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Lieux culturels et contextes de villes

 | 
Jean-Pierre Augustin
, 
Daniel Latouche

1. Sites locaux, réalités globales et recherches

Sociologie du changement culturel dans les villes moyennes d'Aquitaine

Essai de construction d'un objet sociologique

Jean-Paul Callède

Texte intégral

  • 1 F. Chazel (sous la direction de), Pratiques culturelles et politiques de la culture, Bordeaux, édit (...)

1La réflexion qui suit développe quelques acquis sociologiques concernant deux programmes — pluriannuels — de recherches conduits dans le cadre de la Maison des Sciences de l'Homme d'Aquitaine : Le phénomène culturel en Aquitaine (1981-1984), sous la direction scientifique de François Chazel, professeur à l'Université de Bordeaux II, et, sur certains aspects : Analyse des expériences de la politique contractuelle régionale (1983-1984), sous la direction scientifique de Jean Dumas, Professeur à l'Institut d'Études Politiques de Bordeaux. À l'époque, les études localisées avaient porté principalement sur un ensemble de villes moyennes d'Aquitaine qui se dotaient de nouveaux équipements culturels et affichaient des ambitions en matière de culture : Bergerac, Villeneuve-sur-Lot, Dax, Périgueux, Libourne, Agen... Un colloque marquant la fin de cette série de travaux, à l'initiative de François Chazel, permit de comparer quelques types d'approche relatifs aux faits culturels, d'orientation théorique ou plus empiriques selon les contributions1.

  • 2 Dans l'esprit des travaux sur « les petites villes » initiés par l'historien Georges Dupeux. À ce p (...)

2En mettant en rapport les décisions politico-administratives (exploitation de séries d'entretiens semi-dirigés, examen de la presse locale), la fréquentation d'équipements culturels (anciens ou nouveaux) et l'identification des publics de la culture (profils sociologiques, participation associative, conceptions de la culture...), ces travaux sociologiques réalisés pour l'essentiel en collaboration avec Marie-Line Felonneau — au sein du vaste programme interdisciplinaire 'Phénomène culturel' — ont permis de mettre en évidence quelques caractéristiques majeures du processus de développement culturel. Généralement, les investigations de terrain ont été conduites dans une phase, fort intéressante pour l'observateur attentif, de transformation de l'offre culturelle locale favorable aux villes moyennes. C'était d'ailleurs un des objectifs du programme que de vérifier l'impact des nouvelles politiques culturelles — en faveur et / ou à l'initiative — des villes moyennes d'Aquitaine2. Quelle était alors la fonction des villes moyennes dans les relations 'centre / périphérie', dans le processus de métropolisation de la culture et de régulation des échanges sociaux de proximité ? Quel était leur rôle dans la trame urbaine régionale ? Quelles particularités marquaient la culture organisée caractérisant ces villes isolées ? Ajoutons que la taille — relative — des agglomérations urbaines choisies et le développement culturel, accéléré d'une certaine manière par la modernisation de l'équipement communal, ont permis de mieux dégager les dimensions et les composantes d'un processus au demeurant assez complexe : celui du changement culturel, d'en proposer si possible une traduction chiffrée et une formulation synthétique, à l'échelle d'une ville.

I. LE CHANGEMENT CULTUREL : TROIS PLANS EN INTERRELATION(S)

3Le cadre de référence global élaboré sous l'angle de la sociologie pour appréhender le changement culturel dans les villes moyennes distingue trois plans : le substrat socio-géographique de la ville, la configuration d'ensemble de la culture organisée, les dispositions culturelles des publics. Abordons les successivement.

A. l'espace sociologique : le substrat socio-géographique de la ville

4Pour élaborer ce premier plan théorique, nous n'avons pas opéré comme le feraient habituellement des historiens ou des géographes de la ville. L'espace construit n'est pas une topographie concrète de la ville. Il correspond plus précisément à une interprétation "stratigraphique" et synchronique de la société locale (voir fig. 1). Le premier axe (distribution verticale) oppose "spécialisation résidentielle" (classes plutôt aisée, centre-ville) et "spécialisation populaire" (milieux plutôt modestes, périphérie urbaine). Plus la ville gagne en densité démographique, plus elle tend à élargir son périmètre d'agglomération, et plus les écarts sont marqués. À cette différenciation de l'espace d'habitation se superpose une spécialisation et une intégration fonctionnelles de l'espace urbain. Le second axe (distribution horizontale) prend en considération l'autonomisation progressive de la culture. Dans sa conception traditionnelle, la ville montre une faible dissociation entre l'organisation sociale et la culture. La culture est partie intégrante des modes de vie. Au contraire, dans sa conception moderne, la ville se définit par une dissociation entre l'organisation sociale et la culture. La culture est alors un élément marquant du niveau de vie, voire même un support de distinction sociale.

5En fonction des deux axes définis, on peut proposer une schématisation de l'évolution urbaine et du changement social.

Figure 1 - Le changement socio-géographique urbain

Figure 1 - Le changement socio-géographique urbain

6Des quadrans I et II — espace(s) traditionnel(s) —, le changement urbain tend à se déployer selon un triple étagement (quadrans III, IV et V). Dans la société "traditionnelle", les milieux de vie sont marqués par des genres de vie où le transmis l'emporte sur l'acquis. Le poids de la tradition et de l'héritage y est essentiel. La culture est fortement enracinée dans l'expérience sociale vécue, les échanges intergénérationnels sont bien développés. Les modes de vie et les réseaux de solidarité sont fortement structurés. La mobilité géographique n'est pas prépondérante. En opposition aux caractéristiques de la société "traditionnelle", on retiendra, pour la société "contemporaine", les éléments constitutifs suivants. La dissociation progressive des milieux sociaux et la prépondérance de plus en plus affirmée des niveaux de vie, pour lesquels l'acquis l'emporte sur le transmis, se précisent. La tradition et l'héritage collectifs n'ont plus de rôle primordial. La culture s'impose comme indépendante de l'expérience sociale vécue. Les échanges inter-générationnels sont plus réduits, les pratiques sociales s'individualisent et les réseaux de solidarité s'estompent. Avec le renouvellement des générations, de nouveaux modes de sociabilité se dessinent et on enregistre, pour les individus, une mobilité géographique croissante.

7Curieusement, les deux « types » de société — traditionnel ou moderne — se retrouvent dans la division du travail des sciences sociales. Les formes anciennes de la vie sociale urbaine sont plus fréquemment investies par les ethnologues : le marché hebdomadaire, les foires comme supports majeurs de la sociabilité et de la vie culturelle, économique, par exemple... Les formes modernes de la vie culturelle urbaine sont plus souvent investies par les sociologues de la culture : fréquentation des musées, du théâtre, du concert, place de la création artistique...

  • 3 A. Touraine, La société post-industrielle. Naissance d'une société (1969), Paris : Bibliothèque Méd (...)

8Le processus de dissociation opérant entre le plan de l'organisation sociale et celui de la culture n'est ni linéaire ni uniforme. Des asynchronies peuvent même apparaître au fur et à mesure que se remodèlent les espaces d'habitation, y compris dans le champ culturel. L'ouvrage publié en 1969 par Alain Touraine : La société postindustrielle. Naissance d'une société3 nous a été fort utile pour formaliser cette perspective qui correspond à un axe diachronique.

B. la culture organisée : configuration d'ensemble

9Dans chacune des villes étudiées, nous avons procédé à un inventaire exhaustif de la vie culturelle organisée : équipements culturels anciens, rénovés ou récents, espaces publics et / ou plurifonctionnels utilisés à des fins d'animation culturelle, recensement de la vie associative, fêtes de quartiers, formes d'animation polyvalentes, etc. Il n'a pas toujours été facile de trancher pour préciser les frontières du phénomène culturel local. D'une part pour une raison déjà exposée : dans un contexte de faible dissociation entre l'organisation sociale et la culture, le phénomène culturel est quasi coextensif de l'espace urbain. D'autre part lorsque le phénomène culturel inscrit son centre de gravité dans un champ que les sociologues de la culture considèrent comme ne relevant pas directement de leur domaine de prédilection. Ainsi en est-il à Dax (Landes), par exemple, où le thermalisme s'apparente à une mise en valeur touristique du site et où le sport — avec le rayonnement de l'usd (Union Sportive Dacquoise) — est sans nul doute un fait culturel à part entière...

10L'incidence du changement sur la configuration d'ensemble de la culture organisée fait apparaître une tripartition plus ou moins nette et avec des sphères plus ou moins denses selon les villes. Ceci ne signifie pas pour autant que l'organisation traditionnelle ne soit pas marquée par des hiérarchisations (logiques affinitaires et types de publics rassemblés, projet culturel à caractère sélectif...).

11L'apparition des institutions culturelles spécialisées et de grand rayon (centre culturel, musée...) renforce le domaine de l'action culturelle (voir fig. 2). La mise en place d'équipements de proximité (centre social, foyer des jeunes, club du 3ème âge...) correspond à la prise en charge de l'animation socio-culturelle et de l'action sociale. L'essor de ces trois "ensembles" s'accompagne d'un certain recul de la vie associative qui constituait l'essentiel de la culture organisée ancienne. De plus, la légitimation et la promotion de ces actions nouvelles — culturelle, socio-culturelle et sociale — infléchissent le registre des représentations et des idéologies de la culture. Dans le même mouvement, elles contribuent à accentuer ou accélérer le processus de dissociation qui s'opère entre organisation sociale et culture.

Figure 2 - Culture organisée et changement culturel

Figure 2 - Culture organisée et changement culturel
  • 4 Ces constats sont conformes aux études produites à l'époque par le Service des études et recherches (...)

12Le développement du champ de la culture organisée se définit par une extension et une spécialisation de la sphère de l'action culturelle proprement dite, contribuant sans nul doute à l'élévation et à la visibilité symbolique de l'offre dans ce domaine. On constate une institutionnalisation de la culture : infrastructures nouvelles, bureaucratisation et budgétisation municipales de la culture (incluant droits de contrôle et évaluations), professionnalisation de divers postes, etc., qui traduit conjointement un processus de municipalisation culturelle4. Cette extension se double d'une différenciation et d'une hiérarchisation des sphères d'activités culturelles. Nous reproduisons, à titre d'illustration, le schéma concernant Le champ de la culture organisée à Bergerac (1983) (voir fig. 3). Le développement culturel se vérifie aussi au plan de l'évolution des programmations culturelles et artistiques, des coûts de la culture, des rapports — rapports de bon voisinage ou rapports de force ! — entre bénévoles ou amateurs et professionnels de la culture (avec les compétences et les qualifications qui les caractérisent respectivement...), des formes de classement et / ou de déclassement symboliques qui concernent telle ou telle composante de la culture organisée, des modalités de fréquentation ou d'investissement des publics (ajustements ou désajustements entre une offre et une demande sociale)...

13Le promotion culturelle et artistique s'accompagne d'une mutation dans les conceptions de la culture et de l'art. Ce fait mérite d'être examiné plus en détail. Dans une conception traditionnelle de la culture, la relation explicite et / ou directe à l'organisation sociale s'accompagne d'une codification esthétique subordonnée aux valeurs sociales et/ou communautaires. Dans la perspective d'une conception moderne (ou récente) de la culture, l'absence de relation explicite et / ou directe à l'organisation sociale s'accompagne d'une codification esthétique affranchie des valeurs sociales et collectives. La conception artistique traditionnelle (les beaux-arts), fortement inscrite dans l'organisation sociale, limite, refuse, voire même nie toute interprétation formulée en termes d'esthétique pure. La conception artistique contemporaine (les arts plastiques, par exemple), fortement inscrite dans l'esthétique pure, limite, refuse, voire même nie toute interprétation formulée en référence à l'organisation sociale. Sur ces aspects, la sociologie de l'art développée par Pierre Bourdieu et son équipe (A. Darbel, J.-C. Passeron, J.-C. Chamboredon) est particulièrement stimulante pour explorer ces deux "versants" de l'art et de la culture, lieux d'affrontements symboliques destinés à imposer la « bonne définition » de l'art et/ou de la culture...

C. l'acces à la culture : logique d'accomplissement et / ou logique d'affiliation

14Les individus, dans leurs pratiques sociales et / ou culturelles, sont caractérisés par des modes de sociabilité spécifiques. Les conduites sociales des individus, dans l'accès à la culture, s'appuient sur des dispositions sociologiquement analysables. Tel est le troisième plan dégagé par l'étude sociologique. L'exploitation de plusieurs séries d'entretiens semi-dirigés, enregistrés, a permis de dégager deux orientations de la logique comportementale, deux logiques d'action rapportées aux pratiques culturelles et de loisirs.

Figure 3 - Le champ de la culture organisée à Bergerac : dynamique d'ensemble (essai de représentation figurée)

Figure 3 - Le champ de la culture organisée à Bergerac : dynamique d'ensemble (essai de représentation figurée)

Cette représentation figurée du champ de la culture organisée s'appuie sur deux ordres de variables ou d'indicateurs — relativement interdépendants — qui renvoient :
- au niveau modal des différentes offres culturelles ;
- à la caractérisation sociologique globale des publics.
Compte tenu de ces éléments, une même institution peut figurer à différents niveaux.
Les formes traditionnelles et associations (1) de la culture organisée correspondant à une culture " partagée" dans laquelle le bénévolat occupe une place prépondérante.
Les formes récentes (2, 3, 4, 5) se traduisent par une spécialisation et une hiérarchisation des offres culturelles. Elles correspondent dans l'ensemble à une culture "administrée" par des professionnels.

15Les individus qui occupent — ou sont appelés à occuper (s'il s'agit des jeunes) — une position plutôt élevée dans la stratification sociale ont tendance à se situer dans une logique d'accomplissement : individualisation des comportements culturels et des formes d'investissement dans les loisirs.

16Les individus qui occupent — ou sont appelés à occuper (s'il s'agit des jeunes) — une position plutôt basse dans la stratification sociale ont tendance à se situer dans une logique d'affiliation : comportements de groupe, relation sociale, sociabilité collective structurant les activités culturelles et distractives.

17Ces deux logiques peuvent bien sûr se combiner l'une avec l'autre, sans pour autant définir une logique culturelle propre à des catégories sociales en position intermédiaire ou propre aux classes moyennes. L'hypothèse n'est pas pour autant à écarter. À propos des pratiques de loisirs des catégories intermédiaires, Alain Touraine souligne la caractéristique suivante : " Promotion, mobilité, imitation des catégories plus élevées, sont pour elles des objectifs essentiels" (op. cit., p. 281). Le propos, daté de 1969, anticipe sur celui de Pierre Bourdieu évoquant une dizaine d'années plus tard le 'rattrapage culturel' ou la 'bonne volonté culturelle des classes moyennes'. On peut également concevoir que certains représentants de ces catégories en position intermédiaire puissent rester fidèles à des expressions culturelles plus populaires et très affiliatives.

18Une second référence, qui prend en compte l'adaptation sociale, permet de compléter cette approche des pratiques culturelles. L'axe relatif aux logiques d'action peut être secondairement partagé en fonction de la nature des affects qui sous-tendent le comportement des individus : affects positifs dans le cas d'une intégration (ou adaptation) sociale satisfaisante, et affects négatifs dans le cas d'une intégration (ou adaptation) plus problématique. Dans le domaine des activités culturelles et de loisirs, ces affects positifs se traduisent par un investissement actif (demande) et une pratique des loisirs effective et structurée. Les affects négatifs se traduisent au contraire par une pratique occasionnelle et informelle, et des résistances à un investissement volontaire (attente, passivité). Dans le premier cas, le niveau d'aspiration de l'individu s'actualise par la mise en œuvre d'une activité qui signifie pour ce dernier la réalisation de ses propres capacités dans un contexte associatif ou selon des modalités plus individuelles. Dans le second cas, aucun niveau d'aspiration n'est exprimé comme tel par l'individu. Celui-ci est privé ou dépossédé, en quelque sorte, des conditions sociales et culturelles requise à l'émergence d'un niveau d'aspiration efficient : expérience du veuvage suivie de la fréquentation épisodique d'un club du 3ème âge ou d'un foyer municipal, groupe de jeunes suivis par l'éducateur d'un club de prévention, solitude, conduite anomique...

19Le croisement des deux axes permet d'élaborer un schéma composé de quatre quadrans (voir fig. 4), en d'autres termes un espace — sociologique — des attitudes, des logiques d'action éclairant les pratiques culturelles, au sein duquel des sous-ensembles sont identifiables à partir de traits similaires.

Figure 4 - Logiques d'action et pratiques culturelles

Figure 4 - Logiques d'action et pratiques culturelles

20Les trois modélisations proposées — substrat socio-géographique, configuration de la culture organisée, pratiques culturelles — montrent une certaine similitude "morphologique". Pour autant, il n'est pas question de laisser penser qu'on puisse les superposer de façon automatique. Pareille opération signifierait alors soit que l'espace socio-géographique (le contexte) informe totalement les pratiques et les goûts culturels des individus (ou des groupes), soit — ce qui revient au même — que les choix culturels exprimés par les individus sont illusoires car résultant strictement des conditions 'objectives' de vie. Dans les deux cas, en plan intermédiaire, les équipements culturels socialement différenciés opéreraient comme des appareils idéologiques de reproduction sociale... Cette mise en garde méthodologique n'est pas inutile si l'on ajoute qu'une certaine sociologie de la culture, en France, dans les années soixante-dix, a largement versé dans le sociologisme. En revanche, il est clair que des tendances se font jour, non pas en termes de stricte homologie des trois plans, mais en termes de correspondances. En effet, il existe une correspondance significative entre les types d'unités géographiques considérés (quartiers, secteurs urbains...), les caractéristiques et propriétés des institutions culturelles qui y sont implantées et, enfin, les formes de logiques d'action (tant des publics effectifs de la culture que des publics 'potentiels', voire même des "non-publics"). En outre, le changement culturel, entendu dans sa diversité de modalités possibles (transformation, rupture, modernisation...) ne s'exprime pas uniformément. L'espace urbain, la vie associative, les options prises en matière de politique culturelle, la fréquentation des équipements culturels (de proximité ou de grand rayon), l'intérêt et / ou la désaffection des publics, pour ne mentionner que ces quelques aspects, gagnent en intelligibilité sociologique à être appréhendés en réciprocité de perspective et en fonction de certaines interrelations pertinentes.

21Il nous faut revenir toutefois sur quelques points d'ordre méthodologique ou conceptuel qui restent encore en suspens. Ces aspects font l'objet de la seconde partie de la communication.

II. RETOUR OBLIGÉ SUR QUELQUES DIFFICULTÉS MÉTHODOLOGIQUES ET / OU CONCEPTUELLES

22Jusque-là notre rapide présentation du cadre de référence global destiné à appréhender le changement culturel a privilégié la description analytique en évoquant surtout les conditions — et les limites — de mises en perspective synchronique : tel espace social, telle ou telle population avec telle ou telle pratique culturelle dominante, par exemple. Il convient maintenant de replacer cette modélisation théorique du changement culturel dans une perspective plus diachronique : celle du développement de la culture organisée, marquée par un élargissement de l'offre culturelle et de la demande sociale, et s'accompagnant parfois de la relégation, voire même de la disparition de certaines formes de pratiques sociales.

A. culture traditionnelle et modernisation de la culture organisée

23La problématique de l'autonomisation de la culture, qui peut être également désignée comme un processus de désocialisation culturelle, autrement dit comme le passage d'une culture — collective — inscrite dans des genres de vie à une culture — plus individuelle — définissant des niveaux de vie, d'une culture 'partagée' et 'inter-générationnelle' à une culture 'consommée' et 'intra-générationnelle', est fort suggestive. Elle fournit par exemple quelques éléments pour comprendre la généralisation de l'accès à la culture en termes de logiques d'accomplissement ou encore, conjointement, le déclin de certaines formes affiliatives et associatives. Mais peut-on précisément définir chronologiquement l'articulation entre un registre traditionnel et un registre moderniste de la culture organisée, et dater le passage d'un type à l'autre ? S'agit-il au contraire d'idéaux-types antithétiques, de facture analogue à des élaborations connues, du genre tradition / modernité (selon Bert F. Hoselitz, 1963), communauté/société (Gemeinschaft / Gesellschaft, selon F. Tönnies, 1887), solidarité organique/solidarité mécanique (selon E. Durkheim, 1893), Folk Society / Urban Society (selon R. Redfield, 1956), etc. ? Faut-il au contraire considérer qu'il s'agit là uniquement de schémas d'intelligibilité formels ?

24Dans les enquêtes conduites à Bergerac, Villeneuve-sur-Lot et Libourne, tout particulièrement, il a été possible d'étudier une période charnière (de l'ordre de deux à cinq ans, selon les cas) marquant une brusque transformation de la culture organisée : ouverture de nouveaux équipements culturels de grand rayon, spécialisation des secteurs et des fonctions culturelle, recrutement d'agents professionnels de la culture, relégation au second plan d'une partie de la vie culturelle associative, etc. Cette charnière marque alors une séparation entre l'organisation traditionnelle de la culture et la réorganisation — ou modernisation — de la culture. Mais l'historien s'intéressant aux mêmes villes mettrait également en évidence d'autres charnières caractéristiques, jalonnant une plus longue durée : peut-être la fondation d'une petite académie, d'une société savante ou d'un cercle (en référence aux travaux de Maurice Agulhon), un essor associatif lié à la promulgation de la loi 1901 sur les associations, l'émulation entre patronages catholiques et patronages laïques destinés à asseoir le contrôle de l'éducation culturelle, sociale et sportive de la jeunesse durant la première moitié du xxe siècle, la mise en place d'associations culturelles opposées à la politique municipale, l'ouverture locale d'un équipement culturel 'haut de gamme' subventionné dans le cadre national d'une Loi de programme d'équipement, etc. Avec, le cas échéant, des répercussions déterminantes, y compris sur le paysage culturel d'aujourd'hui.

25Dans les villes étudiées, ces charnières successives tendent à montrer une interaction répétée entre le niveau national (le "centre") et le niveau local (la "périphérie"). Dans le domaine culturel — entendu au sens large — le renouvellement des formes de la culture organisée est rendu possible dans la mesure où il est garanti au plan national (disposition jurique garantissant la liberté d'association, fédéralisation des associations, lois-cadres d'équipements culturels et socioéducatifs...). Il faut y voir le rôle déterminant des hommes et des institutions qu'ils animent. À chaque étape charnière, cette remise en cause et cette réorganisation du champ de la culture organisée, figée quelquefois dans la routine des habitudes, renouvellent l'espace public et l'affermissent. On retrouve ici l'articulation entre organisation culturelle "traditionnelle" et "modernisation" culturelle. Pensons par exemple que les premières associations culturelles, gymniques ou sportives, surtout dans les petites villes ou dans les bourgades à forte imprégnation rurale, ont permis de rompre le cercle consensuel et souvent conservateur de la "communauté" locale en ouvrant sur le changement social, sur la modernisation des relations sociales, bref sur une organisation sociétale (et non plus communautaire) de la vie locale. La proximité physique des relations interpersonnelles, autrement dit les modalités de l'interconnaissance, se doublant d'une distanciation idéologique et institutionnalisée dans des réseaux, autorisant des formes d'engagement public, d'opposition, de critique, d'innovation. Un témoignage d'instituteur, rapporté par l'historien Jaques Ozouf, illustre parfaitement cette distanciation opérant au sein d'une commune des Deux-Sèvres, dans les premières années du xxe siècle. "La population marchait sur deux voies parallèles : deux enseignements, deux musiques, deux bibliothèques populaires, deux sociétés à allure sportive (la gymnastique à droite, le tir à gauche), deux sociétés de secours mutuels, deux salles des fêtes"... Dès lors, au fur et à mesure que de nouvelles formes d'expression de la culture s'imposent au sein de la localité, pouvoirs politiques et pouvoirs culturels ne sont plus nécessairement superposables et confondus, comme ils pouvaient l'être jadis dans la promotion d'une culture quelque peu mondaine, légitime et d'autocélébration des élites locales...

  • 5 J. Habermas, L'espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la sociét (...)

26Au début des années quatre-vingt, par le truchement de la modernisation de la culture organisée, diverses villes moyennes, où aucun événement marquant n'était intervenu depuis longtemps dans le domaine culturel, régénèrent leur « espace public » de discussion, de concertation, de proposition, de critique et de polémique. Diverses fractions sociales participent à cet échange social. Cet espace public, relativement conforme à la présentation qu'en donne Jürgen Habermas dans un ouvrage connu5, résulte, en partie au moins, des opportunités offertes par le "centre" (Paris, la métropole régionale) à la "périphérie" (ici les villes moyennes), en termes de politiques publiques, d'offres culturelles ou artistiques, de mise en place des conditions favorables à l'accueil et / ou à la production d'œuvres culturelles et artistiques de qualité.

  • 6 Cité d'après R. Boudon et P. Lazarsfeld, Le vocabulaire des sciences sociales, Paris-La Haye : Mout (...)

27L'irruption de la figure de l'animateur professionnel 'cosmopolite' — autrement dit le directeur d'équipement culturel, l'initiateur d'un festival, le grand chef d'orchestre, le responsable d'une troupe de théâtre reconnue, l'artiste plasticien, qui s'imposent dans la localité, souvent largement rémunérés — illustre également cette modernisation culturelle et elle tend à enrichir l'espace public local, tout en révélant parfois des tensions avec certains représentants — bénévoles et / ou notables patentés — de la culture organisée traditionnelle. On dénonce ainsi un mécénat arbitraire, un clientélisme à peine déguisé... Généralement, la présence des créateurs dans la ville ne passe pas inaperçue. Ce fait n'est pas sans rappeler la distinction fondamentale opérée par R. K. Merton opposant "les influents « cosmopolites », d'abord intéressés par le monde extérieur, aux influents « locaux », essentiellement tournés vers la communauté elle-même"6.

28On peut tout de même s'interroger sur les transformations subies par cet espace public, au fil des décennies. Les sociétés savantes et artistiques, animées par une fraction de l'élite intellectuelle et économique locale, puis l'associationnisme culturel à vocation démocratique, plus rarement les associations sportives conjuguaient production de l'espace public et participation culturelle, culture discutée et participation sociale. Aujourd'hui, l'espace public paraît soit cantonné dans des enjeux liés au cadre de vie et à la défense de l'environnement urbain (limité quelquefois à un quartier ou à un secteur géographique de la ville), soit à des enjeux tournant autour des "bons choix" en matière de programmation culturelle : « Beaux-arts » classiques ou « post-modernisme» artistique, tradition ou avant-gardisme, héritage local ou rupture délibérée avec le passé, valorisation du patrimoine historique et architectural ou non, lecture publique ou nouveaux arts technologiques... Les récents modes d'accès à la culture — au moins dans les années 1980-85 — opèrent sous la forme d'une consommation intéressée, ostentatoire ou émancipatrice, marquée de curiosité esthétique. À cet égard, faut-il conclure à un déclin de la sphère publique, à une "dépublicisation" de la vie locale, par épuisement progressif des modalités de la participation culturelle ? Ou bien cette sphère publique est-elle en train de se recomposer, sous nos yeux, autour d'autres enjeux de société ? Esquisser une réponse à cette double interrogation échappe aux limites de cet exposé. Contentons-nous simplement de formuler la question.

B. les politiques d'équipement culturel communal : entre choix et nécessité...

  • 7 "Le processus de développement des équipements sportifs et culturels. Dynamique spatiale et intégra (...)

29Nous avons déjà indiqué combien le renouvellement de l'équipement culturel, à l'échelon communal, est un vecteur important de changement social (au plan général) et culturel (soit un aspect plus spécifique). Dans un essai d'approche globale, couvrant la période considérée, nous avons essayé de dégager une "logique" d'aménagement culturel de l'espace, un processus en acte7. La dynamique 'centre' / 'périphérie ordonne largement les prises de décision, les choix et les options prioritaires, mais également la volonté municipale de différer la réalisation de certains projets d'équipements. Ce modèle centre / périphérie opère à différentes échelles : la Capitale / la métropole régionale, la métropole régionale (et sa ville-centre) / les villes moyennes (ou encore les villes de banlieue), etc. De même au sein du périmètre communal, une logique centre / périphérie est également à l'œuvre s'appuyant sur l'articulation entre équipements culturels de grand rayon (et à vocation de centralité) et équipements socio-culturels de proximité (et à vocation périphérique). Dans certains cas, aux équipements "polyvalents" dits de première génération succèdent des équipements plus spécialisés dits de deuxième génération. Enfin, on constate des choix prioritaires concernant soit l'infrastructure culturelle, soit l'infrastructure sportive...

30Ce modèle centre / périphérie, qui définit une logique systémique quant à la localisation et au niveau de rayonnement des équipements culturels, permet de mieux caractériser la logique d'action dont disposent les décideurs : maires et élus locaux bien sûr, mais également préfets et responsables administratifs des services extérieurs des ministères concernés. Affirmation de choix volontaristes et nécessité (ou régulation) systémique, tel est le cadre dans lequel se définit, s'instruit et se concrétise la latitude d'action des élus et des décideurs locaux. Souvent les appartenances politiques n'opèrent que sur un plan très secondaire.

31Ce constat — qui est aussi largement une hypothèse de travail — ne signifie pas que les acteurs en présence expriment des choix simplement instruits par la compréhension "raisonnable" des contraintes structurelles locales. L'action culturelle suppose des prises de risque, des audaces, des choix apparemment contre-indiqués. La culture, l'art se rapportent au principe de plaisir, à une émotion esthétique, et sont souvent disjoints des savoirs régis par le principe de réalité...

  • 8 E. Friedberg, P. Urfalino, Le jeu du catalogue — les contraintes de l'action culturelle dans les vi (...)

32À l'époque où les monographies des deux programmes msha ont été livrées, prévalait le "jeu du catalogue", un schéma plutôt stimulant proposé par Erhard Friedberg et Philippe Urfalino8. Dans cette perspective, la "mise en rubriques" de la culture induit une logique de recherche de l'exhaustivité et un parti-pris concurrentiel tendant vers une offre culturelle diversifiée, attractive et complète. L'intérêt de nos propres études localisées a été de dégager quelques 'itinéraires' caractéristiques dans la mise en place progressive d'une culture organisée et administrée. En définissant dès 1979-80 un programme de recherche sur les villes moyennes, le conseil scientifique de la msha avait visé juste. Les villes retenues, de par leur localisation géographique et de par les fonctions servies au niveau de la trame urbaine régionale, étaient en train de développer une politique culturelle ambitieuse. Quelques années plus tard, le ministère de la Culture confirmait cette spécificité vérifiée à l'échelle de l'Hexagone. "Certaines de ces villes isolées jouent un rôle de petite capitale locale, de centre commercial et administratif pour des zones géographiques à dominante rurale : bien que ne possédant pas d'agglomération, ces villes ont un comportement de ville-centre" (In Développement culturel, bulletin no 55, avril 1983, cit. p. 2-3).

C. les publics : dispositions culturelles et acces à la culture

33L'exploitation de plusieurs séries d'entretiens semi-dirigés (et enregistrés) portant sur les types de pratique et les modes de représentation de la culture a permis, dans une première étape, de dégager un axe majeur, un continuum, ordonné en fonction de deux référents déjà présentés : logique d'accomplissement et logique d'affiliation. Néanmoins, il subsistait une certaine déperdition de l'information — sociologique — recueillie, c'est-à-dire non directement réductible aux dimensions de l'accomplissement personnel ou de l'affiliation au groupe. En reprenant cette analyse de contenu, nous avons été conduit à orienter l'interprétation sociologique vers une théorisation plus complète des pratiques et des représentations de la culture. Ces efforts ont permis de construire une matrice des dispositions culturelles (voir fig. 5) et de leurs principales composantes analytiques.

Figure 5 - Les dispositions culturelles : dimensions et registres

Figure 5 - Les dispositions culturelles : dimensions et registres

34Quatre modalités peuvent être clairement identifiées : expression, communication, acquisition, coopération. Ces modalités sont en elles-mêmes des idéaux-types. En général, l'exploitation d'un entretien permet d'observer des modalités composées combinant plusieurs aspects. Les logiques d'accomplissement tendent à privilégier l'expression individuelle et les acquisitions personnelles (avec comme travers possible l'individualisme : le rejet ou l'effacement des sociabilités associatives...). Les logiques d'affiliation s'appuient sur la communication et / ou la coopération (au risque de verser parfois dans une sorte de collectivisme convivial : la négation du processus de production des œuvres culturelles ou artistiques...). Le registre de l'être compose avec l'expression individuelle et la communication, mais il peut se limiter quelquefois à une dimension simplement fusionnelle. Le registre du faire s'appuie sur les formes d'acquisition et / ou de coopération, mais son caractère opératoire peut se réduire le cas échéant à une simple fonctionnalité relative aux tâches ou à l'exigence de "performance".

35La réalité "en creux", négative, qui se dessine : "individualisme", "collectivisme", registre "fusionnel" ou "fonctionnel" apparaît elle aussi dans différents témoignages recueillis, en particulier au niveau intermédiaire de la culture organisée : participation associative, fréquentation d'un équipement socio-culturel, voire appartenance à un club sportif. Ces quatre composantes expriment alors autant d'attentes déçues, de reproches formulés à l'endroit d'un groupe culturel, de son encadrement humain, ou déplorant l'écart constaté entre les objectifs affichés et la réalité...

36La matrice proposée est utile pour mieux rendre compte des pratiques culturelles. Ajoutons que, de ce point de vue, la culture se définit par les dispositions sociales qu'elle traduit et non directement — ou simplement — par l'étiquetage concret des activités culturelles (atelier théâtre, sculpture, musique rock, etc.). Toutefois, l'articulation (pour ne pas dire la corrélation) observée entre certaines activités et certaines modalités de pratiques (par exemple : des activités plus individuelles que collectives, ou l'inverse ; ou encore une finalité d'ordre "social" plutôt qu'"esthétique ", ou l'inverse...) se trouve confirmée, en termes de régularité(s) statistique(s) par les grandes enquêtes nationales (Ministère de la Culture, insee). Les logiques d'accomplissement et / ou d'affiliation éclairent les pratiques, les représentations et les conceptions de la culture. Elles sont informées par des variables classiques : catégorie socio-professionnelle, niveau de scolarisation ou de diplômes, revenus, etc. Ces logiques traduisent des conceptions traditionnelles et plutôt populaires (affiliation) ou modernes, voire même des conceptions s'affichant comme modernistes ou post-modernistes.

37Si l'on s'en tient à l'observation des pratiques culturelles traditionnelles ou anciennes, on constate le plus souvent que celle-ci sont inscrites dans des modes de vie. L'expression et la communication, autrement dit le lien social, priment sur la production culturelle entendue de façon spécialisée. L'accès à la culture (association, fête, vie locale...) suppose alors des modes collectifs de participation et d'investissement.

38Si l'on observe les pratiques culturelles modernes ou d'apparition récente, on constate plutôt une inscription individualisée dans des niveaux de vie. L'acquisition et la spécialisation des savoir-faire, autrement dit la production technique et spécialisée, priment sur le lien social. L'accès à la culture (arts plastiques, danse, théâtre, concert...) se fait alors sous la forme de démarches individuelles ou individualisantes.

39Ces constats ne sont pas négligeables car ils renvoient à des logiques sociales spécifiques quant au fait culturel. Dans le premier cas évoqué, la sociabilité est un moyen, elle est première, et la culture exprimée apparaît comme une résultante sociale. Dans le second cas, la culture est un moyen, elle est première (comme offre artistique, par exemple), et la sociabilité qui s'y rapporte une résultante sociale. En accentuant la schématisation, on pourrait ajouter qu'à la boucle associant 'appartenance au groupe' et 'participation' caractéristique des sociétés communautaires, se substitue, avec l'effet des moyens de communication de masse et l'impact des politiques publiques de la culture, la boucle associant 'production de biens culturels' et 'consommation expressive', caractéristique des sociétés modernistes...

  • 9 Bernard Valade analyse ce phénomène dans son article : "La société française : entre mœurs et modes (...)

40L'individualité subjective — moderne ou post-moderne — se déploie sur l'érosion des pôles habituels de l'identification collective et sur l'effacement des modèles sociaux traditionnels. Les appartenances et les identifications se parcellisent, se ponctualisent, rendant le travail du sociologue plus difficile encore. Les affiliations et autres appartenances objectives de jadis le cèdent à de "multi-participations" difficiles à transcrire en données statistiques... Ces comportements, à peine décelables dans nos enquêtes de 1980-85, tendent de toute évidence à se généraliser au sein de la société contemporaine9, tout en marquant probablement un certain retard au niveau des villes moyennes par rapport aux grandes métropoles.

  • 10 Sur ces aspects voir en particulier l'article de François Chazel : "Les enquêtes d'opinion dans l'é (...)

41Pour autant, si tant est que l'on puisse faire l'hypothèse d'un abaissement des seuils d'affiliation (un phénomène de "désaffiliation" !), s'accompagnant de la généralisation d'un accès nettement individualisé à la culture, opérant selon de nouveaux modes de connaissance et de reconnaissance, on peut se dire que l'analyse locale du phénomène culturel ne saurait se limiter à l'étude des formes organisées de la culture. Il aura manqué à nos études de permettre d'en savoir plus, le cas échéant, sur les pratiques culturelles et de loisirs individuelles ou du moins se déroulant hors des structures organisées10. De même, le renouvellement des acteurs politiques, associatifs et culturels a pu jouer dans l'évolution récente de l'organisation culturelle. Enfin, la diffusion de la culture technique, l'essor des arts médiatiques et des arts technologiques, la restructuration de la lecture publique, l'expansion du marché des biens de consommation culturelle, l'allongement du temps de scolarisation des jeunes et l'évolution des missions dévolues à l'institution scolaire, le fait que certaines villes moyennes sont devenues depuis des pôles universitaires secondaires, pour ne mentionner que ces quelques aspects, sont susceptibles d'avoir eu récemment une incidence non négligeable sur le changement culturel local. De nouveaux aspects symboliques s'imposent, dont l'étude pourrait probablement relever d'une sémiologie des échanges culturels de proximité.

42S'il est légitime de s'interroger sur l'incidence positive de l'élévation du niveau de vie sur les pratiques et les consommations culturelles, on doit également prendre en considération les formes de consolidation de l'exclusion sociale aux marges de la ville. Le secteur de l'action sociale, l'aide aux plus défavorisées et l'incidence problématique des flux migratoires concernant des populations étrangères ou en mal d'intégration sociale relèvent pour partie d'une analyse du phénomène culturel urbain actuel. Dans ces villes moyennes, quelle est la transformation subie par certains secteurs d'habitation relativement défavorisés ? Quelle est la place accordée à l'animation culturelle ou socio-éducative dans ces espaces ?

43Des dynamiques, parfois complexes — car relevant simultanément de plusieurs échelles d'espace et / ou de temps —, font et défont les « territoires » culturels.

  • 11 Michèle Bouix, Le phénomène culturel à Sainte-Foy-La-Grande (Gironde), Centre de Sociologie politiq (...)

44En conclusion, insistons sur quelques points. Tout d'abord, le cadre de référence général, d'inspiration — et de conception — sociologique articulant substrat socio-géographique, champ de la culture organisée et dispositions sociales des personnes à l'égard de la culture est relativement original. Appliqué à plusieurs villes moyennes d'Aquitaine, marquées par des spécificité assez tranchées, il s'est avéré globalement opératoire11. En outre, ces grilles de lecture s'inscrivent en complémentarité des acquis de travaux bordelais relevant d'autres champs disciplinaires : science économique (Claude Lacour), science politique (Jean Dumas, Claude Sorbets, Jacques Palard), histoire culturelle (Françoise Taliano-des Garets), aménagement et urbanisme, géographie culturelle (Jean-Pierre Augustin, Michel Favory, Guy Di Méo), géographie des cultures sportives localisées (avec les formalisations de Pierre Duboscq), etc. Par rapport à la dernière discipline mentionnée, il est clair que les spatialisations proposées (figures 1, 2, 3 et 4) ne sont pas des cartographies strictement "territorialisées". Nous l'avons déjà souligné. Elles relèvent largement d'une définition stratificatrice et étagée de la culture. Pour autant, il ne s'agit pas de laisser entendre qu'on puisse passer mécaniquement du substrat socio-géographique aux attitudes culturelles. Il n'y a pas d'habitus écologique. Mais refuser le déterminisme social strict ne revient pas à nier la dynamique des déterminations sociales observables dans le domaine des pratiques et des politiques de la culture...

45Certains aspects abordés dans les études localisés ne sont pas évoqués ici de manière détaillée afin de ne pas compliquer le propos. Ainsi en est-il, par exemple, des transformations des politiques culturelles municipales, de l'impact des politiques nationales sur la municipalisation et / ou la métropolisation de la culture, des effets d'image et de mise en scène des identités urbaines au travers de l'action culturelle localisée.

  • 12 On notera que la théorie de l'habitus selon Pierre Bourdieu a sensiblement évolué depuis la parutio (...)

46Notre formulation d'ensemble du changement culturel, appréhendé au niveau des villes moyennes, emprunte explicitement sur certains points à tel ou tel auteur, à telle ou telle "école sociologique". Il n'est pas possible de mentionner ces divers emprunts ainsi que les modalités de leur 'réappropriation' sélective dans le cadre de la présente communication. On renverra ici à la lecture des travaux publiés. Retenons surtout que la formulation de changement culturel proposée dans le cadre du programme msha est plus synthétique que celle des études livrées — sous forme de Cahiers — dans le cadre de l'Action Thématique Programmée Observation continue du changement social et culturel lancée dès 1976 par le cnrs. Sur la question des pratiques, elle nous semble également plus "économique" que la théorie de l'habitus culturel développée par Pierre Bourdieu, largement répandue au moment où nous conduisions ces enquêtes12. Notre objectif était d'analyser la manière — concrète — selon laquelle les individus entretiennent des relations interpersonnelles et / ou orientent leur curiosité — intellectuelle, culturelle, artistique —, avec les valeurs que ces attitudes expriment, d'une part en fonction de leur profil sociologique (âge, sexe, niveau de diplôme, niveau de scolarisation, profession, domiciliation, etc.), d'autre part en fonction des transformations de l'offre culturelle locale (différenciation de l'offre culturelle, stimulation de la consommation culturelle et artistique...).

  • 13 Philippe Rouyer, "Les politiques culturelles des villes", Culture Identité Banlieue (actes du collo (...)
  • 14 J.-P. Callède, Y. Lamy, Pratiques culturelles et politiques de la culture en Dordogne. Enquête soci (...)
  • 15 Se reporter en particulier à la contribution de Michel Favory à ce même séminaire : "La Gironde spe (...)

47Bien sûr, les études localisées composant les deux programmes pluridisciplinaires confiés à la Maison des Sciences de l'Homme d'Aquitaine, auxquelles il est fait référence tout au long de cet exposé, sont antérieures à la mise en place de la Décentralisation. D'où, sans doute, leur caractère urbain et "daté". À l'échelle de la Région et des Départements, de nouvelles politiques culturelles ont été mises en œuvre. Indiquons ici les fines analyses de Philippe Rouyer sur la création et la diffusion théâtrales et sur l'impact des arts du spectacle en Aquitaine13. Depuis une dizaine d'années, les politiques d'action culturelle impulsées au niveau départemental ont été amenées à privilégier des "pays", des petites villes-relais, voire même des équipements spécifiques14, au point de renouveler la dynamique des identités locales, culturelles, sociales et géographiques. De même, de nouveaux modes d'action culturelle et de nouveaux partenariats, favorisés par des opérateurs culturels publics ou para-publics, ont contribué à renouveler le paysage de la culture et de l'art15. En fait, il s'agit peut-être d'une étape supplémentaire inscrite dans un processus de plus longue durée : la démultiplication des politiques culturelles initiée au 'centre' et relayée par la 'périphérie', qui ne remet pas en cause notre schéma interprétatif.

48L'utilisation du présent de l'indicatif ne doit pas prêter à confusion ou abuser le lecteur. Nous évoquons une époque qui appartient déjà au passé du phénomène culturel des villes moyennes d'Aquitaine. Avec François Chazel, nous avons d'ailleurs en projet de "revisiter" ces villes initialement étudiées dans les années 1980-85 de manière à y analyser le phénomène culturel local et ses transformations quelque quinze ou vingt ans plus tard. L'élévation — qualitative et quantitative — de l'offre culturelle et artistique ne produit-elle pas, conjointement, des mécanismes de démocratisation et de spécification des publics ? Des formes d'homogénéisation et de différenciation ? Le modèle 'centre'/ 'périphérie' est-il toujours opératoire ou doit-on rendre compte d'une innovation culturelle propre à la périphérie ?

  • 16 R. Boudon, La place du désordre. Critique des théories du changement social, Paris : PUF, 1984.
  • 17 Les travaux sociologiques conduits par Joffre Dumazedier et son équipe de chercheurs sur la ville d (...)

49S'il fallait désigner et classer notre propre démarche parmi d'autres formes de sociologie des pratiques et des politiques de la culture, et la tentative de modélisation proposée, que devrait-on retenir précisément ? Un ouvrage remarquable, publié par Raymond Boudon : La place du désordre16, dont le sous-titre est : "Critique des théories du changement social", nous aidera à préciser quelques éléments. Un nombre assez considérable de « théories du changement social » a été produit par les sciences sociales, de 1950 à 1980 : théories de la modernisation, de la mobilisation politique, du développement socio-économique, du changement culturel", etc. Et l'auteur d'ajouter : "L'impression qui prévaut à leur propos est celle de l'échec", compte tenu de leur prétention à la généralisation. Dans le cadre de nos études localisés, les référents conceptuels tels que "modernisation", "développement", "différenciation", "institutionnalisation", "mobilité sociale", "changement social", etc., qui sont utilisés comme autant de traits caractéristiques du changement culturel, peuvent être concrètement rapportés à des dimensions, à des variables et à des indicateurs univoques. Il apparaît également que le changement culturel local gagne à être analysé comme la résultante d'un ensemble d'actions individuelles. Encore faut-il se donner les moyens de ne pas être débordé par l'information sociographique, voire même de préciser quelques directives permettant de le pas verser dans la simple chronique culturelle locale17. Et dans le cadre du programme 'Phénomène culturel' engagé par la msha, la façon jugée la plus adéquate a été d'élaborer des schémas généraux — trois grilles de lecture concourant à construire un modèle d'intelligibilité — et formels utilisables dans des contextes locaux : un ensemble de villes moyennes d'Aquitaine, sans jamais négliger le traitement approfondi des séries d'entretiens semi-dirigés.

Notes

1 F. Chazel (sous la direction de), Pratiques culturelles et politiques de la culture, Bordeaux, éditions MSHA, 1987. En outre, l'ouvrage donne le détail des travaux livrés dans le cadre du programme de recherches sur Le phénomène culturel en Aquitaine, entre 1982 et 1985.

2 Dans l'esprit des travaux sur « les petites villes » initiés par l'historien Georges Dupeux. À ce propos, se reporter au Colloque Les petites villes du Moyen Age à nos jours, sous la dir. de Jean-Pierre Poussou et Philippe Loupès, Bordeaux : Ed. du CNRS/Presses universitaires de Bordeaux, 1987, offert en hommage au Professeur Dupeux.

3 A. Touraine, La société post-industrielle. Naissance d'une société (1969), Paris : Bibliothèque Médiations, 1976.

4 Ces constats sont conformes aux études produites à l'époque par le Service des études et recherches du ministère de la Culture. L'augmentation globale des dépenses se vérifie dans tous les postes comptables (salaires, biens et services), dans tous les domaines et dans toutes les fonctions. "Ce sont les villes isolées et les villes de 20 à 30 000 habitants qui ont réalisé en 1981 le plus gros effort d'équipement : celui-ci se porte désormais sur les spectacles, les théâtres et les musées et non plus comme en 1978 sur les équipements polyvalents et les conservatoires de musique". In Développement culturel, bulletin no 59, août 1984, cit. p. 1.

5 J. Habermas, L'espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise (1962), Paris : Payot, 1978. Voir en particulier le chapitre VI : "De la culture discutée à la culture consommée : évolution du public", p. 167 et suivantes. Initialement, selon l'auteur, le principe de la Publicité définit dès le xviiie siècle un nouvel espace politique où tente de s'effectuer une médiation entre la société et l'État, et supposant une stricte distinction entre domaine privé et domaine public. L'associationnisme culturel et / ou sportif constitue, nous semble-t-il, une forme historiquement renouvelée de ce principe de publicité.

6 Cité d'après R. Boudon et P. Lazarsfeld, Le vocabulaire des sciences sociales, Paris-La Haye : Mouton, 1971. Voir p. 256 et 257.

7 "Le processus de développement des équipements sportifs et culturels. Dynamique spatiale et intégration du territoire", Revue Économique du Sud-Ouest, no 1, 1988, p. 41-66. Sous sa forme initiale l'étude a été présentée au 2ème congrès national de l'Association Française de Science Politique (Grenoble) en 1984.

8 E. Friedberg, P. Urfalino, Le jeu du catalogue — les contraintes de l'action culturelle dans les villes, Paris : La Documentation Française, 1984.

9 Bernard Valade analyse ce phénomène dans son article : "La société française : entre mœurs et modes de vie", Encyclopaedia Universalis, Supplément Universalia, Paris, 1992, p. 146-152. "Il reste, en définitive, après soustraction des institutions, des hommes et des femmes engagés dans différents réseaux relationnels, en proie à la recherche d'un bonheur personnel, en quête d'une société décidément affranchie des systèmes de contraintes" (cit. p. 149).

10 Sur ces aspects voir en particulier l'article de François Chazel : "Les enquêtes d'opinion dans l'étude des pratiques culturelles", Les enquêtes d'opinion et la recherche en sciences sociales, Paris : L'Harmattan, 1987, p. 133-149. L'auteur, en charge de la direction du programme Phénomène culturel de la msha, montre l'intérêt de rapprocher trois types d'information sociologique : celle relative aux grandes enquêtes nationales, l'apport heuristique d'enquêtes « locales » et l'éclairage complémentaire que pourraient apporter à l'interprétation des pratiques les enquêtes comparatives consacrées aux valeurs.

11 Michèle Bouix, Le phénomène culturel à Sainte-Foy-La-Grande (Gironde), Centre de Sociologie politique et msha, 1989. Isabelle Ducom, La politique culturelle d'une ville de banlieue. Le cas d'Eysines dans l'agglomération bordelaise, mémoire de maîtrise, Sociologie, Université de Bordeaux II, 1996. Quelques études sociologiques en cours portent actuellement sur des villes secondaires de l'agglomération bordelaise (Floirac, Eysines, Pessac...). Dans les années 1980-85, ces études auraient été prématurées. " Les villes de banlieue sont celles qui affectent en moyenne le moins de ressources à la culture. Appartenant à l'agglomération d'une ville-centre, elles profitent des équipements et activités culturelles de celles-ci et ressentent moins la nécessité d'investissements coûteux", peut-on lire dans le bulletin Développement culturel consacré aux dépenses culturelles des communes, no 55, avril 1983, cit. p. 3.
Toutefois, dans le cadre d'un séminaire franco-canadien, on doit vérifier si des villes dites « villes moyennes », rassemblant grosso modo entre 20 000 et 50 000 habitants, ont réellement une réplique outre-Atlantique... Rien n'est moins sûr.

12 On notera que la théorie de l'habitus selon Pierre Bourdieu a sensiblement évolué depuis la parution de l'ouvrage : La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris : Minuit, 1979. D'abord assimilable à une variante de la "conscience-reflet", le 'concept' a perdu de sa puissance 'endogénétique', pour s'alimenter à l'aune d'autrui. Dans une interview récente (in Les Inrockuptibles, avril 1997, p. 22-29), P. Bourdieu définit cet habitus comme "un sens du jeu, un sens pratique, et non une conscience intentionnelle". L'interaction est discrètement revalorisée, jugée compatible avec une sociologie des dispositions sociales informées par des positions sociales, et assurant la stabilité de ces dernières...

13 Philippe Rouyer, "Les politiques culturelles des villes", Culture Identité Banlieue (actes du colloque de Floirac, novembre 1993), Talence : Éditions de la msha, 1995, p. 133-149. Voir également, du même auteur : "Université, Région, Culture", Dossier L'Université et la Région, Contact no 135 (Université Michel de Montaigne-Bordeaux III), février 1997, p. 16-17.

14 J.-P. Callède, Y. Lamy, Pratiques culturelles et politiques de la culture en Dordogne. Enquête sociologique sur le public des centres culturels (1988-1990), Université de Bordeaux II et msha, 1991 (rapport d'enquête, 188 p.).

15 Se reporter en particulier à la contribution de Michel Favory à ce même séminaire : "La Gironde spectaculaire : équipements culturels et espace public", p. 75-98, traitant du rôle de l'iddac, un opérateur de développement culturel conçu à l'échelle du département de la Gironde.

16 R. Boudon, La place du désordre. Critique des théories du changement social, Paris : PUF, 1984.

17 Les travaux sociologiques conduits par Joffre Dumazedier et son équipe de chercheurs sur la ville d'Annecy (100 000 habitants), opérant quasiment en observation continue, soulignaient déjà cette difficulté et formulaient des précautions de méthode. Voir en particulier : Dumazedier J., Samuel N., Société éducative et pouvoir culturel, série Annecy II, Paris : Seuil, 1974.

Table des illustrations

Titre Figure 1 - Le changement socio-géographique urbain
URL http://books.openedition.org/msha/docannexe/image/9832/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 92k
Titre Figure 2 - Culture organisée et changement culturel
URL http://books.openedition.org/msha/docannexe/image/9832/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 128k
Titre Figure 3 - Le champ de la culture organisée à Bergerac : dynamique d'ensemble (essai de représentation figurée)
Légende Cette représentation figurée du champ de la culture organisée s'appuie sur deux ordres de variables ou d'indicateurs — relativement interdépendants — qui renvoient :- au niveau modal des différentes offres culturelles ;- à la caractérisation sociologique globale des publics.Compte tenu de ces éléments, une même institution peut figurer à différents niveaux.Les formes traditionnelles et associations (1) de la culture organisée correspondant à une culture " partagée" dans laquelle le bénévolat occupe une place prépondérante.Les formes récentes (2, 3, 4, 5) se traduisent par une spécialisation et une hiérarchisation des offres culturelles. Elles correspondent dans l'ensemble à une culture "administrée" par des professionnels.
URL http://books.openedition.org/msha/docannexe/image/9832/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 184k
Titre Figure 4 - Logiques d'action et pratiques culturelles
URL http://books.openedition.org/msha/docannexe/image/9832/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 52k
Titre Figure 5 - Les dispositions culturelles : dimensions et registres
URL http://books.openedition.org/msha/docannexe/image/9832/img-5.jpg
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