Le luxe privé à Rome et en Italie au Ier siècle après J.-C.
|Introduction
Texte intégral
1La culture romaine se caractérise par l’existence d’une tension entre deux pôles : autour du premier s’orientent les traditions morales nées d’une économie “domestique” (au sens wéberien), autour du second se rassemblent les besoins avivés par une économie "d’achat”.
2De même, toutes les philosophies antiques nous conduisent à la frugalité ou du moins à la modération de la consommation ; même l’épicurisme qui pose comme valeur suprême le plaisir, considère comme un obstacle au bonheur l’accroissement des besoins au-delà de ceux estimés comme naturels. Aucune philosophie ne lie le progrès de l’humanité à l’accroissement des plaisirs et du bienêtre matériel.
3Nous remarquons tout de suite, que pour les Romains, le luxe est une notion empreinte de sens moral, essentiellement péjorative lorsqu’elle touche au domaine privé. L’étymologie même nous éclaire : luxe vient du latin luxus ; luxus dont le sens est : excès, en particulier dans la façon de vivre, luxe, faste, débauche.
4De même, nous devons noter que le terme luxuria ne s’entend pas seulement comme le luxe, c’est-à-dire l’excès et l’ostentation des richesses pour l’exaltation de l’individu, mais aussi comme la somptuosité qui comprend l’appropriation à titre personnel des expressions publiques du luxe, il convient de remarquer également que le mot latin luxuria semble correspondre à un concept grec qui prend de l’importance au IIème siècle av. J.-C. et a valeur de statut social. En grec, le concept est représenté par le mot tryphe. La tryphe est associée aux souverains lagides ; un souverain séleucide, un usurpateur, fut appelé Tryphon ; et les ambitieuses filles de Cléopâtre III qui tentèrent de dominer le royaume de Syrie furent appelées Tryphaina. Mais loin d’avoir une valeur négative, le mot Tryphon comparait le souverain à un dieu, et exaltait sa capacité à distribuer richesses et bonheur au peuple. Ce concept du roi comme un dieu vivant, que tentèrent de faire accepter Caligula et Commode, avait comme instrument de contrôle sur le peuple l’ostentation et la magnificence (La Rocca 1986, p. 9).
5Dans ce sens élargi, le luxe est un outil dans les luttes politiques ; mais où se situe la limite entre la luxuria et la magnificentia ? Une étude lexicologique approfondie s’avère nécessaire pour valider notre hypothèse, à savoir que la magnificentia appartient spécifiquement au domaine public et la luxuria au luxe privé. La magnificentia publica, parfaitement justifiée et même dilecta pour les Romains, s’oppose diamétralement à la luxuria privata qui leur est odieuse, selon le célèbre mot de Cicéron (Mur. 76), dont nous repérerons les échos dans la littérature d’époque impériale. La différence entre la sphère privée et la sphère publique semble donc marquer cette limite. Mais où situer, à son tour, la démarcation entre ces deux sphères ?
6Nous pensons que cette démarcation, qui n’est pas une frontière absolument hermétique, peut être repérée dans la notion de magistrat (et de princeps, à partir d’Auguste) : le privatus, sous la République, désigne le particulier non revêtu d’une charge publique ; sous le Principat, certains textes louent les Empereurs qui, empreints d’une grande moderatio dans leur gouvernement, ont tenté d’adopter la conduite qui aurait été celle d’un privatus – d’où l’expression quasi privatus. La distinction était certes plus difficile dans le cas de l’Empereur, dont la sphère privée était très réduite par rapport à la sphère publique ; mais elle nous paraît indispensable à l’étude approfondie du luxe privé en tant que tel, auquel nous limiterons donc notre travail.
7Au IIème siècle av. J.-C., la société romaine fut affectée par des transformations spectaculaires, qui touchèrent particulièrement ses élites, c’est-à-dire l’aristocratie sénatoriale, et concernaient à la fois le cadre matériel de son existence, son mode de vie et sa mentalité économique.
8La Conquête, de l’Orient grec en particulier, provoqua un enrichissement considérable et un changement des attitudes à l’égard de la richesse dont l’un des aspects les plus frappants est le goût pour les produits raffinés et coûteux, que l’on consomme avec frénésie et dont on éblouit son entourage : en un mot, le goût pour le luxe, dans lequel s’allient jouissance et ostentation.
9Les historiens anciens, avec un bel ensemble, dressent un tableau désolé de la dégradation des mœurs à la fin de la République. Les ancêtres étaient mus par le souci du bien public et l’honneur qu’ils acquéraient en y contribuant : Manius Curius Dentatus, qui avait conquis la Sabine et battu Pyrrhus, était, dit-on, retourné à son champ en disant qu’un homme qui n’était pas heureux avec ses deux hectares de terre était un citoyen dangereux (Valère Maxime, IV, 3, 5) (Tchernia et Brun 1999, p. 13). De nos jours au contraire, poursuivent-ils, le mépris des richesses a fait place à une soif effrénée de posséder toujours davantage : s’enrichir est devenu une fin ; la gloire que l’on tirait des sacrifices faits pour la patrie, on l’obtient désormais en faisant étalage d’un luxe extravagant, et au lieu d’être estimé pour la rigueur de sa vertu, on l’est pour la douceur des plaisirs auxquels on consacre sa vie.
10Si évidente que soit la part de l’idéologie passéiste et moralisatrice qui imprègne ces textes, ils recouvrent une vérité historique indubitable : un afflux d’argent proprement inouï vers la ville de Rome et le centre de l’Italie, principalement à la suite des guerres en Asie et en Grèce, des victoires en Syrie et de la conquête de la Macédoine. Certes, l’enrichissement de Rome est un phénomène continu, qui commence au IIIème siècle av. J.-C. et connaît sa dernière et peut-être plus grande aubaine avec la conquête de l’Égypte par Auguste ; certes un mécanisme interne de concentration des biens entre les mains des plus riches a creusé sans cesse les différences sociales. On ne peut cependant ignorer les auteurs anciens qui donnent tous, comme cause et date de la révolution des mœurs, le butin et les indemnités qu’ont valu les conquêtes orientales. La suppression des impôts sur le sol italien en 167 av. J.-C. fournit à cet égard un témoignage suffisamment éloquent. C’est bien à partir de ces moments-là que l’élite romaine devient si riche qu’il lui faut inventer un nouveau style de vie, à cent lieues de celui du peuple et de celui du siècle précédent.
11Au début du IIème siècle av. J.-C., le Romain le plus riche et le plus célèbre était Scipion l’Africain, qui venait de remporter contre Carthage la guerre la plus longue et la plus dure jamais menée par son peuple. Nous connaissons le montant de sa fortune : 1 200 000 deniers. Victime d’une cabale politique, il s’était retiré dans sa villa de Liternum près de Cumes. Elle deviendra le lieu d’un pèlerinage historique et bien longtemps après Sénèque fera une description horrifiée de ses bains. En se faisant voir les mains posées sur les manches de son araire, Scipion cherchait à donner l’image traditionnelle et déjà fausse, du héros qui retourne à son champ. Il pensait sans doute récupérer quelque avantage politique à un moment où le Sénat, qu’il avait dû abandonner, était dominé par le chantre de l’archaïsme, Caton. L’image du héros-paysan laissera des regrets durables dans la littérature, mais en quelques dizaines d’années, elle aura complètement disparu de la tête des membres de l’élite romaine.
12Un peu plus d’un siècle après la mort de Scipion, un Lucullus disposera d’une fortune de 25 millions de deniers, Crassus de 50 millions, soit respectivement 20 et 40 fois plus que Scipion. Dans la seconde moitié du IIème et au début du Ier siècle av. J.-C. l’échelle de richesse a changé. Que faire de tout cet argent ? D'abord le consacrer à des dépenses publiques mais aussi se créer des plaisirs coûteux. L’essentiel tourne autour de l’apparat de la table au sens le plus large. C’est là encore un instrument politique, cette fois auprès de ses pareils, que l’on oblige en les recevant brillamment (Tchernia et Brun 1999, p. 14).
13Il est bien connu que ces nouveaux comportements ont suscité une vigoureuse réaction, illustrée par la figure, devenue emblématique, de Caton le Censeur : adversaire résolu de cette révolution par rapport aux conduites traditionnelles, il a été en effet à l’origine à la fois d’une réflexion sur les dangers du luxe pour la société de son temps, et d’une action qui a pris la forme de mesures politiques dont les plus remarquables sont une longue série de lois somptuaires, de 182 av. J.-C. jusqu’à Auguste (Coudry 1998, p. 9).
- 1 « Comme sous notre Ancien Régime, tranchant sur cette euphorie de la consommation nouvelle, d’autre (...)
14Le luxe devint un thème historico-littéraire, un critère qui pour certains permettait de mesurer la décadence de la société romaine par son éloignement du mos maiorum : le modèle archaïque, dominant et même exclusif, représentait certainement un facteur essentiel de lutte politique au cours du IIeme siècle av. J.-C., notamment de sa deuxième moitié. Il est certain que la croissance économique et commerciale fut très rapide en qualité et en quantité. Les Romains ne pensaient pas en termes économiques et avaient une réticence à profiter pleinement des conséquences économiques de l’accroissement des richesses. « L’aristocratie mal constituée à ce malheur que les nobles y ont les richesses, et que cependant ils ne doivent pas dépenser ; le luxe contraire à l’esprit de modération en doit être banni. Il n’y a donc que des gens très pauvres qui ne peuvent pas recevoir, et des gens très riches qui ne peuvent pas dépenser ». Montesquieu écrivant ces mots dans De l’esprit des lois (VII, 3), avait en tête la noblesse vénitienne, mais le concept peut servir à éclairer quelques aspects de la vie politique et sociale romaine et de sa moralité. Les Romains abordaient le problème d’un point de vue purement politique c’est-à-dire via l’utilisation politique des nouveaux moyens disponibles et la nécessité d’autoconservation des groupes dirigeants1. Toute une critique du luxe se développait au nom de la hiérarchie sociale et contre sa perturbation, mais elle ne se faisait pas au nom de l'égalité sociale et contre ses obstacles.
15Le développement du luxe a donc été un phénomène majeur de l’histoire de la Rome républicaine dont il a bouleversé les usages sociaux et les mentalités, introduisant des conduites nouvelles et suscitant des réactions extrêmes symbolisées par les grandes figures opposées de Caton le Censeur, de Lucullus, de Crassus, amplement relatées par la littérature latine et grecque qui nous les a rendues familières. Pourtant notre recherche est, à notre connaissance, la première, mis à part quelques brefs articles, à être centrée sur l’étude sociale et morale du luxe à Rome. Aussi, comme on le verra, rares sont les aspects du luxe romain pour lesquels nous aurons l’occasion de récapituler, même brièvement, les conclusions de la recherche moderne ; tant cette notion, pourtant extrêmement complexe, est généralement considérée comme a priori évidente. Combien de décors ne sont pas ainsi sommairement décrits comme “luxueux”, souvent parce qu’ils sont simplement “riches” ou parce que de nos jours ils seraient le signe d’un luxe apparent !
- 2 Pesando (1997) s’est attaché à la détermination des pavements de luxe dans les maisons pompéiennes (...)
16En fait, seuls deux auteurs à notre connaissance, chacun dans un unique article, se sont réellement penchés sur la question du luxe et de ses conséquences sociales : La Rocca (1986, p. 3-35) s’est intéressé au luxe des horti et villas comme expression du pouvoir impérial et Wallace-Hadrill (1990, p. 145-192) s’est penché sur un échantillon concret d’insulae pompéiennes pour tenter d’analyser suivant quels critères telle demeure pouvait être considérée comme luxueuse ou non. La Rocca ne part pas d’une définition romaine des résidences luxueuses, mais considère les horti de Rome et les villas imitant les regia hellénistiques comme des images de la luxuria. Nos conclusions sur la peinture murale et la mosaïque de sol diffèrent de celles de Wallace-Hadrill, qui les considère comme deux éléments typiques du décor luxueux, et s’intéresse surtout à leur diffusion. Il ne2 prend pas en considération les pavements de marbre dans ses statistiques et réfute Vitruve qui, selon lui, considère que seules les maisons “nobles” ont un riche décor ; il suppose que décor et architecture vont de pair, en s’appuyant sur l’existence de peintures murales dans les tabemae. Il n’émet pas l’hypothèse d’une qualité d’exécution ou de pigments différente pour ces peintures, suivant par exemple le niveau de richesse du commanditaire ; il établit donc une hiérarchie uniquement en fonction des couleurs et des motifs. Si nous sommes donc en désaccord avec un certain nombre de ses conclusions précises, en revanche l’approche méthodologique employée par l’auteur est intéressante ; certaines conclusions générales, notamment la vision du luxe comme un processus de diffusion d’objets, par exemple, dont l’accessibilité à différents groupes sociaux varie nettement dans le temps, ou les tentatives de certaines couches sociales d’imiter le luxe manifesté par les couches supérieures, rejoignent certains résultats de nos propres recherches. Le Ier siècle ap. J.-C. étant, dans le cas de Pompéi, une période de diffusion de la peinture murale nettement élargie à la plupart des types d’habitats, même les plus humbles.
- 3 Wallace-Hadrill 1990, p. 146, n. 2 : « Roman luxury as a social phenomenon still awaits proper trea (...)
17À part ces deux articles, nous n’avons nulle part rencontré une analyse de la notion du luxe romain en elle-même3, et ce, y compris, il faut le remarquer, dans les ouvrages traitant des lois somptuaires ou des luttes idéologiques autour du respect ou du refus du mos maiorum. Fréquemment, cette notion est assimilée au déploiement de richesse, à la recherche de l’élégance, ou à la débauche, par exemple ; mais elle est rarement envisagée pour elle-même, suivant le point de vue propre aux mentalités romaines, et comme rassemblant éventuellement certains traits de plusieurs de ces “notions-sœurs”.
18L’ampleur de la tâche tient également au fait que la recherche touche nécessairement à de multiples domaines : littérature, archéologie, architecture, décor, objets, matières et matériaux précieux, alimentation, vêtements, politique, morale, etc...
- 4 « ...et le luxe de la table, qui, depuis la fin de la guerre d’Actium jusqu'au soulèvement armé auq (...)
19Les limites chronologiques de notre étude s’imposent d’elles-mêmes et illustrent bien un passage de Tacite :... luxus mensae a fine Actiaci belli ad ea arma quis Servius Galba rerum adeptus est, per annos centum profusis sumptibus axerciti, paulatim exolevere... Sed praecipuus adstricti moris auctor Vespasianus fuit, antiquo ipse cultu victuque. Obsequium inde in principem et aemulandi amor validior quam poena ex legibus et metus4. L’étude doit nécessairement englober la période du principat d’Auguste dans sa totalité, tant cette époque marque un changement profond dans la conception romaine du luxe par rapport à l’époque républicaine tardive. C’est Auguste qui fait voter les dernières lois somptuaires ; les débuts du règne de Tibère sont effectivement les témoins d’une évolution qui, depuis la célèbre censure de Caton, voit l’aristocratie romaine passer d’une volonté d’encadrement de ses dépenses, quelle considère comme corruptrices, à un rejet quasi unanime de ces limitations. De plus, Auguste, premier Empereur, dut définir pour lui-même une position très nette, notamment par rapport au peu de luxe qu’il s’autorisait à titre privé ou aux limites qu’il souhaitait imposer à l’ensemble des privati. Enfin, ces années marquent par définition le début d’un nouveau phénomène : le luxe impérial, ambigu en ce qu’il relève à la fois des sphères privée et publique, et en ce qu’il n’est pas tenu par les mêmes limites que le luxe privé. En même temps, certains Empereurs tentèrent délibérément de le freiner, précisément pour ne pas souligner cette transgression.
20Plus précisément, la bataille d’Actium en 31 av. J.-C. marque l’entrée de l’Égypte dans l’Empire et un accroissement de l’afflux des produits indiens vers Rome.
21En fin de période, la limite choisie, qui correspond à l’assassinat de Domitien en 96 ap. J.-C., fin du siècle et fin de la deuxième dynastie impériale, marque également une rupture par rapport aux excès du dernier règne. Martial et Juvénal, par leur situation personnelle et par la date de composition des principaux écrits, illustrent nettement, du point de vue des manifestations du luxe comme de l’attitude idéologique dominante, la rupture entre le dernier des Flaviens et le début de la dynastie antonine, soucieuse d’une nouvelle restauration morale. On pourrait à la limite considérer que “la boucle est bouclée”, et que notre étude, par les limites chronologiques que nous lui avons imposées, porte sur un cycle entier de l’histoire du luxe romain.
22Avec des lieux communs sur la polémique du luxe à Rome au Ier siècle ap. J.-C., nous pourrions remplir de nombreuses pages : ce qui s’avère plus difficile c’est de rassembler, de comprendre les expressions de sa diffusion, de sa revendication et de sa légitimation.
I Le but premier de cette étude est de cerner et de définir cette notion
23La difficulté d’aborder cette notion, avant toute étude concrète de ses manifestations à Rome au Ier siècle ap. J.-C., tient d’abord à son caractère essentiellement relatif, ainsi que décrit plus haut.
24Cette relativité se déploie d’abord dans le temps, à l’échelle des vingt siècles qui nous séparent de l’époque étudiée. Ceci, quoique évident (trop évident peut-être), est le plus souvent oublié dans les descriptions d’intérieurs de domus ou de villae, la notion de luxe étant alors appliquée sans discrimination, par exemple, à tout type de décor peint qui nous paraisse un tant soit peu élaboré. Les visiteurs de Pompéi s’émerveillent devant la perfection et l’enchantement que révèlent les peintures pariétales et les mosaïques, de même que face à l’ampleur des demeures qui apparaissent comme de véritables palais. Telle est l’impression que l’on ressent, par exemple, dès qu’on entre dans la Casa delle Nozze d'Argento, où l’atrium, avec ses colonnes d’environ six mètres de haut, donne un sentiment de monumentalité. Le rapprochement immédiat que nous faisons avec l’étroitesse de nos habitations et la tristesse de nos papiers peints nous conduit souvent à la tentation d’opposer le monde antique au nôtre comme un monde “paradisiaque”. Il faut cependant expliquer l’idéal de vie qui a inspiré à l’habitant de Rome ou de Pompéi cette organisation particulière des maisons et de leurs décors.
- 5 Il ne faut pas oublier que urbana signifie « de la ville », « qui caractérise la ville », mais auss (...)
25Ainsi, nos jugements de valeurs économiques et sociales peuvent nous amener à affirmer qu’une villa suburbana, située à l’intérieur des terres, et une villa maritima, située “au bord de la mer”, pouvaient en effet présenter cette caractéristique commune que leur luxe les opposait aux simples villae rusticae. Nous appliquons nos propres distinctions entre villa et ferme5.
26Partir d’une vision contemporaine du luxe peut donc fausser notre étude, à cause de la spécificité de nos perspectives sur les notions de travail, d’artisanat et d’art, de naturel et d’artificiel : par exemple, dans certains catalogues, les archéologues considèrent la céramique sigillée comme une vaisselle luxueuse, parce qu’elle est de qualité, vernissée, brillante souvent décorée, matériau, à nos yeux, propre à des objets esthétiquement réussis, donc presque artistiques. Pourtant, les sources littéraires, comme nous le verrons, révèlent de manière très claire que la céramique n’a jamais été un luxe pour les Romains du Ier siècle ap. J.-C. ; en particulier, elle n’est jamais dite “luxueuse”, ni associée aux mets ou banquets somptueux, mais au contraire associée aux repas modestes ou frugaux. Le rapport entre naturel et artificiel peut se modifier ; c’est une vision “romantique” très XVIIIème-XIXème, que de considérer que les matériaux naturels ont plus de valeur que ceux qui sont créés par l’homme. Par exemple, un inventaire de Tuthmosis III à Karnak ne valorise pas différemment les vraies lapis-lazuli et leurs imitations en pâte de verre (Stern 1997, p. 194). Ceci concerne les objets mais aussi les aliments. De nos jours, nous considérons un animal sauvage comme un mets potentiel plus précieux, car plus goûteux, qu’un gibier d’élevage. Les jugements de valeurs esthétiques, gustatifs ou économiques sont donc un écueil important pour toute recherche sur le luxe.
27Ce qui est superflu dans une société à un moment donné peut devenir ordinaire et nécessaire à un autre moment, pour diverses raisons (modifications des capacités de production, de diffusion, de la demande pour un type de luxe donné), et vice versa.
28Pour éviter les anachronismes dus à cette relativité, il nous a donc paru indispensable de débuter par une analyse précise des sources littéraires, seules à même de nous renseigner sur la conception du luxe des Romains eux-mêmes. La démarche la plus naturelle et sans doute la plus dénuée d’a priori est de déterminer, chez chaque auteur, ce qui, manifestement, d’après le vocabulaire employé, le contexte et les éventuels jugements de valeur exprimés, relève pour lui du luxe.
29De plus, partir des sources archéologiques peut impliquer certains dangers : la rareté d’un certain type de matériaux ou d’objets sur les sites archéologiques a parfois conduit à la conclusion hâtive que ce matériau était luxueux. Ainsi le fait que les habitats ou les fossés recelaient peu de fragments de verre a fait croire que ce matériau était précieux ; or, nous verrons que sa rareté était tout simplement due au fait que les morceaux de verre cassé étaient récupérés pour être refondus et recyclés. Dans ce cas précis, les sources littéraires apportent une contribution considérable, en attestant justement que le verre n’était pas un matériau luxueux pour les Romains du Ier siècle ap. J.-C.
30De toute façon, la notion de rareté est elle-même relative et, de plus, difficile à définir. Ensuite, elle impliquerait une quantification souvent impossible, surtout lorsqu’on est en présence de sites anciennement fouillés et dont les découvertes ont été dispersées ou perdues. Enfin, la rareté de tel ou tel type d’objet peut être due à un effet de mode, qui peut être changeant et en affecter la demande.
31Bien qu’indispensable pour aborder la notion romaine de luxe, l’étude des sources littéraires est délicate.
- 6 Nous avons cependant exclu Quinte Curce, par exemple, de l’étude systématique du vocabulaire car so (...)
- 7 Cependant, certains passages de Dion Cassius, par exemple, ont été utilisés lorsqu’ils paraissaient (...)
32Nous l’avons volontairement limitée, pour l’essentiel, aux auteurs dont le floruit, ou du moins l’époque de composition des principales œuvres, se situe entre le début du principat d’Auguste et la fin de la dynastie flavienne, pour éviter d’introduire une conception du luxe éventuellement différente chez des auteurs antérieurs ou postérieurs6. Cette analyse porte essentiellement sur des auteurs latins, les sources grecques pouvant témoigner d’une conception différente, quoique éventuellement romanisée, du luxe. Nous cherchons à caractériser ce que représente le luxe pour un Romain ou un Italien7 de cette époque.
33L’analyse des sources littéraires doit nécessairement débuter par une analyse très précise du vocabulaire, ne fût-ce que parce que le terme français de luxe n’a pas d’équivalent exact en latin : nous verrons que plusieurs termes latins, au premier rang desquels luxus, luxuria et lautitia, sont nécessaires pour en couvrir l’ensemble du champ sémantique ; ils sont en quelque sorte plus spécialisés, exprimant chacun des nuances qu’il faudra cerner de façon précise.
- 8 Ainsi, celui de Sénèque est celui d’un stoïcien, donc naturellement porté à une critique vigilante (...)
34D’autre part, l’analyse même des termes employés par les auteurs latins pour retranscrire la notion de luxe est un excellent point de départ pour déterminer si celle-ci recouvre chez eux le même champ sémantique qu’en français. L’une des caractéristiques du vocabulaire du luxe est la prégnance du jugement de valeur, presque constamment présent, qu’il soit négatif, comme c’est le plus souvent le cas, ou positif. Le point de vue propre de l’auteur doit être analysé préalablement à toute interprétation de ses jugements de valeur sur le luxe8. Dans notre étude sociale du luxe, nous devons donc être très vigilante par rapport aux auteurs latins qui offrent une perspective avant tout morale. Par conséquent, lorsque nous chercherons à déterminer si tel objet ou tel matériau était un luxe pour les Romains du Ier siècle ap. J.-C., nous devrons en chercher la confirmation chez d’autres auteurs. Pour chacune, il nous faudra tenter de déterminer son degré d’hostilité à la fois envers la richesse elle-même et envers son utilisation. En effet, un auteur peut fortement condamner l’utilisation ostentatoire de la richesse, sans pour autant en condamner la possession.
35Mais, outre le point de vue éthique ou philosophique d’un auteur, peuvent influer sur son jugement du luxe, son engagement politique, sa position sociale et sa familiarité avec le pouvoir impérial ou simplement avec l’aristocratie. Par exemple, Tacite critique le luxe des Julio-Claudiens ou de Vitellius, alors que celui de Domitien est positivement valorisé par Martial. Ces jugements peuvent être peu représentatifs de l’opinion moyenne des Romains sur le luxe : il convient de les interpréter éventuellement comme expression de l’opinion de cercles restreints.
- 9 La mesure la plus simple de pouvoir d’achat consiste à définir un revenu moyen pour une personne de (...)
- 10 Nous utiliserons systématiquement la numérotation de l'édition de Giacchero (1974) ; Crawford et Re (...)
36Les sources littéraires, Pline l’Ancien par exemple, fournissent des prix d’objets ou de mets qui peuvent apparaître exorbitants et peuvent avoir été volontairement exagérés pour appuyer leur critique du luxe. Dans ce contexte, les sources épigraphiques, plus fiables, peuvent donner des renseignements précieux. Les prix des objets peuvent notamment être appréciés de deux façons. D’une part, ils peuvent être comparés entre eux pour définir une échelle relative des prix des objets ou matériaux luxueux. L’autre méthode tente d’évaluer ces prix en termes de “parité de pouvoir d’achat”, dirait-on aujourd’hui, c’est-à-dire suivant le prix moyen des biens à Rome au Ier siècle ap. J.-C. L’entreprise, très délicate, ne peut naturellement conduire qu’à des indications9. Naturellement, l’intérêt de l’estimation du coût réel, pour un Romain, de certains objets ou matériaux luxueux, tient à sa différenciation entre milieux de ressources financières distinctes. Nous pourrons donc également comparer ces prix au cens équestre de 400 000 sesterces ou au cens sénatorial de 1 000 000 de sesterces pour la période qui nous intéresse, qui expriment le patrimoine minimal exigé des chevaliers et des sénateurs romains. Malheureusement, les données épigraphiques concernant les prix sont peu nombreuses et la description de l'objet dont le prix est indiqué est souvent trop peu précise. La source la plus complète et la plus homogène reste naturellement l'Édit de Dioclétien, mais il est malheureusement de loin postérieur à la période que nous étudions, puisqu’il date de 301 ap. J.-C. ?10. Toute interprétation de l’Édit doit tenir compte de sa fonction de stabilisation des prix ; il devait par conséquent, sous-estimer ceux-ci afin de décourager la “spéculation” en périodes de cherté.
- 11 Non seulement la présence, mais également l’utilisation qui en était faite, d’objets considérés soi (...)
37Nous avons ensuite tenté de confirmer, de contredire ou d’affiner notre étude de la conception romaine du luxe, telle que déduite des sources littéraires, par des recherches archéologiques. Dans nombre de cas, la compréhension de l’ensemble du contexte archéologique, quand elle est possible, est décisive pour déterminer si un édifice, ou un objet précis, présentent ou non un caractère luxueux. En effet, la présence d’un objet, considéré comme luxueux par les sources littéraires, dans une maison ou une villa somptueuse, et son absence dans les maisons plus pauvres, dans les auberges ou les magasins pourra confirmer son statut11.
- 12 À propos de ces derniers, par exemple selon les conclusions de Mrozek (1975, p. 39), sous César, le (...)
38Le nombre de sites réellement utilisables pour notre étude s’avère relativement réduit. La Campanie constitue bien évidemment la région d’Italie la plus riche en documents archéologiques essentiels pour notre sujet. Malheureusement, Pompéi et Herculanum sont des villes provinciales, dont le luxe devait donc présenter des caractéristiques différentes de l’Urbs. Du point de vue des prix, nous remarquons ainsi une nette différence entre Rome et le reste de l'Italie, notamment concernant la valeur d’une maison ou les loyers12. De plus, Rome ne fournit, dans le cadre d’une étude du luxe privé, que l’image du luxe impérial. En effet, les sites concernant des demeures privées non impériales sont aujourd’hui quasiment inexistants. Une autre difficulté de l’étude archéologique tient au dépouillement de beaucoup de sites de leur décoration dès l’époque antique ou au XVIIIème siècle. Heureusement, les traces laissées par les plaques de marbre, par exemple, peuvent partiellement y remédier.
II Second but : étude du luxe en tant que marqueur social
39Nous ne tenterons pas seulement de distinguer le luxe romain de celui d’autres civilisations. Car, en outre, la relativité du luxe s’observe dans le cadre même de l’histoire de Rome, du fait notamment de l’évolution qui s’est produite entre le IIème siècle av. J.-C. et le Ier siècle ap. J.-C. ; concevoir le luxe romain comme évolutif, ce qui nous paraît indispensable, rejoint en quelque sorte la notion du luxe esquissée par Wallace-Hadrill, comme processus d’innovation et de diffusion au sein d’une société. Si nous quittons la perspective temporelle, sa relativité se déploie dans le cadre même de la société du Ier siècle ap. J.-C. ; ainsi, naturellement, le luxe des couches supérieures (sénatoriales et équestres par exemple) présente fréquemment des caractéristiques différentes de celui des couches moyennes (par exemple la “bourgeoisie” et l’aristocratie locales hors de Rome) de la société. Dans l’antiquité, la hiérarchisation des matériaux et des objets était essentielle pour la conduite d’une vie civilisée. Chaque manifestation du luxe devient ainsi une sorte de "marqueur social” qui distingue celui qui peut s’en prévaloir de celui qui ne le peut. C’est du fait de la conjonction de cette relativité à travers le temps et les couches sociales, que l’on peut analyser le luxe comme un processus de création et de diffusion de marqueurs sociaux. Plus ce processus – ces processus en fait, car ils sont particuliers à chaque forme de luxe (de la table, des constructions, des objets, etc...) ou à chaque aire géographique considérée (Rome, la Campanie, une région reculée d'Italie ou une province) – est complexe, plus il reflète une société raffinée, où la notion de luxe étalonné selon une échelle stricte de valeurs tient une place importante. S’il est rapide, ce processus reflète une société innovante et évolutive de ce point de vue.
40Nous tenterons de définir quels sont ces marqueurs sociaux, s’ils sont reconnus et acceptés de tous et dans quelle mesure ils ne s’intègrent pas dans une perspective autre que sociale ? Les catégories sociales “inférieures” cherchent-elles à s’approprier ces marqueurs et par quels moyens peuvent-elles y parvenir ? L’imitation au moyen de substituts ou de succédanés est un phénomène intéressant à étudier. N’y-a-t-il pas des codes de conduite à respecter dans l’ostentation de ces objets : le luxe tapageur de Trimalcion nous fournit une réponse. Ce parvenu vit dans un luxe qu’il croit aristocratique qui imite de très près celui des gens riches de l’époque, si bien qu’il ne s’en différenciait que par des nuances dont les contemporains sentaient bien le ridicule, mais qui nous échappent parfois (Veyne 1991, p. 36).
III D’emblée, l’analyse précise des sources littéraires met pleinement en lumière les problèmes de valorisation, et en particulier de condamnation morale du luxe par les Romains, qui entremêlent des considérations de divers types
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le luxe est initialement perçu par les Romains pour ce qu’il était à l’origine, une importation hellénistique, et plus généralement orientale, qui s'est diffusée à Rome à partir des victoires en Grèce et en Asie. La chronologie même, et surtout les conceptions des auteurs, seront à déterminer : à quelle date tel auteur place-t-il l’apparition du luxe en Italie, et surtout à Rome ? La diffusion du luxe à l’intérieur de l’Empire présente ainsi, de façon inhérente, un caractère « étranger » qui heurta immédiatement la mentalité traditionnelle, les veteres mores, et ce jusqu’à une époque avancée, en particulier jusqu’à Pline l’Ancien et Juvénal ;
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les liens entre richesse et luxe en revanche, comme le fait remarquer La Rocca (1986, p. 8), ne débouchaient pas nécessairement sur une condamnation de celui-ci, car celle-là était rarement condamnée en elle-même. Cependant, à notre avis, l’étalage de richesse délibérément ostentatoire pouvait l’être, suivant qui il concernait – c’est l’une des différences importantes entre luxe et richesse ;
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- 13 Cités par La Rocca 1986, p. 8, n. 31-32.
la distinction entre luxe privé et luxe ou faste public apparaît d’emblée capitale, comme le montrent deux célèbres passages de Cicéron13 ; effectivement un étalage de luxe individuel pouvait être condamné alors que les mêmes formes, devenues des manifestations du faste et de la puissance de la res publica, pouvaient être abondamment louées.
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le luxe, phénomène économique, social et culturel fut considéré au IIème siècle av. J.-C. comme déstabilisateur. Il devient, sous une forme particulière qui est celle d’un faste public, une condition nécessaire au bon fonctionnement de la vie sociale et politique, après avoir été rejeté au nom de cette même exigence, un siècle plus tôt. Au moment où les modes de compétition politique changent, où les carrières politiques des sénateurs ne dépendent plus directement des suffrages populaires et des clientèles, quelle attitude l’aristocratie va-t-elle avoir vis-à-vis d’une exigence qui n’a plus de portée politique aussi intense ? Marque-t-elle une évolution ? La position du luxe en tant que marqueur social est-elle renforcée ?
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quelle sera l’attitude du premier Empereur et de ses successeurs entre magnificentia et luxus ? L’empereur va-t-il assumer le rôle de gardien des mœurs ? Les lois somptuaires ont-elles uniquement pour but la sauvegarde des mœurs ? Le fait que les débats sur le luxe prennent fin au moment où s’achève la mise en place du régime impérial ne suggère-t-il pas que l’enjeu n’était pas seulement la préservation des valeurs traditionnelles, mais celle de la République comme système politique ?
41Le luxe était donc le sujet d'apparentes contradictions morales dans la mentalité romaine, dont il nous faudra préciser les principaux traits.
42Etant donné les remarques méthodologiques esquissées ci-dessus et les interrogations que suscite le débat, nous avons été amenés à adopter l’approche suivante dans notre étude du luxe au Ier siècle ap. J.-C.
43Compte tenu de l’importance que revêt l'étude des sources littéraires, le premier chapitre étudie le vocabulaire employé par les auteurs latins pour désigner le luxe, afin de déterminer les divers termes 19 qui expriment l’une des nuances du luxe présentes dans le vocabulaire latin, quelles connotations, notamment morales, s’y attachent, et lesquels sont employés de préférence par un auteur donné et dans quel contexte.
44Pourquoi le luxe fut-il perçu comme une intrusion, un événement historique ? Quels bouleversements impliquait-il ? Peut-on cerner les différentes réactions politiques et les réflexions que la société romaine a dû conduire sur elle-même ?
- 14 Cicéron, De Leg., II, 22, 59 ; Pline l’Ancien, H.N., XXXII, 20 ; XIV, 88 ; Festus, p. 253.
45La res publica lutta de bonne heure contre les excès du luxe, surtout pour le costume, la table, le mobilier, les funérailles et les tombeaux. En laissant de côté des textes apocryphes de l’époque royale, interdisant certains poissons ou l’usage d’arroser de vin le bûcher funéraire, c’est dans la loi des XII Tables que l’on trouve les premiers règlements de ce genre pour les funérailles14. Les leges sumptuariae sont des lois dont le but était de limiter l’excès de sumptus dans ses différentes manifestations privées. Les édiles et les censeurs étaient chargés de les faire appliquer et pouvaient aussi dans leurs édits prendre des dispositions analogues.
46C’est entre le IIIème et IIème siècle av. J.-C. que fut voté le plus grand nombre de ces lois. Elles étaient préparées de façon minutieuse, dans les moindres détails, proposées de nouveau à de brefs intervalles (il y en eut quatre entre 181 et 140 av. J.-C.) de façon presque obsessionnelle et répétitive. L’ordre sénatorial fut le promoteur de ces lois, et cela majoritairement. La législation somptuaire devient un élément permanent de l’activité politique de toutes les grandes personnalités : de Sylla à Pompée, César et Auguste.
47Les historiens du XIXème siècle ont cherché à donner une explication économique à l’action politique contre le sumptus. Or, l’adoption d’un instrument nouveau, la loi, pour un domaine normalement confié à l’intervention censoriale, l’intérêt évident des groupes dirigeants pour son application, et le lien entre ces lois et d’autres mesures analogues, ne nous font-ils pas penser que le problème a des raisons politiques qui sont à rechercher au-delà du topos moral présenté par la documentation antique (Clemente 1981) ? Les débats autour de ces lois et le refus de Tibère d’assumer le rôle de gardien des mœurs ne permettent-ils pas d’établir une évolution de l’attitude de l’aristocratie vers une légitimation du luxe privé ?
48Le second chapitre est consacré à l’étude d’un topos récurrent chez les auteurs latins : le luxe de la table. Peut-on affirmer pour la table que, dès le premier coup d’œil, les deux rives sont aisément discernables : le luxe et la misère, la surabondance et la pénurie ? La frontière n’est pas si simple car la frugalité à la romaine n’est pas forcément liée à la misère et ne la recherche pas nécessairement. Ceci dit, tournons-nous vers le luxe. C’est le spectacle le plus voyant, le mieux inventorié, le plus attrayant aussi pour un observateur d’aujourd’hui commodément assis dans son fauteuil.
49Notre but sera d’établir, à partir des sources littéraires, la façon dont les Romains du Ier siècle ap. J.-C. concevaient le banquet luxueux dans toutes ses composantes : durée, apprêts, service, puis les mets et la scénographie du repas.
50Dans un troisième chapitre, nous tentons de déterminer comment le luxe se déployait dans les constructions privées, à travers le plan, l’architecture ou le décor des domus et villae. De toutes les manifestations de luxe, la plus spectaculaire a été la construction des villae, dont la plus grande partie étaient en réalité des palais, avec leurs dépendances agricoles, mais « équipés à la manière des demeures royales des Perses » ainsi que le dit Strabon (V, 2, 5). À partir du milieu du IIème siècle av. J.-C., leurs riches zones d’habitation deviennent souvent plus importantes que les bâtiments agricoles. Ce phénomène est-il aussi marqué au Ier siècle ap. J.-C. ? Peut-on, pour cette période, déterminer des critères permettant de dégager une image-type claire de la construction luxueuse ? Quelles pouvaient être les portées sociales et politiques de telles demeures et de leurs imitations ?
51Enfin, dans un quatrième chapitre, nous verrons comment les sources littéraires révèlent quels objets les Romains du Ier siècle ap. J.-C. considéraient comme des produits de luxe, et ce qui déterminait leur caractère luxueux : matériau et matière, valeur esthétique, marchande, prix, origine géographique. Les données archéologiques viennent confirmer le caractère luxueux ou non de tels produits. La mise en place d’une échelle des produits de luxe n’implique-telle pas une échelle parallèle de leurs succédanés ?
Notes
1 « Comme sous notre Ancien Régime, tranchant sur cette euphorie de la consommation nouvelle, d’autres voix se firent entendre, notamment celles de toute une réaction nobiliaire, souvent désargentée, effrayée par le luxe envahissant des nouveaux riches et la confusion des rangs qu’il entraîne ; et de Rousseau, pour qui, au nom de la simplicité naturelle et de la vertu primitive, “tout est source de mal au-delà du nécessaire physique”» (Dernière Réponse, dans Œuvres complètes t. III, p. 95).
2 Pesando (1997) s’est attaché à la détermination des pavements de luxe dans les maisons pompéiennes des IIème et IIIème siècle av. J.-C.
3 Wallace-Hadrill 1990, p. 146, n. 2 : « Roman luxury as a social phenomenon still awaits proper treatment. »
4 « ...et le luxe de la table, qui, depuis la fin de la guerre d’Actium jusqu'au soulèvement armé auquel Servius Galba dut l’empire, allait pendant cent ans se signaler par des dépenses effrénées, passa insensiblement de mode... Mais le principal auteur des restrictions fut Vespasien, qui, dans sa manière de vivre et dans son vêtement, resta fidèle aux antiques coutumes. La déférence pour le prince et l'empressement à l’imiter eurent plus de force que la peine portée par les lois et la peur. » (III, LV, 1 et 6-7).
5 Il ne faut pas oublier que urbana signifie « de la ville », « qui caractérise la ville », mais aussi, par une évidente dérivation, « plaisant ». Ce n’est pas un hasard si les Romains employaient, pour désigner la partie résidentielle de la villa, cet adjectif qui montre clairement que celle-ci était conçue à la manière des maisons urbaines (Vitruve, De arch., VI, 6, 6). Mais l’analyse doit intégrer le fait que les villae de plaisance présentaient aussi une pars rustica.
6 Nous avons cependant exclu Quinte Curce, par exemple, de l’étude systématique du vocabulaire car son œuvre traite essentiellement d’une période largement antérieure et dans un contexte, la biographie d’Alexandre, qui risquerait de nous conduire à des anachronismes.
7 Cependant, certains passages de Dion Cassius, par exemple, ont été utilisés lorsqu’ils paraissaient fournir des renseignements complémentaires et fiables sur notre période.
8 Ainsi, celui de Sénèque est celui d’un stoïcien, donc naturellement porté à une critique vigilante de tout ce qui se départit de la Nature humaine : l’excès et le raffinement sont donc a priori perçus comme critiquables. Mais il est simultanément un aristocrate parmi les plus riches de l’Empire, comme l’illustre sa connaissance des manifestations du luxe les plus diverses, et parmi les plus proches des milieux du pouvoir à Rome, élément dont il faudra tenir le plus grand compte au cours de l’interprétation de son œuvre, source capitale pour notre sujet.
9 La mesure la plus simple de pouvoir d’achat consiste à définir un revenu moyen pour une personne de condition donnée, par exemple d’un ouvrier par rapport au comédien qu’est devenu l’esclave. Une seule source (... illa membre merere per se non amplius poterant duodecim aeris, disciplina, quae erat ab hoc (Roscio) tradita, locabat se (servus) non minus quant HS [100 000]. « Par eux-mêmes, ses membres ne pouvaient gagner plus de douze as ; l’instruction qui lui avait été donnée par Roscius ne se louait pas moins de cent mille sesterces. » (Cicéron, Pro Rose. Com. X, 28)), une plaidoirie, destinée à souligner combien la rémunération de Roscius était excessive, ne suffit bien sûr pas. Mais les travaux de Mrozek (1975, p. 70), repris par Duncan-Jones (1974, p. 54), confirment une telle estimation, en concluant à un salaire quotidien de 3 sesterces pour un ouvrier urbain du Ier siècle ap. J.-C., d’après deux inscriptions de Pompéi (CIL IV 6877 et 8566) : 4 sesterces, avec nourriture en sus sans doute. Au surplus, ces salaires sont du même ordre que la sportule de 6,25 sesterces qui dispense le patron de nourrir son client chez Martial où la même somme, centum quadrantes, réapparaît avec une remarquable constance, mais reste suspecte puisque ne correspondant pas à une pièce facilement distribuable (Epigr., I, 59, 1 ; III, 7, 1 ; IV, 68, I ; VI, 88, 4 ; X, 70, 13-14 ; 74, 4 ; 75, 11).
10 Nous utiliserons systématiquement la numérotation de l'édition de Giacchero (1974) ; Crawford et Reynolds 1979, p. 163-210. Les difficultés d'interprétation de l'Édit sont en effet multiples, et il convient de les aborder avant toute utilisation de cette source. L’exemple des unités de mesure est significatif, puisque pour le vin, il n’est pas encore assuré que le setier fût bien l’unité de référence. Duncan-Jones (1974, p. 46 n. 3) et Corbier (1985a, p. 86) s’accordent néanmoins en ce sens, d’autant que c’est la seule mesure mentionnée par CIL IV 8230 (Pompéi), IX 2689 (Aesernia) et Juvénal (Sat., VI, 427 :... de quo sextarius alter / ducitur : « elle en tire un second setier »). Pour les marbres, la question, encore plus complexe, a été moins étudiée par la critique moderne : l’unité mentionnée par le texte est le pedes, le ‘'pied", mesure de longueur, alors que le texte fait sans doute référence à des surfaces ou des volumes. Alors que Fant (2001), généralement très précis, se contente de “par pied”, Giacchero (1974, p. 10) interprète “par pied cube”, sans qu’aucun des deux ne justifie sa méthode. Il faut supposer, il nous semble, une épaisseur type, qui serve de référence, eu égard aussi à la standardisation du commerce du marbre apparue avec l’Empire romain.
11 Non seulement la présence, mais également l’utilisation qui en était faite, d’objets considérés soit comme luxueux, soit comme modestes, par les sources littéraires, peuvent nous apporter une confirmation de leur “statut”. Ainsi, tel objet utilisé dans la cuisine ou pour le transport des aliments “pauvres”, pourra, avec plus de certitude encore, être considéré comme modeste.
12 À propos de ces derniers, par exemple selon les conclusions de Mrozek (1975, p. 39), sous César, le rapport entre Rome et le reste de l'Italie était de 4 environ (Dion Cass., XLII, 51 : καἰ τò ένoίκἰoν ὅσoν ἐς πεντακóσιας δραχµὰς ἢν ένιαυτoῦ ἔνoς ὰϕεȋς, cf aussi XLVIII, 9, 5). Et Suétone rapporte :...annuam etiam habitationem Romae usque ad bina milia minimum, in Italia non ultra quingenes sestertios remisit... : « ...il fit remise, pour un an, des loyers qui s’élevaient jusqu’à deux mille sesterces, à Rome, et n’en dépassaient pas cinq cents, en Italie... » (Caes. XXXVIII, 3). La tendance constatée sous César se poursuivit au Ier siècle ap. J.-C., d’après Juvénal (Sat., III, 223-225) : Si potes avelli circensibus, optima Sorae aut Fabrateriae domus aut Frusinone paratur, Quanti nunc tenebras unum conducis in annum. « Tu te procureras à Sora, à Fabrateria, à Frusino [trois petites villes du Latium], une très agréable maison pour le prix que te coûte à Rome la location annuelle d’un obscur taudis ». Cf Diod. Sic., Hist. rom., XXXI, 27 : τò µεγέθoς τῶν ἔν Pὡµηι µισθῶν.
13 Cités par La Rocca 1986, p. 8, n. 31-32.
14 Cicéron, De Leg., II, 22, 59 ; Pline l’Ancien, H.N., XXXII, 20 ; XIV, 88 ; Festus, p. 253.
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