1L’étude des cultes privés a été trop longtemps négligée2, alors qu’elle peut nous apporter une mine de renseignements sur les comportements religieux des Romains au sein de la famille. Ceux-ci sont considérés comme très croyants, superstitieux ou indifférents selon les auteurs. Quel crédit devons-nous accorder à ces affirmations, et quelle place la religion occupe-t-elle dans la vie privée de ces hommes et femmes ?

2Lorsque nous nous intéressons aux cultes privés, nous constatons que les historiens se sont avant tout penchés sur les cultes publics, lesquels ont fait l’objet de très nombreuses recherches. Les ouvrages sur la religion privilégient nettement, pour la plupart, cet aspect des cultes, ne réservant que quelques pages aux divinités du foyer. En dehors de l’ouvrage d’Attilio De Marchi3 qui reste l’ouvrage de référence, aucune étude approfondie n’a été entreprise dans ce domaine : une mise à jour est nécessaire sur bon nombre de points, d’autant plus que l’archéologie a progressé depuis le XIX^e siècle dernier. Les historiens des religions, comme Georg Wissowa4 ou plus récemment Kurt Latte5, ont porté leur attention, dans le cadre général de la religion romaine, sur la signification des Lares, du Génie ou des Pénates, sans s’interroger sur le fonctionnement des cultes privés dans leur ensemble, d’où une vision partielle de la religion. L’ouvrage d’Annie Dubourdieu6 se démarque des précédents par une approche plus globale des cultes domestiques dans la partie consacrée aux Pénates de la maison. Sa thèse ne porte que sur ces derniers et la religion privée n’est abordée que pour une meilleure appréhension des Pénates publics, car il ne s’agit pas ici d’observer les cultes domestiques en tant que tels. Marcel Bulard7 est le premier à avoir tenté une analyse systématique des représentations figurées des autels de Délos. Son travail est précieux sur le plan archéologique, mais il doit être utilisé avec précaution sur le plan religieux, car la plupart de ses conclusions sur la nature de ces autels sont erronées, dans la mesure où les peintures ont été mal interprétées8.

3D’autres auteurs se sont intéressés à l’existence matérielle des cultes privés, c’est-à-dire aux petites chapelles domestiques improprement qualifiées de laraires9. George K. Boyce10 a recensé pour la première fois ces laraires et établi un corpus pour Pompéi. Le principal mérite de David Gerald Orr11 est d’avoir mis à jour ce corpus et d’y avoir adjoint un corpus des laraires d’Herculanum. Toutefois, son analyse des cultes est souvent insuffisante. Récemment, Thomas Fröhlich12 a entrepris de répertorier et d’étudier un grand nombre de peintures de laraires et de façades, apportant un éclairage nouveau sur quelques pratiques religieuses des Pompéiens et l’expression de leur piété. Son approche est plus souvent celle d’un historien de l’art que celle d’un historien des religions, et elle reste incomplète ; bon nombre de ses remarques sont néanmoins dignes d’intérêt.13

4Jan Theo Bakker14 s’est penché de très près sur les cultes privés à Ostie, relevant systématiquement toutes les preuves matérielles dans cette cité, dans tous les types d’habitats, sans oublier les fidèles de ces cultes, ce qui mérite d’être signalé. En effet, les ouvrages traitant des divinités oublient bien souvent d’évoquer les personnes concernées par ces cultes : l’intérêt qui leur est porté est un phénomène récent. L’ouvrage de Jan Theo Bakker est la première étude complète sur les cultes domestiques.

5Nous avons jusqu’à présent utilisé les termes de cultes privés et de cultes domestiques. Qu’entendons-nous par ces termes ? Parler de cultes domestiques semble plus approprié que de parler de cultes privés puisque l’essentiel des actes religieux non publics s’effectuent autour du foyer domestique, sous la direction du pater familias, prêtre en sa demeure15. Cette religion s’exprime à l’intérieur de la maison comme à l’extérieur sur les façades. Cependant, le terme de cultes domestiques est trop restrictif dans la mesure où le citoyen peut participer à des actes cultuels non publics en dehors de chez lui. Nous reprendrons les définitions de Jan Theo Bakker qui distingue d’une part la religion publique comme étant la religion de l’ensemble de la communauté, d’autre part la religion privée comme étant celle d’un particulier ou d’un groupe de personnes16. Par conséquent, les cultes privés nous semblent devoir englober les cultes domestiques ainsi que les cultes des associations, corporations professionnelles ; néanmoins, nous n’évoquerons dans cet ouvrage que ce qui concerne la maison.

6Traiter des cultes privés à Pompéi peut paraître restrictif, mais l’examen de la documentation en Italie en montre vite les limites : en effet, en dehors de quelques sites bien préservés tels que Pompéi, Herculanum ou Ostie, les découvertes archéologiques n’offrent pas d’unité et sont beaucoup trop isolées pour que nous en tirions des conclusions ; tout au plus peuvent-elles nous servir à confronter les données ou conforter nos hypothèses. Ostie possède l’avantage d’avoir fait l’objet d’une étude récente et très complète et peut être considérée comme « un laboratoire pour la compréhension de la vie religieuse des habitants dans un contexte privé »17 car, à l’inverse de Pompéi, le matériel a été mieux localisé. Si le Musée national de Naples regorge de merveilles, beaucoup ne peuvent plus être rattachées à un contexte précis. Pour certains objets, l’imprécision touche le lieu même des fouilles : Pompéi, Herculanum ?

7Sur ces deux sites, la vie religieuse se déroule sur une période plus restreinte dans le temps qu’à Ostie, puisque Pompéi et Herculanum ont été détruites en 79 après J.-C. : ces cités et leurs maisons ont de ce fait connu moins de bouleversements et de changements dans leurs infrastructures qu’Ostie, ce qui présente un grand intérêt pour l’observation des comportements. Le principal bouleversement notable à Herculanum et Pompéi date du tremblement de terre de 62 après J.-C.18. De plus, ayant été protégées par les cendres ou la boue, Pompéi et Herculanum ont conservé leurs laraires, la plupart encore en excellent état au moment de leur découverte, alors qu’Ostie ne peut rien nous offrir de comparable. Pompéi, à elle seule, possède plus de 500 laraires, ce qui permet une étude plus approfondie et plus complète qu’à Herculanum ou Ostie, même si celle-ci sera très limitée dans le temps (fin I^er siècle avant J.-C., I^er siècle après J.-C.) et dans l’espace (une cité et son territoire).

8La bibliographie concernant Pompéi est impressionnante. Dès le début du XIX^e siècle, cette cité a fait l’objet de nombreuses publications, souvent volumineuses, s’attachant à la description des monuments, comme ce fut le cas de François Mazois19, Fausto et Felice Niccolini20 et Giuseppe Fiorelli21, ou aux fouilles jour après jour22. Quelques ouvrages se veulent également des guides destinés aux premiers touristes, comme celui d’Ernest Breton23 ou de Marc Monnier24. Toutes ces publications sont très précieuses par les indications qu’elles nous fournissent, mais présentent des défauts qui ne sont pas négligeables : bien souvent, elles pêchent par manque de précision dans les descriptions et surtout dans les localisations. Les indications de localisation (regiones, insulae), quand elles existent, ne sont plus valables, de même que les numéros d’inventaires des objets, quand ils en comportent un. Les catalogues d’objets du XIX^e siècle, notamment celui de Louis Barré et Georges Roux25, ne sont guère utilisables. Aujourd’hui, grâce aux ouvrages comme celui de H. B. Van der Poel26, du “Repertorio delle fotografie” pour les peintures et mosaïques27, du corpus “Pompei, pitture e mosaici”28 ou du “Consorzio Neapolis”29, nous disposons d’outils nous permettant une approche rationnelle des différents aspects matériels.

9Pour aborder cette étude, nous aurons recours, parmi les premières sources qui s’offrent à nous, aux auteurs anciens, tels qu’Ovide, Varron, Denys d’Halicarnasse, Macrobe et Festus ; néanmoins leurs témoignages, souvent isolés, ne nous donnent pas la possibilité d’obtenir des certitudes absolues et ne sauraient suffire pour une telle recherche. Tous ne sont pas des contemporains du I^er siècle après J.-C. et leur vision n’est pas forcément le reflet des comportements religieux de cette époque.

10Il nous faut également nous appuyer sur l’archéologie et l’épigraphie qui nous fournissent une masse de documents sur Pompéi, cette abondance pouvant être aussi un handicap. Nous ne saurions citer tous les catalogues et les publications portant sur le matériel, mais peu d’entre eux permettent une utilisation appropriée à l’approche des cultes privés, à de rares exceptions près, comme l’article de Stefania Adamo Muscettola30 de Annemarie Kaufmann-Heinimann31 ou l’ouvrage de Hille Kunckel32. Bien que relevant de l’archéologie, l’ouvrage de George K. Boyce est fondamental pour l’étude de ces cultes privés à Pompéi : comme le remarque Thomas Fröhlich, ces laraires et peintures de façade n’ont généralement été considérés « que comme des compléments aux documents qui nous ont été transmis par la littérature et l’épigraphie (...). La possibilité de tirer de l’étude des peintures elles-mêmes de nouvelles connaissances concernant la religion privée romaine, n’a par contre jamais été mise à profit jusqu’ici »33. L’archéologie sera à la base de notre analyse, en dépit de ses lacunes.

11Pour mener à bien ce travail sur les cultes privés à Pompéi, nous nous proposons, dans un premier temps, de les aborder par l’examen du matériel archéologique, bien conservé pour cette cité. En effet, les sources littéraires étant insuffisantes, toute approche de la religion privée se doit de commencer par l’étude des éléments matériels du culte et, notamment, par celle du cadre religieux tel qu’il se présente dans les différents types d’habitats : cette approche de la religion privée nous est facilitée par la richesse archéologique d’une cité comme Pompéi, cité campanienne qui permet, dans un premier temps, de définir en quoi consistent exactement les “chapelles” du culte domestique, pour lesquelles nous conserverons, par commodité, le terme de laraires, et dont nous établirons une typologie.

12Après avoir examiné les différentes formes rencontrées, nous entreprendrons de replacer ces laraires dans le contexte de l’habitat, afin d’identifier les pièces privilégiées pour le culte au sein de la maison, mais aussi au sein des divers lieux commerciaux tels que “thermopolia”34, pistrina ou tabernae. La réalisation de tableaux facilitera la mise en place des conclusions. Quelles sont les pièces les plus utilisées pour le culte domestique et quelles informations cette localisation peut-elle nous fournir ? À partir des peintures de laraires de Pompéi, nous tenterons de dégager si les Lares et le Génie, d’une part, les Pénates, d’autre part, sont honorés dans les mêmes lieux de culte. Avec les peintures de façades, nous essaierons de voir s’il est possible d’établir un lien entre la ou les divinités protectrices et l’activité du propriétaire de la maison ou de la boutique.

13Dans ces différents domaines, nous ne prétendrons aucunement être exhaustive : les maisons et les laraires étudiés ne seront pas choisis au hasard mais à titre d’exemples significatifs, sans pour autant ignorer les cas particuliers. Il ne s’agit pas de constituer un catalogue des laraires, des chapelles ou des habitats de Pompéi : leur analyse n’a pour but que de nous aider à cerner la réalité matérielle du culte domestique.

14Cette approche “matérielle” nous amènera, dans un second temps, à nous intéresser aux cultes privés en eux-mêmes. Ceux-ci ne sauraient se résumer à ceux des divinités domestiques. A Pompéi, les cultes privés s’adressent à de multiples divinités, les divinités protectrices de la maison et des habitants (Lares, Genius, Iuno), les divinités locales (Vénus Pompeiana, Sarnus), celles du panthéon gréco-romain, et celles venues de contrées plus lointaines comme Isis, que ce soit dans les laraires ou dans les temples. Nous ne nous attarderons pas sur ces divinités35 pour privilégier la pratique religieuse au quotidien dans le cadre de la maison. Sa définition est un des problèmes les plus complexes auxquels nous sommes confrontée. Le Pompéien, comme tout Romain, appartient avant tout à une famille et il doit, par conséquent, participer au culte propre à celle-ci. Le culte familial se célèbre au nom de la famille et en présence de ses membres. En règle générale, les organes officiels n’interviennent guère dans les cultes familiaux, sauf lorsque certaines conduites dépassent le cadre domestique et privé ou lorsque l’ordre public paraît troublé.

15La connaissance du culte domestique à Pompéi passe principalement par les peintures murales montrant de nombreuses scènes de sacrifice. Si nous savons par qui était célébré ce culte domestique, nous ignorons comment il était célébré : en effet, il n’existe aucun collège de prêtres pour le culte domestique, ni aucun précepte écrit pour en fixer les règles ; le culte domestique suivait probablement les mêmes règles que les rites publics. Le domaine funéraire fera également partie de notre étude. Les inscriptions viennent renforcer nos connaissances sur les attitudes religieuses, mais nous constatons que de nombreuses lacunes subsistent lorsque nous mettons en relation les documents pompéiens et les sources littéraires. En outre, les documents extérieurs à la cité proviennent fréquemment de régions et surtout d’époques différentes. Nous n’avons, pour Pompéi, qu’un aperçu des pratiques domestiques.

16« La nature exacte du culte domestique pompéien et la signification des chapelles est encore inconnue en grande partie »36 constatait David G. Orr. Nous espérons, par ces différentes approches, cerner les principales caractéristiques des cultes et comportements religieux privés des Pompéiens pour une meilleure connaissance du culte privé dans cette cité.