« Méthode pour faire le pain - Vous mettez la quantité de farine que vous voulez […] ; faites une fontaine au milieu, et vous mettez dans cette fontaine un demi-quarteron ou plus de levure, faites votre détrempe à l’eau tiède, […] travaillez bien votre pâte en y joignant deux onces de sel fin délayé dans un peu d’eau tiède, couvrez-là chaudement afin qu’elle puisse fermenter et lever ; […] puis chauffez le four, et lorsqu’il est bien nettoyé vous divisez la pâte en autant de partie que vous voulez et formez des pains de la forme qu’il vous plaira. Vous placerez ces pains dans le four le plus promptement possible […] »
A. Dumas, Le grand dictionnaire de cuisine, Paris, C. Tchou, 1965, p. 373.

1Selon l’affirmation de Pline l’Ancien, la boulangerie ne se serait développée qu’à partir de 171 av. J.-C. à Rome. De la sorte, et plus particulièrement si l’on ne prend pas en compte la capitale de l’Empire, les céréales cuites sous forme de pain seraient longtemps restées l’apanage des couches les plus riches de la population1. Le mode le plus fréquent pour cuisiner ces dernières est resté celui de la bouillie, éventuellement vendue dans les commerces alimentaires étudiés au chapitre précédent. Même si l’on peut supposer que la puls a continué d’être préparée dans une large part de la population humble, les pains carbonisés mis au jour dans les villes ensevelies par le Vésuve indiquent l’émergence ou l’ancrage de cette forme de consommation des céréales dans le troisième quart du I^er siècle de notre ère. La fresque découverte dans le tablinum de la maison VII 3, 30, où un notable – à défaut d’être indiscutablement un magistrat – distribue du pain à des personnages habillés comme des voyageurs, montre à elle seule l’importance croissante du pain dans l’alimentation2. L’étude des lieux de préparation de ce pain à Herculanum permet de compléter l’analyse de l’artisanat alimentaire initiée dans le chapitre précédent.

2Deux boulangeries ont été mises au jour à Herculanum, situées dans l’Insula Orientalis II^a (1a et 8). En dépit des informations disponibles sur ces deux locaux, il m’est apparu utile d’étendre cette étude aux 36 locaux pompéiens pour avoir une approche plus générale. Je ne reviendrai pas sur les questions associées au stockage du grain, ce problème ayant déjà été évoqué3. De façon très générale, la confection du pain se déroule selon trois étapes principales. La première est la mouture, qui transforme les grains de céréale panifiable en farine, dont la finesse et la qualité conditionnent largement le produit final. Dans un second temps, cette farine est additionnée d’eau, de levain et d’éventuels autres ingrédients. Ce mélange doit être pétri jusqu’à homogénéisation puis laissé à reposer pour que les ferments du levain donnent à la pâte sa structure aérée. Enfin, les pains façonnés sont cuits dans un four. À chacune de ces trois étapes correspondent un ou plusieurs aménagements dont les variations sont tout autant liées au contexte local qu’à l’évolution technique.

III.1 La mouture du grain

3Depuis le début des fouilles à Pompéi, les boulangeries en général et les meules en particulier n’ont cessé de susciter admiration et curiosité, comme l’attestent les quelques pages consacrées par Fr. Mazois à la description de la boulangerie VI 3, 3.27-28 à la découverte de laquelle il a participé4. Malgré l’importance, au moins d’un point de vue strictement archéologique, des instruments de broyage utilisés dans ces locaux, plusieurs opérations prennent place avant la mouture : quel qu’ait été le nettoyage des grains effectué sur le lieu de récolte, il est impératif de le compléter afin d’éviter la présence de déchets – pierres, balles des grains, plantes ayant poussé en même temps que le blé. Les indications sur la façon dont ce nettoyage est effectué restent peu nombreuses, les sources littéraires sont vagues et contradictoires sur ce point. Pline ne mentionne de nettoyage préalable que pour le grain pilé au mortier : il reprend un conseil de l’agronome carthaginois Magon, qui indique un mouillage du grain avant d’en retirer les balles et de finalement le piler5. Apulée, narrant le séjour de Lucius transformé en âne dans une boulangerie, évoque incidemment d’autres actions préparatoires : il signale que le blé – frumentum – est nettoyé après avoir été pilé. Ce nettoyage se ferait dans une auge en bois, suffisamment grande pour cacher l’amant de la femme du boulanger6. Que ce soit à Pompéi ou à Herculanum, aucun mortier ayant une capacité suffisante pour permettre le pilage d’une importante quantité de grains n’a été découvert.

4La question du nettoyage du grain avant sa mouture ne peut être intégralement résolue avec les représentations iconographiques. Par exemple, la frise située au sommet du tombeau de M. Vergilius Eurysaces ne montre pas cette étape préparatoire. Sur le côté méridional, qui présente les premières actions opérées dans un pistrinum, le contrôle de l’arrivée du grain est immédiatement suivi par la mouture (fig. 60, a)7. Le relief du caisson de P. Nonius Zethus, provenant d’Ostie, montre sur une de ses faces un animal en train d’actionner une meule (fig. 61)8. Sur l’autre face, trois modii, un objet en vannerie, une planche striée de canaux et un cylindre – large, de faible hauteur et dont le fond est perforé d’une multitude de trous – sont exposés contre un mur, soit accrochés, soit sur des étagères9. Une corbeille est posée sur le sol. Les modii sont reconnaissables à leur iconographie caractéristique : un tronc de cône qui repose sur deux ou trois pieds et dont le sommet est ouvert10. Leur utilisation intervient au début du processus de boulangerie, quand il s’agit de mesurer la quantité de blé à moudre. Comme l’autre scène représentée sur ce relief est justement la mouture, l’ensemble des instruments figurés pourrait renvoyer au criblage du grain : l’objet en vannerie situé sur la gauche, qui ne paraît pas avoir de volume et qui ne saurait donc être interprété comme une corbeille, pourrait être un van, destiné à faire s’envoler les éléments les plus légers pris dans la masse de grains11. Le cylindre suspendu en haut à droite de cette face constituerait un crible, tamis dont les trous sont d’une taille voisine de celle des grains de façon à ne conserver que les éléments les plus gros qui peuvent être rejetés12. Quant au dernier élément accroché, je ne saurai en proposer une interprétation13. L’ordre du nettoyage ne peut pas être précisé à partir des éléments rassemblés sur ce relief. Aucun objet pouvant rappeler ceux qui y sont représentés n’a été découvert à Herculanum ou à Pompéi. Le dernier traitement que l’on peut faire subir au grain avant de le moudre consiste à le mouiller ou à l’immerger. Selon Pline, la mise en œuvre de cette pratique dépendrait d’un compromis entre le rendement et la blancheur de la farine14. Une immersion permettrait en fait de nettoyer les grains, tout en les préparant à la mouture15 ; si un tel procédé était en usage à Herculanum ou Pompéi, il faut supposer l’existence de baquets en bois, faute d’aménagement hydraulique permanent lié à un tel objectif dans les pièces consacrées à la mouture.

5À la suite du nettoyage, les grains sont prêts à être broyés avec une mola. Les meules sont constituées de deux éléments, une meta, qui sert de surface de trituration fixe, la partie dormante de l’instrument, et un catillus, qui prend généralement la forme d’une clepsydre qui tourne autour de la meta. L’origine de ces deux éléments en roche volcanique a longtemps soulevé des débats. Depuis le début des années 1980 avec les travaux de D.S. Peacock et la mise en évidence de carrières situées dans le nord du Latium pour ce type de roche, il est désormais acquis qu’une partie des meules pompéiennes a été façonnée près d’Orvieto et non avec les roches locales16. L’observation des instruments de meunerie pompéiens, corrélée à leur usure et à leur situation dans les boulangeries, permet de proposer que la roche locale est progressivement remplacée par les importations d’Ombrie17. Plusieurs formes ont été individualisées dans cette vaste catégorie des « meules pompéiennes » en forme de clepsydre. Selon l’étude de D.S. Peacock, ces différences formelles recouvrent une variation dans la provenance : le type 3, de forme plus allongée, est de loin le plus fréquent ; il correspondrait aux meules du Latium18. Au-delà de ces questions typologiques, dont l’intérêt sera maximal une fois atteinte l’exhaustivité, la question du mode d’utilisation de ces moulins rotatifs est primordiale. D’une manière générale, que ce soit pour les quatre exemplaires d’Herculanum ou les 86 de Pompéi, ces meules sont très fortement endommagées. Dans la majeure partie des cas, seule la meta est encore en place, les catilli ayant été cassés avant ou pendant l’éruption voire depuis leur mise au jour19. Cet état – probablement dû aux effets d’un séisme de peu antérieur à la catastrophe finale20 – n’empêche toutefois pas de connaître le fonctionnement de ces meules. La description faite par Fr. Mazois de l’une d’entre elles, située en VI 3, 3.27-28 est éloquente :

[…] Je fus assez heureux pour retrouver, au moment de la fouille, ces moulins garnis encore de tous leurs ferrements, totalement détériorés, il est vrai par l’oxydation […]. La meule mobile était garnie, à son étranglement interne, d’une espèce de moyeu en fer, et tournait sur un pivot scellé dans la meule fixe. Le grain passait par quatre trous ménagés dans le moyeu et cette armature se rattachait, par des liens de fer, aux bras de bois à l’aide desquels on mettait le moulin en action21.

6La forme du bras qui permet d’actionner la meule est en revanche plus délicate à définir : sur les représentations iconographiques de meule entraînée par un âne, le châssis de bois est complexe. Sur le sarcophage provenant de la Porta San Giovanni, six pièces de bois le composent (fig. 62)22. Deux barres horizontales sont situées de part et d’autre du catillus au niveau de son étrécissement médian, fixées par des tenons qui traversent la pierre et le bois. Une autre traverse se situe au sommet de la pièce mobile, posée sur celle-ci. En son centre, un tenon dépasse, signe que cette traverse est fixée à une pièce verticale, vraisemblablement une extension du moyeu23. Les deux barres transversales sont liées par deux montants encastrés de part et d’autre du catillus : le tout forme un cadre fermement associé à la meule. L’équidé qui entraîne cette dernière, les yeux occultés, est tenu par un collier dont la représentation détaillée permet de comprendre qu’il est formé de corde et de tissu, ce qui correspond également à la description qui en est donnée par Apulée24. Chaque extrémité de ce collier est fixée à l’une des barres transversales. Ce système est représenté, parfois avec moins de détails sur d’autres reliefs funéraires (fig. 63)25. Seul le tombeau de M. Vergilius Eurysaces est trop sommaire en ce qui concerne les meules pour montrer le châssis (fig. 60, a)26. Sur la majeure partie de ces reliefs est également représenté, au sommet de l’assemblage en bois, un trapèze inversé ou un triangle27. Il s’agit du réservoir de grains constitué, selon la restitution proposée à Ostie par J. Th. Bakker, par un récipient ayant la forme d’un tronc de cône inversé, percé à sa base. Dans cet orifice venait se loger une tige en fer ayant la forme d’une lance : en soulevant le récipient, le grain se déversait dans le catillus28. À partir de ces données, il est possible de revoir tant la description proposée par Fr. Mazois que les restitutions graphiques généralement publiées : le cadre extérieur est le soutien du catillus par le biais d’un manche vertical – probablement en bois – qui s’insère dans le tenon situé au sommet de la meta ; le « moyeu » décrit plus haut n’est qu’un simple filtre pour les grains et n’aurait aucun rôle mécanique29. De plus, dans le cas d’une rotation par la force animale, la présence d’un bras inférieur dépassant largement de la base de la meule est inutile : le système de collier souple permet de se passer de cette excroissance30.

7Jusqu’à présent, nous avons considéré que ces meules étaient entraînées par des équidés31. À l’appui de cette considération, la majorité des reliefs figurant des moulins rotatifs présente un équidé attaché au châssis quand celui-ci est indiqué. L’utilisation d’un animal avec ce type d’appareillage pourrait ne pas être la seule solution : sur le sarcophage d’Annius Octavius Valerianus, conservé au Museo Gregoriano Profano, bien que proportionnellement plus petit et dépourvu d’un catillus en forme de clepsydre, un appareil similaire est actionné par deux personnages (fig. 64)32. Que ce soit à Herculanum ou à Pompéi, la présence de ces animaux est attestée dans certaines boulangeries. Selon A. Maiuri, des ossements de chevaux ou d’ânes ont été mis au jour dans le local Or. II, 1a (cat. n^o 37), mais aucun en Or. II, 833. Dans une partie des boulangeries pompéiennes, la présence de ces animaux peut être déduite de la découverte d’ossements34 ou d’éléments de harnachement35. Toutefois, le nombre de ces attestations est particulièrement réduit, ce qui peut être dû à la faible qualité des journaux de fouilles quand la majeure partie de ces locaux, situés dans la zone centrale de Pompéi, a été mise au jour36. L’utilisation de pavements en blocs de lave autour des meules est un autre indice qui signale la présence des animaux : la mise en œuvre d’un tel aménagement permet d’éviter une trop rapide détérioration du sol là où il est piétiné en permanence37. Toutefois, il ne saurait constituer le seul indicateur : dans les deux boulangeries d’Herculanum, le sol apparaît constitué par un simple béton, alors même que la distance entre les meules et les murs permet le passage d’un animal et que des ossements pourraient attester l’usage de ces bêtes en Or. II, 1a38.

8L’exemple le plus complet est constitué par la boulangerie située en IX 12, 6, exhumée durant les années 1980. Deux squelettes d’équidés ont été trouvés dans la salle g, également utilisée comme fournil, et cinq autres dans la pièce p, qui s’ouvre sur la rue mais communique avec l’intérieur de la maison39. Cette boulangerie comporte quatre meules – dont une ou deux en fonctionnement au moment de l’éruption – autour desquelles le sol est pavé40. Les sept animaux dont le squelette a été découvert laissent supposer soit un roulement dans leur utilisation pour actionner les meules, soit une utilisation comme animaux de bât. Il faut noter que même avant la destruction partielle de ces moulins, l’utilisation simultanée de quatre d’entre eux aurait requis une coordination parfaite entre les animaux de façon à ce qu’ils ne se gênent pas les uns les autres. Pour obtenir cette synchronisation, des guides humains ont pu être utilisés. Sur quatre des reliefs représentant des meules en fonctionnement, un personnage s’active autour des animaux attelés : sur la brique sculptée provenant de l’Isola Sacra, il fouette la bête (fig. 65) ; sur la plaque de marbre de Bologne, il tend la main vers le sommet de la meta, comme pour actionner le réservoir de grains (fig. 66) ; sur le sarcophage de la Porta San Giovanni, il tient un récipient (fig. 62). En revanche, sur celui provenant de la Vigna Sassi, aucune action ne peut lui être attribuée. Loin de laisser les ânes tourner en rond sans intervention, il était nécessaire de les accompagner pendant leur mouvement, tant pour éviter les accrochages, quand les meules sont rapprochées les unes des autres, que pour assurer la logistique des moulins.

9En dépit des assertions de L. A. Moritz qui développe une longue série d’arguments pour réfuter l’existence de meules actionnées par l’homme, cette pratique n’est pas complètement inexistante41. Face à l’absence patente de toute mention de cette pratique dans les textes, sauf à une période tardive, il est déjà possible de renvoyer au relief conservé au Museo Gregorio Profano (fig. 64)42. Comme l’indique L. A. Moritz, le meilleur facteur pour supposer l’existence de telles meules est leur proximité avec les murs43. Selon les manuels regroupant des mensurations-types à destination des architectes contemporains, la largeur d’un âne serait de 40 cm44. Bien que cette mesure reste seulement indicative – ne serait-ce que parce qu’elle ne tient pas compte des variations de taille propre à cette espèce –, elle permet de considérer qu’en dessous de cette distance entre la base de la meule et les murs l’entourant, un âne ne peut avoir été utilisé comme force motrice. Ainsi, une cinquantaine de centimètres sépare l’une des meules située en Or. II, 1a des murs nord et est, ce qui permet – sans grande marge – d’utiliser des animaux45. La situation est toutefois telle que les restaurateurs ont cru bon de rogner partiellement le montant ouest de la porte menant vers la pièce b46. Dans les boulangeries pompéiennes, la distance mesurée entre le mur et la base de la meule n’est jamais inférieure à 40 cm47. Toutefois, ce constat ne permet pas pour autant le rejet définitif de l’utilisation de la force humaine pour broyer le grain. En effet, deux types de meules sont trop bas pour permettre une rotation animale. Le premier est de forme cylindrique. La hauteur maximale du bras permettant la rotation est de 45 cm48. Le second type reprend la forme en clepsydre des meules pompéiennes mais de taille réduite : l’exemplaire complet situé en VII 2, 22 est haut de 84 cm, son bras se situant à 50 cm du sol (fig. 67)49. Ces meules actionnées par une main-d’œuvre humaine sont peu nombreuses, toutefois, rien ne permet de douter de leur emploi à Pompéi, en dépit de leur rendement inférieur.

10Jusqu’à présent, je n’ai mentionné que les parties en pierre volcanique de ces meules. La base de la meta est toujours enrobée par un aménagement maçonné dont la hauteur varie de 30 à 40 cm, pour une largeur de 15 à 20 cm. Le sommet de cette excroissance constitue la surface sur laquelle la boulange se dépose une fois les grains broyés. L’étude de cette surface est rendue délicate par les fréquentes restaurations qui ont pu affecter ce massif maçonné50. Le principal traitement qui a pu leur être appliqué est de recouvrir le sommet légèrement concave du muret par une feuille de plomb martelée et rabattue sur les côtés51. Quant aux gestes nécessaires au bon ramassage de la boulange s’amoncelant dans cette cavité, ils peuvent à peine être restitués avec les sources iconographiques. Sur le relief de la Porta San Giovanni (fig. 62), le personnage qui accompagne l’animal tient un récipient le long de son torse avec son bras gauche. Ce récipient peut contenir tout autant des grains avec lesquels il s’apprête à remplir le réservoir situé au-dessus de la meta que de la boulange. En revanche, sur le tombeau de M. Vergilius Eurysaces, le personnage à proximité de la meule de droite se penche en pliant le genou gauche vers la base de cette dernière. Son bras droit est en extension, comme pour rassembler la farine à peine broyée (fig. 60, a)52. Sa posture générale ne paraît pas s’adapter avec un âne en mouvement ; un arrêt de la meule aurait ainsi été nécessaire pour ramasser au fur et à mesure la farine produite. Une telle pratique, tout comme l’installation des moulins en batterie et leur fonctionnement simultané, ne pouvait que requérir d’impressionnants talents de coordination entre les tandems homme-animal.

11La boulange, résultat du broyage, contient la farine, des gruaux et le son, enveloppes des grains. Avant de pouvoir utiliser la farine, il est nécessaire de bluter l’ensemble, afin de la séparer des éléments plus grossiers. Le blutage s’accomplit avec un tamis, l’opération devant être renouvelée plusieurs fois pour extraire le maximum de farine. Ainsi, selon Pline, trois opérations successives de blutage sur du blé barbu permettent d’obtenir une augmentation de rendement de 7 % dans la quantité finale de pain53. Il ne donne aucune description des instruments utilisés, sauf pour mentionner des inventions non romaines, comme celles de l’Égypte, de la Gaule ou de l’Espagne54. À défaut de proposer une description précise de ces blutoirs, ce texte permet une première approche. Ainsi, il ne faudrait pas voir cet instrument comme percé de trous assez larges, mais comme utilisant une maille resserrée, obtenue avec du tissu, du papyrus ou des crins de cheval. Une mention de Caton renvoie également à un cribrum farinarium tissé. Dans la recette de la placenta qu’il propose, il indique qu’après avoir égoutté le fromage frais de brebis mis à macérer, il faut le pétrir dans un mortier, puis, après l’avoir émietté, le passer dans un tamis55. Le but de cette opération n’est pas de réduire le fromage en fragments minuscules, mais bien de lui enlever toute son eau, en le pressant sur un tamis à maille serrée56. Cette utilisation d’une surface de tissu vraisemblablement tendue sur un tambour de bois, manœuvrée par une seule personne a perduré au moins jusqu’au XVII^e siècle, avant une première forme de mécanisation.

12Les interprétations généralement proposées pour certains reliefs donnent une vue sensiblement différente. Un fragment isolé du relief de Bologne montre un homme de dos, debout devant une table, seulement vêtu d’un pagne qui soulève au-dessus de lui un large cylindre de hauteur réduite (fig. 68). Deux rangées concentriques de trous sont figurées, ce qui suggère un instrument en métal. La position de ce fragment est incertaine ce qui rend délicate son interprétation. Toutefois, si la restitution actuelle qui le place dans le champ inférieur est juste, la scène renverrait à la préparation du grain57. Il est ainsi fort probable que ce cylindre large et de faible hauteur soit un crible et non un blutoir, comme dans le cas du caisson de P. Nonius Zethus évoqué plus haut (fig. 61)58. En revanche, un relief très mutilé, conservé à Ostie, pourrait montrer un crible dans un laboratoire (fig. 69)59. Un personnage tient un plat de ses deux bras. Derrière lui, à sa gauche, sont disposés sur une étagère deux types de pains. Sur le mur, deux objets circulaires sont suspendus ; le fond de celui de gauche est comme quadrillé tandis que celui de droite montre deux cercles concentriques dans lesquels des rainures rayonnantes ont été creusées ; au centre se situe une forme d’étoile. G. Zimmer a interprété le premier comme un tamis, le second comme un moule60. La façon dont ces objets sont gravés renvoie au mode de rendu de la vannerie61. Il pourrait ainsi s’agir de deux tamis différents – plutôt que d’un tamis et d’un moule62 –, utilisés pour bluter la farine63. Enfin, certains reliefs exposent clairement la façon d’utiliser ces tamis. Sur la frise méridionale du tombeau de M. Vergilius Eurysaces, à gauche des meules – dans la suite chronologique de la mouture –, une même scène est représentée à deux reprises (fig. 60, b-c). Deux garçons manipulent des récipients cylindriques au dessus d’une table. Dans la scène la plus à gauche, un personnage en toge récupère quelque chose dans la main de l’un des garçons. Selon l’interprétation de P. Ciancio Rossetto, il s’agirait de deux moments distincts du blutage : après avoir été passée une première fois dans un tamis, la farine serait de nouveau blutée avec un instrument à mailles plus fines ; le résultat étant alors inspecté par Eurysaces en personne. La farine serait stockée dans des récipients cylindriques posés au sol au pied de la table64.

13De ces premières interventions sur le grain pour obtenir de la farine, peu de vestiges ont subsisté. Les vans éventuellement utilisés pour le nettoyage des grains, puis les blutoirs servant à l’affinage de la farine n’ont pas été conservés en raison de l’utilisation de matériaux périssables – bois, tissu, vannerie. Si les instruments de certains reliefs, interprétés comme des tamis à bluter, pourraient indiquer des cribles en métal, aucun objet de cette sorte n’a été découvert à Pompéi ou Herculanum. La nécessité de mouiller tout ou partie des grains entraîne l’obligation de disposer d’installations hydrauliques à proximité des meules, probablement des baquets en bois. Finalement, de toutes ces opérations préliminaires, la mouture est la mieux connue. Les meules utilisées à cet usage sont – hors problèmes liés aux travaux en cours au moment de l’éruption – les mieux conservées, au point de suffire pour indiquer une boulangerie. Une partie de ces meules était actionnée par des animaux, mais pas toutes. Cet usage de la force animale rend obligatoire la présence d’écuries qu’il faudrait identifier. Après le blutage, la farine est prête à être employée pour la confection de pains. Des différents sous-produits de la mouture, seul le son est alors perdu pour les opérations de boulangerie mais peut être utilisé pour la nourriture des animaux.

III.2 Pétrissage et façonnage du pain

14En dépit des propos de Pline, les opérations de pétrissage qui succèdent à la mouture ont une certaine importance : la confection de la pâte par le mélange de la farine avec différents ingrédients conditionne la forme et la qualité du pain65. Les différentes étapes peuvent être retracées en analysant les reliefs montrant des scènes de boulangerie. Ainsi, sur la frise du tombeau de M. Vergilius Eurysaces, les actions situées sur le côté septentrional se situent dans la suite de la vérification de la farine (fig. 60, d-e). Elles s’achèvent brutalement – en raison de la destruction partielle du monument lors de son incorporation partielle à la muraille aurélienne – par l’enfournement d’une miche de pain. Comportant de fortes similitudes avec les opérations de mouture et de blutage, une partie des actions représentées est doublée. À l’extrémité droite, un équidé est harnaché autour d’un objet cylindrique dont émerge un pieu. À gauche de celui-là, un homme est courbé ; son avant-bras droit disparaît dans l’orifice supérieur de l’objet cylindrique. Après des divergences d’interprétation, voulant tout d’abord faire de cette scène une nouvelle représentation de mouture, il a été admis qu’il s’agissait d’une machine destinée au pétrissage66.

15C’est à A. Mau que l’on doit le rapprochement entre ces scènes et les cylindres en pierre fréquemment mis au jour dans les boulangeries pompéiennes. Il a exposé les principes généraux du fonctionnement de ces équipements en deux temps, d’abord en 1886 suite à l’observation du pétrin mis au jour en VI 14, 33, puis dans sa synthèse sur Pompéi. Depuis, ses conclusions ont été répétées à de nombreuses reprises, sans variation sensible et sans susciter d’étude plus approfondie. Il convient donc de partir de ses observations comme préalable. Selon lui, les pétrins seraient formés d’un cylindre de lave évidé en son centre, d’un diamètre de 45 à 60 cm. La paroi du fond présente une crapaudine en fer – parfois fixée par une coulée de plomb –, de forme carrée avec un évidement semi-circulaire au centre. Dans deux cas (VI 14, 33 et VII 2, 22), une barre en fer horizontale, pliée vers le haut à ses extrémités distales a été observée peu après la fouille. L’exemple de VII 2, 22 présentait également une bande de fer repliée sur elle-même pour former un carré. En son centre, une pointe en fer recevait l’axe de rotation de la machine. Des témoins de la mise au jour effectuée en VI 14, 33 ont expliqué à A. Mau la présence de nombreux fragments de bois à l’intérieur au moment de la découverte. Si, par analogie avec le relief du tombeau de M. Vergilius Eurysaces, il propose à fort juste titre d’interpréter l’ensemble comme des pétrins, certains éléments restent obscurs dans un premier temps, en particulier les trous qui percent les parois du cylindre. En revanche, il signale, au moins pour l’exemple de VI 14, 33, la présence d’une poutre fixée dans les murs entourant le pétrin et qui passe au-dessus de son centre. L’axe vertical s’y serait inséré67. Dans sa synthèse portant sur l’ensemble du site, il revient rapidement sur la question des pétrins avec plusieurs divergences quant à son article précédent. D’une part, la poutre à peine évoquée n’est plus mentionnée, tandis que le mystère des perforations parait résolu : il s’agit d’emplacements permettant l’insertion de fiches en bois qui servent à bloquer la pâte devant être pétrie. Surtout, il propose une restitution complète de l’ensemble : selon lui, dans l’axe vertical seraient fichées des planches formant un plan seulement interrompu pour permettre le passage des fiches lors du mouvement rotatif. Il en vient ainsi à considérer que la lame en fer située au fond du pétrin ne sert qu’à renforcer la structure en bois – axe et planches encastrées – qui seule assure le pétrissage68. Cette interprétation a depuis toujours été acceptée dans l’ensemble des ouvrages traitant de la boulangerie ou de l’alimentation en général69. Seul V. M. Strocka, dans son analyse de la Casa del labirinto (VI 11, 8-10) propose une variante à ce modèle : au lieu de restituer des planches insérées dans l’axe central, il suggère que ce soient des fiches, ce qui permet de laisser plus de place à la pâte devant être malaxée70.

16L’étude détaillée du pétrin de la boulangerie des casti amanti (IX 12, 6) permet de préciser les observations réalisées par A. Mau sur l’exemple de la boulangerie VII 2, 22, désormais réduit à la seule crapaudine et aux amorces du bras71. Ce pétrin se présente sous la forme d’un cylindre, très légèrement évasé à l’extérieur, réalisé en roche volcanique locale trachytique. Deux creusements quadrangulaires perforent ses parois. Au centre, une crapaudine en fer est scellée dans la masse de pierre par une coulée d’alliage à base de plomb. Plusieurs pièces métalliques ont été découvertes en lien avec cette crapaudine : un grand clou à tige de section carrée et tête hémisphérique qui se positionne dans la cavité de la crapaudine ; il perfore une plaque carrée rivetée à une grande barre dont les extrémités sont repliées à angle droit vers le haut. La barre transversale, la plaque carrée et l’extrémité métallique de l’axe forment un bloc solidaire, amovible de la crapaudine. Pour comprendre le fonctionnement de ce mécanisme, il faut le compléter avec une pièce en bois verticale, plantée sur le clou axial. Cette poutre était enserrée à sa base par une frette en fer qui servait tout à la fois de maintien contre l’éclatement mais aussi et surtout qui permettait d’entraîner la lame dans le mouvement initié par la rotation de l’axe. En se fondant sur les remarques d’A. Mau, qui rapporte que des fragments de bois ont été observés par les fouilleurs sur la frette du pétrin découvert en VII 2, 22, il est possible de restituer la base de l’axe en bois72. Elle aurait été taillée en tenon, lui-même probablement parcouru longitudinalement par une rainure permettant d’enserrer la barre horizontale sur laquelle l’axe repose. Dans sa première étude, A. Mau avait fort justement noté la présence d’un axe horizontal fixé au-dessus du centre du pétrin. Il est regrettable qu’il ait oublié cet élément dans sa synthèse ultérieure. En effet, mécaniquement, l’axe vertical – qui, dans sa partie inférieure est simplement appuyé dans une crapaudine – ne peut être fonctionnel sans être maintenu à son extrémité supérieure. Il doit donc nécessairement s’insérer dans une poutre disposée orthogonalement à celui-ci. Des encastrements de poutres ont systématiquement été observés dans les salles disposant d’un pétrin ; ils permettent d’ailleurs fréquemment de retrouver la position originelle du pétrin après son déplacement73. L’assemblage entre l’axe vertical et la poutre de maintien paraît devoir être restitué sans élément métallique. En effet, aucune pièce de ce type n’a été signalée dans les rapports de fouille. Il convient donc de considérer que l’axe vertical était à section quadrangulaire dans sa partie inférieure et à section circulaire dans sa partie supérieure, sans pièce de liaison.

17Revenons sur son emploi du pétrin pour fraser les ingrédients constitutifs de la pâte à pain. Selon l’hypothèse d’A. Mau, des « dents » horizontales en bois auraient été insérées dans l’axe vertical, avec des espaces correspondants aux fiches enchâssées dans les trous prévus à cet effet dans la paroi en pierre. Des observations effectuées sur l’ensemble des pétrins permettent de réfuter cette interprétation et d’en proposer une autre. Les mesures des trous de fixation des fiches interdisent la restitution proposée : la différence entre le sommet de la fiche la plus basse et la base de la fiche qui lui est immédiatement supérieure en hauteur est souvent faible, quand elle n’est pas nulle ou négative. Dans la boulangerie VII 2, 22, exemple employé par A. Mau, les quatre fiches présentent des différences nulles quand elles sont appariées deux à deux dans l’ordre croissant de hauteur par rapport au fond. À partir de ce constat, nous devons donc considérer que le bras horizontal n’est autre que le fraseur, ou lame de pétrissage qui, par sa rotation permet de mélanger les ingrédients de la pâte. Les fiches – très probablement en bois – permettent quant à elles d’aider au malaxage en constituant autant d’obstacles à la pâte en cours de confection.

18Une autre solution consiste à pétrir la pâte à la main. Si Caton expose cette technique en dehors du cadre d’une production importante74, l’absence de pétrin mécanique dans une majeure partie des boulangeries plaide en faveur d’un fort développement du pétrissage manuel. À Herculanum, une seule (Or. II, 1a) des deux boulangeries dispose d’un pétrin en pierre. À Pompéi, vingt-six de ces appareils ont été mis au jour, répartis entre vingt-deux locaux75. À Ostie, dans les trois boulangeries dont l’étude a été dirigée par J. Th. Bakker, des pétrins mécaniques sont présents, mais leur nombre n’apparaît pas lié aux meules mises en évidence76. Une unique représentation permet de connaître l’aspect des aménagements permettant le pétrissage manuel pour la période antique : un relief redécouvert récemment à Rome montre trois personnages debout, courbés devant un coffre, les mains plongées à l’intérieur77. Ce relief montre un système également attesté par plusieurs exemples dans l’iconographie moderne : les planches de l’Encyclopédie montrent une grande auge rectangulaire, munie d’un couvercle – appelé tour – et divisée en plusieurs compartiments à l’intérieur78. Au début du XX^e siècle, ces pétrins sont encore employés ; ils peuvent également être de section trapézoïdale ou semi-circulaire79. Aucun récipient en bois ainsi conçu n’a été identifié, ni à Herculanum, ni à Pompéi.

19Parmi les ingrédients contenus dans le pain, outre la farine, l’eau est indispensable. À l’exception d’une mention lapidaire de la part de Pline l’Ancien, aucun des textes mentionnant les procédés de panification n’indique clairement le rapport entre ces deux ingrédients80. Cette absence est largement justifiable : la quantité d’eau dépend tout d’abord de la qualité de la farine. L’obtention d’un pain levé est liée au gluten contenu dans le blé. Plus une farine contiendra de gluten, meilleure sera sa qualité, mais aussi plus importante sera la quantité d’eau qu’elle peut absorber81. En outre, l’adjonction d’eau est également conditionnée par le type de pâte – et donc de pain – que l’on cherche à obtenir. Les quelques annotations de Pline sur les différentes sortes de pain, particulièrement celui qu’il appelle « parthique » ou « aquatique » constituent une corroboration empirique de ces remarques82. Du sel est également ajouté dans la pâte, soit dans l’eau qui sert au pétrissage – notamment dans le cas où de l’eau de mer est utilisée – soit dans le levain selon Pline83. Ce dernier élément est d’une importance particulière, puisqu’il s’agit du principe actif de fermentation qui permet de donner une structure aérée au pain84. La pâte fermentée depuis la veille peut être utilisée à ce dessein, ce qui évite le développement d’une acidité nuisible à la formation de bulles de gaz85. Enfin, d’autres ingrédients peuvent être ajoutés, pour donner du goût au pain86. Une fois la pâte pétrie de façon homogène87, deux opérations doivent se succéder : le façonnage des pains et la fermentation panaire88.

20Parmi les reliefs sur lesquels sont figurées des scènes de boulangerie, deux montrent la formation des pains. Sur la frise d’Eurysaces, cette étape est dédoublée, comme dans le cas du blutage. Derrière deux tables se situent quatre personnages au torse nu dont les mains, quelles que soient les variations dans leur position corporelle, sont jointes en avant sur la table. Celle-ci paraît dotée d’un rebord vertical qui la ferait ressembler à une auge de faible profondeur. Entre les deux tables, se trouve un personnage vêtu d’une tunique et non d’une toge (fig. 60, e)89. La composition est similaire à celle où la farine est tamisée. Toutefois, le vêtement ne paraît pas désigner M. Vergilius Eurysaces lui-même, mais plutôt un de ses assistants90. La seconde table représenterait ainsi l’exécution des conseils prodigués par ce surveillant. Ce principe de succession des opérations se perçoit également à travers la représentation de la matière manipulée par les quatre personnages. Sur la table de droite, la plasticité de la pâte est figurée par l’utilisation d’un rendu proche de celui d’un drapé91. En revanche, sur la table de gauche, la pâte n’est plus étirée, les miches sont presque formées. La pratique représentée sur le relief de Bologne est assez différente (fig. 70). Seuls deux personnages se situent derrière la table, torses nus, éventuellement surveillés par un troisième homme vêtu d’une tunique92. Ils paraissent malaxer une miche dans chacune de leur main. Cette représentation est étrange, surtout si on la compare au relief d’Eurysaces où les personnages qui façonnent les pains ont les deux mains occupées par une seule miche. Dans les boulangeries pompéiennes, le lieu de façonnage est aisément reconnaissable dans de nombreux cas. Ainsi, majoritairement dans des pièces situées sur l’un des côtés du four, se trou vent des bases maçonnées ou en pierre, hautes d’une soixantaine de centimètres, larges d’une vingtaine et profondes de 90 à 100 cm. Parfois au centre de la salle, elles peuvent avoir été plaquées contre l’un des murs. Ces bases sont au moins au nombre de deux. Elles constituent les supports de tables en bois sur lesquelles les pains étaient façonnés. À Herculanum, les importantes destructions constatées dans les deux boulangeries font qu’un seul de ces pieds a été mis au jour, dans la pièce 8-5 en Or. II, 893.

21Avant d’abandonner le façonnage, il faut se consacrer aux « moules à pâtisserie » supposés être associés à cette opération précédant la fermentation. Plusieurs types sont fréquemment mentionnés. Le premier d’entre eux, la forma di cucina des journaux de fouilles, se présente sous la forme d’une feuille de bronze prenant la forme d’un coquillage. Certains modèles disposent d’un système de préhension, sous la forme d’anses disposées de part et d’autre de la coquille, ou d’attaches en anneau. Un seul exemplaire a été mis au jour à Herculanum, dans la Casa di Marco Pilo Graniano Primigenio (Or. I, 1a), en dehors de tout contexte de cuisine94. Les 23 exemplaires conservés à Pompéi ne proviennent pas de cuisines, quand leur lieu de découverte est connu95. Selon S. Tassinari, ces récipients en forme de coquillage ne seraient absolument pas utilisés comme moules de cuisson, mais plutôt pour pratiquer des ablutions ou du moins pour verser un liquide96. Une seconde catégorie d’objet, beaucoup plus fréquente tant à Pompéi – 65 exemplaires conservés sur place – qu’à Herculanum – 18 exemplaires – est d’interprétation plus délicate. Il s’agit de récipients dont le fond est elliptique et les parois rectilignes et obliques ; cette forme récurrente existe selon des modules variables (fig. 52). La découverte de l’un d’entre eux derrière le comptoir du commerce alimentaire V, 6 pourrait suggérer une utilisation en lien avec la préparation culinaire97. Toutefois, l’absence de dépôt de carbone sur la partie externe rend improbable une fonction de moule. Beaucoup plus fréquemment, ce type de récipient en bronze est découvert avec des objets divers, hors de tout contexte de préparation culinaire. Bien que ne donnant pas d’interprétation définitive, S. Tassinari propose d’y voir des récipients destinés à l’ablution ou à contenir de la pâte ou du savon98. Il me semble hautement probable que de tels « stampi » aient pu avoir des fonctions diverses, tant dans les cuisines que, comme le propose S. Tassinari, pour la toilette. Malgré cette incertitude, un fait demeure : aucun récipient de ce type n’a été mis au jour dans les boulangeries d’Herculanum ou dans celles de Pompéi99. Le troisième exemple de ces supposés moules à pâtisserie provient pour l’essentiel de la situation herculanéenne. En effet, selon A. Maiuri, vingt-cinq plats circulaires à bords relevés auraient été mis au jour dans l’arrière-boutique de la boulangerie Or. II, 8 (fig. 71)100. Ce lieu de découverte permettrait une compréhension immédiate de leur rôle : « [Queste] 25 teglie in bronzo […] dovevano contenere stacciate e pizze da cuocere al forno e da ammannire calde e fumanti alla clientela abituale e d’occasione »101. Une première correction s’impose immédiatement : ces plats ont effectivement été mis au jour dans le local Or. II, 8, mais à l’étage et non dans la pièce annexe. Le lien avec le laboratoire est alors d’autant moins évident que l’étage surplombant ce local n’est pas accessible depuis la boulangerie102. Une telle concentration d’objets est par ailleurs suspecte, surtout si l’on compare ce nombre avec les plats similaires à ceux mis au jour à Pompéi. En effet, selon l’étude de S. Tassinari, seuls quatre plats à bords relevés y sont conservés, aucun ne provenant d’une boulangerie103. Enfin, étrangement, cette entrée des journaux de fouilles est la seule concernant l’étage du local Or. II, 8. Bien que cela ne soit pas clairement indiqué dans les GSE, il est possible que cet amas de vaisselle de bronze soit un vestige des fouilles en tunnel du XVIII^e siècle104. Quelle que soit l’interprétation que l’on donne au contexte dans lequel ces 25 plats ont été trouvés, ils ne peuvent pas avoir été matériellement utilisés dans le cadre de la boulangerie située en Or. II, 8. Enfin, l’observation des quelques plats qui n’ont pas encore été nettoyés et restaurés montre que des traces de carbonisation se situent sur le fond mais aussi sur les parois, à l’extérieur. Ces traces indiquent clairement que ces plats étaient utilisés partiellement enfoncés dans un lit de braise, ce qui est incompatible avec le fonctionnement d’un four à pain105. Leur intégration dans la description de ce local faite par A. Maiuri n’est due qu’à leur accrochage sur le mur est de l’arrière-boutique106. Il est possible que certains produits des boulangeries aient été cuits en utilisant des plats ou des moules ; en l’état actuel des connaissances sur le matériel provenant de ces locaux, la forme de ces derniers ne peut être précisée.

22Bien que l’iconographie et surtout les textes invitent à considérer l’existence de nombreuses formes de pains, ceux qui ont été mis au jour dans les villes ensevelies par le Vésuve paraissent tous conçus de la même façon. Les neuf pains découverts durant les Nuovi scavi à Herculanum ne diffèrent que par de légères variations dans leurs dimensions107. Ronds, leur diamètre oscille entre 14 et 18 cm. Leur surface est striée de trois à quatre incisions rayonnantes pratiquées avant la fermentation, comme l’indique la boursouflure affectant chaque secteur ainsi défini. Le diamètre est aussi marqué par un étrécissement médian, également réalisé avant que la pâte ne lève, probablement avec des cordelettes108. Parmi les manipulations effectuées durant le façonnage, se trouve l’éventuel marquage du pain. Deux pains présenteraient une telle marque de fabrique pour les deux villes. Le premier a été trouvé à Herculanum durant les fouilles du XVIII^e siècle, ce qui empêche de déterminer son origine précise109. L’inscription, probable positif d’un sceau en bronze, indique que ce pain appartient à Celer, esclave de Q. Granius Verus110. L’impression de cette marque avant la fermentation ne fait guère de doute : réalisée une fois la pâte levée, l’application du sceau ne pourrait que conduire à un aplatissement du réseau de bulles de dioxyde de carbone donnant l’aspect gonflé au pain111. Cela est confirmé par le pain mis au jour dans la Casa dell’ara laterizia (III, 17) en 1929 (fig. 72)112. Sur sa face supérieure quelques lettres d’un sceau sont lisibles. Initialement, elles ont dû s’étendre sur la majeure partie du diamètre. Toutefois, tant l’incision des rayons que la levée du pain ont décalé les lettres imprimées et les ont partiellement effacées113.

23Il est difficile de déterminer si le pointage, première fermentation avant façonnage, était effectuée ou non dans la boulangerie romaine114. En revanche, certains aménagements permettent de déterminer l’endroit où la fermentation principale, la plus longue et la plus importante avait lieu. Cette reconnaissance n’est guère possible à Herculanum où les murs ont été fortement reconstruits, suite à leur destruction par les tunneliers du XVIII^e siècle. À Pompéi, l’exemple le plus détaillé et le plus intéressant est constitué par le local I 12, 1-2. Dans la pièce située immédiatement au sud du four, là où se trouve le pétrin, le mur oriental présente trois séries d’empreintes d’étagères, séparées par deux avancées de mur ayant pu correspondre à de très courtes parois115. Dans chacun des espaces ainsi délimités, trois étagères sont disposées à environ 1,20 m, 1,60 m et 1,90 m du sol ; chaque tablette est soutenue par deux supports dont l’empreinte dans le mur donne la dimension116. L’ensemble forme un rayonnage de 16,3 m linéaires117. Un tel positionnement permet d’éviter une trop longue manipulation des pains une fois qu’ils sont façonnés : les deux tables servant à cette opération sont situées devant les étagères. De plus, la proximité du four ne peut que faciliter la fermentation118 : le conduit de chaleur qui transperce le mur nord n’a pas que le rôle – traditionnellement alloué à ces aménagements – d’évacuation de la fumée et d’aide au tirage119, il facilite ainsi les échanges de chaleur du four vers le fournil. Dans tous les cas où la conservation du four est suffisante et où l’identification du fournil – facilitée par la présence du pétrin, des tables de façonnages ou des étagères de fermentation – est possible, ce petit conduit de tirage est dirigé vers le panificium120. Une fois le pain suffisamment levé, sans qu’aucune précision ne puisse être apportée quant au temps nécessaire, il peut être cuit dans le four.

24Les informations concernant les différentes étapes de la transformation de la farine en pain prêt à cuire sont assez fragmentaires, bien que l’aspect général de la chaîne opératoire soit connu en particulier grâce aux sources iconographiques. L’utilisation de pétrins mécaniques ne paraît pas avoir été généralisée. Comme souvent, ceux en bois n’ont guère laissé de trace, à l’exception d’un relief représentant une scène de boulangerie. Les aménagements associés au façonnage ont été mieux préservés, qu’il s’agisse des bases maçonnées des tables utilisées pour cette opération, ou des étagères dont les empreintes restent visibles sur les murs. La mise au jour de pains tant à Herculanum qu’à Pompéi a permis de restituer certains gestes effectués durant leur confection. Un important manque vient de la disparition ou de l’absence d’enregistrement des outils présents dans ces laboratoires. Bien que certains aient certainement été en bois, des instruments en métal devaient également être utilisés. Enfin, je n’ai pas mentionné le problème des réserves – d’eau ou de farine – dont l’existence doit être postulée, à défaut de toujours pouvoir les caractériser. Je reviendrai sur ce point plus loin, après avoir abordé l’étape de la cuisson, certainement la mieux documentée de toutes d’un point de vue archéologique.

III.3 Utilisation des fours pour la cuisson du pain

25La cuisson du pain permet de figer les filets de gluten qui se sont formés au cours de la fermentation. Durant ce processus, les bulles de gaz contenues dans le pain se dilatent sous l’effet de la vaporisation de l’eau121. Si l’utilisation d’un four à pain constitue le procédé qui est le plus courant pour la boulangerie dès lors qu’elle passe du stade domestique à une production artisanale, d’autres modes de cuisson sont attestés tant archéologiquement que par les textes littéraires. Dans les villes ensevelies par le Vésuve, seul un graffite mentionne, à travers leurs revendeurs, les clibani, « galette[s] obtenue[s] en plaquant la pâte à cuire sur la paroi extérieure d’un vase de terre ou de métal à l’intérieur ou autour duquel était entretenu un feu »122. Bien que ce soit une enquête méritant d’être approfondie, aucun de ces fours en cloche ne semble avoir été découvert123. De la même façon, la cuisson sous la cendre de pains non levés, mentionnée par Sénèque citant Posidonius n’est pas attestée par les restes carbonisés provenant d’Herculanum ou de Pompéi124. En fonction des aménagements supplémentaires à la chambre de cuisson, il est possible de déterminer deux types de fours utilisés dans les boulangeries, chacun d’entre eux étant représenté à Herculanum. La comparaison avec les fours de Pompéi permet de préciser certains aspects mais également de distinguer les pratiques des deux villes.

26D’une manière très générale, un four à pain est constitué au minimum de trois éléments : un massif maçonné, une coupole reposant sur celui-ci et l’autel, débord frontal du massif par rapport à cette dernière dans la terminologie contemporaine125. Le massif est très fréquemment quadrangulaire, mais peut être, en de rares exceptions, circulaire126. Vraisemblablement selon la période d’installation mais aussi selon les ressources disponibles, il est construit avec les mêmes types d’opus que les autres éléments de l’architecture privée. À Herculanum, la base des fours situés en Or. II, 1a et en Or. II, 8 a été érigée en opus reticulatum127. En revanche, à Pompéi, certains exemples peuvent être soit en opus incertum, soit en opus testaceum128. Quel que soit le mode de parement utilisé, les fours tendent à s’appuyer au moins sur un mur. Selon les observations faites durant la fouille en Or. II, 1a, corroborées par celles de L. Fulvio à Pompéi, la partie supérieure du massif comprendrait une couche de sable, qui permet – selon cet ingénieur des fouilles pompéiennes – d’empêcher la dispersion de la chaleur. Sur celle-ci repose la sole, constituée de tuiles mises à l’envers129.

27La coupole, qui, reposant sur le massif, constitue à proprement parler la chambre de cuisson, présente de nombreuses variantes particulièrement dans les techniques de mise en œuvre. La remarquable conservation du four situé en Or. II, 8 permet d’étudier ce type de construction en détail. La gueule, qui permet d’introduire les boules de pâte levée, est constituée par trois blocs de tuf gris, deux verticaux, le troisième en guise de linteau. Tout le reste de la coupole est construit en maçonnerie (fig. 73). Le parement interne ne présente que des fragments de tuiles, contrairement à la pratique récurrente à Pompéi, où la première assise est en moellons de lave, disposés en anneau130. Ces tuiles sont disposées en assises régulières présentant un léger encorbellement, la tranche restant toutefois toujours orientée vers le centre du four. À 1,27 m de la sole, au nord-nord-ouest de la coupole, un col d’amphore fracturé est inclus dans la maçonnerie et constitue un tuyau d’aération (fig. 74, b). Au-dessus de ce niveau, la coupole n’est plus parementée, laissant supposer l’utilisation d’une forme sur laquelle le béton est jeté pour achever cette construction131. Dans les nombreux exemples pompéiens, cette partie supérieure est celle qui est la plus sujette à des variations techniques. En effet, si quelques fours montrent l’utilisation de ce même procédé de coulée de béton, il est beaucoup plus fréquent que le sommet de la coupole soit constitué par un assemblage en encorbellement de tuiles ou par l’utilisation d’une unique tuile plate ou encore un fragment de récipient en terre cuite132. Ces pratiques font que, comme le remarquait déjà L. Fulvio, la coupole n’est pas parfaitement sphérique mais a une forme tendant de façon plus ou moins accentuée vers le cône133. Enfin, la paroi extérieure de ces fours est parfois simplement constituée par un massif cylindrique qui entoure la base de la coupole, tandis que sa partie supérieure conserve son aspect de calotte. Cet aspect simple correspond tant au four situé en Or. II, 8 qu’à celui de 14 % de ceux de Pompéi134. Notons toutefois que les exemples pompéiens incluent la partie inférieure de la coupole dans un massif de forme carrée. Pour fermer la gueule du four, des portes en fer ont été mises au jour dans la plupart des boulangeries, que ce soit à Pompéi ou à Herculanum135. Composées de plusieurs bandes de fer qui s’entrecroisent perpendiculairement, ces portes ne sont pas prises dans la maçonnerie : deux poignées permettent de la manipuler entre les phases de chauffage136.

28Le dernier élément constitutif des fours est l’autel, plateforme située en avant de la gueule du four. Dans le cas de la boulangerie Or. II, 8, il est uniquement revêtu d’une tuile dans la continuité de la sole et se développe sur toute la longueur accessible du four. En Or. II, 1a, l’autel est parfaitement horizontal et revêtu de briques (fig. 75). Il présente différents aménagements sur ses côtés : la partie centrale est ouverte, tandis que les deux côtés sont occupés par des montants construits en opus vittatum qui sont distants de 33 cm de la façade du four proprement dite : en dépit de leur arasement partiel, ils permettent de restituer une paroi s’élevant en avant du four. À gauche – à l’est – se trouvent deux appuis en briques qui débordent du montant en tuf et de la paroi du four ; la partie occidentale est trop endommagée pour permettre de discerner une construction similaire. De la sorte, l’autel est ici divisé en trois parties : un plan horizontal devant la gueule et deux niches latérales qui l’encadrent. Selon les journaux de fouilles, un récipient en plomb aurait été inséré sur le côté ouest – à droite de la gueule137. En dépit de leur état de conservation très dégradé, les aménagements inclus autour de l’autel peuvent être restitués à partir des exemples pompéiens. En I 12, 1-2, la partie gauche de l’autel est occupée par un récipient quadrangulaire en plomb, reposant sur deux montants maçonnés (fig. 76, b). Situé à 30 cm au-dessus de la surface de l’autel, il a une capacité de 109 litres138. Il s’agit en effet d’un chauffe-eau directement associé au four. Son approvisionnement est assuré par l’un des deux tuyaux sectionnés visibles dans le mur nord (fig. 76, c)139. La surélévation du chauffe-eau par rapport à l’autel permet d’y glisser en dessous des braises ou du bois provenant du four. Bien qu’un tel appareillage ne soit pas directement employé lors de la cuisson du pain, il permet, par la concentration des structures de chauffage en un seul point, une économie de combustible : l’eau tiède ou chaude peut servir lors du pétrissage140. De telles installations paraissent assez fréquentes, dès lors qu’un mur diaphragme est construit en avant du four et de l’autel141. Quand la disposition des murs autour du four le permet – et quand cela présente une réelle utilité pour les différentes manipulations du pain –, un passage peut être ouvert dans l’autre montant. Un plan incliné est souvent disposé entre cette ouverture et la bouche du four. Comme cela a été interprété par L. Fulvio, et à sa suite par tous ceux qui se sont intéressé aux boulangeries, cette ouverture permet de faire passer les miches levées du fournil à l’autel, pour les y enfourner142. Enfin, sous certains autels, des niches sont ménagées, éventuellement pour stocker le combustible nécessaire à la cuisson.

29En ce qui concerne cette dernière opération, il est possible de comparer les principes généraux transmis par l’ingénierie moderne avec les structures des fours et des expérimentations menées en Allemagne. La cuisson du pain doit s’effectuer dans une chambre hermétique pour éviter l’échappement de la vapeur qui seule donne une certaine élasticité à la miche. De cette façon, le four n’est ventilé que lors de la phase de préchauffage ou de réchauffement. La température idéale pour la fixation des filaments de gluten s’échelonne entre 200 et 250°C143. À partir des expérimentations menées à Saalburg, il est possible de préciser certains aspects de cette cuisson : le préchauffage a permis d’atteindre une température idéale après une douzaine d’heures ; pour éviter tout refroidissement, les pains sont introduits le plus rapidement possible, à raison de deux à trois par pelletée. Chaque fournée a cuit pendant une durée variant entre une demi-heure et trois quarts d’heure. Entre chacune d’entre elles, des bûches ont été ajoutées pour réchauffer le four144. Grâce à la découverte de 81 pains dans le four situé en VII 1, 36-37, certains points non exposés dans cette expérience peuvent être clarifiés. En particulier, les dimensions de la sole sont telles que le nombre de miches mises à cuire ensemble a atteint un maximum, compte tenu des dimensions de chacune d’elles – à peine plus d’une vingtaine de centimètres de diamètre145. Dès lors, au cours de la cuisson, le combustible devait nécessairement être retiré du four146.

30Les différentes phases de cuisson sont les suivantes. Le feu est allumé alors que la porte en fer est retirée et le conduit inséré dans la paroi de la coupole n’est pas obturé. Ce dernier permet non seulement d’améliorer le tirage, mais également d’utiliser au mieux la chaleur sortant du four. C’est pourquoi le fournil se trouve très fréquemment à l’autre extrémité de ce tuyau d’aération : l’air chaud provenant du four permet d’augmenter sensiblement la température de cette pièce où les miches sont laissées à lever, ce qui facilite d’autant le levage. Une fois la température idéale atteinte – dont la mesure est laissée à l’expérience de la personne chargée de l’enfournement –, le trou d’aération est rebouché et le combustible cède sa place aux pâtons. En fonction de la position de l’autel – qui permet de stocker temporairement les miches, pendant que la personne chargée de l’enfournement officie – par rapport au fournil, les boules de pâte peuvent transiter par le « passe-pain ». La forme de l’outil permettant le transport des pâtons et leur introduction dans le four est essentiellement connue par l’iconographie147 : le relief de M. Vergilius Eurysaces montre ainsi sur sa face septentrionale un homme vêtu d’une tunique en train d’enfourner ou de défourner. Il manipule un manche plus long que lui n’est haut, dont aucun détail de l’extrémité n’est visible (fig. 60, e)148. En revanche, sur le relief de Bologne, bien que très mutilée, la scène d’enfournement est représentée alors qu’un pain est enfourné ou défourné à l’aide d’une pelle (fig. 77)149. De telles pelles en bois ont dû être utilisées également à Herculanum ou Pompéi, sans toutefois laisser de trace150. Une fois le four rempli, la porte de fer est remise en place le temps de la cuisson.

31Parmi les aménagements nécessaires tout au long de ce processus on trouve en particulier les conduits d’évacuation de la fumée. Dans les fours ne comportant qu’un simple autel, comme en Or. II, 8, rien de tel n’est prévu. L’inévitable fumée créée par la combustion s’échappe dans la pièce où se trouve le four. En revanche, dans le cas des fours plus complexes, différents procédés ont été prévus pour évacuer cette fumée. L’état de conservation du four situé en Or. II, 1a empêche toute détermination du système employé. Dans les fours pompéiens disposant d’un mur diaphragme, une cheminée est percée au-dessus de l’autel : soit elle se prolonge directement jusqu’à l’extérieur, soit elle aboutit dans une chambre à fumée ménagée au-dessus de l’extrados de la coupole151. Enfin, dans la proximité du four, on trouve parfois deux types de récipients, comme dans la boulangerie Or. II, 1a : de part et d’autre de l’autel se trouvent d’un côté un cylindre taillé dans de la roche volcanique et de l’autre côté au moins un dolium (fig. 75, d)152. L’intérieur du premier conteneur, haut d’une quarantaine de centimètres, est excavé en tronc de cône ; il se rencontre avec une fréquence assez peu élevée dans les boulangeries pompéiennes153. Il convient tout d’abord de distinguer ces récipients des aménagements hydrauliques, quand bien même ces derniers seraient également réalisés en roche volcanique. Le principal point de distinction est que les récipients servant à contenir de l’eau présentent tous un conduit d’évacuation. Un des meilleurs exemples est constitué par le pétrin en remploi situé au nord du four de la boulangerie I 12, 1-2 : la majeure partie des trous servant à l’insertion des fiches a été bouchée avec du béton hydraulique, cependant l’un d’entre eux est resté ouvert pour permettre à ce réservoir de se vider dans l’avaloir situé immédiatement à proximité. Il est probable que ces « récipients », disposés en façade des fours soient pour l’essentiel des metae en remploi. Une interprétation pour expliquer la conservation de ces blocs taillés, alors qu’ils ont perdu leur fonction originelle – et en dépit de leur possible réutilisation comme pétrin –, est de considérer qu’ils servaient de brasero, entendu comme réserve de combustible en cours de calcination, entre deux fournées. Quant aux autres récipients, réalisés dans des matériaux divers – céramique, maçonnerie –, parfois insérés dans le sol, ils correspondent souvent aux vestiges du système hydraulique.

32À partir de ces différentes données, les fours à pains de l’aire vésuvienne peuvent être répartis en deux séries distinctes : d’une part les plus simples, dépourvus de toute forme d’aménagement de l’autel ; d’autre part ceux qui disposent d’un mur diaphragme en façade qui leur permet d’abriter divers aménagements accessoires – chauffe-eau ; passe-pain ; conduit d’évacuation de la fumée. La chronologie de ces deux groupes d’implantations devrait être approfondie. Deux bornes peuvent être fixées par le biais de l’iconographie. Le relief de M. Vergilius Eurysaces représente sur sa face septentrionale un four dépourvu d’aménagement de l’autel : seul le massif de la sole et la coupole sont représentés. Selon P. Ciancio Rossetto, ce tombeau aurait été construit vers 30-20 avant notre ère154. À l’autre extrémité de l’arc chronologique durant lequel les fours auraient été dotés d’un mur diaphragme se trouve le sarcophage de la Villa Médicis : sur la scène d’enfournement qui y est figurée, la bouche du four est en retrait d’une paroi maçonnée, qui n’est représentée que sur un côté155. Selon M. Cagiano de Azevedo, ce sarcophage daterait de la fin du III^e de notre ère156. Ces bornes chronologiques peu nombreuses et très larges témoignent difficilement du passage d’une forme de four à l’autre. Tout au plus permettent-elles d’avoir un point de repère maximal pour l’adoption de la représentation des fours pourvus d’un mur diaphragme. Si l’on suit les indications données par A. Maiuri, il est possible de déterminer une phase de transition plus resserrée. Selon ce dernier, au moins quatre boulangeries auraient été implantées après le séisme de 62 ap. J.-C. à Pompéi, auxquelles il faudrait ajouter celle située dans la Casa del labirinto (VI 11, 8-10)157. Ces cinq fours sont tous du type le plus complexe, avec mur diaphragme et accessoires incorporés. Selon A. Varone, il faudrait considérer la construction du four de la Casa dei casti amanti (IX 12, 6.8) comme antérieure à cette catastrophe : une première réparation, attribuable au séisme de 62, est recouverte par du noir de fumée, tandis que l’ensemble du local a été mis au jour dans un état de destruction avancée – signe trahissant l’existence d’un second tremblement de terre peu avant l’éruption158. Partant de ces données, il serait ainsi possible de considérer la seconde moitié du I^er s. ap. J.-C. comme la période durant laquelle la construction de fours à pain disposant d’un mur diaphragme se généralise et tend à s’imposer159. Toutefois, l’absence d’uniformité dans ce processus est patente. En effet, sans développer l’exemple du limes rhénan outre mesure, il montre clairement la pérennité d’une forme plus simple de fours pendant les deux derniers tiers du II^e de notre ère160. Dans un contexte beaucoup plus proche, le cas d’Herculanum réduit également la portée de ce schéma évolutif. Le four de la boulangerie Or. II, 8 paraît avoir été construit immédiatement après 62 : les deux accès à la pièce où se trouve ce four sont liés à des remaniements postérieurs à ce séisme. La porte menant vers le fournil au nord a été ménagée en cassant un mur de refend, tandis que l’accès depuis la boutique aurait été réparé à la suite de l’un des deux tremblements de terre. Le four en lui-même oblitère un passage remontant au plan originel de l’édifice dans lequel il s’insère161. Ce contre-exemple interdit de caractériser de façon précise l’évolution des aménagements associés aux fours de boulangerie dans la région ensevelie par le Vésuve. Par ailleurs, il serait, d’une façon plus générale, nécessaire de dater la mise en place des pistrina dans ces deux villes et de définir en particulier la chronologie des fours simples.

Les boulangeries d’Herculanum et de Pompéi : essai de synthèse

33L’étude de la succession des opérations présidant à la réalisation du pain a permis de mettre en évidence trois types d’espaces au sein des boulangeries. L’espace dévolu à la meunerie est celui qui paraît s’insérer dans les boulangeries avec le moins de contrainte, tant qu’il reste peu développé : en Or. II, 1a, les deux meules se situent dans la même pièce que le four. Leur position est telle qu’elles ne gênent pas la circulation pendant leur fonctionnement : seule la vraisemblable écurie B reste inaccessible à ce moment. De la même façon, en Or. II, 8, les deux meules n’empêchent aucun déplacement, que ce soit vers le four ou vers les latrines. Cette insertion des molae n’est toutefois facilitée que tant qu’elles ne sont pas plus de deux. Au-delà, il faut prévoir un espace dégagé plus important qui, s’il peut se situer à proximité du four162, constitue fréquemment une pièce indépendante163. Les liens entre la zone de meunerie et les autres pièces paraissent réduits à la seule continuité du travail : la proximité topographique n’est pas une nécessité164. En revanche, le fournil – second espace très défini dans lequel se déroulent généralement le pétrissage et le levage de la pâte – paraît toujours conçu et disposé selon des critères plus stricts. En Or. II, 8, il se situe dans la pièce la plus au nord, seulement accessible depuis le four. En Or. II, 1a, il est accolé au four, mais un parcours assez long doit être effectué pour passer de l’un à l’autre. Cette proximité topographique se justifie par l’utilisation de la chaleur du four dans le fournil lors de l’allumage du feu ou de sa réanimation. L’état de conservation du four situé en Or. II, 1a empêche de bien cerner ses relations exactes avec le fournil – ou du moins avec la pièce dans laquelle se trouve le pétrin. Toutefois, il est fort probable que le conduit d’aération ait plutôt débouché à l’est – vers le fournil – que nulle part ailleurs. Dans bon nombre d’exemples pompéiens, cette relation de proximité – pour exploiter au maximum la chaleur issue du four – se double d’une économie de déplacement. Le fournil dispose ainsi d’un accès simplifié au four, que ce soit par le biais d’un passe-pain ou par une proximité physique qui évite de longs détours. Ce choix peut non seulement s’accorder avec des problèmes strictement techniques – manipuler le moins possible les pâtons pour éviter d’endommager la structure du gluten – mais aussi avec des questions logistiques. De cette façon, les mitrons qui passent les pains ne gênent pas celui qui est chargé de l’enfournement. D’un point de vue très global, la compréhension que l’on a des parcours – du grain au pain cuit – dans la boulangerie fait que ces derniers peuvent ne pas avoir de cohérence linéaire. En revanche, une cohérence technique est perceptible. Deux blocs sont coordonnés mais ne nécessitent pas de lien matériel direct : d’une part la meunerie et ses annexes – stockage du grain, écurie pour les éventuels animaux ; d’autre part le fournil et le four.

34Sans atteindre les excès reconnus pour les commerces alimentaires, l’utilisation de la nomenclature latine a causé des dégâts pour la compréhension de ces locaux. En effet, certains pistrina sont considérés comme « dulciaria », ce qui laisse entendre que leur production est notamment, si ce n’est exclusivement, tournée vers la pâtisserie. Ce terme est d’un emploi rare : il n’existe que deux occurrences de la locution pistor dulciarius pour les deux premiers siècles de notre ère165. La première est due à Martial, dans le titre d’une épigramme qui évoque la confection de gâteaux au miel166. La seconde apparaît dans les Métamorphoses d’Apulée, quand l’âne est vendu à deux esclaves cuisiniers, dont l’un est notamment spécialisé dans la confection de pâtisseries167. Pour autant que ces deux mentions permettent d’en juger, le métier de pistor dulciarius ne constitue guère plus qu’une extension des capacités techniques d’un pistor, par les ingrédients qu’il emploie – tout particulièrement le miel – mais aussi par les ustensiles à sa disposition ; rien ne permet de supposer l’existence d’aménagements construits différents de ceux utilisés par un simple pistor168. Dans un premier temps, les justifications apportées aux interprétations de pistrina « dulciaria » sont presque inexistantes. Ainsi, des trois premiers locaux considérés de cette façon par G. Fiorelli, seul l’un d’eux bénéficie d’une ébauche d’explication169. Reprenant une interprétation proposée par E. Breton, il considère que le four situé en VII 4, 29 est un four « à réverbération » composé de deux chambres. La première, s’ouvre au niveau du sol et aurait servi à contenir le combustible qui par un conduit aurait permis de chauffer indirectement la sole de la seconde chambre située au niveau supérieur170. Cette interprétation a été rejetée par L. Fulvio, qui préfère y voir l’illustration du four permettant de préparer des pigments noirs, semblable à celui que décrit Vitruve171. Si cette seconde interprétation est extrêmement délicate à suivre, la forme de cet aménagement n’est en rien celle d’un four à pain, ce qui rend d’autant plus difficile l’intégration de ce local au nombre des pistrina172. Ce n’est que pour la mise au jour de la boulangerie située en V 1, 14 - 16 que G. Fiorelli propose une interprétation se rapprochant de la spécialisation qui transparaît dans les textes. Ainsi, une forte concentration de « forme di pasticceria », découvertes avec d’autres instruments propices à la découpe de la pâte l’incite à considérer cette boulangerie comme celle d’un pistor dulciarius173. Comme nous l’avons vu plus haut, ces supposés moules à pâtisserie pourraient n’avoir qu’un lien ténu avec la production boulangère, étant vraisemblablement plus destinés à la préparation culinaire en général sinon aux ablutions174. Ce local dépendait intégralement de farine moulue à l’extérieur car aucune meule n’y a été mise au jour. Dès lors, le fait que cette boulangerie ait disposé de deux fours à pain, pourrait indiquer une forme de spécialisation, l’un de ces deux aménagements destinés à la cuisson pouvant être utilisé plus spécifiquement pour la réalisation de pâtisseries175. Par la suite, les autres boulangeries découvertes ne sont pas considérées comme utilisées par un pistor dulciarius. Cette variation dans les appellations empêche de vérifier que la quantité et la qualité de la vaisselle de bronze sont les principaux critères employés pour distinguer les types de boulangeries176.

35Dans sa synthèse sur les boulangeries pompéiennes, B. Mayeske propose un autre schéma interprétatif pour considérer certains locaux comme dédiés aux pâtisseries. Selon elle, l’absence de meule pourrait indiquer une telle spécialisation177. Elle indique ensuite une liste de 10 établissements correspondant à sa définition178. Avant de se pencher sur cette proposition, il faut discuter le nombre de ces locaux, sans revenir sur le four situé en VII 4, 29 qui ne peut que difficilement s’accorder avec une production boulangère. Contrairement à son assertion, le local VI 5, 15 a disposé d’au moins deux meules, installées immédiatement après l’entrée. Si les deux metae ont disparu, leur empreinte reste perceptible au milieu du dallage en basalte qui s’y développe (fig. 78)179. Enfin, un troisième local ne doit pas être intégré à ce groupe de boulangeries dépourvues de meules. En effet, en I 4, 12-17 se développe un ensemble qui a la particularité d’être doté de deux fours, situés dans deux pièces séparées mais qui appartiennent à une même propriété. L’absence de meule directement associée au plus petit des deux fours ne suffit pas à le considérer comme une unité de production autonome. En revanche, comme pour l’exemple déjà signalé de la boulangerie V 1, 14-16, ce doublement des aménagements de cuisson pourrait effectivement permettre de considérer qu’une partie de la farine moulue a pu être destinée à de la pâtisserie. Enfin, un dernier local est plus délicat à interpréter. En VII 12, 11, aucune meule n’a été trouvée en fonction lors de la fouille. Toutefois, comme l’indique G. Fiorelli, dans une phase antérieure, la mouture du grain pouvait s’y dérouler180 : un catillus brisé en deux a été remployé dans le massif de fondation d’un départ d’escalier. Finalement, seules sept boulangeries ne sont pas équipées d’instrument de broyage du grain181. Cette seule absence les différencie des autres locaux : leur four et l’organisation de leurs espaces de production ne présentent aucune particularité telle qu’elles puissent être considérées comme dédiées à la pâtisserie. D’un point de vue économique, que la meunerie puisse être dissociée de la confection du pain est particulièrement intéressant. Cela implique en effet que certaines boulangeries ont eu une production de farine suffisamment importante pour dégager des surplus par rapport à leur capacité de stockage et de cuisson. La présence d’un catillus brisé en VII 12, 11, sans que les signes pouvant indiquer une volonté de réparation n’aient été observés, est en ceci un signe remarquable d’évolution : cette transformation trahit un choix important de la part du pistor qui, en ne reconstruisant pas sa meule, a estimé pouvoir maintenir son activité en se procurant de la farine broyée par certains de ses concurrents. Inversement, aucun local n’est uniquement pourvu de meules : le meunier n’existe pas en tant que tel à Pompéi ou à Herculanum182.

36Afin de mieux comprendre les relations non seulement entre les boulangeries, mais aussi entre ces locaux et le reste de la ville, une esquisse typologique peut être proposée. La principale différence entre les deux pistrina d’Herculanum tiendrait à l’existence – pas en Or. II, 1a mais éventuellement en Or. II, 8 – d’une salle au moins partiellement dévolue à la vente. À Pompéi, la situation est identique. Après avoir renoncé à la dichotomie entre des boulangeries simples et d’hypothétiques pâtisseries, il semble que le seul critère efficient est la présence d’un espace de vente au public (fig. 79). De la sorte, je définirai deux groupes. Le premier – type A – regroupe les boulangeries présentant une boutique sur leur devanture. Dans ces boulangeries, l’ensemble de la chaîne de production, de la meunerie à la vente est assurée, sans intermédiaire et dans un unique lieu183. À l’intérieur de cet ensemble, il est possible de dégager les locaux – type A1 – qui sont dépourvus de meule184. Ils doivent donc s’approvisionner en farine dans d’autres boulangeries185. Il convient de noter qu’à une exception près186, aucun four à pain n’est isolé, ce qui limite la chaîne possible des intermédiaires : aucun boulanger qui achète de la farine n’a recours à la vente indirecte de sa production. Cette solution d’écoulement du pain par le biais d’un intermédiaire entre le boulanger et le consommateur – dans des lieux et selon des formes restant à déterminer – concerne les boulangeries de type B. Ces dernières comportent toujours des meules, un fournil et un four187. Complètement dissocié de tout espace de vente, le local Or. II, 1a à Herculanum appartient à ce groupe. En revanche, la situation est éventuellement plus complexe pour la boulangerie Or. II, 8. Ce local dispose d’un seuil à rainure longitudinale et vantail mobile, caractéristique des implantations commerciales. Aucun élément ne s’oppose à l’utilisation d’ânes comme force motrice dans cette boulangerie : en considérant que ceux-ci occupaient un espace de 50 à 60 cm autour de la base des meules, cela ne laisse qu’une bande large de 1,53 m entre la partie occupée par les animaux et le mur nord de la pièce. Cette zone, relativement étroite, reste de surcroît le point de passage obligé pour se rendre dans la pièce du four et par là dans le fournil. Ces différents éléments la rendent particulièrement peu propice à l’accueil de la clientèle de la boulangerie. Par ailleurs, aucun aménagement d’exposition de la marchandise n’est visible, que ce soit sur les murs ou par d’éventuelles traces laissées au sol. La même conclusion pouvant être donnée pour la pièce annexe B, par ailleurs vraisemblablement occupée par une mezzanine188. Dès lors, il faut considérer que la boulangerie Or. II, 8 devrait s’insérer dans le groupe B (locaux dépourvus d’espaces de vente), en dépit de son seuil caractéristique des boutiques – qui a certainement été maintenu depuis une phase précédente.

37Le circuit de distribution du pain paraît moins diversifié à Herculanum qu’à Pompéi, puisque rien ne permet de supposer l’existence de boulangeries vendant directement leur production au public. Il faut donc considérer une segmentation plus marquée pour cette activité : faute de vente directe au détail, devaient exister des intermédiaires – qu’ils soient vendeurs ambulants ou tenanciers de commerces alimentaires – entre les producteurs de pain et les consommateurs. Bien évidemment, cette conclusion doit être perçue avec toutes les précautions nécessaires au contexte d’Herculanum : seules deux boulangeries ont été mises au jour ; le tissu urbain n’est connu qu’à hauteur de 25 à 30 %. Enfin, d’une façon plus générale, en revenant sur les procédés de production et sur le métier de boulanger, il faut souligner un aspect non dénué d’importance. Par un glissement sémantique difficile à appréhender à travers les seuls exemples d’Herculanum ou de Pompéi, le pistor, supposé spécialiste de la mouture du grain – au moins étymologiquement –, apparaît parfois comme un boulanger au sens contemporain du terme : un artisan dont le métier est de confectionner du pain. Les procédés de panification peuvent, dans la pratique et jusqu’à un certain point, être détachées des activités de meunerie. Il est vraisemblable que cette dissociation partielle n’est due qu’au développement de la consommation de pain alors en cours. Il est frappant de constater que dans les représentations iconographiques, au contraire, l’accent est toujours mis sur la mouture du grain, même à des périodes plus tardives que le I^er s. de notre ère : aucun relief intégral représentant des activités boulangères n’omet complètement l’obtention de la farine.

38Au-delà de cette définition variable du métier de pistor, quelques problèmes restent en suspens. Ainsi, la définition de l’utilisation des pièces annexes des boulangeries nous échappe souvent. En dépit des assertions – rarement fondées – que l’on trouve dans les descriptions des fouilles, sur de supposés horrea, la localisation des réserves de grains et, dans une moindre mesure, de farine, reste délicate à déterminer189. De la même façon, aux rares exceptions des pièces où des squelettes d’animaux ont été trouvés, les écuries ne sont pas identifiables. Il serait ainsi nécessaire de déterminer quelles traces d’aménagements permettent de reconnaître ces espaces particuliers. D’autres voies peuvent également être explorées, comme de tenter de mesurer les capacités de production de ces locaux190, que ce soit en mesurant précisément l’ensemble des fours ou les étagères des fournils191.

39Avec ce chapitre s’achève l’exploration des espaces de production et de commercialisation de denrées alimentaires en ville, activité indispensable s’il en est. Le chapitre suivant sera consacré à un autre versant des transformations de produits agricoles dans l’espace urbain, la filière textile.