Du neuf avec de l’ancien : les changements de paradigme des archives
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1Depuis les travaux post-modernes de Michel Foucault (1969) et de Jacques Derrida (1995) et, plus encore, au fur et à mesure du développement des technologies numériques, les archives semblent avoir été totalement reconfigurées (Hamilton, Harris et al., 2022). Elles semblent avoir perdu la rassurante définition qui avait été la leur depuis des siècles, voire des millénaires : un ensemble organisé de documents écrits sur des supports physiques conservés dans des institutions qualifiées du même nom et témoignant de l’activité publique ou privée de personnes morales ou physiques. Pourtant, l’histoire des archives enseigne que la parabole des vieilles outres déclarées inadaptées à recevoir le vin nouveau (Luc 5, 38) ne s’applique pas à elles. Sous l’eau dormante et la conception étroite des dictionnaires, archives et archivistes n’ont cessé de se renouveler dans un cadre anciennement fixé (Ketelaar, 2016). Il n’est pas, dans la langue française, jusqu’à la grammaire qui n’ait rendu compte des mutations de « l’archive » (Anheim, 2004).
2Depuis qu’il existe un discours réfléchi sur les archives, l’évolution dont celles-ci sont l’objet a été perçue et commentée diversement, que ce soit dans une perspective historique, comme chez Baldassare Bonifacio au xviie siècle (1632), ou sous l’effet de considérations juridiques et administratives sous la plume d’Armand-Gaston Camus quelques années avant la Révolution française (Outrey, 1953). Plus récemment, au xxe siècle, c’est sur un mode inquiet que les importantes mutations des missions des archivistes ont été discutées (Blaquière, 1963), tandis que le temps digital ouvert à la fin du deuxième millénaire et au début du troisième a installé l’idée qu’un nouveau paradigme des archives s’imposait (Bantin, 1998). Cette accélération des défis et des prises de conscience rappelle que toute archivistique est aussi une futurologie (Hill, 2011). Il n’est pas jusqu’à l’apport de la nouvelle proposition théorique du « records continuum » qui n’ait été aussitôt inscrite dans un temps long et non fini (McKemmish & Gilliland, 2018) et n’ait entraîné un paradoxal mouvement perpétuel de la conception même de paradigme (Gilliland, 2018, p. 6-10). Redisons-le cependant : il n’existe pas, il n’a jamais existé de théorie archivistique reposant sur des principes immuables et reproductibles, quel que soit le contexte (Cook, 1997, p. 229-230).
3Veut-on chercher à tout prix des changements radicaux dans la vie des archives à l’ère digitale ? Écartons en ce cas d’emblée la fausse piste, d’apparence évidente, du support. Ce dernier change moins de choses qu’on ne le croit, comme l’ont souligné à l’envi les archivistes confrontés dès la fin des années 1990 avec le développement massif des archives numériques (Cox, 1994 ; Duranti, 1994 et 1998 ; Banat-Berger & Nougaret, 2014). Ces dernières décennies, le support numérique, qu’il soit natif ou secondaire (Potin, 2011), a certes modifié la matérialité des archives, dans des proportions que celles-ci n’avaient pas connues depuis la fin du monopole (au moins conservé) des supports minéraux (inscriptions sur la pierre ou le métal, tablettes d’argile ou ostraca) et l’apparition des supports végétaux de par le monde, du papyrus antique égyptien aux olles ou lontars (feuille de palmier) de l’Asie du Sud-Est, en passant par les écorces de bouleau de la Russie médiévale, jusqu’aux multiples avatars du papier au cours des deux derniers millénaires ; l’expérience du parchemin (peau de mouton, chèvre ou veau) antique et occidental semble à cet égard relativement courte sur l’échelle du temps. Les archives numériques restent des archives. Même la possibilité d’une reproduction photographique (avec toutes les extensions technologiques attachées à ces procédés de reprographie) n’a pas modifié fondamentalement la donne et les archivistes ont su se prémunir sans peine des dangers de la reproductibilité à l’infini d’un document avant de s’adapter sans trop de difficultés à la source audiovisuelle, en définitive plutôt aisée à intégrer par le questionnaire diplomatique (Delmas, 2003).
4L’histoire des archives, comme d’autres domaines de la vie et de l’activité humaines, est scandée par des périodes de définition et de durée variables où les auteurs s’efforcent d’analyser les changements et les innovations qui les distinguent des précédentes. Robert-Henri Bautier a ainsi décelé dans la période moderne, élargie au début du xixe siècle, « la phase cruciale » de leur histoire (Bautier, 1968) : nouveaux usages (politique et historique), naissance des grands dépôts ministériels, lente constitution d’une science archivistique. La démonstration reste convaincante. Elle est malgré tout en large part téléologique et vise principalement à retrouver dans le passé les fondements de la situation archivistique française au début du dernier tiers du xxe siècle. Elle tend surtout à mettre en exergue des phénomènes qui tranchent effectivement avec la période qui précède immédiatement celle que Bautier étudie et qu’il connaît fort bien, la France du Moyen Âge. Pourtant, sur un temps plus long et moyennant des analogies menées avec prudence et mesure, on retrouverait des exemples pour des périodes plus anciennes qui tendraient à souligner autant d’éléments de continuité que de rupture.
5L’époque moderne est ainsi à l’origine d’une apparente mutation des typologies conservées qui se révèle moins novatrice qu’on ne le penserait. Au fil des millénaires et surtout des derniers siècles, les cibles des archives ont en effet été affectées de profonds renouvellements, à commencer les correspondances missives. Non créatrices de droit positif, les lettres ont mis longtemps, du Moyen Âge à la Révolution, à gagner une légitimité à être archivées sur le temps long. Elles sont pratiquement absentes des chartriers médiévaux avant de revenir au cœur des nouvelles pratiques archivistiques de l’âge moderne qui saisissent leur caractère emblématique d’un nouvel art de gouverner (Poncet, 2019). Pourtant, elles emplissaient déjà les dépôts mésopotamiens du deuxième millénaire avant J.-C. où elles reflétaient la réalité d’une souveraineté et d’une capacité à dialoguer ou à imposer. Depuis l’élargissement conceptuel et pratique des temps modernes, la matière épistolaire n’a plus quitté les archives. Elle a désormais acquis une place de choix dans les stratégies de collecte, qu’elle soit disponible sous forme matérielle ou numérique (mails, réseaux sociaux, etc.).
6Il en va de même des usages des archives. Ceux-ci n’ont jamais été exclusifs les uns des autres et ont plus souvent coexisté qu’ils ne se sont succédé les uns aux autres. Progressivement dégagées de l’emprise exclusive de la preuve de droit, encore sensible dans la définition1 qu’en donnait Arthur Giry à la fin du xixe siècle, les archives ont conquis un statut de source, de témoin historique voire de trace. Dès le Grand Siècle, les généalogistes-antiquaires étaient susceptibles de faire flèche de tout bois pour dater ou attribuer un fait ou un événement. La déconstruction que leur fait subir Mabillon dans son De re diplomatica dépassait l’opération de discrimen veri ac falsi en établissant les règles qui confèrent à tout document une potentielle validité historique (Poncet, 2022, p. 273-274). Mais, dès l’Antiquité égyptienne de Manéthon, l’histoire s’écrivait avec des textes de la pratique articulés à des récits oraux et des mémoires écrits. Et si aujourd’hui l’utilité foncière (aux deux sens du mot) semble, aux yeux des chercheurs, avoir cédé le pas sous l’effet des questionnements historiques et des sciences sociales, le lectorat (physique ou à distance) des services d’archives est encore à la recherche de preuves de droit pour les objets les plus divers (propriété, identité, etc.).
7L’alternative représentée par la bibliothèque dans nos sociétés digitalisées, comme le traduit, entre autres, l’archivage du web par la Bibliothèque nationale de France, n’est pas davantage une véritable nouveauté. Dans ce dernier cas, comme dans celui de l’Institut national de l’audiovisuel, la notion de dépôt « légal » d’une publication a bien entendu facilité l’archivage par une bibliothèque de documents souvent plus hybrides qu’il y paraît. Mais il y a longtemps que les bibliothèques sont des lieux d’archives dans un processus d’hybridation (Chastang & Lemaigre-Gaffier, 2023) où l’expérience du « temps bibliothécaire » des archives que furent les xviie et xviiie siècles (Chapron, 2015) a en réalité été poursuivie sur d’autres modalités au cours des décennies et des siècles suivants jusqu’à aujourd’hui. Les rôles y sont d’autant plus partagés ou inversés en raison de dynamiques différenciées que la nature archivistique a d’une certaine manière horreur du vide : ce que l’un ne recueille pas, l’autre s’en saisira à sa façon. Les récentes typologies documentaires (sites Internet, archives audiovisuelles) ont ainsi en partie « échappé » aux archives instituées, en dépit d’une loi française (1979) très englobante, mais des organismes nombreux et diversifiés les ont pris en charge.
8En définitive, ce qui a probablement le plus changé dans les époques récentes, c’est la position de l’archiviste dans le dispositif d’archivage entendu comme collecte, conservation et classement. Le temps où l’archiviste était avant tout un agent posté devant ou dans son dépôt, au service de l’organe ou du pouvoir dont il gardait (littéralement) les documents archivés, est plus ou moins révolu. L’archiviste s’est fait le lecteur critique des archives confiées à ses soins, parfois au risque de se fâcher avec un producteur qui n’en demandait pas tant et exigeait plutôt le silence et l’enfouissement que la publicité et l’accueil (Filippini, 2007). Plus récemment, depuis environ un siècle, il a pensé au-delà des missions qui lui étaient implicitement ou explicitement indiquées. En accompagnant avec volontarisme l’appétit des historiens pour des sources que ne recevaient pas ou trop peu les archives publiques, les archivistes ont ouvert les portes de leurs dépôts à des documents provenant de personnes privées, particuliers, entreprises, associations, etc., jusqu’à leur réserver une place explicite dans les organigrammes fonctionnels et dans les plans de classement officiels : en France, à la création dans les archives départementales, par la circulaire du 15 avril 1944, d’une série J destinée à accueillir les entrées par voie extraordinaire a répondu l’instauration aux Archives nationales d’une sous-section des archives privées, économiques et du microfilm avec quatre nouvelles sous-séries thématiques (AP, AQ, AR, AS) (Nougaret, Éven, Lacousse et al., 2008, p. 10, 14). Non content de compléter par ce picorage dans la masse des archives produites dans le pays les fonds d’administrations publiques dont la collecte s’efforçait, à coup de circulaires, de revêtir un caractère d’automaticité, l’archiviste se donna parfois un rôle de démiurge pour susciter, voire créer des documents d’archives. Des campagnes d’archives orales de plus en plus professionnelles aux opérations plus récentes de grande collecte effectuées à chaud après un événement d’ampleur collective (attentats de 2015, épidémie de 2020), les archivistes ont apporté une contribution littéralement constructive aux archives de leur temps.
9Quant au traitement à apporter aux archives pour les rendre accessibles, il est le lieu des renouvellements à la fois les plus neufs et les plus fidèles à l’activité conduite par les archivistes au fil des siècles. L’archivistique est une branche à part entière de l’histoire des savoirs et le tournant archivistique, dans son versant universitaire spécialement, y a beaucoup insisté (Corens, Peters & Walsham, 2018). Les enjeux fondamentaux sont bien toujours de retrouver, et de retrouver vite et bien, ce que l’on cherche ou ce que l’on s’attend à retrouver. Enregistrer les entrées, décrire les pièces venues du passé, produire des outils de navigation pertinents, toutes ces démarches documentaires sont constantes dans l’activité des archivistes, qu’elles se nomment analyses, répertoires numériques, états des versements, guides de service, guides de recherche, index, bases de données, métadonnées, lacs de données, etc. L’ouverture au public de portions de plus en plus larges des archives a obligé à partager un peu de ce savoir et surtout forcé de le rendre plus intelligible pour un autre que celui qui conserve et classe. De fil en aiguille et de prises de conscience personnelle en injonctions sociales, l’archiviste est venu à penser sa responsabilité non plus seulement envers ses donneurs d’ordre et employeurs, mais envers une société qui ne se résume plus exclusivement à ses pairs savants ou historiens. Dans la nouvelle ère que d’aucuns qualifient de post-custodiale (Ham, 1981), la démultiplication des points de vue qu’il lui faut conjuguer désormais est proprement énorme (Gilliland, 20182).
10Le métier d’archiviste a-t-il pourtant si radicalement changé au temps de la data triomphante ? Dans les divers acteurs de ce nouveau monde, où le situer ? Probablement quelque part entre le data manager et le data steward, entre, d’une part, un rôle de conception et de gouvernance de la donnée à haut niveau et, d’autre part, un rôle de police de l’accès et de l’utilisation de la donnée. Mais là encore, ces mots – conception, police – font référence à des missions inscrites depuis longtemps dans l’imaginaire de l’archiviste, un savant doté de pouvoir de contrôle qui empêche de l’enfermer strictement dans un rattachement ministériel, comme nous l’apprend, dans le cas français des xixe-xxe siècles, le passage de l’Intérieur à l’Instruction publique puis à la Culture, avant peut-être de rechercher d’autres tutelles dont on ne soupçonne pas encore l’existence.
11Les nouvelles perspectives ouvertes par l’intelligence artificielle, l’un des plus grands défis qui attendent l’humanité, pourraient bien, pour une fois, provoquer une lourde mutation, une transfiguration même de l’économie des archives. Ces technologies, qui s’apparentent pour les esprits pressés à la martingale à laquelle aspirent les chercheurs de tout poil, semblent pouvoir s’affranchir de l’intervention d’un archiviste, désormais inutile à engranger, à classer, à signaler, à conduire et à guider. Toutefois, ce que rappelle l’IA, c’est que les archives sont d’abord et avant tout un discours et un régime de savoir. Foucault, dans tous ses détournements, ses ambiguïtés et les outrances qu’on lui a fait dire, avait vu juste. En décrétant que les archives sont d’abord un « système d’énoncés » (L’archéologie du savoir), il anticipe sans le savoir – tout en le pressentant fortement y compris dans ses implications totalitaires – ce que sont les ambitions d’un questionnement soutenu par des technologies surpuissantes (par rapport à l’esprit humain). Créer et recréer des fonds d’archives par la grâce des recompositions infinies de la machine fait certes écho aux fabrications successives des archives dont l’archiviste est en partie l’auteur. Mais ces recompositions sont désormais virtuelles et le basculement est sans doute là comme le pressent Gilles Deleuze :
Le savoir est affaire d’archive, le pouvoir n’est pas affaire d’archive. Le pouvoir est affaire d’une cartographie, d’une cartographie mouvante, une carte stratégique, toujours remaniable, toujours fluente. Si bien que les deux mots de Foucault pourraient être ceux-ci, au point où nous en sommes : jusqu’à Surveiller et punir je suis un archiviste, avec Surveiller et punir et La volonté de savoir, je suis un cartographe3. (Deleuze, 1986)
12Le rapport des archives aux sciences de l’information, parfois regrettablement conflictuel, d’autres fois (et c’est heureux) coopératif et à l’intérêt bien compris, n’est plus la question principale qui agite les professionnels comme elle fut durant le dernier demi-siècle. Ce qui compte à présent, c’est moins le produit fini et la part qui revient à chacun, que le processus par lequel on parvient à l’établir (Cook, 1997). Après avoir beaucoup douté de leur nature et de leur formation, les archivistes en ont finalement retiré le sentiment que le savoir historique était après tout la meilleure arme pour administrer les archives les plus récentes (Nesmith, 2004). Le débat semble cependant s’être singulièrement déplacé.
13En effet le web de données, par nature mouvant et changeant, dans lequel l’utilisateur doit apprendre à trier et s’orienter, bouleverse hiérarchies et responsabilités. Les technologies actuelles permettent à tout un chacun de s’affranchir apparemment des professionnels de l’information et des archives, quels qu’ils soient. Le régime de savoir qu’analysait Foucault n’est plus disciplinaire et imposé à l’individu par une norme collective, médiatisée par des archives et des archivistes, mais c’est bien l’individu qui devient le centre et non plus l’objet de la gestion de l’information et de la mémoire. L’individualisme de la norme, où chacun se concocte ses archives pour la gestion de son existence (de l’identité à la santé en passant par tout ce qui peut être imaginé pour se construire des règles de vie), est une perspective qui fait de nous tous des archivistes. Il se pourrait bien que notre monde soit près de succomber à ce caractère hallucinogène pointé naguère par Michel Melot (1986). À moins que l’archiviste, plus que jamais conscient de ce qui se joue, ne sache faire preuve d’un sursaut d’adaptabilité. Une nouvelle fois.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 « On désigne sous ce nom les dépôts d’actes, de titres et en général de documents de tous genres ayant un caractère d’authenticité » (Giry, 1887, p. 762).
2 Spécialement p. 37-54, chapitre 2, « Reframing the archive in a digital age; balancing continuity with innovation and responsability with responsabilities » (p. 48-49, table 2.1 : « Examples of multiplying areas of archival engagement over the past fifty years »).
3 En partie cité dans ce volume par Bea Arruabarrena et Armen Khatchatourov.
Auteur
-
Olivier Poncet
École nationale des chartes-EHESS
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