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Éducation populaire : engagement, médiation, transmission (XIXe-XXIe siècles)

 | 
Jean-Charles Buttier
, 
Clothilde Roullier
, 
Agnès Sandras

IV. Vers de nouvelles pratiques d’éducation populaire ? L'exemple des activités sportives et de plein-air pour la jeunesse

La « boum en colo », un moment sous haute tension

Enjeux pédagogiques et de genre d’un « passage obligé »

Marion Perrin

Note de l’éditeur

Ce texte est une réflexion qui s’inscrit dans le prolongement d’un atelier organisé par Mathias Gardet sur le thème « Les colonies et centres de vacances : quelles transformations au fil du temps ? ». Bien que Marion Perrin n’ait pas pu participer à cet atelier, elle a écrit ce chapitre en relation avec le sujet que cette chercheuse aurait dû traiter. Doctorante, elle prépare actuellement une thèse à Paris 13 en sciences de l’éducation dont le sujet est le suivant : « ‘‘Apprendre par corps’’. Éprouvés et savoirs expérientiels dans les récits de soi de Mineurs Non-Accompagnés pris en charge par l’Aide sociale à l’enfance ». Ce chapitre sur les colonies de vacances s’inscrit dans le cadre de ses recherches, mais aussi de son expérience professionnelle dans l’animation.

Texte intégral

Préambule

1Les colonies de vacances que j’ai vécues étant enfant, celles auxquelles j’ai participé comme animatrice ou que j’ai pensées en tant que directrice constituent une part importante de mon expérience et participent pleinement de ma biographie. Les raconter pourrait relever du témoignage, ou encore de l’anecdote, mais, dans tous les cas, elles constituent des lieux/moments/situations privilégiés d’apprentissages informels, propres à l’éducation populaire.

  • 1 Georges Devereux, De l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement, Paris, Flammarion, (...)
  • 2 Christine Delory-Momberger, Histoire de vie et Recherche biographique en éducation, Paris, Economic (...)
  • 3 Jean Houssaye, Quinze pédagogues. Leur influence aujourd’hui, Paris, Armand Colin, 1994, p. 11.

2Cependant, les perspectives en recherche biographique en éducation [RBE] ou encore en pédagogie invitent à aller plus loin dans la prise en compte de l’expérience comme lieu d’apprentissages : il s’agit de considérer cette dernière comme un creuset de savoirs issus de l’expérience même, mais aussi comme la matière à une théorisation des pratiques, voire la condition même de la théorisation1. Ainsi, Dilthey « fait de la réflexivité biographique la condition et le mode d’une connaissance de l’humain2 », tandis que Houssaye place la pédagogie dans la béance entre théorie et pratique3. Il ne s’agit alors pas seulement de narrer ou de témoigner, mais d’effectuer un double effort de réflexivité et de théorisation des expériences vécues. C’est à ce mouvement que la contribution présentée ici participe.

  • 4 Chr. Delory-Momberger, Histoire de vie…, op. cit., p. 46.
  • 5 Paul Fustier, « L’interstitiel et la fabrique de l’équipe », Nouvelle Revue de Psychosociologie, n° (...)

3Par ailleurs, quoique singulière, l’expérience n’en est pas moins sociale et socialisée et elle renvoie ainsi aux « espaces d’interaction avec le monde environnant4 ». S’intéresser au quotidien, aux « espaces interstitiels5 » ou encore à des rites tels que la boum sont alors des entrées pertinentes (et passionnantes) pour comprendre ce qui se joue dans l’articulation entre social et individu au cœur des institutions (ici la colonie de vacances). Cela est d’autant plus vrai lorsque l’on s’intéresse à l’intime comme lieu de l’expérience singulière et comme lieu du politique et du social, à l’instar des études autour de la sexualité et du genre. Ce texte, qui s’intéresse à la conflictualité de la boum comme espace de mise en scène de la sexualité et de l’hétérosexualité d’un point de vue de ses enjeux éducatifs, croise ainsi expérience biographique, observations de terrain, entretien avec des animatrices et animateurs et, enfin, échanges lors de (co)formation entre personnes encadrantes.

Introduction

  • 6 J’utilise le terme « anim’ » ou « anims » lorsque je me réfère indifféremment à toutes les personne (...)

4La boum m’intrigue depuis longtemps : pré-adolescente puis adolescente en colo, moi qui adorais danser, je ne comprenais pas bien le malaise qui parfois me saisissait dans ces soirées où des salles polyvalentes, souvent trop grandes, s’ornaient de guirlandes en papier crépon qui cachaient mal la solitude des uns et des autres, où l’excitation striait l’air et les courses-poursuites dans les couloirs, les « anims »6 criant de revenir s’amuser. Et, alors que travaillait mon jeu de jambes sur des madisons endiablés, je ne comprenais pas non plus pourquoi on forçait d’autres jeunes à rester – à moitié somnolents – sur une chaise, parce que c’était la boum et que tout le monde devait être ensemble. Et puis, ensuite, cette fameuse « nuit blanche » me rendait tout aussi perplexe : après que nous avons été puni(e)s plus tôt dans le séjour pour avoir transgressé les heures de coucher et la non-mixité dans les tentes, les anims nous mettaient toutes et tous entassé(e)s sur des matelas dans la même salle commune, avec des films toute la nuit. J’adorais les boums et je détestais les boums.

  • 7 Master 2 en études de genre, spécialité sciences de l’éducation, Paris 8, sous la direction d’E. Fa (...)
  • 8 Jean Houssaye, Quinze pédagogues…, op. cit., p. 11.
  • 9 Notamment en 2012, 2014, 2017 et 2018.
  • 10 Marion Perrin, « La colo, une école de l’hétérosexualité ? Négociation des normes sexuelles et de g (...)
  • 11 Marion Perrin, « Du care dans les vestiaires ! Genre, pédagogie de la décision et éthique du care e (...)

5Et c’est sûrement ce paradoxe, ainsi que mon intérêt pour les colos comme espace éducatif, qui m’a amenée à prendre ces dernières comme sujet de travail, depuis 2012, lors mon master en études de genre7 jusqu’à mes recherches actuelles en sciences de l’éducation. Adoptant une démarche clinique, je m’inscris dans une approche pédagogique des colos, c’est-à-dire dans un mouvement « d’enveloppement mutuel et dialectique de la théorie et de la pratique éducatives par la même personne, sur la même personne8 ». Je m’appuie ainsi sur mes propres encadrements de terrain comme matériau de recherche9. Cependant, afin d’élargir ma compréhension des enjeux éducatifs – et notamment en ce qui concerne la transmission (volontaire ou non) des normes de genre et de sexualité –, je croise ces observations avec celles effectuées sur des séjours où je suis observatrice extérieure, ainsi qu’avec des entretiens réalisés avec des animateurs, animatrices, directeurs et directrices de centre. Ces recherches – qualitatives – ont donné lieu à des publications, notamment sur l’hétéronormativité comme assise éducative implicite des centres de vacances10, ou encore sur l’articulation entre genre, pédagogie et care comme levier d’éducation critique11. Cet article propose de se centrer plus précisément sur un moment particulier de la colo – la boum – qui remet en jeu ces différentes dimensions, dans un espace-temps paradigmatique des colonies de vacances. Les situations évoquées et les citations sont issues des différents terrains effectués de 2012 à 2021 (les références à un terrain en particulier sont entre parenthèses) et dans lesquels j’ai occupé des places parfois différentes : directrice, observatrice extérieure ou bien encore formatrice.

6Par ailleurs, l’association Les 400 coups12, organisatrice d’ACM [accueils collectifs de mineurs], a proposé une coformation en mai 2021 portant sur la question des genres et des sexualités en colos. Constatant que ces dimensions influencent en profondeur les fonctionnements et les relations dans les séjours tout en étant le point aveugle des réflexions des équipes, il s’agissait, pendant quatre jours, de réfléchir ensemble à ces problématiques, à partir d’expériences de terrain, dans une perspective de théorisation mais aussi de praxéologie (trouver de nouvelles pistes pour les pratiques concrètes de terrain) propre à l’éducation populaire. L’un des ateliers se proposait ainsi de « déconstruire et reconstruire la boum » et je remercie ici vivement les organisateurs et organisatrices de cette formation, et plus particulièrement les participants et participantes à cet atelier, qui m’ont donné matière à penser pour ce texte.

Les ingrédients d’une boum

La boum, un moment consensuel ?

  • 13 Il n’existe pas, à ma connaissance, d’études statistiques sur l’organisation de boum en colonies de (...)
  • 14 Elsa Ramos, « La vulnérabilité “ordinaire” à l’adolescence », dans La jeunesse n’est plus ce qu’ell (...)
  • 15 Marika Moisseeff, « Apprivoiser la métamorphose pubertaire », Ethnologie française, 2010, p. 75-84.

7Quiconque a été en colo, en tant que jeune ou en tant qu’adulte, sait que la boum est un moment fort, incontournable, une sorte de passage obligé13. Au même titre que les grands jeux et certaines veillées. Ces différents moments traversent les générations et si la forme et les musiques changent, le principe de la boum reste globalement le même. Pour autant, ce n’est pas toujours un temps apprécié des jeunes, ni bien vécu. Si les plus petits semblent plutôt s’accommoder de cette activité, on observe, chez certains et certaines plus âgé(e)s, des manifestations d’ennui, de retrait, ou encore des refus manifestes de participer. Ces réticences vis-à-vis de la boum sont plus fréquentes et plus affirmées chez les enfants d’une dizaine d’années, jusqu’à seize, dix-sept ans environ. Cette corrélation renforce l’hypothèse que la boum est un moment particulièrement engageant pendant l’adolescence, alors que se conjuguent à la fois un besoin de ressemblance et de conformité à la norme des pairs14, l’émergence des questions de sexualité et les problématiques liées aux changements corporels qui s’opèrent15.

  • 16 Y. Amsellem-Mainguy et A. Mardon, Partir en vacances entre jeunes…, op. cit.

8Ces résistances de certains et certaines de ces jeunes interrogent, puisque c’est censé être l’acmé du séjour, comme en attestent les discussions autour de la boum, qui peuvent démarrer dès le premier jour (« Et il y aura une boum ? » [2012]), ou encore le soin apporté aux préparatifs qui peuvent durer plusieurs jours. Très généralement située au dernier soir de la colo16, elle en est le point d’orgue, une célébration collective qui vient témoigner que, dans le groupe constitué pour le séjour, on est « tous ensemble », qu’« on s’entend trop bien » et qu’on « s’éclate ». Ce qui est encore plus étonnant, c’est que certains animateurs et certaines animatrices ne vivent pas non plus la boum de manière très sereine. Une gêne, des questionnements, la sensation parfois d’une contradiction entre ce que l’on porte pédagogiquement et éducativement parlant (la liberté ou des fonctionnements en autogestion par exemple) et ce qui se passe, là, dans cette salle polyvalente, dans ce barnum aux guirlandes de crépon scotchées à même la toile.

9Avant de proposer quelques hypothèses d’analyse, il me semble nécessaire de rappeler quels sont les « ingrédients » de la boum, car c’est au cœur de chacun de ces éléments, et dans l’articulation de ces paramètres entre eux, que se nichent les questions éducatives et éthiques que pose la boum. Alors, que nous faut-il donc ?

Des ingrédients matériels

10De la musique – pas toujours choisie pour sa qualité, mais plutôt pour son aspect entraînant, ou « populaire » (populaire pour qui ?). La « playlist » est parfois faite en amont par les anims qui prennent en charge l’ensemble des musiques, gérant l’ambiance, l’alternance entre moments dansants, slows et « quarts d’heure américains ». Parfois, ce sont les jeunes qui choisissent, coupant la chanson d’avant qu’ils n’aiment pas trop, enchaînant avec un remix de mauvaise qualité dégoté sur Youtube, provoquant un certain agacement chez les autres jeunes, jusqu’à parfois « casser l’ambiance ». Qu’elle soit préétablie ou improvisée, la « playlist » pose dans tous les cas la question d’un « en commun » musical : qu’est-ce qui fédère ? Comment rendre compte de la diversité des goûts présents chez les jeunes, et qui parfois s’expriment dans des antagonismes forts (entre tenant du rap et du métal, par exemple) ?

Quelques minutes sur le quart d’heure américain

Le « quart d’heure américain » désigne un moment de la boum, où, pendant la séquence des slows, c’est aux filles d’inviter les garçons à danser. Cette expression renvoie à l’image d’une fille délurée et entreprenante. Sans rentrer dans l’archéologie de cette expression, notons, pour le sujet qui nous intéresse, quatre points qui interrogent fortement le recours à son usage et à cette expression :

  • s’il est besoin de spécifier qu’il y a un temps pour que les filles invitent les garçons, c’est que la norme, c’est l’inverse. En effet, le propre d’une norme, c’est de ne pas se dire, de ne pas avoir besoin d’être explicitée (c’est notamment ce qui rend plus compliqués son décryptage et sa remise en cause). La norme, donc, c’est donc que les garçons entreprennent les filles, qui attendent, patiemment (passivement ?), d’être choisies ;

  • comme on le voit, il s’agit bien ici de s’inscrire dans un cadre strictement hétérosexuel – garçons invitant filles, filles invitant garçons – où les normes de genre et de relations de séduction sont réaffirmées (de manière implicite, et c’est toute la difficulté lorsqu’on veut remettre en question les normes, qui se présentent toujours comme évidentes, voire « naturelles »), confinant parfois au stéréotype ;

  • le « quart d’heure américain », on l’aura compris, n’est pas censé durer longtemps : d’accord pour un peu de licence et de subversion, mais point trop n’en faut. Avant et après ce temps autorisé (souvent à l’initiative des anims), il s’agit que les filles réadoptent un comportement moins entreprenant, qu’elles ne soient pas sujets de désir et affichent leur envie de séduction, mais qu’elles retrouvent un statut d’objet : aux garçons de faire leur choix, de comparer et d’essayer.

  • enfin, il est intéressant de constater que cette licence morale qui autorise les filles à être sensuellement entreprenantes, ne peut venir que de l’étranger, d’ailleurs (« américain »). Il s’agit bien d’une double exception : temporelle et spatiale, qui renforce l’idée que la norme, ce n’est pas cela.

  • 17 Marie-Christine Barthaburu et Yves Raibaud, « Ségrégation des sexes dans les activités musique et d (...)
  • 18 Laurent Solini et Gérard Neyrand, « Survirilisation des pratiques sportives en établissement pénite (...)
  • 19 Élisa Herman, « Le genre en centre de loisirs : faire avec et “mettre de soi” », dans Mixité, parit (...)
  • 20 Magalie Bacou, « Les ressorts de la féminisation et de la valorisation de la mixité sexuée dans les (...)

11Une « sono ». Souvent l’objet des réunions de préparation de la boum (avec la fabrication des guirlandes et les listes de courses), elle est au cœur d’un enjeu central pour la boum, qui vient directement interroger les équipes dans leur rapport aux normes de genre : qui s’occupe de la sono ? Qui sait faire les branchements ? Qui sait de quel type de câble on va avoir besoin ? Parfois, manquant d’anticipation, on se retrouve au lancement de la boum face à des problèmes techniques, de compatibilité. L’énervement monte et, finalement, c’est l’animateur « qui s’y connaît » – ou, en tout cas, qui croît s’y connaître mieux que les autres – qui prend d’office les commandes [2014]. Là encore, le rapport à la technologie et à l’informatique est un terrain propice pour reconduire des divisions genrées dans les activités et les capacités supposées, parfois en dépit du bon sens et souvent en dépit d’un travail vers plus d’équité dans la répartition des tâches17. En effet, l’on remarque que l’animation est particulièrement structurée par la répartition traditionnelle des tâches entre hommes et femmes, les premiers étant considérés comme plus compétents dans les activités « techniques », sportives ou dans le maintien de l’autorité18, tandis que les activités de soin et d’organisation sont plus volontiers dévolues aux femmes19, dans une approche de « complémentarité entre les sexes20 ».

12Du sucre. Que ce soit les sodas, les bonbons, les brochettes de fruits (dans les versions les plus soucieuses d’un certain équilibre alimentaire), le sucre a la part belle dans les boums. Il arrive même que, parfois, il soit en accès illimité ce soir-là alors que les bonbons envoyés dans les colis pendant le séjour sont, eux, confisqués. D’où une certaine stagnation devant « le bar ». D’où aussi, peut-être, quand même, le niveau d’excitation qui saisit certains enfants…

Des ingrédients relationnels

  • 21 Et ce, en dépit d’un certain bon sens éducatif : le tout collectif n’est pas une préoccupation des (...)
  • 22 François Laplantine, Penser le sensible, Paris, Pocket, 2018.

13Des jeunes – oui, pour faire une boum, il faut des jeunes. D’ailleurs, le plus souvent, il faut tous les jeunes de la colo, quelle que soit leur envie réelle d’être là et quel que soit leur âge : les entretiens et les analyses des plannings réalisés pendant les séjours montrent que les boums commencent tôt, vers cinq ans21, et ne cessent ensuite de se répéter (quoiqu’avec quelques variations, et de belles !). Les jeunes se répartissent alors entre celles et ceux « qui s’éclatent », qui sont sur la piste de danse du début à la fin, celles et ceux qui occupent des postes stratégiques (tenir le bar permet, par exemple, d’exercer un certain pouvoir sur les autres en servant ou en ne servant pas les boissons) ou encore à la « sono ». Et puis, il y a les figurantes et figurants : celles et ceux qui restent sur les chaises. En rond. Autour de la piste de danse. Parfois en petit groupe. Parfois seul ou seule. Sporadiquement, un∙anim – plus souvent, une animatrice – les rejoint, leur demande si ça va, les encourage à venir danser. Certaines ou certains cèdent (est-ce de bon cœur ?). D’autres résistent. Parfois, ces jeunes se font rabrouer au titre d’une injonction à s’amuser : le statut de « spectateur » ou « spectatrice » n’est pas ouvertement admis, alors même qu’il participe de cette mise en scène collective de la boum, où, pour que certaines et certains puissent être vu(e)s, il faut bien qu’il y en ait qui regardent. Celles-là et ceux-là sont donc sur le banc de touche, dans la pénombre, et rechignent à s’avancer dans la pleine lumière. Enfin, il y a aussi celles et ceux qui sont dans le hors-champs22 : ils et elles sont là, mais on ne les voit pas vraiment ; conciliabule du côté de la porte d’entrée, course-poursuite dans les couloirs, bataille d’eau dans les toilettes, jeune qui pleure, seul ou seule, près d’un arbre…

  • 23 Régis Revenin, Une histoire des garçons et des filles. Amour, genre et sexualité dans la France d’a (...)
  • 24 Système de communication, là encore parfois lancé par les adultes, où les jeunes échangent entre eu (...)
  • 25 Hugo Lagrange, « Le sexe apprivoisé ou l’invention du flirt », Revue française de sociologie, n° 39 (...)
  • 26 Voir, notamment, Y. Amsellem-Mainguy et A. Mardon, Partir…, op. cit., p. 55 et suiv.

14Du flirt et des drames – dans les boums, chacune et chacun le sait, il ne s’agit pas que de danser. Voire, il s’agit carrément de tout autre chose, qu’on n’annonce pas comme un objectif de la boum, mais qu’on sait pourtant être sa véritable raison d’être : séduire23. La tenue de boum, le temps dédié à la préparation pour « se faire beau », « se faire belle », les séances de maquillage, l’organisation de certains jeux par l’équipe, la formation de couples en amont, l’importance des slows, ou encore, les jeux de facteurs24 sont autant d’éléments qui concourent à mettre la séduction au centre de la boum. Il s’agit alors de « concrétiser », de « pécho », de « mater », de « sortir avec », c’est-à-dire de prouver que l’on est « entré » et « entrée » dans la sexualité, que l’on est capable de plaire, notamment pour les filles, et que l’on sait adopter le comportement adéquat pour s’attirer une partenaire pour les garçons25. Pour cela, il faut se mettre en scène, sortir sa plus belle tenue, soigner son apparence, participer à une mise en lumière brusque de soi-même, sous les regards des autres. Si cela peut avoir un caractère ludique entraînant chez les plus jeunes, ce temps de préparation du corps se teinte, à l’adolescence, de questions plus « existentielles » : on se compare aux autres, on se trouve moche ou on espère qu’untel ou unetelle dira oui pour danser. Et puis, si l’on sait déjà qu’on est gay ou lesbienne, on sait également que le premier baiser, ce ne sera pas pour ce soir : trop de risque, la frivolité de la séduction n’est pas permise, il n’y a qu’à voir : J., l’animateur, « il arrête pas de répéter qu’on n’est pas des pédés » [2012]. Pendant la soirée, souvent avant (mais rarement après, étant donné que la boum a lieu le dernier jour et qu’après, c’est le départ), il y a de forts enjeux affectifs pour les jeunes, des sentiments qui s’éprouvent, se disent et se vivent. Parfois, il y a des drames, de véritables chagrins d’amour. Il y a des trahisons, des ruptures, des cœurs gros. Cet enfant qui pleure sous son arbre. Les témoignages recueillis, les observations réalisées ainsi que la littérature existante sur la boum permettent d’avancer l’hypothèse que cette dernière est donc un moment de forte intensité émotionnelle, notamment pour les préadolescents, préadolescentes, adolescents et adolescentes26.

15Des anims – où sont les anims ? Parfois, dans le bureau voisin, en train de finir « la compta », d’écrire le bilan du séjour ou de ranger leurs affaires. Ils et elles sont aussi sur les postes clés – bar, sono –, font « les videurs » à l’entrée de la boum, veillant à la bonne tenue des jeunes, surveillant les allées et venues, sont sur la piste de danse, chauffant la salle ; ils et elles « s’éclatent » aussi, parfois jusqu’à en oublier les jeunes. Ils et elles font « des rondes » : « oh ! on a dit tout le monde dans la salle, personne dehors sans surveillance ! » [2012].

  • 27 M. Perrin, « La colo, une école de l’hétérosexualité ?... », art. cit., p. 40.

16Parfois, les anims organisent des jeux pour rendre la boum plus vivante – c’est souvent le cas avec les plus petits et petites, qui, clairement, préfèrent se courir derrière et jouer à chat que de se déhancher sur un titre de Jul. On retrouve aussi cet animateur qui organise « des mariages » avant la boum : les filles en rangée d’un côté, les garçons de l’autre, il constitue des couples [2012]. Qu’est-ce qui se passe si l’on préfèrerait se « marier » avec une autre fille ? Si l’on souhaiterait être dans l’autre colonne, si tout ça, ça ne nous intéresse pas, même si on a treize ans ? On ne sait pas : on n’a pas le temps, la boum va commencer et on est là pour s’amuser. On retrouve aussi cette animatrice qui joue l’entremetteuse, cherchant à connaître les potins des jeunes, faisant et défaisant les couples avec eux [2017]. On voit bien dès lors que si l’un des enjeux de la boum, c’est l’entrée dans la sexualité, il s’agit d’une sexualité « sous contrôle », où les adultes jouent un rôle actif, flirtant parfois avec l’intrusion dans l’intimité des jeunes et asseyant leur action sur la reconduction des normes hétérogenrées (quoique parfois inconsciemment). La sexualité autorisée est alors une hétérosexualité sans sexualité27.

17Ailleurs, à l’abri dans une chambre d’adolescente, il y a A. qui écoute et discute avec les jeunes : qu’est-ce que c’est l’amour ? Comment c’est quand on embrasse ? Comment on sait si quelqu’un nous plaît ? Est-ce qu’on est jolie ? C’est quoi un préservatif ? [2017]. Il y a E., animateur, qui sent la boule lui monter dans le ventre, encore une colo, encore une boum, encore une soirée où il va falloir faire le mariole sur la piste de danse, lui qui préfèrerait vraiment passer la soirée à lire des histoires au petit groupe qui s’ennuie. Lui qui déteste être au centre de la lumière, qui ne sait pas danser, qui ne trouve pas ça drôle. Mais on n’a pas eu le temps de parler de tout ça en réunion, hier soir, parce qu’il fallait se dépêcher de savoir qui faisait quoi et que la boum, c’est demain [2021]. Cette éviction des enjeux liés à l’éducation affective et à la sexualité des réunions de préparation et des discussions en équipe participe à faire de la boum un impensé éducatif. Il me semble que l’on peut dégager trois raisons (au moins) qui expliquent ce phénomène : tout d’abord, le rythme très soutenu des colos, qui oblige les équipes à prioriser les sujets de discussions et de réunions, ensuite, la non-professionnalisation qui caractérise les équipes et qui pousse les anims à s’appuyer sur ce qu’ils et elles ont vécu en tant que jeunes pour assurer leur fonction, et, enfin, un certain « allant de soi » qui fait que la boum n’est que peu considérée comme un temps à mettre au travail : si cela fonctionne depuis si longtemps, pourquoi passer du temps à la réinventer ?

  • 28 Ibid., p. 17.
  • 29 Josepf Rouzel, Le quotidien en éducation spécialisée, Paris, Dunod, 2015.

18De l’éclate – « s’éclater », « la boum »… autant de termes qui disent bien le caractère explosif de ce moment, la tension qui parcourt la salle et les corps. Ça lâche, on a le droit de faire un peu n’importe quoi. Ou, en tout cas, on a le droit de faire des choses qui pouvaient être interdites jusque-là : se coucher tard, manger et boire tant qu’on veut (« la défonce au sucre »), s’exhiber, etc. En effet, la boum s’accompagne d’une certaine permissivité. Ce relâchement soudain des règles participe de la montée de l’excitation, de comportements parfois pulsionnels. Et si cette permissivité est toute relative – l’équipe veille et surveille –, il arrive aussi que les anims relâchent la pression en ce dernier jour et « débordent », comme ce groupe d’animateurs qui organise un strip-tease au milieu de la piste de danse [2012]28. Et puis, ils et elles aussi sont pris dans les effets de séduction : il y a des regards, des frôlements, parfois des couples qui se forment entre elles et eux. Qui tient la position29 d’adulte référent, alors ?

  • 30 Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975.
  • 31 Isabelle Clair, « Le pédé, la pute et l’ordre hétérosexuel », Agora débats/jeunesses, n° 60, 2012/1 (...)

19Ce que l’on voit à travers ces différentes dimensions de la boum, c’est que, contrairement à l’illusion que la répétition des boums génère, rien n’est en fait évident. La boum soulève des enjeux majeurs sur un centre de vacances, qui mettent en tension la question de l’individuel et du collectif, la place, le rôle et la fonction des uns et des autres, la capacité des adultes à tenir le cadre (quel cadre ? décidé par qui ?) ou encore la fonction des corps dans la colo, ce que nous allons voir maintenant. Par son caractère exceptionnel, par le brassage des individus qu’elle admet, la boum remet en jeu les règles qui jusque-là présidaient au gouvernement des corps dans le centre30, à leur circulation ou encore au primat du groupe sur les individus. Elle soulève des problèmes pédagogiques, des problèmes de place, ou encore des questions liées à la reconduction des normes de genre et à l’institution d’une hétéronormativité de fait dans les centres31.

Leviers d’analyse

Le collectif et l’individuel en colo, entre contrainte et liberté

  • 32 Laura Lee Downs, Histoire des colonies de vacances de 1880 à nos jours, Paris, Perrin, 2009.

20Je l’ai dit en introduction, la boum est souvent considérée comme un passage « obligé ». Et ce dernier terme pose question, à l’instar de bon nombre de fonctionnements de colos où les journées sont organisées de telle manière que les jeunes sont assez peu maîtres de leur temps et de leurs occupations. Ce modèle de colo, organisé en « journée type » ou encore inspiré de la forme scolaire, encadre étroitement le corps des jeunes, leurs déplacements, et fait primer le collectif sur les besoins et désirs individuels32. On se lave de telle heure à telle heure, on se couche en même temps, on fait des activités obligatoires de telle heure à telle heure et, après le repas de midi, il s’agit d’être calme, quitte à punir les enfants qui préfèrent courir et taper dans le ballon. Les moments où les jeunes récupèrent (un peu) d’autonomie sur leur propre corps sont rassemblés dans ce qui est dénommé « le temps libre », qui correspond souvent à des temps de flottements entre deux moments de tout collectif, et dans la transgression des règles (en sortant la nuit par exemple).

  • 33 Jean Houssaye, C’est beau comme une colo. La socialisation en centre de vacances, Vigneux, Matrices (...)
  • 34 Mathias Gardet, Les colonies de vacances, Paris, Le Cherche midi, 2014.
  • 35 Georges Vigarello, Le corps redressé, Paris, Armand Colin, 2004.

21Et que l’on songe donc à cette expression « temps libre »… Qu’en est-il alors du reste du temps ? Comment faire tenir ensemble la nécessité de formaliser des temps libres et la notion de vacances (ou de loisirs ?), qu’on retrouve quand même explicitement dans « colonie de vacances » ? Cette antinomie dans les termes est récurrente dans les projets pédagogiques et dans les fonctionnements de centre, comme l’a montré J. Houssaye33. Cette conception de la colonie de vacances s’ancre, par ailleurs, profondément dans l’histoire des colonies de jeunes34 et dans une vision orthopédique de l’éducation35. La boum comme « passage obligé » met en lumière, alors, la dimension implicite de contrainte qui structure la colo toute entière et qui définit les relations entre jeunes, et entre adultes et jeunes.

  • 36 M. Perrin, « La colo, une école de l’hétérosexualité ?... », art. cit., p. 39.

22L’autre dimension que la boum révèle, c’est l’omniprésence, voire l’omnipotence, du regard des adultes sur les faits et gestes des jeunes, sur leur corps même36. Beaucoup de colos sont ainsi pensées pour que les jeunes n’échappent jamais au regard des adultes, même si la réalité est toujours différente : les activités sont obligatoires, les sorties accompagnées, les portes de chambre doivent rester ouvertes, etc. Pour pouvoir surveiller constamment les jeunes, il faut que ceux-ci soient toujours rassemblés, à vue, et les désirs des uns ou unes et des autres, les besoins, les singularités s’effacent devant l’impératif du groupe. Les jeunes se fondent alors en une « masse » à encadrer, à gérer. Le collectif, entendu comme un « grand tout », prime sur l’individu. Mais cela pose une question pédagogique : comment à la fois promouvoir l’autonomie – voir l’émancipation – de l’individu, comme on le voit régulièrement dans les projets pédagogiques, et nier – dans le fonctionnement du centre – l’individu lui-même ? La boum, à cet égard, est une bonne illustration de ce paradoxe.

La boum, expression d’un « paradoxe éducatif » entre principes pédagogiques et postures pratiques

  • 37 J. Houssaye, C’est beau comme une colo..., op. cit.
  • 38 Renaud Leconte, Anaïs Meyer et Marion Perrin, « Transgresser les pédagogies de la décision ? », Efa (...)

23Mais alors, qu’en est-il dans des fonctionnements pédagogiques autres, fondés par exemple sur le courant des Pédagogies de la décision37 ou sur une organisation en autogestion ? Dans des colos où prévalent une plus grande liberté de circulation des corps et une singularisation des temps et des espaces, il semble que, là aussi, la boum pose problème, puisqu’elle viendrait contredire les principes pédagogiques mis en œuvre – par exemple, en réinstituant le primat du collectif sur l’individuel –, ou reconduirait des rapports de pouvoir – liés à l’hétéronormativité, entre autres – que, par ailleurs, les équipes tentent de mettre au travail38.

  • 39 Yves Bonnardel, La domination adulte. L’oppression des mineurs, Forges-les-Bains, Myriadis, 2015.
  • 40 M. Perrin, « La colo, une école de l’hétérosexualité ?... », art. cit., p. 39.

24Par les éléments intrinsèques aux boums (voir plus haut), les collectifs peuvent alors être conduits à adopter un fonctionnement ponctuel mais signifiant, qui réuniformise les relations : prééminence du grand collectif, activité boum obligatoire là où les autres activités sont d’habitude facultatives, appréhension face au spectre d’une sexualité qui serait, à ce moment-là, plus présente et qui peut conduire à des attitudes de défiance vis-à-vis des jeunes. Les postures et les fonctionnements adoptés produisent alors un certain « réencodement » des relations, c’est-à-dire que ces dernières réintègrent des formes standardisées de manières de faire relation entre mineurs et adultes39, mais aussi en fonction de normes de genre plus stéréotypées. C’est y compris le cas dans des tentatives de subversion de ces dernières, comme dans cette boum [2021] où l’injonction à « transgresser son genre » réinstaure le pouvoir coercitif des adultes sur le corps des jeunes et sur leur rapport à leur expression de genre, en même temps qu’elle encourage certains stéréotypes de genre, notamment à travers la pratique du travestissement40.

25Cette tension entre liberté des jeunes et action éducative se retrouve également, par exemple, dans les choix de musique, qui mettent les anims en porte-à-faux avec leurs principes pédagogiques et éthiques. En effet, comment travailler sur le sexisme et danser ensuite sur Booba ? Faut-il interdire les musiques qui véhiculent des discours sexistes ? Comment préserver, alors, la liberté d’initiative des jeunes, le partage, entre pairs, de ce qui fait, pour une grande part, « culture commune » ? Pour parer à ces risques de contresens éducatif, la tentation peut être grande de simplement supprimer la boum. Ce qui n’est pas non plus satisfaisant, comme le montrent les rébellions d’enfants face à cette décision [2021], ou encore parce que là aussi, ce serait renier le principe pédagogique et politique d’une décision collective et concertée.

La boum et le paradoxe de l’intimité rendue publique

  • 41 Ce qui fait que l’on se sent être soi-même, différent d’autrui, même si semblable par ailleurs. Voi (...)

26Être tenté de supprimer la boum, ce peut-être aussi une réponse à des inquiétudes qui touchent au plus intime du sujet et qui renvoient les anims à leur propre vécu : le corps, l’ipséité41, l’identité, le désir . Tel enfant devenu adulte se souvient des heures passées sur une chaise et de la musique trop forte qui vrille les tympans ; tel∙autre a encore dans les oreilles les paroles parfois cruelles, insultantes ; telle animatrice, traitée de « salope » quand, adolescente, elle n’attendait pas le quart d’heure américain pour inviter le garçon qui lui plaisait, se rappelle son premier baiser [2021] ; un autre, encore, qui se souvient d’avoir été puni après avoir été trouvé dans les toilettes avec le garçon dont il était amoureux [2014]. Et puis, ces danses collectives, toujours les mêmes depuis des générations, « tout le monde dans le même sens à tourner par un quart de rond… on dirait qu’ils marchent au pas ! » [2021].

  • 42 Y. Amsellem-Mainguy et A. Mardon, Partir en vacances entre jeunes…, op. cit., p. 16 et suiv.

27Ce qui se passe dans la boum, c’est une irruption subite (subie ?) des corps dans un espace marqué du sceau de l’excitation (ça n’a lieu qu’une fois, il ne faut pas se rater) et qui met en scène, sous le regard de tous, les corps dans ce qu’ils ont de vulnérable et de (non-)conforme aux normes sociales. Mais aussi (surtout ?) des corps qui posent la question de leur désirabilité (désir que l’on éprouve, désir que l’on suscite), préoccupation récurrente à l’adolescence, mais également chez les anims, qui sont elles-mêmes et eux-mêmes parfois tout juste sortis et sorties de l’adolescence (le BAFA peut s’obtenir à 17 ans). La colo, par la sociabilité entre pairs qu’elle permet en dehors du cadre familial, par le temps de vacances et la vie quotidienne, est un moment privilégié d’expériences, de questionnements et d’ajustements vis-à-vis de ces interrogations-là42, où la boum joue un rôle important.

  • 43 J. Rouzel, Le quotidien en éducation spécialisée, op. cit., p. 45.

28Ce que l’on constate, c’est qu’une grande part de la boum est dévolue aux questions de drague, de séduction et d’émois sensuels. C’est cet objectif implicite, mais néanmoins connu de toutes et tous, qui plonge des êtres pas toujours préparés – et pas toujours consentants – dans un ensemble de gestes et de grammaires corporelles, d’interactions et d’actes qui peuvent être troublants, voire angoissants. La boum est ainsi toujours un moment de prise de risque qui engage corps et âme. Si cette « inquiétante familiarité43 » peut être excitante pour certains et certaines, elle peut être très difficile à vivre pour d’autres, que ce soit du fait d’un événement particulièrement angoissant ou violent, ou que ce soit par l’effet de répétition d’une même expérience d’échec, d’exclusion, de relégation voire de stigmatisation. La question n’est alors pas tant de supprimer ou de pérenniser les boums, que de savoir comment on accompagne les jeunes dans ce moment, comment on prépare les boums, au-delà des aspects matériels.

  • 44 Christoph Wulf, Anthropologie de l’éducation, Paris, L’Harmattan, 1999.
  • 45 J. Rouzel, Le quotidien…, op. cit.

29Les anims ne sont pas neutres dans ce moment : pour elles et eux aussi la boum est un passage obligé, qui vient les chercher dans le plus intime de leur vécu, dans la réminiscence de souvenirs plus ou moins heureux qui interfèrent avec leurs conceptions éducatives et leurs actes in situ. De fait, quel que soit le rapport que les uns et unes et les autres entretiennent avec ce rite44, les anims doivent tenir le cadre, tenir la position45 d’adulte référent : ce sont elles et eux qui sont les garants de la sécurité physique et psychique des mineurs, comme l’indiquent les fonctions du BAFA. Nous pourrions ajouter « sécurité affective ». Entre coercition, ingérence dans la vie affective des jeunes, rencontre avec sa propre jeunesse et éthique éducative, les anims ne peuvent faire l’économie d’une réflexion individuelle et collective autour de la boum.

Conclusion

  • 46 Comme en témoignent, par exemple, les inquiétudes des équipes face à la sexualité des jeunes, ou le (...)

30Alors, que faire ? Ici, pas de solution toute faite. Cependant, quelques pistes pourraient nous aider à penser et vivre la boum autrement. Tout d’abord, en réinterrogeant – en formation, pendant les réunions de préparation, durant le séjour – les représentations, les attendus, les « moments forts » d’une boum. En considérant que la vie affective, la sexualité et la séduction font partie intégrante des colos. Les nier ne sert à rien : cela ne les efface pas et laisse parfois la porte ouverte aux fantasmes d’une sexualité juvénile pourtant bien loin des réalités de terrain46. En revanche, les prendre en compte, les travailler en équipe et y réfléchir permet d’avoir, sur le terrain, des postures qui ouvrent à un travail éducatif adapté aux questions que se posent les jeunes et à un accompagnement attentionné, par exemple autour de l’estime de soi, du consentement, des pratiques de réduction des risques. Il faut le redire ici : la boum n’est que la pointe de l’iceberg de l’articulation entre genre/sexualité, corps et pédagogie en colo.

  • 47 Blandine Bri, Pierre Dasen, Colette Sabatier, Bernd Krewer, Propos sur l’enfant et l’adolescent. Qu (...)
  • 48 Car oui, les sensations physiques sont un élément important pour identifier la façon dont le corps (...)

31Et parce que cela touche au plus intime de soi-même, mais aussi à des considérations morales liées à l’éducation que nous avons reçue47, il est également nécessaire d’entreprendre un travail réflexif sur soi-même : quelles sont mes représentations, qu’est-ce qui me dérange ? Pourquoi ? Comment j’agis et réagis sur le terrain ? En situation ? Qu’est-ce que cela me fait (comme sensations, émotions48) ? Nous pourrions espérer que ce travail apporte un vent de créativité sur les colos : ces dernières ont bien besoin de sortir des carcans et des modèles dont elles ont hérité. Et enfin, nous devons poursuivre un travail de théorisation autour des dimensions éducatives, sociales, politiques et cliniques des colos.

32Finalement, ce qu’il faudrait faire exploser, ce n’est pas tant la boum que les tabous sur la boum. Les colos ne se sentiront que mieux… les jeunes et les anims aussi !

Notes

1 Georges Devereux, De l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement, Paris, Flammarion, 1980, p. 21.

2 Christine Delory-Momberger, Histoire de vie et Recherche biographique en éducation, Paris, Economica, 2005, p. 7.

3 Jean Houssaye, Quinze pédagogues. Leur influence aujourd’hui, Paris, Armand Colin, 1994, p. 11.

4 Chr. Delory-Momberger, Histoire de vie…, op. cit., p. 46.

5 Paul Fustier, « L’interstitiel et la fabrique de l’équipe », Nouvelle Revue de Psychosociologie, n° 14, 2012/2, p. 85-96.

6 J’utilise le terme « anim’ » ou « anims » lorsque je me réfère indifféremment à toutes les personnes qui composent l’équipe d’animation, c'est-à-dire quand cela renvoie à un comportement homogène et partagé par les différentes personnes de l’équipe, quelle que soit leur socialisation genrée. Lorsque cette dernière est signifiante et éclaire la situation, je précise alors « animateur » ou « animatrice ».

7 Master 2 en études de genre, spécialité sciences de l’éducation, Paris 8, sous la direction d’E. Fassin.

8 Jean Houssaye, Quinze pédagogues…, op. cit., p. 11.

9 Notamment en 2012, 2014, 2017 et 2018.

10 Marion Perrin, « La colo, une école de l’hétérosexualité ? Négociation des normes sexuelles et de genre en colonie de vacances », Initio, Genre, éducation et travail, n° 5, 2015/1, [https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-02969051, consulté le 15 juillet 2021].

11 Marion Perrin, « Du care dans les vestiaires ! Genre, pédagogie de la décision et éthique du care en centre de vacances », Agora débats/jeunesses, n° 72, 2016, p. 91-106 [https://www-cairn-info.lama.univ-amu.fr/revue-agora-debats-jeunesses-2016-1-page-91.htm, consulté le 15 juillet 2021].

12 https://les400coups-colo.fr/

13 Il n’existe pas, à ma connaissance, d’études statistiques sur l’organisation de boum en colonies de vacances. Cependant, dans tous les entretiens et les observations de terrain réalisées, la boum revient comme moment fort des colos et un incontournable, ce que confirme également le rapport de l’INJEP de 2011 sur les colonies de vacances. Ainsi, même quand la boum n’a pas lieu, ce qui reste très exceptionnel dans les séjours, elle fait l’objet de discussions entre jeunes et dans l’équipe. Voir Yaëlle Amsellem-Mainguy et Aurélia Mardon, Partir en vacances entre jeunes : l’expérience des colos. Rapport sur les accueils collectifs de mineurs, volume 2, Rapport d’étude, Paris, INJEP, 2011, p. 30 et suiv.

14 Elsa Ramos, « La vulnérabilité “ordinaire” à l’adolescence », dans La jeunesse n’est plus ce qu’elle était, éd. par J. Hamel et al., Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, p 189-195.

15 Marika Moisseeff, « Apprivoiser la métamorphose pubertaire », Ethnologie française, 2010, p. 75-84.

16 Y. Amsellem-Mainguy et A. Mardon, Partir en vacances entre jeunes…, op. cit.

17 Marie-Christine Barthaburu et Yves Raibaud, « Ségrégation des sexes dans les activités musique et danse. L’exemple d’une commune de la périphérie de Bordeaux », Agora débats/jeunesses, n° 58, 2011/3, p. 65-78.

18 Laurent Solini et Gérard Neyrand, « Survirilisation des pratiques sportives en établissement pénitentiaire pour mineurs », Agora débats/jeunesses, n° 59, 2011/3, p. 107-119.

19 Élisa Herman, « Le genre en centre de loisirs : faire avec et “mettre de soi” », dans Mixité, parité, genre dans les métiers de l’animation, éd. par J.-C. Gillet et Y. Raibaud, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 87-101.

20 Magalie Bacou, « Les ressorts de la féminisation et de la valorisation de la mixité sexuée dans les équipes d’animation en accueil de loisirs », dans Colos et centres de loisirs : institutions et pratiques pédagogiques, éd. par J. Houssaye, Vigneux, Matrice, 2010, p. 147-170.

21 Et ce, en dépit d’un certain bon sens éducatif : le tout collectif n’est pas une préoccupation des enfants de cet âge, le kuduro non plus, les slows n’en parlons pas, et l’insistance sur la séduction (se faire beau, se faire belle, mettre sa plus belle tenue) est questionnante à un âge où, par ailleurs, elle ne se pose pas (ce qui n’empêche pas, d’ailleurs, les enfants, d’avoir une vie affective et sensuelle propre à eux).

22 François Laplantine, Penser le sensible, Paris, Pocket, 2018.

23 Régis Revenin, Une histoire des garçons et des filles. Amour, genre et sexualité dans la France d’après-guerre, Paris, Vendémiaire, 2015.

24 Système de communication, là encore parfois lancé par les adultes, où les jeunes échangent entre eux via des bouts de papiers sur lesquels ils peuvent s’écrire des petits mots. Il arrive que ce soit des jeunes qui occupent le rôle de facteur et factrice, mais il arrive aussi que ce soit les anims, qui, au passage, n’hésitent pas toujours avant d’ouvrir ce courrier qui ne leur est pas destiné.

25 Hugo Lagrange, « Le sexe apprivoisé ou l’invention du flirt », Revue française de sociologie, n° 39, 1998/1, p. 139-175.

26 Voir, notamment, Y. Amsellem-Mainguy et A. Mardon, Partir…, op. cit., p. 55 et suiv.

27 M. Perrin, « La colo, une école de l’hétérosexualité ?... », art. cit., p. 40.

28 Ibid., p. 17.

29 Josepf Rouzel, Le quotidien en éducation spécialisée, Paris, Dunod, 2015.

30 Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975.

31 Isabelle Clair, « Le pédé, la pute et l’ordre hétérosexuel », Agora débats/jeunesses, n° 60, 2012/1, p. 67-78.

32 Laura Lee Downs, Histoire des colonies de vacances de 1880 à nos jours, Paris, Perrin, 2009.

33 Jean Houssaye, C’est beau comme une colo. La socialisation en centre de vacances, Vigneux, Matrices, 2005.

34 Mathias Gardet, Les colonies de vacances, Paris, Le Cherche midi, 2014.

35 Georges Vigarello, Le corps redressé, Paris, Armand Colin, 2004.

36 M. Perrin, « La colo, une école de l’hétérosexualité ?... », art. cit., p. 39.

37 J. Houssaye, C’est beau comme une colo..., op. cit.

38 Renaud Leconte, Anaïs Meyer et Marion Perrin, « Transgresser les pédagogies de la décision ? », Efadine, n° 11, 2019, p. 71-81.

39 Yves Bonnardel, La domination adulte. L’oppression des mineurs, Forges-les-Bains, Myriadis, 2015.

40 M. Perrin, « La colo, une école de l’hétérosexualité ?... », art. cit., p. 39.

41 Ce qui fait que l’on se sent être soi-même, différent d’autrui, même si semblable par ailleurs. Voir : Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 367.

42 Y. Amsellem-Mainguy et A. Mardon, Partir en vacances entre jeunes…, op. cit., p. 16 et suiv.

43 J. Rouzel, Le quotidien en éducation spécialisée, op. cit., p. 45.

44 Christoph Wulf, Anthropologie de l’éducation, Paris, L’Harmattan, 1999.

45 J. Rouzel, Le quotidien…, op. cit.

46 Comme en témoignent, par exemple, les inquiétudes des équipes face à la sexualité des jeunes, ou les mythes récurrents concernant la question de la responsabilité « du directeur » en cas de grossesse au sein du centre (directeur qui deviendrait alors le père légal de l’enfant). Cette « légende de colo » reste vivace, et l’on en trouve des traces dans différents forums dédiés à l’animation.

47 Blandine Bri, Pierre Dasen, Colette Sabatier, Bernd Krewer, Propos sur l’enfant et l’adolescent. Quels enfants, pour quelles cultures ?, Paris, L’Harmattan, 1990.

48 Car oui, les sensations physiques sont un élément important pour identifier la façon dont le corps est en jeu.

Auteur

Doctorante en sciences de l’éducation – Université USPN-Paris Nord, laboratoire Experice, Animatrice, directrice d’ACM et formatrice BAFA/BAFD

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