La base de données Archi-Episcopus
Texte intégral
1Les sceaux constituent une énigme historiographique. Ils forment l’un des plus abondants corpus iconographiques légués par le Moyen Âge ; pourtant, malgré les efforts persistants des sigillographes, ils n’ont pas encore été tout à fait pris en compte par les historiens de l’art. Cette énigme est d’autant plus opaque qu’au milieu du xixe siècle, le corpus sigillaire connut un engouement considérable, qui se traduisit par la constitution d’abondantes collections publiques et par la mise au point d’une discipline autonome : la sigillographie1. Formant la partie imagée de l’iceberg archivistique, les sceaux offrent des images bien datées par l’acte, des images renvoyant de manière directe à un monde disparu, un monde dont il restitue de manière parfois très fine l’idéologie. Si l’on a collectionné les sceaux, de manière virtuelle par la gravure, par le moulage, par l’intermédiaire des matrices métalliques et parfois même en les détachant physiquement de leurs actes, c’est avant tout pour leur valeur historique, culturelle, souvent pour leur valeur documentaire de témoignages archéologiques et finalement fort récemment pour leur valeur esthétique.
2Dans l’Occident médiéval, la pratique sigillaire s’est épanouie de la fin du xiie siècle au milieu du xvie siècle2. Elle a produit des centaines de milliers d’objets, grâce auxquels des centaines de milliers de personnes physiques et morales ont pu à la fois valider les actes qui les engageaient juridiquement et exprimer de manière plus ou moins précise leur appartenance à un groupe social. Du souverain à l’humble artisan, de la commune à la cour souveraine, ces personnes physiques et morales ont eu recours à un système d’identification fondé sur la combinaison d’une image et d’un texte3. Alors que l’élite des deux groupes minoritaires (prélature et haute noblesse) a choisi de manière précoce le principe de l’image-type, c’est-à-dire celui d’une imago permettant de définir de manière précise la place que leurs membres occupent dans l’ordre social4, la grande majorité des sigillants a opté pour des systèmes d’identification tout aussi codés, mais pensés dans des univers contractuels moins larges que celui de la chevalerie internationale ou de la prélature européenne. Les hommes et les femmes du Moyen Âge ont pu exprimer leur appartenance à un groupe familial par le biais de l’héraldique, à une catégorie socio-professionnelle par le truchement d’un outil, à une strate hiérarchique par le module de leur matrice ou, plus simplement, leur dévotion par le choix d’un Agnus Dei ou la figure d’un saint.
3Au-delà de leur fonction juridico-sociale, les sceaux sont aussi des œuvres d’art et doivent à ce titre être intégrés au champ des études de l’histoire de l’art. Malgré d’importants travaux parus ces dernières années5, beaucoup reste à faire, notamment autour de la problématique fondamentale de la commande et des programmes, celle de la production, des ateliers d’orfèvres spécialisés dans une production profuse, mais aussi du style des images et de leur intégration aux courants artistiques dominants ou bien encore des transferts artistiques, de la virtuosité technique de leur mise en œuvre. En matière d’art sigillaire, l’effort de « contextualisation » est d’autant plus fondamental à fournir que la pratique s’inscrit dans une forme de complexité tout à fait remarquable. Outil juridique de validation, outil social, objet d’art, objet technique, support d’un discours idéologique, le sceau est une merveilleuse « porte d’entrée » en plein cœur du Moyen Âge.
4En matière de sceaux et plus largement de productions artistiques sérielles, la publication des sources est un préalable essentiel. Les instruments anciens malgré leur qualité ont vieilli6 ; ils n’offrent pas de couverture photographique extensive et répondent à une exigence d’exhaustivité propre au positivisme qui a défini leurs fondements épistémologiques. La surabondance et la complexité foncière de la source sigillaire ont imposé des normes de publication incompatibles avec une analyse articulée de sa réalité intrinsèque. S’ils forment toujours la base de la connaissance en la matière, les catalogues sigillographiques pêchent par un certain nombre de défauts de facture qu’une approche déjà ancienne a tenté de dépasser. En effet, abandonnant le principe du catalogue-inventaire, décrivant en la redistribuant, dans un ordre de classement par producteur, la totalité d’un fonds, les corpus thématiques sont venus répondre à une demande du monde de la recherche, en cernant presque malgré eux une ou plusieurs problématiques particulières. Le corpus des sceaux de ville7 a permis des développements féconds autour du fait qu’au-delà d’une nécessité juridique, dont on a pu par ailleurs discuter l’importance, les sceaux permettent de déterminer un certain nombre de règles formelles par lesquelles les villes ont défini leur identité au sein d’un monde social en profonde mutation. Le corpus des sceaux de rois et celui des reines et des enfants de France8, eux, permettent de saisir l’évolution du discours emblématique royal au travers de la lente émergence d’une mise en image de l’État monarchique. Par ailleurs, parce que l’on peut inférer que l’immense majorité des sceaux formant ces deux corpus a été fabriquée dans la capitale du royaume, il est possible de comparer cette production avec celle d’autres centres artistiques et ainsi d’observer la manière dont les formes se propagent et à quel rythme. Ces trois points, auxquels il faudrait en ajouter bien d’autres, permettent de placer les sceaux au centre des préoccupations des historiens de l’art et l’ambition qui meut l’outil documentaire Archi-Episcopus est liée à la volonté de présenter à la sagacité de ces spécialistes une énorme production encore largement méconnue.
5Le principe d’un corpus thématique adossé à la réalité sigillaire par le choix d’un groupe de producteurs cohérents (prélats français dans les frontières actuelles de la France) permet d’aborder un phénomène artistique majeur de cette fin du Moyen Âge. Cette époque voit en effet la prolifération du vocabulaire architectural à l’ensemble des arts visuels. Des vitraux à la production orfévrée, des livres peints au mobilier liturgique et civil, l’architecture est partout, formant cadre, tapissant les pages peintes, structurant les représentations, magnifiant en la sacralisant la moindre représentation d’une autorité ou d’un pouvoir9. Ce phénomène touche les sceaux des prélats de manière progressive dans le dernier quart du xiie siècle pour atteindre son paroxysme dans le courant du siècle suivant. L’image-type du prélat bénissant sur un champ nu d’élément périphérique, mis au point au début du xiie siècle10, s’enrichit progressivement d’éléments architecturaux renforçant la sacralité des représentations. Au milieu du siècle, la plupart des prélats du royaume se présentent à l’intérieur d’édicules, renvoyant de manière directe ou allusive à l’architecture monumentale. En décrivant les sceaux des archevêques, des évêques et des cardinaux avignonnais, la base de données Archi-Episcopus répond donc au principe d’un corpus thématique de type sigillographique, tout en permettant de poser de manière méthodique la problématique de la représentation architecturale, méthodique parce que les sceaux des prélats forment des jalons bien datés par le fait que les dates de leur gravure se situent dans un laps de temps réduit par rapport à leur nomination. En outre, la plupart des séries épiscopales sont serrées dans le temps et les changements à la tête des diocèses sont parfois rapides. Par ailleurs, un même personnage peut se faire graver un, deux voire trois sceaux au cours de sa carrière. La production sigillaire des prélats des deux derniers siècles du Moyen Âge doit permettre de cerner un phénomène artistique dans toute l’articulation et l’épaisseur de sa réalité.
6La base de données Archi-Episcopus [BAE] correspond à la philosophie du système d’Accès global et organisé aux ressources en histoire de l’art [AGORHA] de l’INHA, qui vise à rendre accessibles aux chercheurs des données patrimoniales. Les différents champs qui la composent décrivent le producteur en renseignant les éléments essentiels de son cursus honoris, éléments fournis par les différents outils prosopographiques à notre disposition. Nous avons fait le choix, sans doute discutable, de limiter l’approche diplomatique à quelques éléments essentiels [fig. 1], concernant l’original décrit (formes, dimensions, couleurs) et la cote du document original.
Fig. 1. Écran d’une notice d’un sceau décrit dans la base Archi-Episcopus

7Nous traitons le phénomène sigillaire moins sous l’angle du système de validation juridique, que sous celui de la création artistique. Ce faisant, nous déportons notre approche vers l’outil matriciel, duquel dépend toute la chaîne opératoire de production de l’image. Si elle repose sur une réalité iconique, la problématique de l’image-type a conduit à une réduction du phénomène iconographique à une nomenclature de prototypes. Actée par des choix éditoriaux contingents, cette réduction, qui a pu donner lieu à des débats artificiels11, a quelque peu figé l’approche dans les limites d’une discipline auxiliaire qui ne cesse de sonder sa pragmatique12. Le renouvellement des études sigillographiques, impulsé ces dernières décennies par l’anthropologie historique et l’histoire sociale, a étonnamment confirmé cette tendance à la réduction du phénomène iconographique au principe d’une imago matérielle ou bien à des procédures d’encodage. Une fois le minimum diplomatique acquitté, il est légitime de traiter l’image pour elle-même, comme un agencement de formes qui, dans le cas de l’architecture « encadrant » les figures prélatices, renvoient à un univers iconique dont la complexité impose l’utilisation d’un vocabulaire spécifique. C’est pour cette raison qu’un effort tout particulier est fait en direction des descriptions en langage naturel, dont les termes clefs sont interrogeables par le biais du « plein texte ».
8La plupart des productions artistiques médiévales « mobilières » ont été appréhendées dans le cadre d’une décontextualisation liée au phénomène de « muséification ». Ce fait central de la modernité a forgé les conditions d’une certaine intelligibilité de l’œuvre. Les sceaux, parce qu’ils appartiennent à l’univers archivistique, sont restés fondamentalement figés dans leur contexte de production. Ils véhiculent une forme de complexité fondamentale, dont la prise en compte disciplinaire a produit une grille d’analyse spécifique traitant cependant à la marge une bonne part du fait artistique. En matière sigillaire, la problématique iconographique n’est pas réductible à des procédures d’encodage et, même si le choix de l’imago est contraint par un certain nombre de règles inhérentes à une pratique sociale foncièrement codée – n’est-ce pas le cas de la totalité de la production artistique médiévale ? –, les sceaux sont des œuvres d’art à part entière, entrant de manière légitime dans le champ de l’histoire de l’art. Observer et décrire les structures architecturales d’encadrement des sceaux de prélats, les comparer avec d’autres formes d’art (architectures monumentale et mobilière, monuments funéraires, etc.), tenter de définir des centres de production, se poser la question de la modernité, du style, voire des goûts de tel ou tel prélat, c’est apprendre beaucoup sur un contexte artistique dont les sceaux sont une expression parmi d’autres. C’est du moins le point d’horizon que nous fixons.
Notes de bas de page
1 Clément Blanc-Riehl, « Les prémices de la sigillographie française (1830-1880) », Bulletin de liaison des sociétés savantes, n° 12, mars 2007, p. 6-8 ; « La sigillographie : une science faite pour les historiens de l’art », dans Jean-Luc Chassel et Marc Gil (dir.), La Sigillographie, nouvel enjeu pour l’histoire de l’art ? [actes du colloque international tenu au Palais des Beaux-Arts de Lille, 23-25 octobre 2008], Lille, 2012, p. 127-136.
2 Robert-Henri Bautier, Chartes, sceaux et chancelleries : études de diplomatique et de sigillographie médiévales, Paris, École nationale des chartes, 1990 ; Michel Pastoureau, Les Sceaux, Turnhout, Brepols, coll. « Typologie des sources du Moyen Âge occidental », 36, 1981.
3 Brigitte Miriam Bedos-Rezak, « L’individu, c’est l’autre. Signe d’identité et principes d’altérité au xiie siècle », dans Brigitte Miriam Bedos-Rezak et Dominique Iogna-Prat (dir.), L’Individu au Moyen Âge. Individuation et individualisation avant la modernité, Paris, Aubier, 2005, p. 43-58 ; When ego was imago, signs of identity in the Middle Ages, Boston, Leiden, 2010.
4 Michel Pastoureau, « Le sceau et la fonction sociale des images », dans L’Image. Fonctions et usage des images dans l’Occident médiéval, Les Cahiers du Léopard d’or, n° 5, 1996, p. 275-308.
5 Jean-Luc Chassel et Marc Gil (dir.), La Sigillographie, nouvel enjeu pour l’histoire de l’art ?, op. cit.
6 Les inventaires sigillographiques mis au point aux Archives nationales dans les années 1860 suivent le modèle de celui de Louis Douët d’Arcq, Collection de sceaux, Paris, Archives nationales, 1863 et 1867-1868, 3 tomes.
7 Brigitte Bedos, Corpus des sceaux français du Moyen Âge. Tome 1 : Les sceaux des villes, Paris, Archives nationales/La Documentation française, 1980 ; Ambre Vilain, Imago Urbis. Les sceaux de villes au Moyen Âge, Paris, Éd. du CTHS, coll. « L’art et l’essai », 18, 2018, 360 p.
8 Martine Dalas, Corpus des sceaux français du Moyen Âge. Tome 2 : Les sceaux des rois et de régence, Paris, Archives nationales, 1991, et Marie-Adélaïde Nielen, Corpus des sceaux français du Moyen Âge. Tome 3 : Les sceaux des reines et des enfants de France, Paris, Archives nationales, 2011.
9 La base Archi-Episcopus s’inscrit dans un programme de l’INHA consacré à la représentation de l’architecture, complété par un cycle de séminaires et par un colloque « Microarchitecture et figures du bâti : l’échelle à l’épreuve de la matière » (Paris, 8-10 décembre 2014), organisé par l’INHA, en partenariat avec les Archives nationales et l’université de Nantes.
10 Robert-Henri Bautier, « Apparition, diffusion et évolution typologique du sceau épiscopal au Moyen Âge », Die Diplomatik der Biscofsurkunde vor 1250 [actes du VIIIe Internationalen Kongress für Diplomatik, Innsbruck, 1993], Innsbruck, Tiroler Landesarchiv, 1995, p. 225-241 ; Clément Blanc-Riehl, « Le corps sigillaire des clercs », dans Le Corps et ses représentations à l’époque romane [actes du 22e colloque d’Issoire, 19-21 octobre 2012], Revue d’Auvergne, 2014, p. 15-29.
11 Toni Diederich, « Prolegomena zu einer neuen Siegel-Typologie », Archiv für Diplomatik, vol. 29, 1983, p. 242-284.
12 Sur la méthode descriptive et son cadre idéologique, voir Clément Blanc-Riehl, « Sceaux normands ou sceaux de la Normandie : l’édition des sources sigillaires (1834-1911) », dans Clément Blanc-Riehl, Jean-Luc Chassel et Christophe Maneuvrier (dir.), Apposer sa marque : le sceau et son usage (autour de l’espace anglo-normand), [actes du colloque international de Cerisy-la-Salle, 4-8 juin 2013], à paraître.
Auteurs
Responsable des collections sigillographiques, direction des Fonds, Archives nationales
Docteur en histoire de l’art médiéval, pensionnaire à l’Institut national d’histoire de l’art
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