Les archives d’architecture collectées par la Cité de l’architecture et du patrimoine
Texte intégral
1Les archives d’architectes privés peuvent, dans une certaine mesure, être considérées comme complémentaires des archives publiques sur l’architecture. Une complémentarité qui cependant va au-delà et permet aussi de documenter d’autres choses que celles dont témoignent les archives publiques. Cependant, la collecte de ces archives, longtemps, n’est pas allée de soi : jusqu’aux années 1980, les responsables d’archives ne s’en sont pas ou presque pas préoccupés.
2Il est intéressant de faire un point sur la période où la profession a pris conscience de l’intérêt de cette collecte, sous l’influence d’ailleurs d’autres professions, mais aussi sur l’état actuel de cette collecte, caractérisée par des blocages et des ouvertures, dus surtout à une nouvelle collaboration entre institutions et à un nouveau rôle assumé par les Archives nationales. Avant cela, il convient d’essayer de définir ce que ces archives apportent de différent.
Les apports des archives des architectes
3Les archives des architectes, archives privées de la maîtrise d’œuvre, contiennent des dossiers qui, en grande partie et de plus en plus au fil de la seconde moitié du xxe siècle, recoupent ceux des administrations, en particulier pour l’architecture publique, où une administration est maître d’ouvrage. Néanmoins, même dans ce cas, les archives de la maîtrise d’œuvre sont riches d’informations différentes et souvent importantes.
4Les archives d’architecture dans l’administration sont soit celles de la maîtrise d’œuvre (donc pour les commandes publiques), soit celles d’institutions de contrôle (délivrance des permis de construire, par exemple). Cette dernière fonction donne lieu à des dossiers systématiques sur l’architecture construite, au-delà d’une certaine surface au sol, et permet une vision générale du bâti, dont elle fournit des dossiers d’abord sur l’apparence (plans, coupes et façades), intégrant plus tard des plans techniques. Les dossiers de permis de construire ne se sont généralisés en France qu’à partir de la Seconde Guerre mondiale. Les archives de la maîtrise d’ouvrage, si elles sont bien conservées, permettent souvent de suivre l’évolution d’un projet architectural du point de vue du commanditaire, ce qui peut être riche en informations sur les évolutions du projet, en particulier sous les aspects budgétaires, fonciers ou réglementaires.
5Mais les archives des architectes apportent souvent, pour ces mêmes projets, bien plus d’informations sur le parti architectural proprement dit, sur les évolutions formelles, sur les recherches structurales avec les bureaux d’étude. Elles peuvent, contrairement aux archives administratives, contenir des maquettes, mais aussi des représentations figurées (perspectives) et toute l’élaboration graphique initiale, qui constitue la phase de conception, fondamentale pour l’histoire de l’architecture. Elles contiennent aussi souvent des photographies de maquettes, de chantier et de réalisations, qu’on ne retrouve pas en séries aussi riches dans les archives de la maîtrise d’ouvrage.
6Elles contiennent naturellement de tels dossiers pour tous les projets de maîtrise d’ouvrage privée, pour lesquels on accédera difficilement aux archives du commanditaire. Beaucoup d’architectes travaillent essentiellement pour des maîtres d’ouvrages privés et leur activité serait impossible à repérer à travers les archives publiques.
7Les archives des architectes contiennent aussi les projets non aboutis : projets de concours non retenus, explorations personnelles, ainsi que des dessins, souvent très beaux, datant de leurs études. On y trouve aussi parfois d’importants éléments de contexte professionnel : correspondance avec d’autres architectes, textes d’enseignements dispensés ou de conférences, témoignages d’implication dans des sociétés professionnelles. Les archives privées des architectes sont ainsi la seule source permettant de bâtir une étude monographique de leur auteur. Or, l’accumulation de monographies est sans aucun doute une pièce fondamentale de l’écriture de l’histoire de l’architecture.
Les débuts des archives d’architectes
8Dans les années 1970, en l’espace de quelque temps, la catégorie des archives d’architectes s’impose dans le paysage des archives1. L’impulsion vient des historiens de l’architecture, et notamment des chercheurs de l’Inventaire général, service du ministère de la Culture très en pointe sur les plans épistémologique, conceptuel et technique. L’Inventaire général mène des études sur des zones géographiques resserrées, souvent un canton, essentiellement dans des zones rurales. Ces études très approfondies, effectuées par des historiens de l’art, fondées sur de longues recherches en archives, servent de support à la politique de protection au titre des monuments historiques. Depuis sa création dans les années 1960, l’Inventaire général étudie « les richesses artistiques de la France », selon son intitulé développé, essentiellement pour le patrimoine antérieur au Premier Empire, mais certains de ses chercheurs remettent alors en cause ce terminus ad quem et préconisent de prendre en compte l’ensemble du patrimoine, bâti ou paysager, de leurs zones de recherche, jusqu’au xxe siècle.
9Deux événements parisiens modifient radicalement, au tout début des années 1970, la vision du patrimoine récent : la destruction des Halles et le sauvetage in extremis de la gare d’Orsay – le second étant sans doute une conséquence du premier. En l’espace de quelques années, ils démontrent que l’architecture du xixe siècle a une valeur et un intérêt. Dès lors s’enchaînent très vite le besoin de documenter l’architecture de ce siècle et, presque immédiatement, un intérêt équivalent pour l’architecture du xxe siècle. Le terminus ad quem de l’Inventaire général passe de 1800 à 1940. Dans les faits, la notion de date butoir disparaît. Dès lors, les chercheurs ont besoin de sources nouvelles.
10À la même époque, l’enseignement de l’architecture essaime de l’École des beaux-arts vers une multitude d’unités pédagogiques créées par l’éclatement de l’École, certaines d’entre elles manifestant un intérêt nouveau pour l’architecture et l’urbanisme récents ainsi que pour l’histoire. Le rejet de l’architecture moderne – le postmodernisme – renouvelle aussi l’intérêt pour l’histoire de l’architecture, toutes périodes confondues. Il se crée ainsi un second front d’étude de l’architecture, dans certaines écoles d’architecture, en plus de son lieu traditionnel qu’était l’université.
11En 1975, la Revue de l’art publie un long article intitulé « Où sont les archives de l’architecture en France ? », sous forme d’un éditorial non signé, dû à Françoise Boudon, sur l’impulsion du rédacteur en chef de la revue, l’historien de l’art André Chastel, auquel cet article est souvent attribué. Le texte met en évidence l’avance prise dans d’autres pays dans la sauvegarde des archives des professionnels de l’architecture, et l’apparition de centres spécialisés, notamment aux États-Unis, au Canada et, plus près de nous, en Belgique. Son appel est repris dans les années suivantes par la principale revue d’architecture, L’Architecture d’aujourd’hui, et par d’autres canaux. Il retient peu l’attention aux Archives nationales ou à la direction des Archives de France, si ce n’est auprès de Jean-Pierre Babelon, historien de l’architecture classique, alors directeur de la section ancienne des Archives nationales et bientôt inspecteur général des Archives de France.
12Les années 1970 sont fondamentales pour le renouvellement de l’approche de l’architecture. La loi sur l’architecture de 1977 énonce dans son article premier que « l’architecture est une expression de la culture ». Diverses instances destinées à promouvoir le nouveau concept de qualité architecturale apparaissent. Le ministère de la Culture décide de créer une institution nationale consacrée à l’architecture : l’Institut français d’architecture, créé en 1980 et dont les missions se précisent au tout début des années 1980. Ce nouvel institut a évidemment pour objectif de promouvoir la jeune architecture française contemporaine, mais, dès l’origine, il est aussi chargé d’une mission sur l’histoire de l’architecture du xxe siècle. À cette fin, il recrute un personnage fondamental pour les archives de l’architecture en France, le Belge Maurice Culot, qui animait depuis une dizaine d’années un centre d’archives d’architectes à Bruxelles, pionnier et principal modèle du genre en Europe.
Les grandes étapes de la collecte
13Depuis 1980, l’Institut français d’architecture [IFA], association subventionnée par le ministère chargé de l’Architecture, puis la Cité de l’architecture et du patrimoine, établissement public qui a absorbé l’IFA en 2004, ont constitué la plus grande collection française de fonds d’archives d’architectes et occasionnellement d’autres professionnels, notamment d’ingénieurs. Riche d’environ 400 fonds, cette collection dépasse largement les ressources des Archives nationales du monde du travail (40 fonds environ) et celles du site de Paris des Archives nationales, ultérieurement transférées sur le site de Fontainebleau (25 fonds environ).
14L’IFA a commencé la collecte d’archives grâce à des historiens de l’art, qui signalèrent les fonds dont ils avaient eu connaissance et qu’ils avaient souvent pu consulter chez des particuliers. En 1986, une convention est passée avec la direction des Archives de France pour donner un statut à ces fonds : ils sont reçus en don par la direction des Archives de France au nom de l’État et déposés au centre d’archives de l’IFA, qui prend le nom, toujours en vigueur, de Centre d’archives d’architecture du xxe siècle. Le Centre les traite et les met en valeur, mais n’est pas chargé de leur conservation définitive, qui incombe, après reversement, à un service public de conservation d’archives.
15En 1989, un lieu spécifique est aménagé rue de Tolbiac (XIIIe arr.), qui est toujours le site principal du centre d’archives. Depuis les années 1990, plusieurs solutions de réserves extérieures ont permis d’accroître les collections au-delà des 2 000 m² disponibles rue de Tolbiac.
16Les premiers fonds sont souvent classés par des étudiants en histoire de l’architecture, à l’occasion de leur mémoire de maîtrise ou de leur thèse de doctorat, sous le contrôle d’une petite équipe, dont l’effectif s’étoffe dans les années 2000, passant de cinq à dix postes environ.
17La collecte porte d’abord sur les grands noms de l’architecture française d’avant-guerre, en particulier sur une histoire non officielle de l’architecture : la rare historiographie existante se concentrait alors sur une sorte de récit héroïque du modernisme, dont Le Corbusier, mort en 1965, était le héros. Par intérêt et conviction personnels, Maurice Culot prit le contre-pied de cette histoire et révéla, à travers de nombreuses personnalités passionnantes, une architecture qu’on pourrait qualifier d’« anti-moderne » ou de « para-moderne ». Pour autant, les archives de grands noms de l’Art nouveau, peu important en France en comparaison de la Belgique, et de l’Art déco furent collectées : Henri Sauvage, Louis Bonnier, André Granet. Des archives d’architectes en chef des bâtiments publics et palais nationaux [ACBCPN], de prix de Rome et de patrons d’ateliers des Beaux-Arts – trois catégories qui se recoupent largement – intégrèrent aussi la collection de l’IFA, constituant un socle solide d’étude de l’architecture construite et transmise aux architectes au cours du xxe siècle2.
18Les fonds du Centre s’enrichissent de deux dépôts importants. En 1990, l’ensemble des archives collectées par le Conservatoire national des arts et métiers est déposé à l’IFA. Cette collection unique de fonds d’architectes, antérieure à la prise de conscience des années 1970 déjà évoquée, est centrée sur les débuts du béton armé en France et comprend notamment les fonds d’Auguste Perret et d’André Lurçat et d’un bureau d’étude de béton armé, les Bétons Hennebique. L’apport est fondamental pour l’IFA. En 2000, l’Académie d’architecture dépose à son tour ses collections. L’association professionnelle avait réuni des archives, généralement très incomplètes, d’une centaine de ses membres depuis le xixe siècle et surtout des séries de documents graphiques remarquables.
19De façon contemporaine, la collecte évolue de l’avant-guerre à l’après-guerre et aux périodes de la Reconstruction et des Trente Glorieuses, entraînant des difficultés de place et de modalités de traitement, car les fonds deviennent très volumineux. Il devient aussi moins aisé pour les étudiants, découragés par l’ampleur de ces archives, de mener des recherches monographiques. Aucune modalité efficace de sélection, de tri et d’élimination n’est vraiment mise en place, malgré des recherches dont témoigne un numéro thématique de La Gazette des archives en 20003. Le Centre d’archives se dote d’un outil très performant de description informatisée, la base de données ArchiVecture, développée en interne sous Access et dotée en 2007 d’une interface Internet, ArchiWebture [fig. 1].
Fig. 1. Écran d’accueil de l’application ArchiWebture

Nouveaux enjeux
20Dans les années 2000, la délicate conservation des archives nativement numériques de l’architecture fait l’objet de premières explorations dans le contexte du programme européen Gau :di. Dans ce cadre, un colloque est réuni à Paris en 2007 par la Cité de l’architecture et du patrimoine, dont les actes sont publiés en 20084. L’étude s’est poursuivie en 2013-2014 avec une nouvelle enquête de la Cité et de la société PASS Technologie, financée par le Service interministériel des Archives de France5. La complexité du sujet, à présent bien cernée, ne débouche pas encore toutefois sur le traitement concret d’archives numériques.
21L’autre grand enjeu actuel est de savoir comment franchir un seuil chronologique situé vers 1980, jusqu’auquel on peut estimer avoir réuni une collection systématique, et comment constituer, pour les trente ou quarante dernières années, une collection raisonnée d’archives d’architectes : les repères dans cette époque récente sont naturellement plus mouvants ; les agences intéressées par un don, de plus en plus nombreuses ; les archives ont sensiblement changé de forme sous l’influence de l’informatique, tout en restant encore essentiellement constituées de supports traditionnels, auxquels peuvent désormais s’ajouter des fichiers numériques. L’élaboration d’une « politique d’acquisition » est en cours (2014-2015), démarche d’explicitation conduite par certains centres d’archives d’architecture à l’étranger, mais jamais encore à l’IFA. Le projet s’inscrit dans un renouvellement de l’organigramme de la Cité de l’architecture et du patrimoine, où le Centre d’archives d’architecture et le musée des Monuments français sont pour la première fois réunis en un nouveau département dit « des Collections ». Ce changement de regard sur les ressources documentaires de la Cité amène à considérer les archives des architectes au regard des collections de musées en la matière, ce qui fait référence tant au musée d’Orsay pour la période la plus ancienne qu’aux grandes collections du Centre Georges-Pompidou et du Fonds régional d’art contemporain [FRAC] Centre pour tout le xxe siècle.
Notes de bas de page
1 Voir les actes de la journée d’étude « La genèse des archives d’architectes » (Cité de l’architecture et du patrimoine, 5 février 2014) dans Colonnes, bulletin de liaison annuel des centres d’archives d’architecture, n° 30, juillet 2014.
2 Le « premier catalogue » de la collection, contenant l’inventaire de plusieurs dizaines de fonds d’archives, témoigne de ces diverses tendances de la collecte. Archives d’architecture du xxe siècle, Paris/Liège, IFA/Mardaga, 1991. Voir aussi : Rosine Cohu, Sonia Gaubert, David Peycéré et Gilles Ragot (dir.), Archives d’architectes : état des fonds, xixe-xxe siècles, Paris, Direction des Archives de France/IFA/La Documentation française, 1996.
3 La Gazette des archives, numéro « Les archives des architectes », n° s 190-191, 3e-4e trimestres 2000.
4 Carole Koch, David Peycéré et Florence Wierre, Architecture et archives numériques. L’architecture à l’ère numérique : un enjeu de mémoire, Paris, InFolio/Cité de l’architecture et du patrimoine, 2008.
5 Voir la note d’information DGP/SIAF/2015/002 du 4 février 2015 à l’adresse : http://www.archivesdefrance.culture.gouv.fr/static/8088
Auteur
Conservateur en chef du patrimoine, responsable du Centre d’archives d’architecture du xxe siècle, Cité de l’architecture et du patrimoine
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