Description des concrétions

1L’échantillon provient de concrétions calcaires situées sur une paroi verticale et une partie du fond du canal. Les plus grandes dimensions de l’échantillon sont de 5,7 cm d’épaisseur et 15,5 cm de haut. En épaisseur, le concrétionnement semble quasi complet, depuis les premières couches qui recouvraient directement la paroi interne du conduit (avec les empreintes en négatif des stries de lissage des enduits de parois et localement des traces de mortier de cet enduit) jusqu’aux ultimes dépôts de fin de fonctionnement du canal. Par contre, en hauteur, les dépôts supérieurs, les plus effilés, semblent manquer car, dans sa partie la plus haute, l’échantillon conserve encore 0,8 à 1 cm d’épaisseur.

2Une lame mince de grandes dimensions (6 × 9 cm) a été taillée dans la partie inférieure la plus épaisse de cet échantillon, dans un plan vertical, perpendiculairement à la paroi sur lesquelles reposaient les concrétions (fig. 124).

Lamines dans les aqueducs

3Il convient de rappeler dès l’abord quelques principes sur les laminations et les incrustations dans la plupart des aqueducs (Guendon et al. 2002).

4Le dépôt de calcite des concrétions est conditionné par des phénomènes physico-chimiques et biochimiques. Au titre des premiers, on peut mentionner la plus ou moins grande quantité de carbonate de calcium dissous dans les eaux et leur enrichissement, jusqu’à sursaturation, notamment par leur « dégazage » lors de leur agitation. Les seconds sont le fait de l’activité d’algues ou de bactéries calcigènes dont on retrouve les structures fossilisées, « calcitisées » dans les dépôts.

5Les concrétions sont constituées par l’alternance plus ou moins régulière de couches (ou lamines) claires et sombres. Ces dernières sont généralement fines, à petits cristaux de calcite, et correspondraient à des écoulements aux périodes d’étiages. Les lamines claires, plus larges, à grands cristaux de calcite, seraient le résultat d’un concrétionnement optimal provoqué par des écoulement abondants. Dans ces deux types de lamines les structures algaires fossiles sont également différentes : fines et rubanées dans les couches sombres, larges et étalées en éventail dans les couches claires. Ces variations correspondent à diverses espèces ou associations d’espèces, suivant les changements (saisonniers et/ou hydrologiques ?) des conditions écologiques. Des analyses isotopiques réalisées par S. Bonté (Bonté 1999) sur les concrétions de l’aqueduc antique de Fréjus indiquent que les lamines sombres correspondraient à des eaux plus chaudes d’été ou de printemps. Les plus claires correspondraient à des eaux plus fraîches des crues d’automne ou d’hiver. Théoriquement, donc, un couple de lamines correspondrait à une année. Mais les rythmes hydrologiques ne sont pas toujours simples et binaires, surtout dans le cas des aqueducs où l’activité humaine peut perturber les rythmes naturels. Le cas des canaux d’amenée de moulins est encore plus spécifique, dans la mesure ou les écoulements et les variations de débit se font en fonction de l’activité du moulin.

6Dans les aqueducs, les premières lamines, au contact des parois, sont relativement fines. Les suivantes s’épaississent sensiblement. En augmentant la rugosité des parois, les premiers dépôts perturbent, agitent et ralentissent localement les écoulements. La précipitation de la calcite est alors favorisée, les dépôts s’accélèrent et les couches s’épaississent. Généralement les dépôts les plus épais sont vers le bas des parois, tandis que vers le haut, l’épaisseur se réduit progressivement et s’effile jusqu’à devenir un film à peine millimétrique. Plusieurs phénomènes en sont la cause. La gravité favorise naturellement les dépôts dans les parties basses ; les lamines y seront donc plus dilatées que dans les parties hautes. De plus, sachant que des activités algo-bactériennes participent largement aux processus d’incrustation, les variations d’épaisseur pourront dépendre des conditions écologiques. Comme nous l’avons dit plus haut, celles-ci varient dans le temps suivant les rythmes saisonniers. Mais elles varient sans doute aussi dans l’espace. Notamment en fonction de la profondeur dans le canal, suivant un étagement biologique qui pourrait être localement plus favorable au développement des organismes incrustants ou de certaines espèces ou associations d’espèces plus efficaces en termes de concrétionnement. À côté de ces facteurs physicochimiques ou biochimiques agissant sur le phénomène d’incrustation au niveau de chaque lamine élémentaire, d’autres sont liés au fonctionnement hydrologique du système et à son évolution, naturelle ou non, et se marquent sur l’ensemble des dépôts. Ainsi, au cours du temps, le concrétionnement va peu à peu rétrécir la section du canal. Même si le débit reste constant, le niveau de l’eau va donc monter progressivement, d’autant plus que le courant est freiné par la rugosité croissante des parois. La hauteur des incrustations étant liée à celle du niveau de l’eau, les premières couches monteront donc moins haut que les suivantes, et chaque nouveau dépôt sera plus élevé et transgressif sur le précédent. La séquence des dépôts sera donc de moins en moins complète et donc de moins en moins épaisse vers le haut, les premières couches n’étant présentes que dans la partie basse du canal. Le fond du canal étant théoriquement toujours plus ou moins inondé, le concrétionnement pourra s’y développer en permanence. Par contre, plus haut sur les parois, les dépôts ne se produiront que lorsque le niveau de l’eau montera, par rétrécissement de la section ou, occasionnellement, lors de débits plus importants.

Analyse de l’échantillon

7La lame mince permet de distinguer quatre ensembles de dépôts de faciès différents, séparés par des plans de discontinuité plus ou moins bien marqués et d’origines différentes.

Ensemble de lamines n^o 1

8L’ensemble 1, le plus ancien, au plus près et au contact de la paroi, atteint une épaisseur maximale de 1,7 cm. Il est caractérisé par des lamines nettement individualisées, avec des alternances couches claires/couches sombres bien marquées, les couches claires étant relativement épaisses. Il correspond à des dépôts laissés par des eaux vraisemblablement peu turbides avec des écoulements réguliers. En plus des géométries classiques évoquées plus haut, ces dépôts présentent quelques particularités :

• les différences d’épaisseur entre les premières lamines et les suivantes restent ici peu marquées (entre 0,5-0,7 mm pour la première lamine et 0,7-1 mm pour les suivantes), ce qui pourrait traduire de modestes perturbations du courant par les premiers dépôts. Une surface initialement rugueuse de la paroi interne du canal pourrait expliquer cette relative constance d’épaisseur, mais le dos de l’échantillon, qui était au contact de la paroi et qui en donne donc l’empreinte, présente une surface plane, très régulière et bien lissée. La présence de vannes ou autres systèmes de régulation du courant, nécessaires dans un canal d’alimentation de moulin, pourrait avoir joué un rôle en contrariant sensiblement l’évolution « naturelle » des écoulements.
• Si la lame mince qui ne recoupe que la moitié inférieure des incrustations ne permet pas de voir le dispositif transgressif des couches successives, elle montre nettement l’amincissement vers le haut de chaque lamine et particulièrement des couches claires. Par contre, on observe plusieurs lamines peu élevées (indiquées par des lèches sur la fig. 124). Ces couches régressives attestent d’épisodes anormaux de basses eaux. Ce sont toujours des couches claires qui sont affectées, celles qui justement devraient correspondre à des écoulements abondants. Ces anomalies traduiraient donc bien des étiages artificiels qui, si l’on applique les conclusions des analyses isotopiques réalisées sur l’aqueduc de Fréjus, interviendraient en périodes automnale et hivernale.

9Dans ce premier ensemble, on peut décompter une bonne vingtaine de couples de lamines claires/sombres. Mais une partie du dépôt a été entaillée et, de toute façon, rien ne permet de valider ici la durée annuelle d’un couple de lamines. Les couches régressives apparaissent aux huitième, douzième et seizième couples.

Ensemble de lamines n^o 2

10Le contact entre les ensembles 1 et 2 recoupe les lamines de l’ensemble 1. Les lamines de l’ensemble 2 apparaissent ainsi en discordance angulaire sur celles du premier ensemble, particulièrement dans la partie inférieure des dépôts, au niveau des couches horizontales de fond de canal. Ce contact traduit un épisode de nettoyage du conduit avec un enlèvement partiel des dépôts antérieurs afin de faciliter les écoulements. C’est surtout sur le fond et dans la partie basse du canal, là où les dépôts sont généralement les plus épais, que le décroûtage a été le plus nécessaire et donc le plus important. Mais on ne sait pas si plus haut il ne manque pas également une partie de la séquence sédimentaire. Il est donc difficile dans ces conditions de donner une durée au premier ensemble de concrétions.

11Dans l’ensemble 2, d’une épaisseur maximale de 1,7 cm, la lamination apparaît souvent plus fine et irrégulière que dans l’ensemble précédent. De plus, les structures y sont complexes. Le microscope révèle de nombreuses petites lamines secondaires au sein des lamines principales. Il est cependant difficile de savoir si les microlamines correspondent à des rythmes hydrologiques naturels classiques ou à des rythmes artificiels de fonctionnement du canal et du moulin. Si l’on ne retient que les lamines principales, le nombre de couples clair/sombre serait d’une dizaine. Avec les microlamines, plus difficiles à compter du fait de leur irrégularité, il serait autour de 35. Ces changements structurels par rapport aux dépôts de l’ensemble sédimentaire précédent pourraient traduire d’autres rythmes hydrologiques, d’autres rythmes d’écoulement et d’utilisation. Ils sembleraient intervenir après une phase d’entretien, voire de rénovation du conduit, mais on ignore la structure des lamines enlevées par le décroûtage partiel de l’ensemble 1. Il est donc délicat d’aller plus loin dans les interprétations.

12Par contre, on pourrait distinguer deux sous-ensembles :

• dans la première moitié des dépôts, les lamines principales sont bien individualisées et relativement régulières comme dans l’ensemble 1, mais cependant marquées par de nombreuses microlamines secondaires. Les premières sont au nombre de 5, tandis qu’on dénombrerait une vingtaine de couples en intégrant les microlamines.
• Dans la seconde partie, la lamination est moins nette. Au microscope, les couches sont souvent discontinues, particulièrement les couches sombres qui sont également souvent moins caractéristiques, plus diffuses et plus épaisses. Les microlamines sont toujours présentes mais également moins nettes et discontinues. Dans ces conditions il est difficile de faire un décompte précis des couples de lamines. On en dénombrerait 4 ou 5 pour les principales et une quinzaine au total avec les secondaires.

13Cet ensemble se termine par une fine ligne ondulée, rougeâtre, nettement visible sur la photographie. La couleur est donnée par un film argilo-ferrugineux. Au contact de cette pellicule les derniers cristaux de calcite et la surface de ce second sous-ensemble sont corrodés. Cette ligne pourrait correspondre à une phase d’assèchement du canal, suffisamment longue pour permettre le développement d’une altération de la surface des dépôts antérieurs. Il est difficile d’estimer la durée de cet abandon : une saison, une année, quelques années ( ?). Par contre, il semblerait que cet assèchement intervienne après le dépôt d’une lamine sombre (estivale ?). On n’observe pas de discordance angulaire majeure entre les lamines des ensembles 2 et 3. Cet épisode d’assèchement ne serait donc pas accompagné d’un curage des concrétions antérieures.

Ensemble de lamines n^o 3

14L’ensemble 3 atteint au maximum 1 cm d’épaisseur. La lamination, peu nette au début et comparable à celle de la fin de l’ensemble 2, devient ensuite mieux marquée, avec toujours quelques microlamines secondaires. L’ensemble de toutes les lamines (principales et secondaires) donnerait une quinzaine de couples, pour 6 en ne prenant que les lamines majeures.

Ensemble de lamines n^o 4

15Le contact avec l’ensemble concrétionné 4 apparaît de nouveau comme une discordance angulaire entre les couches. Mais cette seconde surface de discordance présente quelques différences avec celle qui limitait les ensembles 1 et 2 :

• premièrement, les dépôts antérieurs semblent plus faiblement entaillés, notamment en fond du canal où, contrairement au cas précédent, il subsiste cette fois une épaisseur importante de concrétions de fond ;
• deuxièmement, la ligne de contact est plus irrégulière et dessine vers le bas une concavité qui s’apparente tout à fait à celle que donnerait une encoche d’érosion occasionnée par une charge solide dans les eaux du canal (Guendon et al. 2002, p. 166, fig. 124 C). Or, l’ensemble 4 contient de nombreux grains de quartz, particulièrement au niveau de cette encoche.

16Cette limite ne serait donc pas marquée par un curage partiel des concrétions antérieures, mais serait simplement une surface d’érosion. On pourrait ainsi admettre que l’ensemble 3 n’est entamé que localement, et donc presque complet.

17Les dépôts de l’ensemble 4 se distinguent en effet nettement de ceux des niveaux antérieurs : ils ont une teinte plus foncée, plus brune, surtout au début, avec une lamination très mal marquée et discontinue, et ils contiennent de nombreux éléments détritiques. Ce sont des grains de quartz, ou d’autres minéraux silicatés, de quelques dixièmes de millimètres, isolés, en paquets ou dans des amas argilo-sableux pouvant atteindre 2 ou 3 mm de diamètre. Ces éléments sont le signe d’une eau turbide, plus ou moins « terreuse ». On retrouve souvent ce type de dépôts concrétionnés à la fin des séquences de remplissage des aqueducs. Ils correspondraient à une époque de moindre entretient de l’ouvrage, voire de dégradation ou même d’abandon. Il est très difficile de déterminer le nombre de lamines dans cet ensemble. Son épaisseur est de 1,5 à 1,6 cm, mais il pourrait localement manquer quelques millimètres de dépôt. Par comparaison avec les ensembles précédents, cela pourrait représenter une dizaine de couples de lamines principales, sachant que là aussi, quand elles sont discernables, les lamines secondaires sont présentes.

Conclusion

18Avec toutes les réserves concernant la rythmicité des dépôts et leur interprétation, surtout dans un système aux écoulements artificiels comme un canal d’amenée de moulin, le total des couples lamine claire/lamine sombre serait, pour la période de fonctionnement optimal de l’ouvrage (hors ensemble terrigène n^o 4), de 36 pour les lamines principales et de 70 en prenant également en compte les microlamines. Il faut néanmoins se souvenir que la séquence de l’ensemble 1 est tronquée. Par contre, on peut souligner avec plus de vraisemblance trois événements majeurs dans l’histoire des dépôts :

1. un épisode de nettoyage du canal à la fin de l’ensemble 1 ;
2. un assèchement durable du conduit entre les ensembles 2 et 3 ;
3. une dégradation de la qualité des eaux d’écoulement (qui pourrait correspondre à une dégradation de l’ouvrage, voire à son abandon), avec l’ensemble 4.

19Cette séquence doit être mise en relation avec les phases architecturales du moulin (voir supra p. 89-91).