1Cette communication est largement inspirée de mon livre La romanisation du Picenum. L’exemple d’Urbs Saluia, publié dans la Collection de l’Ecole Française de Rome, auquel je renverrai pour de plus amples informations.

2J’ai construit mon exposé en trois parties axées successivement sur les aspects politiques, l’évergétisme monumental et les aspects économiques.

I. Les aspects politiques

3Je me suis interrogée, à partir de la liste prosopographique des sénateurs et chevaliers d’origine locale1, sur le problème des continuités ou ruptures par rapport à ce moment essentiel dans l’histoire de la région que représentent les guerres civiles. Bien que présentant de nombreuses incertitudes en raison de liens de parenté plus ou moins douteux, j’ai établi trois catégories de gentilices susceptibles de variations.

4À un 1^er groupe appartiennent des gentilices attestés jusqu’aux guerres civiles (40-30) ; ils semblent soit disparaître de nos sources avec cette période troublée, soit ne présenter aucun lien direct avec des noms semblables d’époque postérieure.

5Ce groupe de noms d’origine picentine, auquel j’ai joint quelques noms d’origine plus incertaine, s’élève à un total de 16.

6Parmi ceux-ci figurent des equites du consilium de Pompeius Strabo : T. Acilius T. f. et M. (H)ostilius M. f. de la tribu Velina, L. Iunius Q. f. de la tribu Lemonia (celle dans laquelle est inscrite Ancône), ainsi que son frère Q. Iunius (non mentionné dans le consilium), et Ti. Veturius T. f. de la tribu Velina2.

7À ces equites, on peut joindre quelques gentilices parmi les plus célèbres de la région : les Labieni de Cingulum3 et les Ventidii d’Asculum et d’Auximum4. Plus incertaine apparaît l’origine des Lollii Palicani (Gasperini/Paci 1982, 239).

8Enfin, s’y ajoutent L. Equitius de Firmum, partisan de Saturninus, mêlé aux événements de 103-100 (Gasperini/Paci 1982, 229), Q. Lucienus Secundus de Falerio (Gasperini/Paci 1982, 231), M. Caelius Rufus père et fils d’Interamnia Praetuttiorum (Gasperini/Paci 1982, 222-223), Manlius Maltinus d’Interamnia ou de Castrum Novum (Gasperini/Paci 1982, 223), L. Lartius Rufus de Castrum Novum (tribu Papiria) (Gasperini/Paci 1982, 224), V(ibios) Alfieno(s), mentionné sur la patère de Cupra Montana, datée du III^e s., qui pourrait être l’ascendant d’un chevalier Romain, proscrit en 81 av. J.-C. (CIL, I², 382 = IX, 5699 = ILS, 6132a = ILLRP, 578 ; Hinard 1985, 329-330, n. 1) et trois cas plus douteux, Q. Numerius Rufus5, les deux M. Petrucidius (Gasperini/Paci 1982, 240) et C. Sornatius (Gasperini/Paci 1982, 240-241).

9Un 2^e groupe correspond aux gentilices qui font leur apparition au lendemain des guerres civiles, pour lesquels aucun antécédent ne semble être attesté. Cette liste s’élève à un total de quelque douze noms6, auxquels s’ajoutent trois noms portés par des personnages dont le statut est indéterminé. Tous ces gentilices ont été regroupés par cité d’origine.

Urbs Salvia

10– C. Fufius Geminus (Gasperini 1982) : sénateur de l’époque de Tibère, dont la famille apparaît vers 35 av. J.-C., il fut patron de la colonie ; il aurait commandité la construction du théâtre. Aucune mention n’est faite d’une quelconque carrière municipale.

11– ... Rutileius (Paci 1981,66-69, n. 2 ; 69-72, n. 3) : vraisemblablement magistrat municipal de l’époque d’Auguste-Tibère, il fit un don important de 100.000 sesterces à la cité.

12– L. Flavius Silva Nonius Bassus (Gasperini/Paci 1982, 232) : chevalier devenu sénateur, il fit carrière sous les Flaviens et Trajan ; son nom est lié à la prise de Masada. Il fut patron de la colonie et pr(aetor) quinq(uennalis) II, il aurait fait construire l’amphithéâtre et y donna un munus.

13– C. Salvius Liberalis Nonius Bassus, son fils C. Salvius Vitellianus, son épouse Vitellia Rufilla (Gasperini/Paci 1982, 233)7 : le père, chevalier devenu sénateur, fut patron de la colonie et quinq(uennalis) IIII. Le fils, sénateur, fut quinq(uennalis) III. Vitellia Rufilla fut flaminique du culte impérial. Ils vécurent sous les Flaviens et Trajan. C. Salvius Liberalis était parent de L. Flavius Silva.

Falerio

14– Q. Papius Ostlenus Celer (Gasperini/Paci 1982, 231-232) : sénateur vraisemblablement de l’époque d’Auguste, il fut patron de la colonie. Aucune mention n’est faite d’une quelconque carrière municipale.

15– Q. Allius Rufus (Demougin 1988, 354 ; 685-700 ; 825, n. 135) : chevalier dont nous ne connaissons que les milices équestres, il avait été IIvir quinq(uennalis) iter et flamine du culte impérial municipal ; il vécut à l’époque d’Auguste-Tibère ; il serait le ou l’un des commanditaires du théâtre si l’on se fonde sur le lieu de découverte de ses inscriptions (CIL, IX, 5441 (-5442)).

16– L. Celer Quidacilius et C. Octavius Celer (père et fils) (CIL, IX, 5426) : il pourrait s’agir d’un affranchi et de son fils, vivant à l’époque de Claude, ayant contribué à la construction ou à la réfection du théâtre de la ville.

Firmum

17– L. Volcacius Primas (Demougin 1988, 313 ; 685-685-700 ; 839, n. 547) : chevalier ayant effectué ses milices équestres et rempli d’autres charges militaires à l’époque de Néron, il fut, ultérieurement semble-t-il, IIvir quinq(uennalis), flamen divorum omnium et patron de la colonie.

18– C. Nonius Flaccus (Demougin 1988, 685-700 ; 845, n. 705) : chevalier ayant effectué ses milices équestres à l’époque de Vespasien, il fut IIvir quinq. III, flamine du culte impérial et patron de la colonie.

Ricina

19– L. Cirpinius (Demougin 1988, 359-385 ; 831, n. 313) : chevalier issu du rang des primipiles à l’époque de Tibère, il fut IIvir iterum quinq(uennalis).

20– Tuscilius Nominatus (CIL, IX, 5746 = ILS, 5675) : avocat, de statut indéterminé, il légua ses biens à Trajan qui en fit don à Ricina pour effectuer des réparations à des monuments de la ville.

Trea

21– M’. Vibius Balbinus (Demougin 1988, 354 ; 824, n. 105) : chevalier devenu sénateur après avoir effectué ses milices équestres, à l’époque d’Auguste-Tibère. Aucune mention n’est faite d’une quelconque carrière municipale.

Cupra Maritima

22– T. Ollius (Gasperini/Paci 1982, 228-239, 243) : personnage connu par ses affranchis, qui pourrait être le sénateur, père de Poppaea Sabina II, seconde épouse de Néron.

Interamnia Praetuttiorum

23– les frères C. et Q. Poppaeus (Gasperini/Paci 1982, 223) : sénateurs de l’époque d’Auguste, ils furent patrons du municipe et de la colonie. Aucune mention n’est faite concernant une éventuelle carrière municipale.

Asculum

24– T. Satanus Sabinus (Demougin 1988, 685-700 ; 822, n. 30 ; Demougin 1991) : chevalier de l’époque triumvirale ou augustéenne, il fut duovir quinto et duovir c(urator) a(gri) p(ublici).

25Dans ce deuxième groupe, j’ai recensé8 cinq chevaliers, dont quatre ont suivi une carrière militaire ; tous ont eu une carrière municipale, et certains furent patrons de leur cité d’origine. Quatre d’entre eux appartiennent à ce groupe des equites municipales ayant conservé des liens étroits avec leur patrie (Demougin 1988, 685). À ces chevaliers, il s’en ajoute trois qui sont devenus sénateurs, et deux d’entre eux (les Nonii Bassi) furent patrons de leur colonie d’origine.

26Quant aux sénateurs, ils sont au nombre de cinq, ainsi qu’un cas incertain ; tous furent patrons de leur cité d’origine.

27Il faut souligner le cas particulier des Nonii Bassi, tant les Salvii père et fils, que L. Flavius Silva, qui exercèrent une carrière municipale alors qu’ils avaient rang de sénateurs. L’attachement à leur patrie, Urbs Salvia, est remarquable : ayant non seulement accepté de remplir à diverses reprises la quinquennalité, ils l’ont également comblée de leurs bienfaits (voir infra).

28Le 3^e groupe regroupe les gentilices qui se rencontrent avant et après les guerres civiles. Notons cependant qu’un grand nombre d’entre eux posent quelque incertitude.

29Dans ce groupe se retrouvent sept gentilices d’equites de la tribu Velina faisant partie du consilium de Pompeius Strabo :

• C. Laetorius : inconnu par ailleurs, il est peut-être à l’origine des Laetorii de Firmum et d’Auximum (CIL, IX, 5372 ; 5873).

• L. Minucius (Basilus) : on peut lui adjoindre d’autres Minucii attestés à Cupra Maritima, ultérieurement à Falerio. Dans cette gens, est entré M. Satrius, originaire de Castrum Novum, qui fut adopté par L. Minucius (Gasperini/Paci 1982, 224, 227-228).

• T. et L. Nonii : d’origine précise inconnue, Lucius pourrait être le fondateur de la branche des Nonii Asprenates, famille attestée jusqu’au début du I^er s. ap. J.-C. (Gasperini/Paci 1982, 239-240).

• Cn. Oppius : identifié avec le sénateur Cn. Oppius Cornicinus, il serait l’ascendant d’une importante famille d’Auximum, attestée jusqu’au II^e s. ap. J.-C. et qui a fourni plusieurs patrons à la cité (Gasperini/Paci 1982, 236-237).

• Q. Petillius : il pourrait être à l’origine des Petillii de Septempeda (CIL, IX, 5580-5584. 5614).

• L. et T. Terentii : la gens Terentia est attestée à Firmum depuis le début de la colonie, déduite en 264 : un L. Terentios L. f. figure parmi les questeurs mentionnés sur une tablette de bronze (CIL, I², 383 = IX, 5351 = ILS, 6132 = ILLRP, 593). Sur une brique de Septempeda figure la marque L. Terenti A. f. Vel : Marengo 1983 identifie ce personnage avec l’eques du consilium. Enfin, on connaît un Q. Terentius Senecio Fannianus, IIvir quinq. et pontifex à Firmum, qui dédia l’Augusteum de la cité et offrit un epulum (Gasperini 1977). Ultérieurement, des Terentii sont attestés à Firmum (CIL, IX, 5412), Falerio (ibid., 5472) et Urbs Salvia (ibid., 5539, 5556).

• L. Vettius : il pourrait être à l’origine des Vettii attestés à Auximum (CIL, IX, 5863), Montesampietrangeli (Firmum) (ibid., 5527), Ricina (ibid., 5783), Pausulae (ibid., 5800) et Firmum (ibid., 5368).

30D’autres noms peuvent être joints à la liste précédente :

• L. Afranius : vraisemblablement originaire de Cupra Maritima, il s’agirait d’un sénateur syllanien d’origine équestre ou d’un niveau social inférieur. Il pourrait être, mais ceci reste très hypothétique, le père de L. et A. Afranius, patrons de Magnésie et de Caunus (Malavolta 1977 ; Gasperini/Paci 1982, 226-227).

• Q. Annalius : attesté à Falerio par ses affranchis, il pourrait être mis en relation avec L. Annalius sénateur vers 55 av. J.-C. Des Annaleni sont attestés à Rome et près d’Interamnia Praetuttiorum (Gasperini/Paci 1982, 230-231).

• M. Cusinius : il pourrait être à l’origine des Cusinii de Falerio et de Montefano. C’est son inscription à la tribu Velina qui le fait ranger parmi les sénateurs d’origine picentine, bien que son épitaphe le domicilie à Tusculum (Gasperini/Paci 1982, 238. CIL, IX, 6417, 5817).

• M. Herennius et M. Herennius Picens : d’origine incertaine, on les a parfois mis en relation avec le T. Herennius de la Guerre Sociale. Une branche de la famille pourrait provenir d’Asculum. Ils semblent bien avoir des propriétés ou des sources de revenus dans la région. Des Herennii sont attestés à Urbs Salvia, Firmum, Septempeda, Auximum9.

• C. Plautius Rufus père et fils : originaires d’Auximum, ils appartiendraient à l’ordre sénatorial de la fin de la République/début de l’Empire (Gasperini/Paci 1982, 237).

• C. Sosius : on connaît plusieurs C. Sosius, l’un ayant participé à l’incendie du tabularium en 83 av. J.-C., le deuxième, préteur en 49, et le troisième, ami d’Antoine, consul en 32, qui fit reconstruire le temple d’Apollon dit Sosianus (Nicolet 1974, 1024-1026, n. 328 ; Wiseman 1971, 262, n. 407 ; La Rocca 1988).

• M., Q., L. Volusius : leur origine est trop incertaine (Gasperini/Paci 1982, 241).

Conclusions de la première partie

311. Un nombre important de familles paraissent avoir disparu au lendemain des guerres civiles. D’une manière générale, nous n’avons que peu de renseignements sur leur rôle dans le développement de la région, à l’exception des Labieni, et en particulier T. Labienus, le lieutenant de César, dont l’action en faveur de leur patrie d’origine, Cingulum, est bien attestée.

322. On peut saisir l’émergence de nouvelles familles à partir de l’époque augustéo-tibérienne, et pendant tout le I^er siècle ap. J.-C. On peut se demander si leur développement n’est pas lié au rôle militaire qu’auraient rempli leurs ascendants au cours des guerres civiles.

333. Enfin, on soulignera l’importance de la Guerre Sociale pour certaines familles que l’on peut suivre au delà des guerres civiles. Ainsi, sept des gentilices portés par des equites du consilium de Pompeius Strabo se retrouvent sous l’Empire. Nous citerons les principaux d’entre eux : les Minucii et les Satrii pour la région méridionale, les Nonii Asprenates sans localisation régionale précise, les Terentii pour la région centrale (d’abord à Firmum, puis à Urbs Salvia, Falerio et Septempeda), et cela jusqu’au I^er siècle ap. J.-C. ; enfin, les Oppii d’Auximum que l’on peut suivre jusqu’au II^e siècle.

34Parmi les autres gentilices, on peut souligner la présence, plutôt dans la région Sud, d’une branche des Herennii.

35Conquis par les Romains au début du III^e siècle av. J.-C., le Picenum ne connaîtra son véritable développement urbain, avec sa parure monumentale, que relativement tard, après les guerres civiles et surtout après l’instauration de l’Empire10. Ce sont précisément les membres des grandes familles locales, et principalement celles qui relèvent de notre deuxième catégorie, qui contribuèrent à ce développement.

II. L’évergétisme monumental

36Sans entrer dans le détail de cette étude que je compte développer ailleurs, je donnerai ici quelques éléments ponctuels pouvant illustrer le rôle joué par les élites municipales.

37Patrons, sénateurs et chevaliers, originaires de la région, et pour les chevaliers (ou membres de leur famille), souvent prêtres du culte impérial municipal, ils contribuèrent largement à l’urbanisation de leurs cités d’origine. Je prendrai comme exemples trois cités du Picenum central : Urbs Salvia, Falerio et Firmum.

38A Urbs Salvia. colonie d’époque augustéenne, le complexe monumental regroupant le théâtre et son portique, la série de terrasses successives, dont l’une supportée par un cryptoportique (dit supérieur), le forum, et le sanctuaire sur cryptoportique, relève d’un plan d’ensemble dont la construction aurait débuté entre 10 et 20 ap. J.-C. La découverte d’inscriptions et leur étude permettent d’attribuer ces travaux, en tout ou en partie, à divers commanditaires issus de l’aristocratie locale, certains appartenant également aux ordres supérieurs.

39Ainsi, C. Fufius Geminus, si l’on se fonde sur le lieu de découverte d’une inscription fragmentaire11, pourrait être le commanditaire de la construction du théâtre. Un certain [...] Rutileius, magistrat municipal, mentionné dans la copie des fastes consulaires (de 20-19 av. J.-C. ou 14-15 ap. J.-C.) et dans la dédicace à Aequitas [Aug.], toutes deux découvertes dans la zone du cryptoportique, fit un don de 100 000 sesterces ; nous n’en connaissons malheureusement pas la destination, peut-être la construction ou la réfection d’un temple, la réalisation d’une statue ou d’un groupe statuaire... Pour l’époque flavienne, j’évoquerai C. Salvius Liberalis Nonius Bassus et son fils C. Salvius Vitellianus, patrons et magistrats supé rieurs, qui pourraient être les commanditaires d’une ornementation de colonnes de marbre et de statues, et de la construction (?) d’un portique au théâtre, participant ainsi à la marmorisation du monument. À la même époque, L. Flavius Silva Nonius Bassus, patron de la colonie et magistrat supérieur, fit construire l’amphithéâtre et y donna un munus.

40À Falerio, également colonie d’époque augustéenne, nous voyons diverses personnalités intervenir au théâtre. Q. Allius Rufus, flamine du culte impérial et magistrat supérieur. quinquennal, semble être impliqué dans sa construction datée d’époque augustéenne, tandis que L. Celer Quidacilius et C. Octavius Celer, de l’époque de Claude, auraient contribué soit à son embellissement, soit à sa réfection.

41A Firmum, nous connaissons l’intervention de Q. Terentius Senecio Fannianus, IIvir quinq. et pontifex : il dédia l’Augusteum et offrit un epulum.

42Nous voyons ainsi divers membres des élites municipales jouer un rôle important, sinon primordial, dans la monumentalisation de leurs cités respectives et dans la diffusion du culte impérial municipal. Manifestation la plus évidente de leur richesse, souvent importante – c’est le cas de [...] Rutileius –, l’évergétisme monumental, comme d’autres formes d’évergétisme que nous n’aborderons pas ici, est le reflet de leur réussite sociale et économique. On peut alors se poser la question des sources de cette richesse.

III. Les aspects économiques

43Le cadre économique de la région est esquissé dans les sources littéraires. D’une manière générale, le Picenum a la réputation d’être un pays riche : déjà Polybe (III, 87, 1), évoquant le passage d’Hannibal dans la région, soulignait la richesse des productions de toutes sortes12 ; celles-ci apparaissent essentiellement liées à la propriété agricole, comme la vigne, les céréales, les fruits et les olives, ainsi qu’à l’élevage avec le travail de la laine teintée d’Ancône et la fabrication de saucisses de porc.

44L’urbanisation intensive nécessita également la fabrication de matériaux de construction. Or, si pour l’habillage de la construction monumentale, on a eu recours à la pierre ou au marbre, soit à une véritable marmorisation des monuments, il est arrivé très fréquemment d’utiliser des matériaux moins nobles comme la tuile ou la brique parfois mêlée au petit appareil. Ainsi par exemple, à Urbisaglia, l’enceinte a été élevée en béton à parements de briques, tandis que les principaux monuments étaient construits en béton à parements mêlant briques et pierres13.

45Les quelques pistes à suivre pour identifier les sources de richesses sont donc les suivantes : l’étude des marques sur tuiles et briques, ainsi que sur les amphores. Il s’agit dans les deux cas d’activités à vocation commerciale liées aux revenus des grandes propriétés. Quant à l’élevage, nous ignorons tout de ceux qui en tiraient les bénéfices.

L’opus doliare

46Je n’envisagerai ici que les manufactures locales ou celles qui ne dépassent pas le territoire d’une cité, à l’exclusion des manufactures inter-régionales dont les productions arrivent de l’Adriatique Nord, comme la Pansiana qui envoie ses produits jusqu’à S. Benedetto del Tronto, la Faesonia jusque dans les Abruzzes, la Solonas dont les marques se retrouvent jusqu’à Potentia, ou la figlina de Q. Clodius Ambrosius dont on retrouve la marque jusqu’à Firmum.

47Certaines marques présentent des liens avec les élites locales. La plus ancienne est une marque circulaire de Septempeda, étudiée par Marengo 1983 (voir supra), qui la met en relation avec le Terentius du consilium de Pompeius Strabo ; il s’agirait à la fois du propriétaire de la terre et de la figlina qu’il faudrait situer entre Firmum et Septempeda. L’auteur propose de dater cette marque des premières décennies du I^er s. av. J.-C., par comparaison paléographique avec des marques de forme rectangulaire, soit C. CAMVRI. SAL. F (découverte à Auximum, Cupra Montana, Aesis), soit L. GAVVIVS / STABILIO (en provenance du territoire de Camerino). Personnellement, j’aurais tendance à descendre cette datation d’une cinquantaine d’années et mettre cette marque en relation avec un descendant du Terentius de la Guerre Sociale. Mais de toute manière elle serait bien antérieure à une autre marque circulaire, découverte en grand nombre à Urbs Salvia, et portant au centre le nom de M. Attius Fabatus (sans doute l’officinator) et tout autour Salus Aug. Salviensium. Il s’agit dans ce cas de la vertu impériale, en quelque sorte “propriétaire” de la terre et/ou de la figlina avec cependant de larges restrictions dans cette interprétation. Rappelons, à la suite de G. Bodei Giglioni (Bodei Giglioni 1977), que les temples ne semblent pas avoir eu vérita blement des propriétés, celles-ci étant administrées par la res publica locale. J’ai proposé de dater cette dernière marque du deuxième quart du I^er s. ap. J.-C.

48D’autres marques rectangulaires, datées de manière générale du I^er s. ap. J.-C., pourraient également être mises en relation avec des gentes importantes. Ainsi la marque Q. BASILI.MIN[---], conservée au musée de Fermo (CIL, IX, 6078, 47), pourrait être rapprochée des Minucii Basili (L. et M.) présents dans la région méridionale, sans qu’il soit possible de préciser quels étaient leurs liens. Des difficultés subsistent du fait du praenomen différent et de l’inversion nomen-cognomen.

49La marque M. OPPI. SATVRNINI trouvée à Auximum (CIL, IX, 6078, 124) est à mettre en relation avec l’importante gens des Oppii à Auximum ; sans doute pourrait-il s’agir d’un officinator affranchi ou descendant d’affranchi de la gens propriétaire de domaines où sont installées les figlinae.

50Ainsi si l’on peut entrevoir l’existence de liens entre marques et familles importantes, l’incertitude demeure quant au contenu précis de ces liens et à leur interprétation.

La production d’amphores a vin

51J’ai tenté de reconstituer le cadre schématique de la production d’amphores picéniennes, tenant compte de publications de sites importants, comme Portorecanati (Mercando 1974, 142-430), et d’études récentes sur les amphores, telles celles d’A. Tchernia (Tchernia 1986), de M.-B. Carre (Carre 1985), et de L. Brecciaroli Taborelli (Brecciaroli Taborelli 1984 et 1987).

52On peut ainsi relever successivement :

• une production hypothétique, en raison de la rareté des éléments (un bouchon d’amphore marqué HATRIA), d’une variété gréco-italique précédant les Lamboglia 2 dans la zone d’Hadria, au II^e s. av. J.-C. ;

• une production de Lamboglia 2 apparentées près de Torre di Palma (sur la côte, au sud de Firmum), datée de la seconde moitié du I^er s. av. J.-C. ;

• une production de Dressel 6A apparentées dans la même zone, ainsi qu’une production de Dressel 6B entre Potentiel et Cluana, entre la fin du I^er s. av. J.-C. et l’époque flavienne ;

• une production d’amphores à fond plat, ainsi qu’une autre à col tronconique ou “en entonnoir” dans la zone de Potentia, depuis l’époque flavienne jusqu’au II^e s. ap J.-C. Ainsi, bien que certaines incertitudes subsistent encore, on peut relever l’existence de productions d’amphores depuis le I^er s. av. J.-C. (et peut-être bien depuis le II^e s.) jusqu’au II^e s. ap. J.-C., ainsi qu’un glissement de la production du sud vers le nord. Dans l’état actuel de l’enquête, les Lamboglia 2 apparentées et les Dressel 6A apparentées semblent avoir été produites dans la zone côtière du territoire de Firmum (ainsi qu’à Cupra Maritima ?) aux I^ers siècles av. et ap. J.-C., tandis que les Dressel 6B, les amphores à fond plat et celles à col tronconique auraient été produites dans la zone côtière entre Potentia et Cluana, aux I^er et II^e siècles ap. J.-C.

53Au-delà du cadre général de cette production, il serait intéressant de rassembler les quelques éléments relativement disparates, permettant de localiser plus précisément cette production et d’envisager une éventuelle identification des propriétés et des propriétaires.

541. Une production d’amphores Dressel 6A a été identifiée près de Torre di Palma, au sud-est de Firmum (Brecciaroli Taborelli 1984 et 1987), portant une marque double : BARBVL et C.IVL. POLY. Cette production a connu une extension extra-régionale jusqu’à Rome, Milan, Ivrea et Vercelli. Sur ces deux noms, trois interprétations ont été données : il pourrait s’agir soit du dominus de la figlina et de l’officinator-potier ; soit du propriétaire du praedium produisant le contenu, le second personnage étant le potier fabricant d’amphores. Enfin, une troisième interprétation ferait de l’un le propriétaire du contenu également marchand, de l’autre le producteur de l’amphore ; mais cette dernière interprétation apparaît moins plausible, surtout dans ce cas. En effet, un argument en faveur des deux premières interprétations réside dans l’existence d’une contrada Barbolano, toponyme tiré d’un praedium Barbulanum. Dans ce cas, Barbula apparaîtrait comme le dominus propriétaire du praedium, et C. Iulius Poly[---] serait l’officinator, entrepreneur libre ou dépendant.

552. Plusieurs découvertes militent en faveur d’une production locale liée à des propriétés dont on n’identifie malheureusement pas les propriétaires. À Potenza Picena, dans le territoire de Potentia, lors de la fouille d’un établissement rural (Mercando 1979, 285-288), a été mis au jour un poinçon d’amphore portant la marque L. AE ; y avait-il là un fabricant d’amphores, ou s’agit-il de la marque du propriétaire du domaine ? À Montecantino, dans le territoire de Cupra Maritima, aurait été découvert un four avec des amphores Dressel 6A portant la marque T.H.B.

56On identifie généralement cette marque à Titus Helvius Basila, père du légat de Tibère et de Claude, soit un contemporain de Barbula. Cette découverte est encore inédite et devrait faire l’objet d’une étude de P. Fortini14.

57Enfin, sur des amphores “en entonnoir” d’un établissement rural près de Potentia (Mercando 1979, 223-225, 262-266), deux marques ont été relevées : LCSREV et HETL, posant elles aussi un problème d’interprétation.

583. On peut relever divers indices de production d’amphores Dressel 6A liées à des personnages d’ordre sénatorial possédant des propriétés dans la région. Ainsi, on peut établir quelque relation, même ténue, entre L. Tarius Rufus (cos. suff. en 16 av. J.-C.), dont l’ensemble des terres est évalué par Pline (NH, 1, 37) à 100 millions de sesterces, et une marque sur amphore (= CIL, IX, 6080, 22), conservée au musée de Fermo, signée L. TARV[---]. L’entourage d’un M. Herennius Picens (cos. suff. en 34 av. J.-C. ou cos. en 1 ap. J.-C.) peut également être mis en relation avec une telle production ; c’est notamment le cas de M. Herennius Phaedimus identifié dans une marque sur amphore (et non sur brique) de Cupra Maritima (= CIL, IX, 6078, 93). Rappelons en outre, que des praedia Herenniana, associés à un fundus Hermedianus, sont évoqués dans une inscription fragmentaire provenant du territoire d’Auximum (CIL, IX, 5845 = ILS, 3775).

59Tels sont les faibles indices concernant les productions agricoles liées aux sources de richesses des (grands) propriétaires nommément identifiés.

60En complément aux éléments rassemblés ci-dessus, je voudrais terminer sur un nouvel axe de recherche qui a attiré l’attention des chercheurs au cours de ces dernières années ; il s’agit de l’identification des domaines à partir de l’étude des toponymes.

61Rappelons que l’épigraphie ne nous fournit qu’un seul document, de provenance peu précise dans le territoire d’Auximum, mentionnant expressément des propriétés (CIL, IX, 5845 = ILS, 3775) : les praedia Herenniana et un fundus Hermedianus.

62Une première série de recherches est axée sur l’étude des toponymes en -ano, encore vivants, ou attestés dans les documents médiévaux les plus riches, mais tenant compte de difficultés, liées aux transformations dues aux copistes médiévaux et aux créations médiévales ou même modernes.

63Le début des recherches remonte aux années 1950, avec l’œuvre de Giulio Amadio15 ; pas toujours très scientifique, cet auteur a cependant rassemblé un matériel abondant. Mais c’est surtout à Giovan Battista Pellegrini, lors d’un colloque tenu en 1981, que l’on doit la relance de telles études (Pellegrini 1981). Parmi celles-ci, il faut encore citer un article de G.F. Paci (1988) et les recherches en cours de U. Moscatelli sur l’informatisation des données.

64Pour illustrer ce propos, je ne citerai que deux exemples repris dans l’étude de G.F. Paci.

65Un premier exemple est celui de Barbolano (au sudest de Firmum, voir supra) : ce nom est attesté sous des formes diverses (Barbulanum, Barjulanum, Barvulanum, Margulanum) dans des cartes médiévales ; les Rationes Decimarum (de la fin du XIII^e siècle) donnent Bargulanum, et un document du Régeste de l’Archevêché de Fermo mentionne la concession d’un castrum Barvolani faite à Fermo en 1214 par Aldobrandino d’Este, marquis d’Ancône. En outre, la découverte archéologique d’un dépôt d’amphores portant notamment la marque BARBVL, et les informations tirées de Pline l’Ancien sur la production vinicole de la zone, confirment l’existence d’une production vinicole dans la région. La convergence des éléments tirés de la toponymie, de l’archéologie et des documents médiévaux permet d’identifier un domaine dans cette zone.

66Un deuxième exemple est celui de Camerano (au pied du Mont Conero, entre Ancône et Auximum). Ce nom dériverait de Camurius (selon Amadio), de Camerius (selon Pellegrini). Les documents médiévaux locaux mentionnent Cam(m)uranum (notamment les Rationes Decimarum) et Camboranum, tandis qu’un document médiéval extérieur cite Cameraman. Dans le dialecte local, la localité est appelée Camburàn. D’autre part, des Camurii sont mentionnés dans des inscriptions d’Ancône et d’Auximum.

67Enfin, rappelons qu’une marque sur brique tardo-républicaine mentionnant un Camurius (cf. supra), est signalée à Auximum, Cupra Montana et Aesis.

68Ce toponyme est attesté en d’autres endroits du Picenum, mais sans aucune référence épigraphique.

69Par contre, la forme Camorano - Camoiano - Camoriano est attestée en Ombrie, dans une zone s’étendant de Camerino à Sassoferrato, et peut être confrontée à plusieurs inscriptions. Il se dégage ainsi deux secteurs où sont présents des Camurii : une zone dans le nord du Picenum, du Mont Conero jusqu’à Cupra Montana avec la vallée de l’Esino, et une zone intérieure, de Camerino à Sassoferrato.

70Ce type d’enquête, combinant l’analyse de cartes de toute nature, les informations tirées des documents médiévaux, les sources épigraphiques avec leur répartition géographique, les découvertes archéologiques, faisant ainsi appel à des nombreux spécialistes, apparaît comme un champ de recherche très prometteur, même si certains dangers, et en tout premier lieu celui lié à la chronologie, ne sont cependant pas à ignorer.