.

Les infrastructures et l’organisation : l’exemple de Lyon

19En amont de ces coups de pouce aux transports, la construction des routes, des ports, l’aménagement des fleuves, le creusement de canaux ont été l’œuvre des pouvoirs publics50. Puisque nous parlions plus haut de coûts de transaction, ceux-ci ont aussi été sur ces axes abondamment empruntés, où l’information circule, dont les marchés sont bien connus, à la fois plus faibles et plus stables qu’ailleurs. Il est inutile de revenir sur ces évidences majeures. Mais l’organisation d’un système d’approvisionnement militaire avec ses relais mérite d’être observée de plus près dans son exemple le plus éloquent, celui des relations entre la Méditerranée et le Rhin.

20Quand Auguste conçoit le projet d’envahir la Germanie et d’ajouter à l’Empire des provinces qui rivaliseront avec celle des Trois Gaules51, il installe à Lyon sa résidence principale et passe près de trois ans et demi en Gaule, du début 16 à juillet 13. Agrippa venait de son côté de passer aussi, pour la seconde fois, deux ans en Gaule, entre 19 et 17. L’impact du séjour de l’empereur (comme de celui qu’il a fait à Tarragone entre 27 et 25) sur les relations économiques entre une province et Rome est certainement considérable. L’empereur doit être constamment relié à la capitale. Lui-même et son entourage ne se privent de rien et le prix ne compte pas. C’est une aubaine pour les marchands qui, en outre, accumulent ainsi des informations sur les besoins que vont créer les projets impériaux. Mais on a des indices pour penser que le pouvoir a joué un rôle plus actif.

21La logistique de l’offensive en direction de l’Elbe a été soigneusement réfléchie et planifiée52. Beaucoup de troupes vont être concentrées sur le Rhin, si bien que Drusus disposera de cinq ou six légions53. Il faut que l’intendance suive. Lyon a été choisi comme base arrière, en même temps, ou peut-être avant, que les camps de Nimègue et Neuss ne fussent établis, probablement en 16 avant notre ère, comme points de départ54. La mesure administrative la plus spectaculaire et la plus audacieuse a été le transfert à Lyon en 15 de l’institut d’émission de toute la monnaie romaine d’or et d’argent, évidemment afin de le rapprocher de ses débouchés majeurs, la solde des troupes et les dépenses militaires. Une cohorte militaire y était attachée. Lyon gardera ce monopole jusqu’en 6455. C’est pour Strabon un des points les plus saillants du portrait de la ville :

« En tant que telle, Lougdounon, fondée sous une colline près du confluent du fleuve Saône et du Rhône, est occupée par des Romains ; par son peuplement, elle l’emporte sur toutes les autres villes à l’exception de Narbonne. Et, de fait, les gouverneurs romains l’utilisent comme emporium et y battent monnaie d’or et d’argent »56.

22Dans un même membre de phrase, Strabon indique une double décision des « gouverneurs » romains : utiliser Lyon comme emporium et y installer l’atelier monétaire de l’Empire. Le terme d’emporium a une connotation commerciale et civile bien nette57 ; il ne peut être réduit à la désignation de magasins et de fournitures militaires, qui ont aussi existé58. Une ville prend en principe le caractère d’un emporium parce que la topographie et le cours de l’économie le lui donnent. De fait, la position de Lyon au confluent du Rhône et de la Saône paraît lui avoir tout naturellement destiné ce rôle. Il n’est pourtant pas sûr que ce soit aussi simple :

« Malgré son allure grandiose, la géographie du site ne le prédestinait pas à un grand destin… Ce marécage insalubre enfermé entre ses hauteurs escarpées a bénéficié d’un contexte politique rendu très favorable par le cours de l’Histoire »59.

23Matthieu Poux applique cette remarque à la fondation de Plancus. Mais elle vaut aussi pour le développement du commerce contemporain de la fondation de l’atelier monétaire que Strabon insère dans le cadre d’une politique60.

24Il y a une bonne quarantaine d’années, on a découvert à Lyon un atelier de poteries dites sigillées qui ne présentent aucune différence avec celles produites en Italie. La technique de cuisson dans des fours à tubulures est la même, les signatures des potiers sont celles que l’on trouve sur les vases fabriqués à Arezzo. Seules les analyses d’argile permettent de les distinguer. Il s’agit sans aucun doute de succursales des fabriques italiennes. Les analyses établissent aussi qu’ailleurs à Lyon s’est installée au même moment une autre succursale, celle de l’important producteur arétin et pisan Ateius. Les archéologues datent de 15 avant notre ère l’ouverture de ces fabriques. Quand on a analysé les tessons de céramique sigillée trouvés dans le camp augustéen de Haltern (7 avant notre ère - 9 de notre ère), on a constaté que près de la moitié a été fabriquée à Lyon. L’auteur de la publication, Siegmar von Schnurbein, qui mettait la fourniture de vaisselle au nombre de celles dont l’administration militaire s’occupait, a été attentif à la concomitance des dates de fondation de l’atelier monétaire et des ateliers de potier, et aussi au délai entre la création des deux ateliers et la diffusion de leurs produits : monnaies et vases sigillés de Lyon sont encore rares dans le camp d’Oberaden (11-8/7 avant notre ère), et deviennent très fréquents après. Von Schnurbein jugeait cette coïncidence stupéfiante et voyait la main de l’armée dans la naissance et l’acheminement de la vaisselle lyonnaise. Il disait plus précisément que l’État avait dû « parrainer » la création de ces succursales61. Dix ans plus tard C. M. Wells, revenant sur le sujet, restait en gros sur les lignes de von Schnurbein mais en posant plus brutalement la question : « Les autorités romaines ont-elles ordonné l’installation d’un atelier de potier à proximité de l’institut d’émission, ou s’agit-il d’entreprise privée ? Est-ce que la vaisselle et les monnaies ont partagé les mêmes bateaux et les mêmes chariots ? »62.

25Le poids des sites civils dans le marché de la céramique fabriquée à Lyon paraît maintenant beaucoup moins négligeable qu’au temps de la publication de von Schnurbein. On en trouve en particulier dans toute une série de sites tout à fait à l’ouest de la Gaule. Bien avant l’ouverture des succursales italiennes, des potiers s’étaient installés à Lyon ; sans qu’on puisse y voir de simples branches de la même entreprise, ils avaient des liens avec les fabriques de sigillée d’Étrurie, ou avec celles de vases d’Aco dans la région padane. Les potiers de Lyon n’ont donc pas été strictement tributaires de l’armée.

26On est cependant ramené du côté des questions posées par von Schnurbein et C. M. Wells depuis qu’on s’est aperçu que, toujours à partir de 15 avant notre ère, ont été fabriquées à Lyon des amphores imitant des formes italiennes (amphores du Falerne), grecques (amphores de Cos), ou hispaniques à sauces de poisson63. Avec d’autres, j’ai défendu ailleurs l’idée que Lyon était devenu alors un terminal des navires à dolia64, qui apparaissent précisément au même moment : le vin contenu dans des dolia installés à poste fixe sur des bateaux était transvasé à l’arrivée, partie dans ces amphores (quand il s’agissait de vins de cru normalement contenus dans des amphores dont la forme désigne l’origine ou la nature), partie, pour les vins communs, dans des tonneaux, dont la fabrication lyonnaise est aussi attestée65. La part écrasante prise par ceux-ci est bien manifestée par les trente-sept tonneaux trouvés à Oberaden, d’une capacité allant de 350 à 1300 litres66. Il y a là une organisation révolutionnaire du transport du vin et probablement aussi des sauces de poisson67. Il y avait auparavant à Lyon et même dans des sites plus au nord des amphores à vin importées d’Italie, de Tarraconaise, de Méditerranée orientale. Vient désormais s’y juxtaposer un système qui fait de Lyon un lieu systématique de rupture de charge et de reconditionnement, reposant sur l’usage d’un type de bateau à peine attesté de façon embryonnaire auparavant, et sur celui des tonneaux, emprunté pour la première fois par les Romains aux civilisations des Alpes et de la Celtique.

27D’un côté la question de l’acheminement de la céramique se résout facilement : on peut penser que, là comme ailleurs, elle a constitué un chargement complémentaire dans les bateaux et les charrettes qui convoyaient amphores et tonneaux. D’un autre, nous avons non plus deux, mais trois innovations simultanées dans l’organisation de l’économie lyonnaise : la monnaie, les succursales de potiers italiens, le reconditionnement. La première implique l’État, les deux autres des fabricants et des marchands autonomes. Il est pourtant difficile de ne pas traiter ces événements comme un ensemble et de ne pas les relier aux préparatifs d’Auguste et d’Agrippa et à l’installation de concentrations militaires sur le Rhin.

28La question est de savoir si l’on admet que cette concomitance est le fait d’une réaction spontanée très rapide des marchands de vin comme des potiers à l’installation des camps du Rhin, ou si l’on suppose qu’ils ont été, sinon contraints, du moins conseillés, aidés, peut-être sollicités, directement ou par intermédiaires, par les responsables de la logistique de la conquête. Même quand il ne s’agissait pas de fournitures à leur charge, les autorités militaires avaient intérêt à s’assurer que les troupes pourraient disposer de ce qu’elles jugeaient indispensable à leur bien-être.

29Dans le premier cas, les marchands de vin se seraient rendu compte que, étant donné le pouvoir d’achat limité des soldats, il fallait trouver une solution pour réduire au maximum les coûts de transport. Les potiers auraient compris que le lancement de ces transports systématiques entre Lyon et la Germanie leur ouvrait des marchés importants. Tout cela en l’espace de guère plus d’un an. Des réactions aussi rapides relèvent plus de la théorie du marché en concurrence parfaite que de la réalité concrète du commerce.

30La conclusion la plus vraisemblable est que les marchands ont été intégrés dans un projet d’organisation logistique68. Information, suggestion, collaboration entre civils et autorités militaires, frontière incertaine entre le commerce privé et les commandes d’État, les modalités exactes ne nous apparaissent pas. Il n’est pas nécessaire de poser une alternative aussi tranchée que le faisait C. M. Wells. Mais si l’on ne croit pas à un système étatique généralisé de la consommation des sites militaires, on ne peut échapper à l’idée d’une proximité entre l’organisation de l’acheminement du commerce privé et les décisions et les moyens de l’intendance militaire.

31Dans une savante et brillante étude des inscriptions peintes sur amphores découvertes en Gaule et en Germanie, Stefanie Martin-Kilcher a mis en évidence de nombreux cas où une inscription verticale le long de l’anse a été ajoutée, postérieurement et avec une écriture différente, à celles que l’amphore portait déjà au moment de son embarquement dans la région d’origine. Portées sur des amphores à poisson salé et à sauces de poisson de Bétique, et, dans une moindre mesure, de la côte orientale de Narbonnaise, ces inscriptions donnent des noms ou des initiales de noms suivis de chiffres. Elles n’apparaissent ni sur les épaves de Méditerranée ni sur les amphores trouvées en Narbonnaise ou en Aquitaine. Stefanie Martin-Kilcher démontre qu’elles n’ont pu être peintes qu’à Lyon (ou à Vienne) et y voit à juste titre la preuve que, même quand il n’y a pas de reconditionnement, une partie des amphores y a changé de main69. Elles ont été prises en charge par des marchands différents, qui exerçaient leur activité en Germanie et en Gaule du Nord70. La segmentation entre deux réseaux fait que chacun couvre un territoire certes très allongé, mais moins démesuré et moins difficile à maîtriser que ne le seraient des relations directes entre Cadix et le Rhin. Lyon était, selon les termes de Stefanie Martin-Kilcher, une plaque tournante, un pivot, une charnière du commerce entre le sud et le nord. C’est ce qu’avait prévu Auguste, et il avait fait en sorte que les marchands se conforment à ce schéma.

32Mais, comme l’a souligné aussi Stefanie Martin-Kilcher à la fin de son article, il a fallu avant tout qu’existe au nord un marché de consommateurs. Nous allons voir qu’à partir de Tibère, il a pris un développement que le cours naturel des choses était loin de laisser prévoir.

Démographie

33Drusus, nous l’avons dit, avait disposé de cinq ou six légions, qui ont été réunies sur le Rhin entre 16 et 12. Leur nombre a été réduit après le désastre de Varus. Mais quand Tibère, au début de son règne, renonce à la conquête de la Germanie, il renforce en même temps la défense des frontières et crée ce que nous appelons le limes. Il y a à ce moment-là huit légions en Germanie, 80 000 hommes si l’on prend en compte les auxiliaires71. Ces troupes sont destinées à rester en garnison. La situation, comme l’a fait remarquer Wierschowski, est inédite dans l’histoire romaine. Même au moment de l’offensive de Drusus, on pouvait penser que les camps n’étaient là que provisoirement. Le même principe d’organisation stable sera appliqué sur le Danube.

34Autour des camps naissent très rapidement des canabae, lieu des moments de liberté des soldats, et un peu plus loin, les vici plus proprement civils. Les 80 000 soldats constituent avec le temps des familles informelles ; ils sont accompagnés de leurs calones, des esclaves militaires. Les canabae et les vici abritent les lixae, les marchands et les artisans, qui travaillent pour l’armée et pour les soldats pris individuellement, pour leurs compagnes, pour leurs enfants et enfin tous les civils attirés, eux aussi avec leurs familles et leurs esclaves, par les différentes activités qui s’y développent. Pour ceux de ces vici qui deviennent des capitales de province, il faut ajouter l’entourage du légat avec le personnel d’administration. Multiplier par quatre le nombre des soldats pour parvenir à la population totale n’est certainement pas excessif.

35On me permettra une citation un peu longue de Pierre Gros :

« Paradoxalement, il faudrait sans doute chercher certaines des plus grandes concentrations humaines d’Occident parmi ces rassemblements inorganiques de baraques (les canabae) qui se sont établies progressivement le long des frontières du Rhin et du Danube dans la proximité immédiate des camps légionnaires permanents. Ces agglomérations, qui n’ont jamais accédé sous le Haut-Empire au statut de villes ou même simplement de vici (sauf pour Aquincum, Budapest), bien qu’elles fussent pour certaines d’entre elles remarquablement aménagées (on connaît la formule célèbre de Tacite (Hist., IV, 22, 2) qui concède aux canabae proches du camp de Vetera (Xanten) l’aspect, à défaut de la dignité, d’un municipe), pouvaient atteindre et dépasser les 100 hectares de superficie (comme à Carnuntum et à Aquincum). Les plus vastes ont sans aucun doute compté jusqu’à 40 000 ou 50 000 habitants […].
Ce phénomène d’agglomération spontanée, par tropisme économique, dû à la présence d’un marché fixe et important, constitué de gens, les soldats, qui disposaient régulièrement d’argent frais, s’avère exceptionnel et échappe à toutes les définitions de l’urbanitas, même si quelques-unes des plus grandes villes d’Occident lui doivent leur existence »72.

36Dans son estimation de population, Pierre Gros pense aux villes du Danube, Aquincum et Carnuntum, dont les camps ont abrité une légion. Xanten, Cologne et Mayence ont pendant un certain temps au I^er siècle reçu deux légions, c’est-à-dire, avec les auxiliaires, au moins 12 à 15 000 hommes de troupe. Avec les canabae et les vici, ces camps ont dû donner naissance à des agglomérations fortes d’au moins 60 000 à 80 000 habitants.

37Les deux premières deviendront des colonies. Werner Eck compte sensiblement plus de 150 000 habitants sur le territoire d’environ 4 000 km² de la colonie de Cologne. S’il est généreux pour la densité des villae productrices de blé et des petites agglomérations secondaires, il l’est moins dans son calcul des troupes : pour les deux légions des camps de Neuss et de Bonn (qui ont reçu jusqu’à Trajan les légions originellement installées à Ara Ubiorum), pour un nombre qu’il juge presque égal d’auxiliaires et pour la flotte mouillée au sud de Cologne, son estimation s’arrête à 16 à 18 000 hommes. Ce serait un minimum. Si l’on compte les civils qui les entouraient et les esclaves, on aboutit facilement à 60 ou 70 000 habitants répartis entre Bonn et Neuss. La population civile de Cologne est estimée au début du II^e siècle à 20 ou 25 000 habitants. Une concentration humaine de plus de 80 000 personnes devait occuper les trois centres urbains répartis sur une distance n’excédant pas 70 km73.

38Deux légions ont été établies à Mayence dès 13 avant notre ère et pendant presque tout le I^er siècle. À trois reprises, pendant des périodes plus brèves, de trois à huit ans, deux légions supplémentaires s’y sont ajoutées : une concentration de 30 000 hommes de troupe74. La ville autour du camp de Kästrich et jusqu’au Rhin devait occuper environ 120 ha, à quoi il faut ajouter le camp de Weisenau et ses canabae. La population de Mayence n’a pas dû être bien inférieure à celle des villes de la région de Cologne ; elle a même pu à certains moments la dépasser.

39Autrement dit, les plus grandes agglomérations du Rhin rivalisaient en nombre de consommateurs avec les plus grandes des côtes de la Méditerranée occidentale et de la mer Égée, Rome exceptée bien sûr. L’ensemble des villes de la baie de Naples (dont on ne parle pas assez), Carthage et Corinthe ne les dépassaient sans doute pas de beaucoup. Ces villes à origine militaire sont avec Pergame, mais beaucoup plus loin de la mer, les plus grandes agglomérations continentales de l’Empire romain. Elles se trouvent à près de mille kilomètres à vol d’oiseau de la Méditerranée, mais une partie de leur population, dont les plus riches, en vient et requiert ses olives, son huile, son vin, son poivre et son garum. L’impérialisme romain arrêté dans son expansion a créé là des centres de consommation qui l’emportent sur tous ceux qui les entourent de près ou de loin. Leurs besoins ont pu être satisfaits parce qu’ils présentaient, au petit pied, vis-à-vis du commerce, des caractères qui ne sont pas sans analogie avec ceux de Rome : une partie de la population assurée par l’État de son blé, des transports privés facilités par l’existence de transports publics, une proportion de consommateurs disposant d’un pouvoir d’achat libre plus élevé qu’ailleurs75.

Conclusion

40Toute une série de facteurs ont donc convergé pour susciter et fluidifier les transports commerciaux en direction des établissements militaires du limes. La densité des agents le long de l’axe Rhône-Rhin a été observée depuis longtemps. Dès 1979, Paul Middleton soulignait que les inscriptions de nautae et de negotiatores en Gaule s’y trouvaient presque exclusivement concentrées ; un peu plus tard, Whittaker ajoutait les inscriptions de sévirs augustaux et reprenait les mêmes remarques76. Gurli Jacobsen, en 1995, passait systématiquement en revue les sources archéologiques et épigraphiques sur le commerce en Gaule et en Germanie ; il notait une différence entre l’ouest de la Gaule, où le commerce régional domine, et l’axe Rhône-Rhin, théâtre particulièrement animé du commerce à longue distance.

41Tous ces auteurs ont lié leurs observations au ravitaillement de l’armée, si bien que Middleton a qualifié le commerce libre de « parasitic », ce qui est bien inutilement péjoratif, Whittaker de subventionné, et Jacobsen a inventé les notions de « Nebenhandel » et de « Folgehandel ». Le premier terme (qu’on pourrait traduire par « commerce côte à côte ») s’applique aux marchands qui, entre deux voyages au service de l’annone, profitent de leur temps libre pour en faire pour le marché, le second (qu’on pourrait traduire par « commerce à la remorque ») à ceux qui utilisent l’espace restant libre dans les navires de l’annone pour transporter des biens destinés à d’autres. Je me suis appuyé plus haut sur cette analyse. Toutefois l’auteur, qui suit Remesal, voit à tort dans le transport de l’huile Bétique le principal facteur d’entraînement, et ce faisant donne un poids excessif aux transports de l’intendance militaire. Des transports strictement commerciaux ont dû exister à côté de ceux qui profitaient plus immédiatement des moyens officiels. Et les rapports entre les deux secteurs ont à coup sûr été différents dans le segment méditerranéen et dans le segment nordique du commerce.

42C’est pourquoi aux termes précédemment cités, qui tendent à minimiser l’importance du commerce libre, je préférerais celui de commerce imbriqué, qui couvre aussi bien les « Neben- » et « Folgehandel » que des transports plus autonomes, et cependant appuyés sur l’organisation par l’État d’une infrastructure matérielle et fonctionnelle, ainsi que sur le pouvoir d’achat de nombreux consommateurs dont le noyau, dans le cas d’agglomérations nées autour des armées, recevait de l’État ses moyens d’existence. Mais il peut couvrir aussi les situations liées au ravitaillement de Rome, et en particulier celles créées par l’intervention de la préfecture de l’annone dans les domaines extérieurs aux distributions77. « Un monde », comme le dit Catherine Virlouvet, « d’ententes ouvertes et de corruptions souterraines, d’informations secrètes et de prises de décision publiques »78. Mais aussi, pourrait-on ajouter, d’informations accessibles, d’inventaire et de connaissance des stocks, d’incitations officielles. Un monde qui a fait preuve d’une grande efficacité.