Présentation de l’ouvrage
Texte intégral
1Le séminaire « Les nouveaux paradigmes de l’archive » est issu du partenariat mis en place, en 2019, entre les Archives nationales, le laboratoire Dicen-IDF1 du Conservatoire national des arts et métiers et le Laboratoire d’excellence HASTEC2, rejoints en 2020 par le Centre Jean-Mabillon de l’École nationale des chartes. S’adressant à un public hybride composé de chercheurs, jeunes chercheurs, étudiants en archivistique, documentation et data-management, ainsi que de professionnels des archives et du records management, il aborde les disruptions liées aux mutations numériques du document, aux flux de data, au rôle des algorithmes et à l’intelligence artificielle. Toutefois, il ne perd pas de vue la permanence des missions et des pratiques des acteurs du patrimoine et de la connaissance.
2De 2019 à 2023, une quarantaine d’intervenants, praticiens ou théoriciens, professionnels du patrimoine, archivistes, documentalistes, bibliothécaires, ingénieurs, chercheurs (histoire, anthropologie, sciences de l’information, informatique, etc.), ont croisé leurs approches au cours de dix-huit séances de travail. Leurs compétences et leurs missions les ont conduits à aborder la dimension numérique des archives et du patrimoine sous des facettes diverses : la conservation, l’accès à la connaissance, l’exploitation à des fins de recherche, la structuration, l’éditorialisation ou la valorisation des contenus, ainsi que l’élaboration d’outils.
3Prolonger ces rencontres par un ouvrage a paru une évidence à la fin de la troisième année. Nous avons alors repris contact avec les intervenants pour leur proposer de le composer avec nous, en reprenant et actualisant la thématique qu’ils avaient traitée au cours du séminaire ou en abordant un nouveau sujet. La publication collective née de cette nouvelle coopération propose un panorama des pratiques et de méthodes émergentes dans le monde des archives. Elle s’adresse aux professionnels des archives, aux étudiants de master et jeunes chercheurs en archivistique et sciences de l’information. Nous avons fait le choix de rejoindre une collection ouverte et gratuite afin que le coût et l’accès ne soient pas un frein à sa consultation. Le format numérique offre également une liberté de forme que nous avons exploitée et les lecteurs rencontreront des textes de tailles et formes diverses : exposés scientifiques, retours d’expérience, entretiens, discussions ou comptes rendus de séances de séminaires. Certains abordent le numérique sous l’angle de la technique, des outils ou de l’architecture de l’information, d’autres privilégient les usages ou les méthodes des professionnels. Cette variété, qui reflète celle des séances du séminaire, illustre la façon dont le numérique affecte tous les secteurs du traitement et de la conservation des archives. Chaque lecteur est donc assuré de trouver un ou plusieurs articles convenant à ses centres d’intérêt.
4L’ouvrage se structure autour de quatre types d’archives numériques qui induisent de nouveaux paradigmes de traitement : les données volumineuses, l’audiovisuel, les données de la recherche, les contenus des réseaux sociaux. Pour chacun d’entre eux, nous présentons les enjeux, les technologies et les outils mobilisés, sans omettre les usages.
Partie 1 : Les données volumineuses
5Dans cette période de cohabitation des données et des documents, les « data » viennent modifier notre perception du réel. Concevoir le monde à travers des instruments de mesure ou accéder à la connaissance via des analyses automatiques peut tout à la fois masquer la réalité et ouvrir à de nouvelles opportunités de savoir.
6Béa Arruabarrena et Armen Katchatourov, dont le texte, issu d’un dialogue mené lors d’une séance du séminaire, s’ancre sur l’exemple des données issues des objets connectés et de la mesure de soi, livrent leur réflexion sur l’influence des données sur les comportements sociaux. Comment modifient-elles le rapport à la norme sociale ? Ils nous rappellent que la volatilité des données, par opposition à la stabilité de l’archive, leur production et leur agrégation souvent obscures ne permettent pas au citoyen de leur porter un regard critique. Ils insistent sur l’importance d’un archivage des données et de la contextualisation de leur constitution.
7Ghislaine Chartron esquisse un panorama des métiers qui émergent dans le contexte de la gouvernance des données, laquelle occasionne, selon elle, « des évolutions profondes » plutôt que des « transformations radicales ». Elle définit les notions de data scientist, data manager, data stewart et explique pourquoi de nouvelles compétences en mathématiques, statistiques et algorithmique devront venir conforter les fondamentaux (la rigueur, la qualité, l’objectivité, l’ouverture) des professionnels de l’information.
8Un exemple concret de l’approche « par les données » d’une analyse de corpus audiovisuels patrimoniaux est donné par le projet ANTRACT qui associe les chercheurs de l’Ina (Jean Carrive, Abdelkrim Beloued, Steffen Lalande), du Centre d’histoire sociale des mondes contemporains (Pascale Goetschel, Franck Mazuet), de l’Institut d’histoire des représentations et des idées dans les modernités (Serge Heiden, Bénédicte Pincemin), d’EURECOM (Pasquale Lisena, Raphaël Troncy) et du Laboratoire d’informatique de l’université du Mans (Sylvain Meignier). Un corpus de 1 262 films d’actualités diffusés entre 1945 et 1969 est « décomposé » en données avec l’aide de diverses technologies : transcription automatique de la parole et identification des entités nommées, analyse visuelle automatique et identification des personnes à l’écran. Ces données font ensuite l’objet d’une analyse textométrique. L’intelligence artificielle rend ainsi possible l’analyse des corpus visuels volumineux.
Partie 2 : L’audiovisuel et ses métadonnées
9L’audiovisuel numérique (natif ou numérisé) s’invite en masse dans les fonds d’archives sous la forme de films institutionnels ou pédagogiques, de captations ou d’enregistrements d’entretiens qui, au-delà des questions de stockage et de format numériques, interrogent les méthodes, outils et normes archivistiques. Comment décrire des centaines ou des milliers d’heures de vidéo pour guider l’usager non plus vers la pièce, mais vers son contenu ?
10Sandrine Gill dresse le contexte historique, réglementaire et normatif des fonds audiovisuels versés aux Archives nationales et montre que chaque étape du processus de leur archivage présente des spécificités. Elle se demande comment concilier les normes de description archivistiques issues de l’ISAD(G), orientées vers la contextualisation d’un fonds considéré comme un ensemble, et les pratiques documentaires inspirées de l’Ina, des bibliothèques ou des cinémathèques qui analysent le document individuellement. L’archiviste navigue entre les deux pratiques pour répondre aux attentes des usagers, tout en se rappelant que leur statut juridique d’œuvre rend les archives audiovisuelles plus complexes à communiquer que les autres archives publiques.
11Le projet d’indexation de la captation du procès des attentats terroristes du 13 novembre 2015, accompli sous l’égide des Archives nationales de septembre 2021 à juin 2022, illustre les défis auxquels peuvent être confrontés les archivistes. Martine Sin Blima-Barru, Claire Scopsi et Aurore Juvenelle décrivent le dispositif de captation et de diffusion audiovisuelles, mis en place par le ministère de Justice dans le prétoire, et les outils méthodologiques et techniques qu’elles ont imaginé pour décrire séquence par séquence les 700 heures des débats, au moment même de leur captation. Ce retour d’expérience pointe les difficultés de l’exercice d’indexation « à la volée » qui demande d’effectuer, sans aucun recul, le choix des termes d’indexation et des séquences à annoter.
12Un autre défi est celui de la gouvernance des données dans une structure aussi complexe que l’Institut national de l’audiovisuel : comment non seulement centraliser et sécuriser le stockage des éléments audiovisuels, mais aussi centraliser et agréger les masses de données produites par des services aux missions diverses et gérer un modèle de données unique sans contraindre les usages multiples de l’institution ? Gautier Poupeau revient sur les réflexions qui l’ont conduit à concevoir une architecture intégrant une base de données relationnelle, une base de données graphe, une base de données document et un moteur de recherche, et dans laquelle la totalité des données a été migrée. Ce « lac de données » fonctionne comme une boîte noire, à laquelle on accède par des web services qui servent, à la volée, des données mises en forme selon les besoins des différentes applications de l’institution. Cette expérience montre combien les données modifient les approches techniques et organisationnelles.
13C’est un aspect plus managérial de la gouvernance des données que relatent Rémi Pailhou, Mevena Guillouzic-Gouret et Stéphanie Ange. Le réseau Diazinteregio s’est développé depuis les années 1990 par l’association progressive de cinémathèques, d’archives départementales et de structures patrimoniales françaises dépositaires de fonds de films, dans le but de développer en commun la base de données Diaz. Dans cette application sont versées les métadonnées des collections des membres et un thesaurus commun est en cours d’élaboration. Le réseau, qui maille la plus grande partie du territoire français, a développé une culture de la coopération poussée et il s’est doté d’un modèle économique et d’instances de décision fondées sur la discussion et la prise en compte des besoins de chacun.
Partie 3 : Les données de la recherche
14L’ouverture des données de la recherche s’organise sous l’impulsion du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche français. Elle concerne particulièrement l’édition scientifique, mais la conservation pérenne, l’accès aux données produites dans le cadre de projets financés sur des fonds publics et leur réemploi, impliquent aussi l’intervention des archivistes et des concepteurs d’infrastructures de dépôt.
15Désormais les chercheurs des humanités numériques doivent s’habituer à « penser leurs données » en adaptant les méthodes de leur discipline. Gérald Kembellec et Claire Scopsi présentent l’historique récent, les concepts et l’écosystème français de la politique d’ouverture des données de la recherche. Ils soulignent que ce processus oblige les chercheurs en sciences humaines et sociales à adopter le modèle des sciences dures, en structurant et décrivant leur corpus pour en permettre le stockage, la propagation et la consultation. Rendue nécessaire par l’interdisciplinarité, cette modélisation des corpus peut être facilitée par une collaboration pluridisciplinaire et l’intégration des services d’appui à la recherche (centre de documentation ou d’archives, etc.) aux équipes projets.
16À travers une analyse de la littérature scientifique, Nicolas Sauret, Jean-Luc Minel, Mélanie Bunel et Stéphane Pouyllau proposent un parcours des pratiques de dépôts de données de la recherche et les fonctionnalités et caractéristiques des infrastructures dédiées à leur conservation et à leur exploitation. Trois infrastructures sont présentées : une infrastructure nationale, la Digital Archiving and Networked Services, une infrastructure européenne, CLARIN, et l’infrastructure FAIR de l’écosystème Huma-Num reposant sur ISIDORE et NAKALA. L’usage de ces services se développe rapidement et les conduit à évoluer notamment en intégrant des technologies d’intelligence artificielle.
17Annick Boissel et Véronique Ginouvès livrent les étapes de la rédaction d’un « plan de gestion de données rétrospectif » lié au don du fonds de l’anthropologue Jean-Pierre Olivier de Sardan à la Maison méditerranéenne des sciences humaines [MMSH]. Elles conçoivent ce document, rédigé à l’issue du traitement de chaque fonds, comme un outil destiné aux informaticiens, archivistes et réutilisateurs des données, pour faciliter la compréhension du fonds, constitué des documents versés, associés aux contrats signés, aux documents de contextualisation, aux instruments de recherche rédigés par les archivistes et aux enrichissements apportés par divers acteurs. Le modèle qu’elles ont mis au point comporte neuf parties qui décrivent tant le fond que la forme des données et métadonnées et permet d’anticiper le cycle de vie du fonds.
Partie 4 : Les contenus du web et des réseaux sociaux numériques
18Par leur volume et leur fluence, les contenus des réseaux sociaux numériques [RSN], des sites web et des plateformes vidéos rompent avec le modèle traditionnel de l’archive. Que l’on considère le « dépôt » légal du web ou les campagnes de sauvegardes thématiques, les contenus ne sont jamais déposés, mais collectés sans recul historique par les archivistes à qui revient le choix des méthodes d’historisation.
19L’opération « Mémoire de confinement », présentée par Rosine Lheureux et Julia Moro, nous rappelle que la pandémie de Covid-19 a été une période d’intenses collectes de traces numériques. À l’issue du premier mois de confinement, les archivistes et la webmaster des Archives départementales du Val-de-Marne unissent leurs compétences et s’organisent à distance afin de récupérer auprès de la population locale les productions numériques qu’elle juge représentatives de son quotidien confiné. Deux cents dons de traces numériques, de formes et de technologies d’une extrême diversité, témoignent de l’ambiance particulière de cet événement et de l’état d’esprit des habitants du département. Ils sont aussi un support de réflexion pour les archivistes confrontés, dans cette collecte « à chaud », à une temporalité inhabituelle.
20À l’opposé de cette collecte sélective, la mission de dépôt légal de l’Ina restitue une matière que Boris Blanckemane qualifie d’« omnidonnées massives ». Très exigeante techniquement, la récupération des sites web, RSN, comptes de plateformes vidéos ou tweets implique des stratégies de collectes dédiées et des robots adaptés à la spécificité des sources, au volume et à la fréquence des données produites. Le stockage, l’indexation, la manipulation et la mise à disposition de ces omnidonnées massives nécessitent une combinaison complexe d’outils et de concepts que les archivistes doivent appréhender pour mieux communiquer avec l’équipe technique. L’évolution vers un archivage centré sur la donnée s’accompagne ainsi nécessairement de l’acquisition de nouvelles compétences.
21La BnF et l’Ina, tous deux chargés d’un dépôt légal du web, ont mis au point des stratégies de collectes des RSN adaptées aux domaines pour lesquels elles sont missionnées (le web lié à la radio et la télévision pour l’Ina, les « autres web français » pour la BnF), aux volumes extrêmes, au nombre de publications à suivre et aux attentes des usagers. Alexandre Faye, Jérôme Thièvre et Valérie Schafer proposent, à l’aide d’exemples concrets, une comparaison de leurs méthodes respectives, qui relèvent souvent de la tactique pour contourner les blocages des éditeurs ou réagir rapidement à une actualité. L’hétérogénéité des données, les caractéristiques techniques et la nature même des cibles de la collecte impliquent un travail d’instruction pour chaque plateforme. L’accès à ces ressources est donc complexe pour le chercheur qui doit prendre connaissance des modalités de collecte de chaque institution, mais bénéficie aussi de leur complémentarité. Autour d’un même thème, certaines collections rendent compte de l’apparition d’un thème dans les médias nationaux, d’autres de sa viralité géographique, ou bien, et c’est une tendance nouvelle, des expressions individuelles.
Ont été membres du comité scientifique, entre 2019 et 2023 :
Évelyne Broudoux (Cnam)
Ghislaine Chartron (Cnam)
Françoise Lemaire (Archives nationales)
Rosine Lheureux (Archives nationales)
Yann Potin (Archives nationales)
Clothilde Roullier (Archives nationales)
Claire Scopsi (Cnam)
Martine Sin Blima-Barru (Archives nationales)
Édouard Vasseur (École nationale des chartes)
Notes de bas de page
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