Maesianus Celsus et Caedicia Victrix sur des amphores de Campanie
p. 207-211
Résumés
L’auteur fait une petite mise au point sur deux marques d’amphores donnant les noms de familles campaniennes.
The author stresses a point concerning two amphora marks bearing Campanian families names.
Texte intégral
1I. En 1894, A.L. Delattre publiait, parmi les timbres des amphores du “mur” de la colline Saint-Louis à Carthage, une estampille sur col d’amphore de forme indéterminée, trouvée à une trentaine d’exemplaires, dont il donnait le dessin sous son n. 33 : MAESCELS, associé à AVI1 (fig. 1) (Delattre 1894). Plus de quarante ans plus tard, S. Loeschcke, parmi la céramique du célèbre camp militaire d’Oberaden sur la Lippe, occupé de 12 à 9 av. n.è., publiait à son tour un fragment de col d’amphore à pied annulaire, son type 74, portant un timbre incomplet à gauche (fig. 2). « Folgender Stempelschluss ist m. E. deutlich zu erkennen [...] CELS », disait-il avec raison, ajoutant aussi, mais avec moins de prudence : « Durch den [...] Stempel aus Karthago ist die Ergänzung des Stempelanfanges gesichert: MAES(ii) CELS(i) ». L’assurance de Loeschcke, et son dessin restitué, ont entraîné la conviction générale, et particulièrement la mienne (Tchernia 1986, 151). L’on ne connaissait pas la forme des amphores de Carthage, mais en s’appuyant sur celle qui portait le même timbre à Oberaden, on déduisait qu’il s’agissait de trente amphores de forme Oberaden 74. Le rapprochement était d’autant plus facile que la chronologie des découvertes concorde bien. Et pourtant, il aurait suffi de mieux lire Delattre pour éprouver des doutes. Car (p. 92), il cite en détail Beulé, qui avant lui était déjà tombé, au cours de fouilles sur la colline Saint-Louis, sur le mur d’amphores : « Les amphores avaient un mètre de haut, 30 centimètres de large. Les unes avaient de doubles anses arrondies et portaient l’estampille de Manilius, les autres avaient de doubles anses, anguleuses et aplaties, avec le nom et le monogramme de Mescellius ». « C’est sans doute », ajoutait Delattre, « dans la marque MAECELS, avec la ligature des trois lettres MAE, que Beulé a cru pouvoir lire le nom de Mescellius ». Or (et même si les termes d’anse arrondie et d’anse aplatie peuvent d’une certaine façon surprendre), ni les mensurations de l’amphore, ni l’anse double (que nous appellerions maintenant bifide) et anguleuse ne peuvent appartenir à des amphores Oberaden 74. La forme des lettres des timbres est du reste tout à fait différente.

Fig. 1. Le timbre de Carthage.

Fig. 2. Le timbre d’Oberaden.
2Le problème ne s’est posé que depuis que des prospections sur le territoire de Suessa Aurunca ont fait découvrir au lieu dit Masseria San Donato, sur la rive gauche du Garigliano, à une douzaine de kilomètres de la mer, les restes d’un atelier d’amphores et ceux d’une villa dont l’atelier paraît dépendre. Plusieurs estampilles MAESCELS, sur amphore Dr. 2-5, parfois associées à la contremarque CALI, ont été trouvées, et il s’agit presque à coup sûr du lieu de production de la marque (Villucci 1979 ; Arthur 1987 ; Pagano 1988 ; Arthur 1991). Paul Arthur en a tiré argument pour soutenir l’hypothèse que des amphores à fond plat du type Oberaden 74 ou proches de ce type ont été produites en Campanie et ont servi de prototype à celles qu’on trouve dans des ateliers de Tarraconaise. L’argument n’est pas bon, et, si cette hypothèse est envisageable, elle ne peut reposer sur nos timbres. Rien en réalité ne fonde l’interprétation du timbre d’Oberaden comme [MAES] CELS. Les lettres sont différentes de celles du timbre de Carthage. Ni le cognomen Celsus ni les timbres CELS ou CELSI ne sont rares ; Callender (1965, n. 293) en signalait quatre et plus récemment Pascual Guasch (1977, 76) a publié deux CELS différents sur Dr. 2-4 de Tarraconaise ou sur Pascual 1, venant d’ateliers de la région de Barcelone. Nous devons nous résigner à ignorer la partie gauche du timbre d’Oberaden, qui n’a aucun rapport avec ceux de Suessa Aurunca et de Carthage, et la forme Oberaden 74, au moins au sens strict, doit rester attribuée à la Tarraconaise2.
3Que la marque doive être développée en MAES(iani) CELS(i) et que la villa de Masseria San Donato ait appartenu à cette famille (Arthur 1991,67 et 74) est une conclusion beaucoup plus acceptable. La famille des Maesiani Celsi est connue à Suessa Aurunca par une inscription (CIL, X, 4749) où un empereur, un tribun militaire duumvir pour la troisième fois et deux jeunes sénateurs font une dédicace ensemble. Un des deux sénateurs s’appelle [... Qu]adratus Maesianus Celsus. Depuis Mommsen, on considère que le duumvir de Suessa Aurunca est le père des deux sénateurs (voir Cébeillac-Gervasoni 1982, 86). La villa, l’atelier d’amphores et les estampilles de Carthage attestent de l’assise viticole de la fortune de la famille.
4En à peu près aussi grand nombre qu’elles, le mur de Carthage a livré des estampilles pompéiennes de L. Eumachius, dont on admet qu’il était le père de la prêtresse Eumachia, donatrice du célèbre édifice de Pompéi. Au moment où s’amenuisent les grandes exportations de vin italien vers la Gaule, c’est là et à Alexandrie qu’il faut chercher sous Auguste les témoignages spectaculaires d’expéditions lointaines des produits des vignobles italiens, qu’on ne retrouvera plus par la suite en grande quantité outre-mer. La Campanie était bien placée pour profiter de cette nouvelle orientation du commerce, et les familles des Eumachii et des Maesiani Celsi ont visiblement su en tirer parti.
5II. L’autre timbre à retenir notre attention sera celui de Caedicia M. f. Victrix dont la diffusion à Rome, Florence, Fondi, Carthage et Tarragone est connue depuis longtemps (Callender 1965, n. 216 ; CIL, II, 4973, 3 ; cf. Manacorda 1985, 143), et dont d’autres exemplaires ont été retrouvés plus récemment à Tibur (fig. 3), Lyon et Corinthe (Forma Italiae I, 330 et fig. 669 ; Desbat/Savay-Guerraz 1990, 206-209 ; Williams/Zarvos 1985, 57). Cette marque d’amphore a été souvent invoquée dans les notes sur la gens Caedicia en Campanie et ailleurs. Plusieurs rapprochements sont en effet tentants, dont je citerai les principaux.

Fig. 3. Caediciae M. F. Victricis et M. F. N. sur une amphore Dr. 2-4 de Tibur.
6Le premier a été suggéré par Dessau (ILS, 8573), et souvent repris depuis : la Caedicia Victrix des amphores serait une Caedicia citée par Tacite (Annales, XV, 71, 5), épouse du consul Flavius Scaevinus, bannie d’Italie au moment de la conspiration des Pisons, et vraisemblablement rentrée dans ses droits par la suite. Les suivants ramènent à la viticulture.
7Un vicus Caedicii, à 6 000 pas de Sinuessa, sert à Pline (XIV, 62) pour repérer l’emplacement du cru faustinien du Falerne, qui en est distant de 4 000 pas. Ce vicus est manifestement situé au pied du flanc sud du Mont Massique. On y rattache aussi les tabernae Caediciae dont parle Festus (39 Lindsay) en précisant qu’elles sont placées sur la Via Appia et qu’elles ont reçu leur nom d’après celui de leur propriétaire. Voilà un ensemble tout-à-fait séduisant : un fundus Caedicianus, bien situé dans le vignoble du Falerne, commercialisant une partie de sa production dans des tavernes le long de l’Appia, appartenant depuis longtemps à la gens Caedicia (qui a donné sous la République un duumvir à Sinuessa et aurait aussi donné son nom au vicus), et plus précisément propriété à la fin des Julio-Claudiens ou sous les Flaviens de Caedicia M. f. Victrix, preuve rare de stabilité par-delà les guerres civiles, comme le souligne Paul Arthur (1991, 68)3.
8Le dernier rapprochement est plus fragile et moins intéressant pour notre propos : considérées abusivement comme des marques sur briques, les estampilles de Caedicia M. f. Victrix ont été placées, hypothétiquement, dans la lignée précédant celles de Q. Aburnius Caedicianus, qui timbre des briques à Rome dans le second quart du IIe s.4.
9Les découvertes récentes ont apporté des éléments chronologiques nouveaux. Le nom de Caedicia M. f. Victrix timbre à Lyon et à Corinthe des amphores Dr. 2-4 dont A. Desbat et H. Savay-Guerraz (Desbat/Savay-Guerraz 1990, 206) ont noté le col de fort diamètre et les anses larges et épaisses5. Elles ont été trouvées dans le niveau d’abandon d’un entrepôt détruit au IIIe s. A Corinthe, le contexte de la découverte a d’abord été daté par les fouilleurs du IIIe s., puis ramené au IIe (Williams/Zarvos 1985, 55-59 ; 1986, 131-134). Les timbres à grandes lettres, sur cols massifs de Dr. 2-4, comme ceux de Lyon, forment une série pour laquelle d’autres dates dans le IIe s. ont été proposées (Freed 1989). Même si sa chronologie n’est pas encore très précise, la marque de Caedicia M. f. Victrix paraît se situer dans le IIe s. déjà bien entamé6.
10La Caedicia M. f. Victrix des amphores ne peut donc être ni la femme de Flavius Scaevinus, ni la mère ou la grand-mère de Q. Aburnius Caedicianus. Elle possédait au IIe s., sur la côte tyrrhénienne de l’Italie, des vignobles dont le vin a connu une large diffusion. Pouvaient-ils appartenir à un fundus Caedicianus situé près du vicus Caedicii ? M. Picon et A. Desbat ont procédé à l’analyse par fluorescence X des amphores de Lyon : à la différence d’autres exemplaires, la composition de celles qui portent des timbres ne ressemble pas à celle des ateliers de Dr. 2-4 du Falerne que M. Picon a étudiés précédemment7. Cela jette au moins des doutes sur l’attribution de ces amphores aux dernières pentes du Mont Massique. Par ailleurs, l’inscription lapidaire où l’on a le plus de chances de découvrir un personnage identifiable à la Caedicia M. f. Victrix des amphores est une inscription grecque trouvée à Sorrente (IG, XIV, 722) ; une Kαιδικιά M(άρκoυ) θυγάτηρ Oὐίκτριξ y fait une dédicace aux φρήτoρσι θεoῖς. Malgré son lieu de découverte, le culte des dieux de la phratrie, répartition spécifique aux citoyens de Naples, a fait attribuer l’inscription à Naples et il fait en tout cas de Kαιδικιά Oὐίκτριξ une Napolitaine. N’oublions pas non plus, à l’époque républicaine, la mention d’un M. Caedicius M. f. sur une tabella defixionis trouvée à Cumes (ILLRP, 1146). Fort ancienne, la gens Caedicia a dû, dès la République, compter plusieurs rameaux dans le Latium et en Campanie, en particulier à Minturnes et à Sinuessa (Licordari 1982, 34 ; Cébeillac-Gervasoni 1986, 68). Il est possible que plusieurs d’entre eux aient eu des rapports avec la viticulture. Les Caedicii pourraient ouvrir des pistes sur les intermariages (Cébeillac-Gervasoni 1986, 68), et les déplacements de propriété dans la zone de riches vignobles qui s’étend de Sorrente à Minturnes. Il y a quarante ans, J. Heurgon (1952), en étudiant les Lassii pompéiens, avait déjà donné un aperçu de ces problèmes. Il est bien évident qu’à l’intérieur de cette zone (et quel que soit le jugement global que l’on porte sur ses phases de prospérité et de déclin), les propriétaires, le renom des crus et les orientations commerciales ont beaucoup changé. Si Caedicia M. f. Victrix est Napolitaine, on serait tenté de lier ses propriétés à l’essor, à partir de la fin du Ier s. de n.è., de crus voisins de Naples, le Trebellicum et l’Amineum Neapolitanum, ou peut-être à celui du Gauranum au-dessus de Pouzzoles, qui, de la fin du Ier s. à la fin du IVe, est resté au tout premier rang des crus italiens (Tchernia 1986, 202-203, 276-277 ; Blanchard-Lemée 1988).
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Voir aussi CIL, VIII, 3, 22637 (68). Le même timbre a été retrouvé plus récemment dans les fouilles de F. Rakob, associé aux contremarques CALI et CER : Arthur 1991, 74, note 120.
2 Il est dommage qu’aucun dessin du timbre de Masseria San Donato n’ait été publié, mais Mario Pagano a donné ses dimensions : 5,6 x 2 cm ; h. des lettres : 1,5 cm. Les proportions correspondent à celles du timbre de Carthage, publié sans échelle par Delattre.
3 On verra là-dessus, outre les notices de la RE et de la PIR, Johannowsky 1976, 24 ; Cébeillac-Gervasoni 1982, 70 et 85-86 ; Cébeillac-Gervasoni 1986, 64-69 ; Manacorda 1985, 143.
4 Setälä 1977, 45-46, suivant une dissertation inédite de J. Morris, The Roman Senate, A.D. 69-193, Londres, 1954.
5 Voir aussi la planche 8, 1 de Williams/Zarvos 1985.
6 Desbat/Savay-Guerraz 1990, 208-211, ont mené une discussion approfondie sur la chronologie.
7 Desbat/Savay-Guerraz 1990, 212-213. L’hypothèse d’une ressemblance avec les amphores des ateliers de la région de Cécube est présentée avec tant de prudence qu’elle ne peut guère être prise en compte pour le moment dans le raisonnement.
Auteur
École des Hautes Études en Sciences sociales, Marseille
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