Organiser le métier et protéger les modèles : la Réunion des fabricants de bronze au xixe siècle
Texte intégral
« Il faut un point de réunion que puissent reconnaître les gens d’une même profession. »1
1L’abolition des corporations à la fin du xviiie siècle entraîna avec elle la disparition de ce « point de réunion », nécessaire à l’organisation du travail artisanal et manufacturier. Devant faire face à un vide nouveau et affronter diverses attaques lancées contre la profession, les fabricants de bronzes parisiens créèrent en 1817 une structure inédite dans sa forme et dans ses ambitions, la Réunion des fabricants de bronze2. Le métier retrouvait un corps. Ni maison de bronzes, ni société commercialisant des objets d’art, la Réunion des fabricants de bronze était principalement destinée à la protection des modèles de la contrefaçon, objectif qui ne pouvait être atteint que par une organisation et un encadrement de la profession.
2À l’origine de cette création se situe un événement fondateur qui signale fortement les préoccupations et les actions qui furent celles de la Réunion durant tout le xixe siècle : un procès intenté en 1817 par plusieurs fabricants contre des contrefacteurs ayant copié leurs modèles3. Le procès fut gagné le 16 janvier 1818 en première instance, décision confirmée en appel au mois de juin suivant. Parallèlement, quatre commissaires furent nommés par leurs confrères4, qui obtinrent une audience du préfet de police le 6 mai 1817 et lui présentèrent une pétition signée par 88 fabricants. Le préfet les autorisa alors à se réunir en assemblée générale et à nommer sept délégués, qui durent travailler à la détermination des abus et à leur répression possible5. Ils furent également chargés de rédiger « un projet de délibération pour le régime et la discipline intérieure de tout ce qui tient au commerce de bronzes »6. La toute première assemblée générale de la Réunion se tint quelques semaines plus tard, le 2 juin 1817 [fig. 1].
Fig. 1. Procès-verbal de la première assemblée des fabricants de bronze de la ville de Paris, 2 juin 1817

Archives nationales, 106AS/4. © Élodie Voillot.
3L’année suivante, elle se dota d’un règlement et de statuts [fig. 2-3].
Fig. 2-3. Traité principal de la Réunion, 1818


Archives nationales, 106AS/2. © Élodie Voillot.
4Ce qui n’aurait pu être qu’une création éphémère, limitée à la résolution d’un problème donné, se transforma en une institution pérenne, qui trouva parfaitement sa place dans le Marais, au cœur de l’industrie du bronze. Preuve de son ancrage, elle occupe les mêmes locaux depuis 1866, rue Saint-Claude à Paris, dans le IIIe arrondissement. Après la Première Guerre mondiale, elle devint la Chambre syndicale des fabricants de bronze7. À la suite de la dissolution de la chambre syndicale des fabricants d’appareils pour l’éclairage, elle fusionna avec cette dernière et prit le nom de Chambre syndicale des fabricants de bronzes, du luminaire et des industries qui s’y rattachent. En 1941, elle s’associa avec la Chambre syndicale du petit luminaire et avec la Chambre syndicale des étalages et vitrines. En 1945, elle adopta le nom qui toujours le sien : le Groupement interprofessionnel du luminaire.
5Les actions, les décisions, les échanges de la Réunion ont laissé des traces archivistiques, aujourd’hui conservées aux Archives nationales, qui permettent de comprendre les modalités de fonctionnement de cette entité atypique, en offrant un point d’entrée original pour l’étude d’une industrie d’art. En examinant les différents litiges pour contrefaçon soumis à son arbitrage, une conception propre de l’objet d’art industriel vient questionner notre perception de l’œuvre multiple au xixe siècle.
Les archives de la Réunion
6Grâce au professeur Jacques de Caso et à Catherine Chevillot8, alors directrice du musée Rodin, le fonds d’archives de la Réunion fut déposé aux Archives nationales le 23 juillet 2001. Ses 28 cartons (106AS/1-71), représentant 3,40 mètres linéaires, firent l’objet d’un répertoire numérique détaillé, établi par Magali Lacousse et David Desportes, accessible en ligne. Avant ce dépôt, un premier dépouillement sommaire avait été effectué par Catherine Chevillot et Laure de Margerie, alors toutes deux au musée d’Orsay, dépouillement poursuivi ensuite par Ophélie Ferlier pour la période 1818-1839, dans le cadre d’un mémoire de master9. Ma thèse de doctorat m’a amenée à m’intéresser à la période 1839-1870, moment d’épanouissement de l’industrie du bronze à Paris et donc de la Réunion, qui trouva alors une pleine légitimité au sein de la fabrique et étendit ses champs d’action.
7Les cinquante premiers articles concernent la Réunion des fabricants elle-même, avec ses statuts et les témoignages de sa fondation, dont son traité principal, règlement et presque manifeste des ambitions de la Réunion. Les quelques lignes de préambule suffisent à résumer les raisons de sa fondation, ses objectifs et les actions qu’elle entendait mener :
Les soussignés, fabrican[t]s de bronzes à Paris, connaissant la gravité du préjudice que la contrefaçon, connue sous le nom de pillage des modèles, fait éprouver tant à la fabrication des bronzes en général, qu’à ceux des fabrican[t]s qui particulièrement en deviennent victimes, et informés des obstacles qui rendent difficile et dispendieuse la poursuite des auteurs et complices de ce délit ; désirant, d’une autre part, s’entraider dans les circonstances qui peuvent rendre nécessaire pour quelques-uns d’entre eux le bienfait d’un secours mutuel ; et enfin disposés à concourir à l’amélioration de leur état par le maintien d’une constante harmonie entre eux et tous ceux qui auront les mêmes vues ; ont résolu de se réunir pour faire réprimer les abus et les délits dont se rendent coupables les pilleurs et leurs complices ; participer aux œuvres philanthropiques dont les relations d’une même profession semblent faire un devoir, et tenter de concilier les différends qui pourraient s’élever contre les membres de la Réunion au sujet de la fabrication et du commerce des bronzes […].
8Le fonctionnement de la Réunion était assuré par un bureau, composé d’un président, d’un vice-président, d’un secrétaire, d’un trésorier et de plusieurs délégués, tous élus, qui se réunissait en règle générale une fois par mois pour régler les affaires courantes, s’occuper des litiges et procéder aux nouvelles adhésions. Des séances exceptionnelles pouvaient également être organisées quand les circonstances l’exigeaient : une affaire de contrefaçon particulièrement importante, la préparation des concours professionnels et la remise des récompenses, etc. Tous les membres devaient prendre part aux deux assemblées générales annuelles, durant lesquelles étaient présentés le bilan des actions engagées, les comptes de la société et un état général de la fabrique. Là, chacun pouvait mettre aux voix des propositions et contester des décisions. L’ensemble de ces échanges a été consigné dans des procès-verbaux, témoignage direct et complet de la vie de la société. Le fonds conserve ensuite les livres de comptes et toute la gestion administrative de la Réunion, puis ses autres activités, en particulier la formation ouvrière, grâce à l’école professionnelle qu’elle a fondée et aux concours qu’elle organisait.
9Le reste du fonds 106AS regroupe plusieurs sous-fonds d’autres entités10. L’Espérance, ou société de secours mutuel des ciseleurs, monteurs et tourneurs de bronze, fondée en 1858, apportait des soins aux sociétaires et à leur famille, garantissait une indemnité journalière aux sociétaires malades, constituait une pension de retraite et contractait une assurance en cas de décès. Elle dérivait de la société de secours mutuels, à partir de laquelle la Réunion s’était elle-même fondée, selon un principe assez répandu au début du xixe siècle, la fondation d’une société de secours mutuels étant un moyen de contourner l’interdiction d’association. Créée en mars 192411, l’Association pour l’apprentissage dans les industries du bronze avait, elle, pour action le recensement, le recrutement et l’instruction des apprentis, l’organisation de cours et de concours professionnels. La Chambre syndicale des fondeurs d’art (ou chambre syndicale du bronze d’art d’imitation), enfin, fondée en 1881, était une sorte de filiale de la Réunion, dont les actions étaient strictement similaires : arbitrer les litiges entre les membres, notamment ceux pour contrefaçon et concurrence déloyale, et participer à la promotion du métier.
10Le fonds contient enfin des publications que la Réunion, puis la Chambre syndicale des fabricants de bronzes faisaient régulièrement paraître : almanachs, bulletins et annuaires ; liste des membres, extraits de procès-verbaux, ouvrages de jurisprudence ou décisions des tribunaux. Ces documents servaient de relais aux idées de la Réunion et fournissaient le vade-mecum indispensable aux fabricants, qui pouvaient ainsi prendre connaissance des moyens à leur portée avant de s’engager dans une action juridique. Enfin, la Réunion avait pris soin de constituer une documentation regroupant des publications relatives à la propriété industrielle ainsi que des catalogues de vente.
Les procès-verbaux : les voix de la Réunion
11Parmi les documents du fonds de la Réunion, les procès-verbaux des séances et assemblées générales sont les plus importants. Pour ainsi dire, toute la vie de la Réunion est contenue dans ces grands in-folio remplis d’une écriture serrée. Leur spécificité est de rendre compte des arbitrages effectués par la Réunion, reconnue en 1839 comme chambre syndicale. Ce statut lui donnait le cadre nécessaire à la mise en pratique de ses conceptions en matière de protection des modèles et de lutte contre la contrefaçon, mais légitimait aussi l’activité qu’elle exerçait « naturellement » depuis sa fondation. Dès le mois de février 181912, des litiges lui furent soumis par des fabricants, l’héritage corporatiste de résolution des conflits au sein du métier et les faiblesses législatives en matière de protection des modèles sculptés favorisant la reprise de cette pratique. Comme l’a remarqué Claire Lemercier, à la différence de la plupart des autres chambres syndicales parisiennes qui pratiquaient elles-aussi cette forme de conciliation, la Réunion eut « une réelle activité d’arbitrage indépendante du tribunal de commerce », qui formait « la base principale de son existence13 ». Dans aucune autre chambre syndicale, la procédure d’arbitrage ne connut une telle efficacité et une telle pérennité. Grâce à cette spécificité, la légitimité de la Réunion se construisit au sein de l’industrie parisienne du bronze.
12Ainsi, une grande partie des documents, de nature « juridique », se présente comme les minutes d’un procès. Tout au long du xixe siècle, la procédure d’arbitrage de la Réunion resta la même. La découverte, par des fabricants eux-mêmes ou par l’entremise de tiers, de contremoulages ou de copies d’un ou de plusieurs modèles est la cause de chaque affaire. Une fois que le fabricant victime de contrefaçon avait décidé de porter l’affaire devant le bureau de la Réunion, la plupart du temps parce que, étant membre, il avait connaissance de ses arbitrages, les délégués convoquaient l’accusé chez lequel avait été constaté les contrefaçons. Selon les cas de figure, soit le fabricant mis en cause était lui-même l’auteur de la contrefaçon, soit il n’en était que le dépositaire et se contentait de vendre des pièces contrefaites. Charge alors pour le bureau d’identifier les véritables responsables. L’affaire pouvait ne pas être soumise directement par un fabricant, mais renvoyée devant la Réunion par le tribunal de commerce. Avant d’engager la procédure, la Réunion faisait signer aux différentes parties un compromis, qui reconnaissait son autorité en tant qu’arbitre-juge et engageait à respecter et exécuter sa décision14. Cette étape importante officialisait, dans le cadre non-institutionnel de l’arbitrage par des pairs, le rôle de la Réunion, d’autant que cette démarche n’était pas imposée, mais choisie.
13Tout au long de son enquête, le bureau s’appuyait sur des preuves matérielles et des témoignages, à charge et à décharge. Après avoir entendu les diverses parties, le bureau se retirait et proposait ensuite une conciliation qui pouvait être acceptée ou non par les parties. L’affaire se soldait le plus souvent par le paiement d’un dédommagement, accompagné de la promesse de ne plus utiliser l’objet contrefait. Le bureau pouvait aussi préférer une solution plus expéditive, en ordonnant la destruction du modèle sous les yeux d’un de ses membres. Dans une large mesure, la décision était corrélée très directement au contrefacteur, selon que celui-ci était jugé, ou non, de bonne foi. Il était en effet possible de devenir propriétaire d’un modèle contrefait sans en avoir conscience, lors d’un achat en vente publique ; le bureau pouvait alors proposer au contrefacteur malgré lui d’abandonner les objets contrefaits et les moules sans avoir à payer d’amende.
14Sans autres moyens que ceux qu’elle décida de se donner, la Réunion parvint à faire reconnaître son autorité et à instaurer une confiance dans ses avis. L’acquisition de cette légitimité préparait la moralisation progressive de la profession, garantie par la diffusion des principes et des valeurs de la Réunion.
Les enseignements tirés d’une approche statistique
15Le rôle effectif d’instance d’arbitrage de la Réunion se mesure avant tout à l’aune du nombre de litiges traités, preuves de l’adhésion des fabricants à ses principes et de leur confiance en ses jugements. Du 22 avril 1839 au 24 juin 1870, 550 affaires furent portées devant le bureau de la Réunion, soit une moyenne de vingt affaires par an. La diminution des affaires était un souci constant chez les fabricants, qui y voyaient le signe de la réussite de leur action morale sur toute la profession et de l’endiguement de la contrefaçon.
16Le dépouillement systématique des affaires transcrites dans les registres des procès-verbaux (plus de 1 116 pages) s’est appuyé sur une méthode d’analyse statistique. Le traitement a été parfois difficile, une même affaire pouvant s’étendre sur plusieurs semaines, plusieurs mois, voire plusieurs années et connaître différents rebondissements : accord puis désaccord entre les parties, découverte de nouveaux intervenants, abandon de la conciliation, poursuite devant le tribunal, sans oublier leur entremêlement dans les procès-verbaux avec d’autres sujets, tels les élections, l’organisation des concours et les remises de récompenses, les demandes de pensions, qui exigeait, une fois que l’on avait attrapé le fil d’une affaire, de ne pas le lâcher. Par ailleurs, il fallait faire avec les lacunes : certaines affaires n’étant que brièvement évoquées, d’autres disparues ou mentionnées uniquement après leur résolution. Ces facteurs ont demandé d’interpréter les résultats avec nuance et de les affiner par l’approche qualitative. Toutefois, l’analyse statistique des affaires arbitrées et de leur désignation par la Réunion permet d’identifier les types de litiges les plus fréquents [fig. 4].
Fig. 4. Répartition des litiges conciliés par la Réunion (1839-1870), d’après les registres de procès-verbaux

© Élodie Voillot.
17Sur ces 550 affaires, 38 sont qualifiées d’« imitation », 86 de « contrefaçon », 59 de « contremoulage », 35 de « surmoulage », 32 de « copie » et 17 litiges portent sur la « propriété d’un modèle » [fig. 5-6]. 83 affaires sont insuffisamment décrites pour pouvoir les classer dans l’une ou l’autre des précédentes catégories15.
Fig. 5. Proportion de litiges qualifiés de surmoulage et de contremoulage

© Élodie Voillot.
Fig. 6. Répartition des objets litigieux en fonction de leur type

© Élodie Voillot.
18Ces premières constatations ont pu être précisées en analysant les objets litigieux en fonction de leur type, ce qui m’a permis de distinguer deux grandes catégories, les bronzes d’ameublement et objets en bronze, d’une part [fig. 7] ; la petite statuaire, de l’autre [fig. 8]. Ces deux grands ensembles ont été encore subdivisés en modèles, statuettes, figures et groupes, pour la petite statuaire, et en objets divers, luminaires, pendules et ornements, pour les bronzes d’ameublement et objets en bronze.
Fig. 7. Composition de la catégorie « Bronzes d’ameublement et objets en bronze » (1839-1870), d’après les registres de procès-verbaux

© Élodie Voillot.
Fig. 8. Composition de la catégorie « Petite statuaire »

© Élodie Voillot.
19Derrière la stabilité des arbitrages dans le temps se décèlent toutefois des transformations, non quantitatives, mais qualitatives. Les conflits pour contrefaçon et imitation diminuent progressivement, tandis qu’augmente le contentieux des livraisons et des paiements. Ces observations sont liées l’une à l’autre : la nature des objets en litige est en relation avec les modalités de saisine de la Réunion. En règle générale, les affaires portées directement par les fabricants sont relatives à la contrefaçon ou à l’imitation de modèles. Celles renvoyées par le tribunal de commerce concernent des impayés, des contestations sur la qualité et le prix de marchandises, des problèmes de livraisons. En somme, les premières relèvent de la conception de l’objet et les secondes de sa production. L’attention portée aux premières16 met clairement en évidence que ce point spécifique intéressait les fabricants ; là se noue toute leur action. Leur implication vis-à-vis du tribunal est à concevoir comme une stratégie de légitimation.
De la contrefaçon à l’originalité de la reproduction
20L’étude d’un aussi grand nombre d’affaires de contrefaçon a permis de dégager la manière dont une pensée juridique et une conception de l’objet multiple se sont formées au sein de la Réunion, véritable lieu de réflexion sur les modalités d’application du droit d’auteur aux œuvres d’art industriel. Apparu dans le champ des beaux-arts et du droit avec le développement des techniques de reproduction mécanique, ce nouveau domaine posa des problèmes spécifiques du point de vue de la reconnaissance de l’objet et de l’identité de son ou de ses producteurs.
21En 1869, le fabricant Lerolle exposa à la Réunion ses griefs à l’encontre de Pinédo, également fabricant de bronzes17. Il présenta aux membres du bureau la ressemblance délictueuse constatée entre certains modèles proposés par Pinédo (une paire de flambeaux en cuivre poli et un encrier) et ceux qu’il proposait depuis longtemps et avait présentés à l’exposition de l’Union centrale des beaux-arts appliqués à l’industrie18. Selon Lerolle, Pinédo, qui venait souvent le féliciter du choix de ses modèles exécutés en cuivre poli, lui avait emprunté les objets au cœur du débat. Après les avoir décrits, le Bureau considéra que les flambeaux ne présentaient aucune analogie, mais que l’encrier était effectivement litigieux :
L’aspect, les dimensions, les détails principaux au moins, pour leur disposition tels que la tête, les consoles, les moulures, les à-jours conservés, il est vrai qu’ils sont exécutés dans un autre style, mais l’imitation est telle qu’à une certaine distance, il est impossible de ne pas les confondre19.
22Lerolle apporta une photographie à l’appui, ajoutant que, si un acheteur devait choisir ce modèle en ne voyant pas le dessin, il serait infailliblement trompé. Pinédo argua de sa bonne foi : il avait pris l’encrier pour un acheteur qui n’en avait pas voulu et l’avait aussitôt rendu à Lerolle. Son encrier ne pouvait, en outre, être inspiré de celui de Lerolle, puisque le sculpteur Lalouette l’avait fait pour lui, ne l’exécutant qu’un an plus tard, en s’inspirant de dessins des maîtres des xvie et xviie siècles et de modèles exposés au musée de Cluny, à la disposition de tous. Pinédo soumit au Bureau les dessins remis à son sculpteur, mais, aux yeux des membres, ils présentaient la même forme que l’encrier-type de Lerolle20. Un membre, Royer, fut envoyé chez le sculpteur Lalouette, qui déclara avoir présenté à Pinédo un projet de garniture complète pour bureau, avec un modèle d’encrier très différent. Pinédo avait accepté toutes les pièces (plumiers, coupe-papier, couteau à papier), à l’exception du projet d’encrier, pas à son goût. Selon Lalouette, il le voulait en forme de lit et lui remit un dessin à titre de modèle ; Lalouette affirma n’avoir jamais eu l’encrier de Lerolle entre les mains.
23Pinédo soumit alors au tribunal un croquis différent, réalisé au musée de Cluny depuis la séance précédente, celui d’un encrier en faïence présentant un dossier et des côtés. Non convaincu, Lerolle s’exclama « qu’il [était] impossible que deux encriers conçus dans le même ordre d’idées, de même forme, de même aspect, de mêmes dimensions, puissent être sortis à des époques rapprochées et l’un après l’autre de deux cerveaux différents, il [eut] fallu qu’une communication quelconque ait lieu entre eux et que le premier en date servit à l’exécution du second21 ». Après avoir recueilli tous les témoignages et examiné les preuves, le Bureau jugea que, si le sculpteur de Pinédo n’avait pas eu sous les yeux l’encrier de Lerolle pour réaliser sa composition, il s’était évidemment inspiré de la même idée empruntée à Lerolle ; les détails avaient été modifiés, afin de ne pas détruire l’assimilation dans l’ensemble. Un acheteur qui, la veille, aurait fait choix de l’un des deux encriers, aurait pu recevoir l’autre le lendemain sans se douter de la substitution. Ce plagiat avéré exigeait donc la destruction du modèle et des surmoulés non vendus.
24L’année précédente, en 1868, un conflit avait opposé le fabricant Salvatore Marchi22 au fabricant Berquet à propos de la contrefaçon d’une statuette représentant Notre-Dame de Fourvière éditée par Marchi23. Convoqué par le Bureau, Berquet soutint que sa statuette avait été faite sans intention d’imiter celle de Marchi et que le sculpteur auquel il avait demandé le modèle, n’avait imité que « la Notre-Dame qui est à Fourvière24 », reproductible par tous. En sa délibération du 27 novembre 186825, la Réunion considéra que, si le modèle de Notre-Dame de Fourvière exécuté par Berquet n’était pas une contrefaçon par voie de surmoulage de celui de Marchi, il en était une parfaite imitation, un trompe-l’œil tel que l’acheteur de la première aurait pu recevoir l’autre des mains du vendeur sans la reconnaître26. Une imitation de ce genre valait un surmoulage, puisqu’elle permettait de faire son profit de la propriété d’autrui. Selon la Réunion des fabricants de bronze, le modèle créé par Marchi n’était donc pas la simple reproduction d’une image relevant du domaine public, mais son œuvre propre et sa création, à protéger en tant que telle. Protéger une reproduction à l’instar d’une création, telle était sa proposition, a priori paradoxale.
25Ces deux exemples témoignent des procédures employées par la Réunion, qui recherchait la vision la plus complète et la plus objective des affaires par le recours à des témoins, à des preuves et des interrogatoires à charge et à décharge. Une pensée juridique se construisit progressivement, de plus en plus claire et affirmée. La constance des décisions est une des raisons du succès de ses arbitrages. Alors que les juges pouvaient avoir une interprétation fluctuante du régime juridique des œuvres et objets d’art industriels, la Réunion élaborait une conception propre de la reproduction, où l’originalité de cette dernière avait sa place. Elle eut soin de la diffuser et de la faire remonter au législateur par diverses propositions de loi et pétitions adressées au Gouvernement.
Conclusion
26Pensée par des fabricants pour des fabricants, la Réunion fut tout au long du xixe siècle le pivot de l’organisation de l’industrie du bronze. Placée au centre de toutes les activités et de tous les besoins du métier, elle fut un lieu de regroupement des industriels et de tous les acteurs de l’industrie, de formation et de réflexion sur l’avenir de la profession et de ses productions. Par leur importance, leur richesse et leur cohérence, ses archives sont un point d’entrée exceptionnel et original dans l’histoire et la vie d’une industrie d’art, avec une approche non monographique mais plurielle, reconsidérant la production d’objets d’art industriels à l’aune de considérations économiques, juridiques et esthétiques, sans hiérarchie. Elles permettent de croiser les disciplines et de placer l’historien à la jonction de l’histoire de l’art, de l’histoire de l’industrie, de l’histoire économique et de l’histoire du droit, pour comprendre comment les actions de la Réunion pour la reconnaissance juridique du caractère artistique de productions industrielles s’articulent avec une conception spécifique de la reproduction comme création.
Notes de bas de page
1 Brochure publiée en 1790, citée par Philippe Minard, « Les formes de régulation du travail en France et en Angleterre au xviiie siècle : une enquête en cours », Les Cahiers de Framespa. Nouveaux champs de l’histoire sociale, 2006, n° 2, p. 19.
2 Cette contribution est issue de ma thèse de doctorat : « Créer le multiple : la Réunion des fabricants de bronze (1839-1870) », sous la direction de Ségolène Le Men et de Catherine Chevillot, soutenue en janvier 2014 à l’université Paris-Ouest Nanterre-La Défense.
3 Voir notamment le factum Paris, le 4 janvier 1818. À monsieur le président de la 6e chambre jugeant en police correctionnelle, impr. de Dondey-Dupré, 1818 [Bibliothèque nationale de France].
4 Nicolas Delafontaine, François Feuchère, François-Louis Savart et Jean-François Denière.
5 Voir « Notice sur l’origine de la Réunion des fabricants de bronze de la ville de Paris, instituée définitivement sous l’autorisation de S. Exc. le ministre d’État préfet de police, le 16 novembre 1818 » [Arch. nat., 106AS/4]. Le document, non daté, se trouve au début du premier livre des procès-verbaux. Sur la fondation de la Réunion et les chambres syndicales voir Claire Lemercier, « Un modèle français de jugement des pairs. Les tribunaux de commerce, 1790-1880 », thèse d’habilitation à diriger des recherches, sous la direction de Philippe Minard, université Paris 8, 2012, en particulier p. 221-235.
6 Assemblée générale du 2 juin 1817 [Archives nationales, 106AS/4, p. 17-19].
7 Voir l’historique de Magali Lacousse et David Desportes, Fonds de la Réunion des fabricants de bronze (1817-1954), 106AS/1-70, répertoire numérique détaillé, Paris, Centre historique des Archives nationales, 2001.
8 Parmi ses nombreux travaux consacrés à la Réunion des fabricants de bronze, voir Catherine Chevillot, « Artistes et fondeurs au xixe siècle », Revue de l’art, n° 162, 2008-IV, p. 51-57.
9 Ophélie Ferlier, « Au cœur de la création des bronzes d’art. Artistes et fabricants au début de la Réunion des fabricants de bronze (1818-1839) », mémoire de master II, sous la direction de Philippe Sénéchal, université de Picardie-Jules-Verne, 2006.
10 Pour un détail de ces sous-fonds, voir le répertoire de Magali Lacousse et David Desportes, op. cit.
11 Ses statuts ont été adoptés par l’assemblée générale du 8 mars 1924.
12 Claire Lemercier, op. cit., p. 225.
13 Ibid., p. 224.
14 Claire Lemercier signale un compromis signé le 25 avril 1836, p. 226 [Archives nationales, 106AS/4].
15 Ces affaires ont été regroupées dans la catégorie « Contestations ».
16 Claire Lemercier souligne le fait que, pour des questions de factures, de règlement ou de qualité de la production, la Réunion invite ses membres à passer par le tribunal de commerce, qui pourra procéder ensuite au renvoi, mais si une affaire de contrefaçon lui est renvoyée directement, sans que le fabricant ne passe par son conseil, elle lui fait sentir toute l’erreur de sa démarche.
17 Séance du 21 août 1869 [Archives nationales, 106AS/6, p. 296-298] ; voir aussi les séances des 3 et 24 septembre, 26 et 29 octobre 1869 [ibid., p. 300-302, 303, 305-306 et 307].
18 Cette exposition de l’Union centrale des beaux-arts appliqués à l’industrie n’a pas encore été identifiée.
19 Séance du 21 août 1869 [Archives nationales, 106AS/6, p. 297].
20 Pinédo vendait son encrier moins cher que Lerolle (209 francs, contre 250 francs) et les flambeaux, 92 francs au lieu de 180.
21 Séance du 3 septembre 1869 [Archives nationales, 106AS/6, p. 300].
22 On trouve plusieurs orthographes de son nom : Salvatore ou Salvator ou Salvadore Marchi. Un papier à en-tête conservé aux Archives nationales indique : « Salvatore Marchi, 30 passage Choiseul, propriétaire éditeur. Médaille de 2e classe à l’exposition universelle de 1855. Œuvres d’art de Pradier et d’autres artistes, composition plastique et imitation d’ivoire, articles de Sainteté, Christ, Vierge et sujets religieux, objets d’art, statuettes, groupes de toutes dimensions » [Archives nationales, F/21/553, cité par Florence Rionnet, L’Atelier de moulage du musée du Louvre (1794-1828), Paris, 1996, p. 64 et 73, note 7]. Voir aussi Charles-Bernard Metman, « La Petite sculpture au xixe siècle, les éditeurs », Documents sur la sculpture française et répertoire des fondeurs du xixe siècle, Archives de l’art français, Société d’histoire de l’art français, tome XXX, 1989, p. 202. Les modèles de son atelier ont été achetés par le musée de Genève.
23 Séance du 21 août 1868 [Archives nationales, 106AS/6, p. 216-217]. La sculpture en question est très probablement la Vierge noire placée à l’intérieur de l’église, dont le costume varie en fonction des saisons liturgiques.
24 Séance du 21 août 1868 [Archives nationales, 106AS/6, p. 216].
25 Séance du 27 novembre 1868 [Archives nationales, 106AS/6, p. 231].
26 Ce même argument de tromperie au consommateur revient dans de nombreuses autres affaires, signe d’une prise de conscience progressive de l’acheteur dans les relations commerciales, qui va de pair avec l’émergence de cette figure depuis le xviiie telle qu’elle a pu être mise en évidence par Natacha Coquery, Tenir boutique à Paris au xviiie siècle. Luxe et demi-luxe, Paris, 2011, p. 20.
Auteur
Docteur en histoire de l’art, université Paris-Ouest Nanterre-La Défense
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