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Rudiments marins ?
Image, style de vie et protocole de socialité chez les surfeurs
p. 223-228
Texte intégral
1Le surf est dans son temps. Il est son temps. Aucun véritable anachronisme, pas de post-synchronisation non plus : tout est immédiatement synchrone ici. Pas d'histoire, à la rigueur, même si les vieux surfeurs racontent celle des antiques longues planches de bois lissé. Le surf n'a pas de passé et il est sans avenir : il attend, au seul temps présent, la vague suivante. Qui viendra, d'ailleurs, et beaucoup d'autres, déjà virtuellement formées, dans un présent simplement différé.
2Une catastrophe écologique pourrait seule, par un grand malheur (qui serait aussi un malheur bien dans son temps), interrompre une telle reproduction indéfinie de l'attente et de la glisse. De sorte que le surf est toujours déjà là, naturellement accouplé aux marées. Et puis, le mot s'émancipe doucement de son milieu sémantique original pour fonctionner et faire sens dans le langage courant : on "surfe" désormais lorsque l'on glisse sur la pure surface des choses, dans la griserie vague que procure l'indifférence au concret, aux arêtes, aux cailloux, au dur.
3C'est pour cela que le surf et ses adeptes (le terme paraît meilleur que celui de "pratiquants") ont quelque chose d'impalpable, comme une espèce de pacte avec la durée et les éléments qui les rendent singuliers et communautaires bien plus qu'assujettis et sociétaires : face à cette culture1 à la fois dedans et dehors, c'est-à-dire très symbolique de la post-modernité et pourtant très en marge de la société, les institutions restent perplexes.
4Comment saisir un phénomène mouvant, mais comment laisser glisser un signe du temps ? Quoi qu'il en soit, les surfeurs continuent leur ouvrage et dessinent sur leur planche un vrai style de vie et une socialité qu'ils veulent en propre.
5Pour les gens du commun, le surfeur est loin, tout d'abord. Loin du rivage, déjà, et généralement au-delà des limites atteintes par les baigneurs ordinaires. Le surfeur recherche lui-même cette distance, sûrement ; au fur et à mesure qu'il glisse vers la grève, son plaisir s'amenuise, l'univers lui devient hostile, multipliant les indices de la terre et de sa population agglutinée. La vague le ressent aussi, qui perd de son intensité et de son ampleur. L'eau se fait moins profonde et plus troublée : les secrets du large sont remplacés par les secteurs réservés au bain le plus élémentaire.
6Beaucoup des contradictions qui habitent le surfeur sont là : une aspiration à prendre le large se transformant en un éternel retour à la terre, par la force des vagues. Des vagues qui n'emportent pas, mais qui portent, en reconduisant. Peut-être dira-t-on : des vagues qui raccompagnent le surfeur à terre, lui proposant en contrepartie l'indicible plaisir d'un voyage à l'envers. Un plaisir circonscrit dont il faut mesurer l'intensité dans l'harmonie d'un transport, plutôt que dans une durée aléatoire, qui se prolonge parfois inutilement.
7Au bout, le sable. Il pourrait encore représenter une transition, un passage adouci : mais il faudrait alors que le sable fût presque toujours désert.
8C'est pour cela que, traversant les corps inanimés (sans âme, sans inspiration) sur la plage, sa planche sous le bras et le filin d'assurance toujours au poignet (re-tenir cet objet miraculeux aussi longtemps que possible, et au-delà de toute espèce d'utilité...), le surfeur cultive l'air de celui qui vient d'ailleurs et regarde la société allongée avec un vague détachement que permet l'intimité avec l'océan, non communément partagée. Même si son allure, sa démarche montante ou descendante, et, toutes choses réunies, son "look", se sont un peu banalisés de nos jours, sur les rivages basques ou landais, il garde quelque chose de ceux qui, bravant les interdits ordinairement faits à l'homme, se figurent marcher sur les flots.
9Mais cet éloignement du surfeur doit être relié à un autre de ses commandements : prendre soin d'exercer sa patience. Grand calculateur des marées et méticuleux agenceur des variables météorologiques, le surfeur est, en toute hypothèse, soumis à l'attente. Attendre sur terre et puis sur mer. Attente d'un même objet du désir : la vague, et la vague élue, haute, déferlante, lente, longue, bien formée. Et la vague si rare, qui va se replier avec ampleur sur elle-même2 encerclant le surfeur de ses murailles d'eau animées, roulantes, bruissantes. Etreinte unique, que beaucoup ne connaîtront jamais, mais qu'ils convoitent, avec une fidélité désespérée3. Dans tous les cas, cette attente est socialement structurante. A terre, par grand calme ou mer forte, la patience est nourrie par la communauté de l'attente. Communauté de ceux qui attendent quelque chose — il y a dans la communauté beaucoup plus d'attente collective que dans la société — et une chose singulière : une mer belle de ses vagues. De ceux qui se trouvent ainsi rapprochés dans un état d'oisiveté attentive. Attendre une vague est un peu comme attendre le temps : on sait bien qu'il viendra, mais on ne sait pas quand. Plus encore, sans doute : l'entre-vague est, pour le surfeur, un entretemps, une espèce de remède à l'écoulement du temps, à la linéarité du temps ; un temps qui serait alors contraint et rompu. Mais un temps fait de mélancolie et de désir, indispensable, irremplaçable. Des heures et des jours s'intercalent parfois, transformant le surfeur en un regardeur de mer, mais pas seulement. L'attente du surfeur est à la fois secrètement individuelle et ostensiblement commune : les surfeurs à terre sont ensemble, dans l'état second de l'être ensemble. La communauté ainsi re-fondée cède alors aux rites. Rites vestimentaires : du style "jeté" à option loqueteuse, à la désinvolture affectée des marques chères et des logos ésotériques ; rites automobiles : le véhicule à tout faire, débridé de son lavage dominical qui est d'abord un réceptacle pratique pour la planche et dont la géométrie bricolée peut aller jusqu'à une sommaire unité de vie ; rite langagier : à la fois hermétique et désabusé... Dans cette efflorescence, quelques substances odorantes, souvent apportent un joint final.
10Mais il arrive aussi que l'attente, sur terre, ne soit pas seulement celle du temps aux vagues. Une attente plus tendue ou plus lâchée, ce qui revient au même ; une attente moins socialisée, et plus sociale, jalonnée par les seules stations d'une marginalisation avancée : absence de travail ou indifférence au travail, errance, tentation des expédients, enchaînement du vol et du deal. Le surf et sa communauté comme remède à la mélancolie sociale. Le surf est un produit, décidément, de la post-modernité : il s'étend de l'écume des vagues à l'écume des jours, des intouchables enluminures des surf shops à la chronique d'un flottement attendu. Double face du surf, visage doublé du surfeur, société à double vitesse et double dérailleur. Fin de la modernité et début d'une phase post, dont on ne sait même pas encore le nom ; non-dit de la crise : c'est dans cet interstice que pas mal de surfeurs se retrouvent, au long cours de leurs attentes (car il faut maintenant le pluriel) sur terre. Ivresse de l'attente dans la seule attente de l'ivresse.
11Sur l'eau, l'attente est différente. Paradoxalement pourtant, c'est toujours du même creux de la vague qu'il s'agit, comme si le surfeur s'ingéniait à joindre le propre au figuré, fabriquant ainsi un réel composite, déplacé, inapprochable pour qui n'en relève pas. Mais le creux, sur mer, est sommet, summum, assomption, initiation, délivrance, éclatement. L'attente sur l'eau est peut-être plus pénible, mais plus désirable tout autant. C'est encore une attente que l'on passe rarement seul : d'autres, les mêmes, sont là, comme des prétendants en concurrence pour une rare denrée. Bien sûr qu'il y a des règles. Et bien sûr qu'elles sont souvent transgressées au nom des rites et d'étranges rapports de préséance, voire de propriété, qui s'établissent sur les "spots"4.
12Mais ici, le surfeur est à sa place, le dos au monde, juste avant de s'élancer et de retrouver ses gestes, son corps, ses sensations. Désormais, dans cette posture, le surfeur s'expose. D'une certaine façon, on peut dire qu'il devient présentable. A ce point que les municipalités, pas nécessairement hardies, de la Côte Basque ou de la Côte Sud des Landes, Biarritz et Hossegor en tête, s'engagent dans le développement du surf, car celui-ci en vient, de si loin pourtant, à structurer une partie de leur image — mouvement, dynamisme, témérité, émotion, spectacle — et à réconforter l'exportation touristique de leurs rivages et de leurs vagues.
13Ce n'est plus le style de vie du surfeur qui importe ici : c'est la charge de sens du surf, comme gestuelle sportive et non pratique sociale, qui doit refléter l'image de la ville. Mais un tel rapprochement implique des procédures d'institutionnalisation pour le surf : les responsables municipaux désirent trouver en face d'eux des représentants organisés et mandatés (affiliés à la Fédération Sportive et aux Clubs), non des individus isolés, portant la parole d'un groupe au nom d'une investiture rituelle et verbale. Incertitude, anomie, déviance doivent reculer devant programmation, rationalisation, normalisation. C'est donc après avoir hésité que les pouvoirs publics locaux acceptent de donner des moyens et leur caution : lorsque le surf parvient à dégager des structures de médiation légitime (reconnues par l'Etat, régulièrement établies) et à accepter de devenir un entrepreneur docile. Alors, en effet, l'image du surf, forte et séduisante, peut être recueillie, et illustrer une "post-modernité communale" appropriée aux canons de la communication.
14Il s'agit toutefois pour le surf d'une insertion beaucoup plus que d'une intégration. Il n'est pas certain que les interventions publiques, l'action de la Fédération et celle des clubs aient profondemment affecté le style de vie des surfeurs. Les étapes du circuit international du Championnat du Monde qui se déroulent à Hossegor et à Biarritz tendent à accréditer cette thèse. Les jours de surf-spectacle de haut niveau, l'entrée en scène publique du surf, expriment l'usage fait de ce sport par les acteurs politiques, économiques, médiatiques, selon leurs logiques respectives.
15Les premiers contribuent au financement, à l'organisation et à la dimension politico-protocolaire, même s'ils sont moins à l'aise dans cette atmosphère singulière que dans celle des sports plus traditionnels et historicisés comme le rugby ou la pelote basque. Les seconds rendent tout simplement effectives ces compétitions, que les collectivités locales ne prendraient pas, autrement, en compte : ils associent, dans une superposition systématique et obsédante le nom d'une marque (représentative du marché des produits du surf, marché direct ou dérivé, grâce aux fructueuses déclinaisons vestimentaires notamment) à une épreuve de la Coupe du Monde, réalisant une forme de sponsoring sportif fondamentaliste, tellement le spectacle sportif est ici confondu avec le spectacle de la publicité5. Les médias, quant à eux, prennent l'événement comme il vient, c'est-à-dire qu'ils en assurent une couverture à intensité variable : continue pour les médias locaux, très complète pour les publications spécialisées dans le surf, mais plus discrète dans la presse nationale qui reconduit ainsi un peu cruellement le "Surf Master" à son statut de manifestation sportive de second rang, investissant fortement sans le dépasser un certain microcosme socio-spatial.
16Pourtant, les Surf Masters de Biarritz et Hossegor sont des moments importants et intéressants. Si les conditions atmosphériques et la qualité des vagues sont au rendez-vous (car l'attente indéfinie chère aux surfeurs n'est plus possible ici en raison des contraintes organisationnelles), ils remportent un beau succès auprès des populations locales, des promeneurs et des touristes, aussi bien que des jeunes étourdis par "leur" musique, déferlante implacable et hypnotique pendant toutes les épreuves, attirés par les oriflammes des publicités et émus par la séduction du rassemblement communautaire qui se forme peu à peu sur les plages. Marge et intégration, marge dans l'intégration ou intégration marginale : on peut jouer à plaisir de ces paramètres antithétiques, seule manière d'approcher sans vraiment la saisir, la réalité du surf, fait de société.
17Le surfeur est instable, donc. Il y a quelque chose de sauvage en lui, que les dispositifs des disciplines sportives n'arrivent pas à réduire tout à fait. Lorsque le Secrétaire Général d'une mairie exprime sa satisfaction en disant : "Ils (les dirigeants du club local de surf) ont quand même compris qu'il fallait demander l'autorisation d'organiser leur manifestation sur le domaine public. Et encore, assez longtemps à l'avance...", il touche de près la mentalité des surfeurs, leur difficultueux apprentissage de la docilité et des formulaires administratifs. Il reste toujours quelque trace du clan dans le club.
18La Fédération Française de Surf et Skate (FFSS) le sait bien, elle qui travaille à la structuration de sa spécialité pour mettre au point et accréditer les compétitions réglementées, pour convaincre les pratiquants de se licencier. Mais les surfeurs résistent à un encadrement perçu comme resserrement de leur marge de liberté. Ou bien s'ils acceptent de s'y soumettre, les voilà encore aux prises avec le temps : non pas le temps de l'attente, le "temps intégrant" du surfeur face à la mer, mais le temps des échéances, des délais, des réunions formelles, celui qui fait insidieusement glisser du mode communautaire au mode sociétal. C'est pourquoi il n'est ni rare ni surprenant d'observer que des clubs, une fois institués, ont du mal à affronter la durée, à respecter les procédures répétitives qui la constituent en tant que durée sociale : temporalité contrôlée, prévisible, définie et, par conséquent, temporalité finie.
19Le surfeur-adepte ne devient pas un "dirigeant" sans forcer un peu sa nature, sans renoncer à une part de vacance et d'improvisation créatrices, d'un style de vie qui excède la pratique d'un sport, voire qui n'est pas nécessairement compatible avec l'aspect normatif, prescriptif du sport. Ainsi, après quelques efforts, le néo-dirigeant va lâcher prise, progressivement ou brutalement. Il sera remplacé par un homologue porteur des mêmes virtualités et des mêmes symptômes, au risque de produire une instabilité chronique peu propice au développement associatif et à sa reconnaissance institutionnelle.
20Il y a aussi, à côté de cette importante question du temps, la gestion de l'espace. Le surfeur instaure, en effet, sa propre méthodologie de l'espace, ses propres principes de territorialité, assez largement étrangers à ceux de l'univers policé des cités, des organisations et des structures. C'est le clan, la tribu, la théorie du premier occupant, la lutte entre factions, qui marquent ici l'espace. Il n'est pas difficile de repérer sur les littoraux fréquentés par les surfeurs, une véritable cartographie des sites propices au surf. Mais cette cartographie n'est pas libre, ouverte, disponible. Elle est au contraire, investie sur des modalités tribales, avec des variantes sédentaires ou nomades qui compliquent encore l'accessibilité aux "lieux naturels de pratique sportive". Nous n'avons donc pas des stades invisibles offerts à tous, mais une collection de territoires défendus. Point d'idéal écologico-convivial, dont le surf pourrait à la rigueur donner la représentation, mais de solides propriétés tribalo-claniques affirmant leur identité et leur monopole.
21Il n’y a pas toujours club, mais il y a souvent clan, occupant un site en vertu de la tradition ou en fonction de la plus récente conquête sous la conduite inspirée de son chef. Quant au nouvel arrivant, individuel et inconnu (ou bien celui ou ceux qui seraient en rupture avec un autre clan), il s'expose à une certaine hostilité, celle des mots ou, plus rarement, celle des gestes : on va lui "taxer les vagues" jusqu'à ce que son comportement soit normalisé et qu'il puisse être considéré comme initié. Non contents de se connaître, les surfeurs veulent, en effet, être en mesure de se reconnaître. Ils ont pour cela un métalangage et des rituels stables, produisant une socialité spécifique d'autant plus vigoureuse qu'elle est désirée par ses membres, dynamique à l'intérieur en raison des divisions claniques, structurée sur le principe d'opposition et de différenciation vis-à-vis du "monde extérieur"6.
22Le microcosme du surf n'est donc pas immédiatement réceptif aux règles du club, préférant les rites du clan, construisant un protocole de socialité qui lui est propre. Le propre du surfeur est de type identitaire, minoritaire, à certains égards intégriste. Il ne fait en cela que désigner la ligne de flottaison des communautés au sein de la masse sociale, et poser, sous des formes multiples, les rapports que les unes entretiennent avec l'autre. Dès lors, le surf et sa déraison sociale ne sauraient être assimilés sans risque sérieux d'incomplétude à de simples rudiments marins.
Notes de bas de page
1 Le terme "culture" est employé ici dans le sens modeste mais affirmé de : ensemble de pratiques, de signes et de représentations producteurs d'une certaine identité collective.
2 La dénomination technique de cette figure de vague, plus courante dans le Pacifique, est évocatrice mais sans poésie : on l'appelle "le tube".
3 Il y a dans le regard du surfeur vers l’horizon des vagues qui prennent forme, quelque chose de l'attente du lieutenant Drogo dans le "Désert des Tartares" de Dino Buzzatti. De la fascination, de la foi, et un espoir désespéré.
4 Autre terme technique désignant un site marin particulièrement pourvoyeur de vagues susceptibles d'être "surfées".
5 Le surf spectacle donne une juste idée de cette invasion de l'espace public par la publicité. Voir, notamment, BAUDRILLARD, J. L'autre par lui-même. Paris : Galilée, 1987, p. 18.
6 Une sociologie du surf montrerait, peut-être, une cohabitation compliquée entre un individualisme profond du surfeur et l'attrait qu'il ressent pour la communauté de ses égaux, dès lors que celle-ci, justement, prend forme en se séparant de la société de masse. Sur ces questions, voir par ex. MAFFESOLI, M. Le temps des tribus ; rééd., Paris : Livre de Poche-Essais, 1991.
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Surf Atlantique
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