Les lieux de métier, espaces de vente et de savoir-faire
p. 219-220
Texte intégral
1Au terme de cette recension et de cette série d’interprétations – nouvelles ou confirmées – il convient de dresser un bilan sur la notion de métier et sur ses lieux d’exercice. Définir l’espace privilégié de certaines activités relève d’une gageure, faute de source. À Herculanum, la dichotomie entre le petit commerce de proximité et les autres métiers, bien qu’elle eût certainement comblé d’aise Cicéron1, reste le résultat d’un effet de distorsion provoqué par la disparition – pour des questions de conservation ou de méthodes de fouilles – des vestiges de ces activités. À de trop rares exceptions près, la boutique des simples revendeurs fait office de chaînon manquant dans notre compréhension des phénomènes économiques allant de la production à la consommation, pour ne même pas envisager ceux qui semblent dépourvus d’un local fixe et qui n’ont laissé de trace que par l’inscription de leur nom de métier ou par leur représentation sur certaines fresques, comme celle des Praedia Juliae Felicis2.
2Les exemples des métiers de bouche – commerces alimentaires et boulangerie – et du textile permettent diverses constatations. La première d’entre elles touche à l’absence d’espace spécifique : la boutique ou l’atelier s’installe dans n’importe quelle partie de l’espace domestique. Le besoin d’être visible depuis la rue pour attirer de la clientèle fait préférer les locaux situés de part et d’autre du ou des accès à la domus. Toutefois, ces espaces ne sont pas les seuls à être occupés. Dans un pragmatique souci d’éviter la multiplication des travaux en gros œuvre, des pièces prévues pour un autre usage – péristyles, atriums, salles de réception, fractions d’édifices publics – sont fréquemment détournées de leur vocation première et employées en guise d’ateliers. Il faudra revenir sur ce point en adoptant une vision diachronique.
3Cette forme d’opportunisme spatial pourrait être une caractéristique importante de l’organisation du travail dans le monde romain. La répétition, parfois troublante, des aménagements propres à chacun des métiers étudiés a permis la restitution des processus qui sont caractéristiques de ces activités. Pourtant, en dépit de cette forme extrêmement systématique de succession des tâches, aucune uniformité n’apparaît dans l’agencement ou le choix des espaces de travail. Dans le cas de la production du pain par exemple, les boulangeries d’Herculanum et de Pompéi disposent toutes – aux légères variations dues à des problèmes de conservation près – d’une batterie d’aménagements identiques : éventuelles meules, pétrin et four. Pourtant, au-delà des problèmes d’échelle, aucun de ces pistrina n’est identique à l’autre. Les dispositions optimales pour ces aménagements, suivant l’ordre de la chaîne opératoire, semblent recherchées sans être toujours atteintes, tant s’en faut. Dès lors, les boulangeries, mais il en va de même pour les lieux des autres métiers envisagés, se définissent plus comme un rassemblement passablement organisé d’infrastructures de travail – d’outils que nous percevons essentiellement sous leur forme maçonnée – que comme un espace strictement rationalisé.
4À partir de cette définition en termes d’espaces de production variables, il est possible de s’extraire des lieux pour atteindre les métiers en eux-mêmes. La capacité d’exercer un de ces métiers tient à la faculté d’utiliser convenablement les outils, instruments et aménagements. Seule la maîtrise d’un savoir-faire technique compte et fait l’atelier. Une telle définition du métier permet d’étendre la réflexion au-delà des champs traditionnels de l’« artisanat »3. Pour reprendre l’exemple des caupones – terme unique définissant, dans les sources littéraires, celui qui accueille ses clients comme des hôtes payants – l’adéquation entre les textes et les données archéologiques est pour une fois troublante. Pour tous les grands types que j’ai définis à Pompéi, il existe toujours au moins un exemple qualifiant le tenancier de caupo4. En ne prenant en compte que ces catégories, le seul facteur commun entre ces établissements – outre la nature alimentaire des produits vendus – se limite au savoir-faire de leurs tenanciers : l’accueil de la clientèle.
5Les métiers seraient donc ubiquistes, leur implantation uniquement limitée – et discernable – par les aménagements nécessaires à leur pratique. L’atelier ou la boutique ne seraient alors que des assemblages fluctuants d’instruments et d’outils pouvant être utilisés hors de tout cadre systématiquement défini, le seul facteur de cohésion restant les capacités de l’homme de métier. Cette définition ne doit pas pour autant cacher deux écueils, tous deux émergeant des sources à disposition. Le premier tient à la possibilité de définir positivement un savoir-faire. La nature même des vestiges archéologiques fait que l’instrument et le résultat de la maîtrise technique sont presque toujours dissociés : les informations sur le détail des productions du probable parfumeur de la Casa del tramezzo di legno seront toujours nulles ; les connaissances sur cet homme de métier resteront toujours limitées à l’un des ses outils, la presse. Tout au plus cet instrument trouvera sa place dans une longue histoire des techniques, impossible à écrire dans les villes ensevelies par le Vésuve qui n’offrent au mieux qu’un instantané très déformé. Le second écueil est constitué par la trompeuse uniformité du savoir technique. La définition d’un atelier comme la somme des connaissances qui y sont mises en pratique ne doit pas faire oublier la présence d’une hiérarchie dans ces équipes. Derrière le maître-artisan se cachent de nombreux tâcherons qui ne peuvent être assignés à d’autres tâches que les plus répétitives. La transmission du savoir-faire technique ou son absence sont deux champs qui doivent encore être explorés5.
6La vision adoptée jusqu’à présent a été essentiellement synchronique, concentrée sur l’état du tissu commercial tel qu’il a été scellé par l’éruption du Vésuve à l’automne 79. Cependant, cette description des lieux de métier en fonctionnement, quelque idéale qu’elle puisse être, correspond à la dernière étape du développement commercial à Herculanum. Pour appréhender complètement le phénomène de l’insertion des boutiques et des ateliers dans l’espace urbain, il faut doublement changer d’échelle : non seulement pour étudier le rapport de ces locaux avec les maisons en façade desquelles ils s’installent généralement, mais également pour cerner les rythmes de cette installation. L’impossibilité dans laquelle on se trouve actuellement de bénéficier de données diachroniques, consécutives à des fouilles stratigraphiques dans l’ensemble des boutiques et des ateliers ne saurait constituer un obstacle : le recours à l’archéologie du bâti, qui permet de suivre l’évolution des structures conservées en élévation, autorise à pallier ce manque.
Notes de bas de page
1 Cic., Off., 1, 150 : Sordidi etiam putandi, qui mercantur a mercatoribus, quod statim vendant.
« Le commerce est sordide si c’est un petit commerce où l’on n’achète que pour revendre directement » (trad. CUF).
2 Sur le commerce ambulant, voir Magaldi 1930 ; lafresque des praedia de Julia Felix a été récemment étudiée par S. Nappo (1989) et P.G. Guzzo (2005). Pour une proposition sur le rôle des commerçants ambulants dans la distribution des produits de boucherie, cf. Monteix 2007 c : 191-197.
3 Les définitions traditionnellement proposées pour circonscrire l’artisanat excluent volontairement l’alimentation et ses processus de transformation (cf. e.g. Ferdière 2001 : 3 ; Santoro 2004 : 24, 26, 35).
4 L’inscription CIL IV, 494 est peinte sur le côté ouest du restaurant VII 5, 14 (type 2), en face de VII 6, 22 (restaurant de type 1) ; CIL IV, 537 se trouve en façade d’un commerce de type 4 (VII 5, 17) ; CIL IV, 1048 a été lue en devanture du local IX 1, 16, revendeur de denrées en vrac (type 3). Cf. Monteix 2007 a : fig. 1, p. 120.
5 Sur la transmission du savoir artisanal, voir les recherches en cours de N. Tran. Quant à l’absence de savoirfaire, elle est résumée dans ce long et sarcastique graffite (CIL IV, 10150) : de[d]uxisti octies tibi supere(s)t ut (h)abeas sedecies coponium fecisti cretaria fecisti salsamentaria fecisti pistorium fexisti agricola fuisti aere minutaria fecisti propola fuisti languncularia nunc facis si cunnu(m) linx{s}e {e}ris consummaris omnia.
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