1On peut supposer que dans toutes les luttes contre l’injustice et l’oppression sociales, politiques, ou économiques, en tout lieu et en toute époque, la musique a été utilisée comme outil d’imagination et d’instigation du changement1. Comment la musique peut-elle soutenir et faire avancer les mouvements pour la justice ? Les psychologues ont démontré qu’afin de modifier notre humeur, notre comportement et nos identités, la musique peut opérer de nombreuses manières, que ce soit par la contagion émotionnelle (Juslin & Vastfjall, 2008), par mimesis (Tolbert, 2010), le conditionnement (Cross, 2008), la cognition incarnée (Sedlmeier & Weigelt, 2010), ou la mémoire épisodique (Juslin & Vastfjall, 2008). Grâce à cela, elle encourage l’expression d’émotions collectives et renforce la cohésion sociale.

Selon Cross (2008), la musique communique une forme « d’intentionnalité partagée » et elle minimise ce qui nous éloigne les uns des autres dans nos envies et nos représentations individuelles. Greene (1995) défend l’idée que les arts nous permettent de prendre conscience de la violence de la réalité sous-jacente qui est soit effacée, soit banalisée par les conventions et les habitudes. Il soutient également que les arts peuvent interrompre le statu quo, nous faire découvrir de nouvelles façons d’agir et réveiller notre sens révolutionnaire.

2Ces fonctions suggèrent deux possibilités pour la musique contestataire étudiée dans cet article. Tout d’abord, la musique peut jouer un rôle dans le procédé d’apprentissage, individuel et collectif, qui permet d’aiguiser sa lucidité et sa pensée critique face à l’oppression (Freire, 1998), ce qui constitue une ressource essentielle pour l’action sociale. La musique peut également encourager l’extension de la notion d’inclusion morale (Opotow, 1990), ce qui signifie qu’elle pourrait conduire les individus et les groupes a éprouver une connectivité accrue entre eux et, en même temps, les amener vers un engagement plus fort pour la justice pour tous.

3Cet article est une étude d’une fanfare en particulier, appelée le Rude Mechanical Orchestra (RMO), qui, depuis dix ans, se sert de la musique pour soutenir les luttes populaires contre l’injustice. Par l’analyse du vécu de ses membres, j’interrogerai les expériences de la musique, de la conscience critique, de la communauté et de l’inclusion morale au sein du RMO. De quelle façon le RMO encourage-t-il l’inclusion morale et un sentiment d’appartenance à une communauté ? Quels processus de prise de conscience critique, individuels comme collectifs, prennent forme à travers le travail de la fanfare ? En quoi la musique est-elle une stratégie séduisante pour cette tâche ? Un bref passage en revue des travaux sur la conscience critique et l’inclusion morale donnera les bases nécessaires à la présentation de notre étude.

Prendre conscience du Mensonge Collectif

4De quoi devons-nous prendre conscience afin de pouvoir œuvrer au changement ? Martin-Baro (1994) qui était psychosociologue, prêtre jésuite et activiste, soutenait qu’en tant que chercheurs et en tant que société, nous ne devons pas feindre l’objectivité en ignorant la violence et les violentes injustices structurelles qui accablent les individus. Il utilisait le concept de Mensonge Collectif pour désigner les idéologies sociales dominantes, qui servent à naturaliser l’injustice en obscurcissant les problèmes sociaux et en considérant ses victimes comme pathologiques, masquant ainsi l’oppression institutionnelle et aliénant les gens.

5Cette notion était issue du travail de Martin-Baro auprès de communautés historiquement opprimées au Salvador. Les détails du Mensonge Collectif varient cependant selon le contexte. Parfois, le Mensonge Collectif consiste à dire que tout le monde a accès à une éducation supérieure, ou à un travail correctement payé, ou la baisse du nombre des logements aux prix abordables est inévitable. D’autres fois, le Mensonge Collectif tient dans la mise sous silence des voix des détenus qui n’ont pas commis de crime, ou de la parole de ceux qui luttent pour l’autodétermination et qui, pour cette même raison, vivent sous une menace militaire permanente. Dans tous les cas, l’injustice généralisée est devenue un aspect permanent et accepté de notre monde. Pour Martin-Baro, la capacité des individus à interrompre ensemble le Mensonge – c’est-à-dire à développer une conscience sociale, politique, et culturelle, et à forger une forme d’identité collective – réside dans leur pouvoir de déceler « les histoires non racontées » (Fine, 2006) et les contradictions auxquelles ils sont confrontés.

6L’idée que nous devons perpétuellement lutter pour développer une conscience critique des formes d’oppression institutionnelle à l’œuvre dans notre société et que nous avons pour tâche de développer notre conception de la responsabilité et de l’action pour leur résister a été empruntée à des chercheurs comme Freire et Dewey. Freire (1998) appelait ce processus la « conscientisation » ou la « conscience critique » et le décrivait comme la reconnaissance d’une constitution mutuelle entre le monde et soi-même. D’après ce procédé, nous devenons conscients non seulement de notre propre conditionnement, mais également de notre responsabilité dans notre propre parcours. Nous reconnaissons que, en tant qu’individus et en tant que société, nous sommes inachevés, et que nous faisons constamment l’expérience d’un état de « Devenir » (c’est-à-dire que nous travaillons à la prise de conscience, à l’action, et à la transformation).

L’inclusion morale

7Nous décidons implicitement d’inclure ou d’exclure certains groupes de notre objectif de justice (Opotow, 1990), ce qui signifie que nous en venons à croire que certaines personnes méritent un traitement honorable dans notre monde tandis que nous acceptons comme inévitable ou méritée l’oppression vécue par d’autres. Généralement, nous excluons moralement ces derniers de plusieurs façons : en minimisant l’oppression subie ou en la représentant faussement, en employant une langue aseptisée pour parler d’injustice, et parfois même déshumanisant les victimes et en les tenant pour responsables de leur propre oppression. L’exclusion morale est le procédé qui consolide le Mensonge Collectif.

8Selon Opotow (1990), en élargissant notre objectif de justice pour y inclure d’autres personnes ou groupes, nous nous consacrons à leur bien-être et à leur assurer un traitement équitable. Nous acceptons de faire des sacrifices et de partager nos ressources avec eux. Comment le RMO utilise-t-il la musique pour interrompre le Mensonge Collectif et encourager la conscience critique, la communauté, l’inclusion morale, ainsi que le changement sociopolitique ? Quel est le Devenir, ou en d’autres mots, quelles sont les transformations qui se produisent au cours de cette tâche ?

À propos du Rude Mechanical Orchestra

9Pour dire les choses simplement, le Rude Mechanical Orchestra – accompagné par sa troupe de danseurs, le Tactical Spectacle – est une fanfare. Le RMO se fait ouvertement le porteur d’une mission anticapitaliste et anticolonialiste de soutien aux luttes populaires pour la justice économique et politique, y compris les questions concernant les droits des immigrés et des personnes queer, l’éducation, le travail, la pauvreté et l’autodétermination (http://rudemechanicalorchestra.org/about). Le groupe a été fondé en 2004 à Brooklyn par des musiciens qui voulaient créer une fanfare ouvertement politique afin de participer à des manifestations de grande échelle aux États-Unis, comme les manifestations contre la Convention Républicaine de 2004 et la March for Women’s Lives. Les musiciens d’une fanfare communautaire locale appelée le Hungry March Band ont uni leurs forces avec d’autres musiciens activistes (dont moi-même), et c’est ainsi qu’est né le Rude Mechanical Orchestra. Le groupe se compose actuellement d’une cinquantaine de membres actifs et a réussi au fil du temps à tisser des liens avec un large réseau d’activistes et d’organismes militants. Il se produit lors d’événements et d’actions à New York et dans ses environs. Il y utilise différents types de musique pour soutenir les manifestants qui chantent et pour leur donner de l’énergie. Il permet ainsi d’attirer l’attention sur certains problèmes de société tout en jouant sur le caractère affectif de tels événements. Les demandes de concert du RMO se font via son site web. Elles sont ensuite discutées collectivement. Les membres contribuent au débat en présentant au groupe des questions, des organisations ou des événements qui leur importent.

10Le RMO fait tout son possible pour suivre une démocratie directe a-hiérarchique. Chaque membre du groupe adopte des fonctions de direction en s’occupant à tour de rôle des répétitions et des réunions hebdomadaires. Les décisions du groupe, y compris le choix des événements où se produire, sont prises après avoir établi un consensus.

Les membres potentiels qui contactent le groupe sont invités à participer aux répétitions et à quelques événements, mais après un certain temps, ils doivent être officiellement élus par les membres du groupe. On trouve au sein du groupe des niveaux très différents de compétence musicale. Le projet fait tout son possible pour être un espace antiraciste, anti-homophobe, anti-transphobe et anti-misogyne qui puisse accueillir tout le monde ; quels que soient l’identité de genre, l’orientation sexuelle, l’âge, la race, l’origine, ou le handicap. Les membres représentent une diversité d’identités de genre et de sexualité qui dépasse les classifications binaires. Le groupe est d’ailleurs très proche de la culture queer radicale de New York. Les rôles informels de leadership sont souvent assurés par des femmes et des perosonnes trans. Le groupe est moins varié en terme de race, d’éducation et de classe sociale. Entre 10 et 15 % de ses membres sont des personnes de couleur. La majorité des membres sont allés à l’université et viennent de familles des classes moyenne et supérieure. Nombreux sont ceux qui ont un travail lié aux organisations militantes. Les âges vont de 20 à 70 ans, la majorité des membres ayant la vingtaine ou la trentaine.

11Le RMO se sert de la musique pour évoquer l’histoire, la politique et la solidarité, au travers d’un répertoire qui inclut des chansons traditionnelles et populaires, alliant des influences musicales diverses comme la samba, les cuivres des Balkans, la polka et le punk. Selon le type d’événement pendant lequel le groupe se produit, ses membres s’habilleront le plus souvent de façon spectaculaire, stylisée et clinquante. Leurs costumes porteront des messages politiques, soit directement, soit par l’entremise de patchs. Le groupe a effectué deux tournées, l’une des deux culminant lors de la manifestation de la Convention Républicaine de 2008, et l’autre trouvant son point d’orgue au Forum Social Américain de 2010. Le second et dernier album du groupe, sorti pendant la première semaine du mouvement Occupy Wall Street, s’intitule « Too Big to Fail », d’après la phrase précédemment utilisée pour décrire les grandes institutions financières avant la crise économique de 2008.

12Les événements récents auxquels la fanfare a pris part (cet article est écrit en juin 2014) incluent une manifestation avec le syndicat des locataires de Crown Heights (CHTU) et le Trans Day of Action de 2014. Le CHTU se bat pour le droit des locataires dans le quartier de Crown Heights à Brooklyn, confrontés à la gentrification, au déplacement et aux hausses de loyer illégales (http://crownheightstenantunion.org/). Le Trans Day of Action, événement annuel, est organisé par TransJustice, un groupe politique faisant partie du Audre Lorde Project, conduit par et pour des personnes de couleurs trans et/ou non conformes du point de vue du genre. L’événement célèbre l’histoire de la résistance et de la résilience dans ces communautés à New York. Bien que la fanfare accepte de l’argent de la part d’organisations militantes, qu’elle utilise à des fins d’organisations, elle n’est généralement pas payée pour ses concerts. Au sein du RMO, de nombreux membres partagent l’idée que la tâche du groupe est de soutenir les causes populaires et que toute l’attention et la lumière que reçoit le groupe doivent être redirigées vers ces problématiques.

À propos de l’étude, de mon rôle et des participants

13J’ai interrogé 11 membres du RMO au sujet de leurs expériences au sein du groupe. Au cours de l’entretien, j’ai soumis les participants à un exercice de cartographie temporelle, pour lequel je leur ai demandé de restituer, par le texte et le dessin, leur expérience de la musique, de la politique, et leur sentiment d’appartenance au groupe au fil du temps (voir Figure 1). J’ai également participé activement au groupe pendant le temps de l’étude. Je joue avec le RMO depuis les premières réunions de 2003, qui visaient politiques qu’elle a acquises grâce à la fanfare, et de l’importance de la communauté dans le RMO. Elle y à former une fanfare militante. Ma décennie d’expérience avec le RMO a certainement influencé mes pensées et mes écrits au sujet de ce groupe de personnes, qui sont à la fois ma communauté et mes amis.

Fig. 1. Cartographie temporelle de Jenna

14J’ai demandé à chacun des participants des informations démographiques précises, comme de coutume dans les études psychologiques, et la culture du groupe est clairement ressortie de leurs réponses, où nombre d’entre eux ont exprimé leurs opinions politiques, ainsi que leur compréhension de leurs privilèges, tout en questionnant l’évidence des catégories démographiques. J’ai interrogé deux saxophonistes, un trompettiste, deux batteurs, trois joueurs de vents (flûte et clarinette), ainsi que trois danseurs. Ils avaient de 24 à 40 ans, avec un âge moyen de 29,7 ans. Leur ancienneté dans le groupe allait de 11 mois à 9 ans avec une période moyenne de 3,5 années passées avec le groupe. Cinq des participants se sont identifiés comme cis-genres et cinq se reconnaissaient dans les termes queer ou trans, certains employant des vocables spécifiques et personnels qui liaient leur identité ethnique à leur identité de genre, comme « gendertreyf » (treyf désignant ce qui n’est pas casher en Yiddish). Quatre des participants préfèrent « they » comme pronom de la première personne du singulier2. Sept participants ont décrit leur sexualité comme queer, et les autres réponses reçues furent « hétéro », « plus ou moins hétéro », et « assez hétéro et privilégié par le monde hétéro pour pouvoir dire simplement hétéro ». Huit personnes interrogées se sont décrites comme blanches, dont une qui s’est présentée comme « racialement construite comme blanche » et une autre qui a précisé « plus blanche que moi, tu meurs ». Deux sujets se sont décrits comme des personnes de couleur, catégorie assez vaste pour préserver leur anonymat. J’utiliserai des pseudonymes pour chacun des participants. La plupart a choisi son propre pseudonyme, les autres m’ont demandé d’en choisir un pour eux.

15En examinant l’expérience des participants au sein du groupe, je me suis rendu compte que la plupart des données recueillies, par les thèmes et les récits évoqués, révélaient une tension qui touchait à la fois à l’inclusion morale et communautaire. Pour désigner les forces dialectiques qui constituent cette tension, je l’ai désignée comme l’inclusion généreuse, ou en extension, ou l’inclusion provisoire. Tandis que mon travail s’ancre dans la littérature de l’inclusion morale, les récits de mes participants ont compliqué la notion d’inclusion morale d’Opotow (1990) et m’ont poussée à contextualiser cette construction comme un phénomène nuancé, qui se déroule à l’échelle du groupe. L’inclusion généreuse est ressortie des données comme ayant des composantes internes et externes à la communauté. Au niveau interne, cela implique une forme de construction communautaire dans laquelle les membres sont unis dans leur combat pour la justice pour tous, intéressés à amener d’autres membres au sein de la communauté, et travaillent activement à se soutenir les uns les autres, ainsi qu’à soutenir d’autres personnes ne faisant pas partie de la communauté. Dans le procédé d’inclusion généreuse, les membres se stimulent mutuellement à étendre leurs connaissances et leur intérêt pour les questions de justice sociale. Ils travaillent ensuite à l’extérieur en vue de construire des connexions et des alliances avec d’autres communautés luttant pour la justice.

16L’inclusion provisoire est apparue comme le procédé par lequel le groupe refoule ses différences et affine ses frontières ou ses cloisons, dans le but de maintenir la communauté. L’inclusion provisoire peut diminuer la sensation de soutien entre les membres du groupe et peut avoir des conséquences inattendues, comme une homogénéisation du groupe. En bref, si le but de l’inclusion généreuse est d’étendre et d’élargir la communauté et par là, d’étendre la matière première du « nous », le but de l’inclusion provisoire est de privilégier l’intégrité et la cohérence du groupe, plutôt que de vouloir élargir ses frontières. Ces dynamiques sont présentes simultanément, parfois compatibles, d’autres fois en tension. C’est par le biais de ces concepts que je présenterai les données recueillies, et suivant la tradition d’une recherche sociale qui interroge les forces structurelles au travers des récits de vie (Weis & Fine, 2012), j’introduirai les résultats en m’appuyant à chaque fois sur un entretien, tout en incorporant au texte les voix des autres participants.

Développer une politique d’inclusion en extension

Un récit de l’extension individuelle

17Alex a rejoint le RMO il y a deux ans et demi, après avoir joué à ses côtés lors du défilé annuel du Trans Day of Action. D’après son souvenir, la manifestation :

était plutôt restreinte… cent personnes ou moins, et la moitié d’entre elles étaient les membres du RMO, et c’était la meilleure manifestation que j’avais jamais vue, la plus poignante, la plus puissante. Et c’est là que j’ai décidé de rejoindre le groupe.

Quand je lui demande ce qui rendait cette manifestation si puissante, elle m’a expliqué : « c’était clairement la musique, et l’attention que la musique attirait. C’était cette impression d’être tellement plus que ce qu’on était. » Elle revoit sa position en se rendant compte que celle-ci se fondait sur des signaux internes plutôt qu’externes. « C’était ma notion de l’espace que le RMO a fait exploser de façon positive. »

18Le premier événement d’Alex avec le RMO était une manifestation avec le Retail, Wholesail, and Department Store Union [Syndicat des employés de la vente au détail, en gros, et des grands magasins] dont le but était d’organiser les travailleurs à bas salaires des magasins. Elle se souvient : « les vendeurs étaient tellement contents qu’on soit là, et je me sentais vraiment participer à ce qui se produisait… J’avais l’impression qu’on était intégrés, importants et qu’on ajoutait quelque chose qui n’aurait pas pu être là sans nous. » Elle est devenue accro.

19Pour Alex, être capable d’interagir avec les gens par la musique soulage son angoisse sociale. Elle dit : « quand je joue de la musique avec d’autres gens, c’est littéralement là que je me sens la plus heureuse ». En continuant à jouer avec le RMO, elle s’est liée musicalement et personnellement avec d’autres membres, et elle a commencé à se sentir profondément connectée à de nouvelles communautés et à de nouvelles luttes. Comme elle le raconte : « Je découvrais beaucoup de nouvelles choses… c’était un vrai plaisir, et un vrai défi, ça m’a forcé à me confronter à un paquet de choses auxquelles je n’avais jamais pensé avant. »

20Par le travail du groupe avec divers mouvements, Alex a commencé à mieux comprendre et articuler les sentiments politiques qu’elle avait toujours eus : « Maintenant je sais pourquoi certaines politiques, certains politiciens, et certaines législations sont vraiment horribles. Je sais à qui cela fait du mal. Je sais comment ces problèmes s’abattent sur les gens et à qui ils profitent. » En ce moment, dit Alex :

j’ai soudainement l’impression d’être une de ces personnes qui mettent toujours l’injustice sociale sur la table alors que tout le monde préfère passer sur ce genre de sujet, et je ne sais pas vraiment si mes amis […] pensent que je fais partie de ces personnes un peu folles, que c’est la seule chose à laquelle je pense.

21Alex est allée à une université dans laquelle régnait une culture militante qu’elle décrit comme similaire au RMO sur de nombreux points, mais elle n’y existait qu’à la périphérie : « quelque chose semblait exclusif, et je n’avais pas la force d’y entrer de plain-pied, j’ai vraiment un peu tourné autour de l’aspect politique de mon expérience d’étudiante de licence. » Une fois qu’elle a rejoint le RMO, elle a noué des liens musicaux et sociaux avec des personnes dont les vies se structurent autour d’un travail dans des organismes militants ou associatifs et, de nouveaux sentiers s’ouvrant à elle, elle s’est mise à aspirer à un travail semblable. Elle explique : « je n’ai jamais su comment m’engager […] et c’était un peu comme une façon de commencer. Comme le début de mon expérience politique. » Alex dit que, bien qu’elle soit encore un membre actif du RMO, elle ressent le besoin de s’engager plus profondément dans des causes militantes et qu’elle est désormais à la recherche d’un épanouissement politique en dehors de la fanfare. Quand je lui ai demandé ce que le RMO avait changé chez elle, elle a répondu :

Le plus gros impact du RMO a été sur ma carrière. Je me suis créé une carrière qui ne fait pas de mal – qui ne détruit pas activement des vies et des communautés… Mais je ne considérais pas qu’une activité qu’on fait 8 à 9 heures par jour puisse être utilisée pour faire de bonnes choses. Et c’est pour ça que j’ai beaucoup envisagé l’apathie ou le fait d’activement ne rien faire. […] Personnellement je veux pouvoir faire le bien autant que possible en survivant. […] Donc, le RMO a été littéralement une plateforme où j’ai pu reconstruire ma carrière.

L’extension collective au sein du RMO

22Les membres du groupe ont décrit le RMO comme un projet à adhésion ouverte, ce qui signifie que n’importe qui peut se joindre au groupe et que les membres se démènent pour en faire un espace sûr et accueillant. La plupart des membres ont décrit le groupe comme leur communauté, ou leur famille, comme Sabriel qui a dit : « ça a créé ce tout nouveau groupe d’amis, cette communauté […] dans laquelle je me sens vraiment bien. » De nombreux participants ont déclaré que le sentiment d’appartenance à une communauté, l’attention, le respect et l’ouverture qui existe entre les membres du RMO en fait un projet d’autant plus fort politiquement. La cartographie d’Ophelia en témoigne (voir Figure 2) : elle y dépeint la communauté du RMO comme le soleil, nourrissant l’écosystème des différents combats pour la justice dans lesquels le groupe est engagé.

23Elliot a expliqué que la participation de chacun est cruciale et que les membres sentent une responsabilité du fait de leur participation aux tâches d’organisation, au lieu de « simplement se pointer pour jouer de la trompette ». Ophelia a parlé plus spécifiquement du travail individuel et collectif des membres, qui se battent pour maintenir une politique interne et des relations interpersonnelles saines dans le groupe.

« On fait plus que jouer de la musique dans les rues » […] ce n’est pas simplement […] le but du produit, qui est cette musique […] qui soutient des causes de justice sociale. […] Il s’agit aussi de négocier les différentes choses nécessaires à faire qu’un projet collaboratif continue de fonctionner. Qu’il puisse encourager un environnement qui aide les gens à se sentir soutenus, et qui leur permette de se remettre en question et d’apprendre des autres, et d’eux-mêmes.

24Peggy a expliqué que les membres du groupe discutent constamment de questions politiques, à la fois à l’intérieur du groupe (quand ils débattent des événements où la fanfare pourrait se produire), mais aussi en dehors du groupe, puisque les membres passent beaucoup de temps ensemble. Ces conversations « permettent aux gens d’avoir une vision lucide de ce en quoi ils croient. […] Je pense que ça nourrit la partie de ma personnalité qui pense de façon analytique aux luttes politiques ». La quasi-totalité des participants a mentionné l’atmosphère politiquement chargée du RMO, et la majorité pense que leur participation les a rendus plus au fait, plus conscients, et plus motivés pour s’impliquer dans des combats politiques en dehors du groupe, plus ancrés dans des conflits locaux (ce procédé est représenté littéralement dans la cartographie d’Ophelia de la Figure 2 où les activistes sont représentés comme des plantes qui autrefois étaient transportées dans des vases et sont désormais plantées dans le sol).

Fig. 2. Cartographie temporelle d’Ophelia

L’extension collective vers l’extérieur

25Rosza danse avec le RMO depuis 2005, quand la troupe de danse fut créée. Pendant notre interview, Rosza s’est rappelée avec tendresse une scène de manifestation qui a eu lieu pendant la Convention Républicaine de 2008, à St. Paul, dans le Minnessota. Bash Back ! un réseau politique queer et anticapitaliste se lançait dans une action directe (un blocage de route) pour perturber la convention, et avait fait appel au RMO en soutien. Le RMO était arrivé après l’installation du blocage, et un mur de police antiémeute avec des masques s’était formé devant les manifestants. Le groupe commença à avancer en rythme et à se lancer dans un hymne funèbre balkanique, au rythme lent et à la basse menaçante, comme s’en souvient Rosza :

Il y eut ce moment où on s’est dirigé vers le trottoir et on est arrivé vers l’endroit où étaient les gens de Bash Back !, et il y avait cette ligne de policiers antiémeutes, qui formait une sorte de diagonale depuis le parc jusque dans la rue. Et on s’est ravivé, on s’est mis à jouer [le morceau] Kosice avec cette lente avancée sur le riff d’ouverture. Et la combinaison d’audace et d’absurdité de tout ça, avec la texture particulière de cette musique, c’était… ce qui a fait que tout le monde a vécu ce moment comme l’arrivée soudaine de la cavalerie, une sorte de victoire instantanée, même si les flics n’ont pas tellement reculé pour autant. Ce n’est pas comme si on les avait fait partir. Mais la sensation de cette situation, autant pour les flics, pour ce que je pouvais en dire, que pour nous, et pour les potes de Bash Back !, c’était la tonalité émotionnelle de la situation qui faisait un virage à 180 degrés.

26Cette fois, le groupe s’était littéralement planté entre une ligne de policiers antiémeutes et les manifestants. La musique avait été utilisée non seulement pour changer la configuration et la tonalité de l’espace, mais aussi pour remettre en cause les relations de pouvoir au sein de l’espace public. Cette histoire n’est qu’un exemple des raisons pour lesquelles les membres ont l’impression que jouer dans le groupe constitue une activité politique unique et intéressante. Cette perception de leur utilité a été identifiée comme une motivation majeure au travers des interviews. Rosza explique que « faire partie de ce projet m’aide à bouger mon cul et à faire plus de choses, parce que j’ai l’impression que ça a une utilité concrète, que je fais plus qu’accroître le nombre de manifestants au-delà de l’aspect sportif ». En jouant à de nombreux événements, le groupe développe des attaches à un plus grand nombre de mouvements, et les membres en viennent à se sentir intimement connectés à une grande variété de combats.

27Ce sentiment contraste fortement avec l’épuisement et l’aliénation que les membres du RMO ont déclaré avoir ressentis lors de leurs engagements politiques avant de joindre le groupe. On retrouve les impressions de nombreux participants dans les propos d’Ophelia lorsqu’elle déclare :

Je me sentais avant tout spectatrice… J’avais l’impression que mon utilité dans la situation tenait au fait d’avoir un corps et de pouvoir crier des slogans avec colère. […] J’avais aussi un rôle d’organisation, et j’avais planifié des réunions et des manifestations, et j’avais l’impression que les parties de moi qui s’occupaient de ces choses auxquelles je tenais vraiment […] étaient fatiguées et découragées, un peu usées.

28Peggy explique qu’en jouant avec le RMO à des événements, elle aide les manifestants « à se souvenir qu’on est puissant, parce qu’il est si facile de se sentir désespéré, petit et insignifiant quand on crie contre des buildings ». Elle se souvient s’être sentie connectée aux autres, lors d’une manifestation dans laquelle le RMO s’est produit, après une attaque israélienne sur Gaza en 2009 :

C’était un événement si triste… Ça semblait important d’être présent, et j’étais heureuse de pouvoir être là… et de dire que c’est ça qu’on fait… on veut vous aider. Il y avait une tonalité vraiment personnelle à tout ça et je me souviens de cette dame qui est venue me voir et nous a remerciés. Elle m’a donné un morceau de tissu brodé, avec une image d’un temple dessus, et les couleurs du drapeau palestinien.
Elle l’a mis autour de mon cou et m’a tellement remerciée d’être là, tu vois ? C’était juste un moment vraiment humain… C’est que j’ai conscience de la grande chance que j’ai de pouvoir me lier aux autres personnes de cette façon.

Une politique d’inclusion provisoire interne en développement

29Rosza explique que les membres du RMO ont des opinions politiques différentes :

On représente un éventail assez large d’opinions politiques différentes. Certains seraient probablement ok pour être étiquetés anarchistes, d’autres ont des connexions plus ou moins fortes à la mouvance. Il y a également ceux qui viennent d’une tradition socialiste plus étatique, il y a ceux qui sont anticapitalistes sans appartenir à un type très défini, et d’autres que je décrirais comme des sociaux-démocrates tièdes tirant vers l’aile gauche des partis démocratiques.

Rosza pense que la diversité d’opinions politiques au sein du groupe est une force potentielle, mais que le groupe n’en bénéficie pas dans les faits, car les membres n’osent pas parler de leurs différences, par peur de susciter des conflits qui les mettraient mal à l’aise.

30Une des explications possibles de ce phénomène réside dans un procédé appelé polarisation de groupe (Myers & Lamm, 1976), selon lequel les tendances et les idéaux déjà présents au sein d’un groupe se renforcent à mesure que les discussions de groupe progressent. Les membres du RMO se poussant mutuellement à devenir des êtres actifs et conscients politiquement, le groupe consolide un langage et une forme de politique, et devient ainsi plus désobligeant envers ceux qui n’entrent pas dans le cadre. Dans les entretiens, les membres ont sous-entendu qu’il existait de bonnes et de mauvaises pratiques politiques au sein du groupe, de même qu’il existait un niveau et un type acceptable d’engagement politique. Un des participants a déclaré que les membres qui ne satisfaisaient pas aux critères avaient grandement retardé le travail du groupe. Cette norme de groupe a eu pour résultat que les membres s’estimant moins activistes parlaient avec déférence des activistes plus chevronnés, ou évoquaient avec honte leur propre passé politique.

31Sydney, bien qu’ayant milité auparavant avec des mouvements anti-oppression en tant que militant/e anarchiste dans de nombreuses villes, déclare : « de fait, je suis encore une sorte de bébé activiste. » En référence à son identité d’activiste Sabriel dit : « j’ai l’impression d’être constamment en retard, ou que j’ai encore des choses à apprendre. J’imagine que beaucoup de gens se disent la même chose, donc je pense que c’est normal. » Ce sentiment joue un rôle double : d’un côté, il motive les membres du groupe à développer leurs connaissances et à s’impliquer dans l’organisation ; de l’autre, il inhibe et décourage certains membres d’avoir des discussions politiques difficiles, et d’endosser des rôles de direction. Sydney y fait allusion en déclarant, « depuis que je fais partie du groupe, j’ai vu beaucoup de gens faire des pas en avant, et j’en ai vu d’autres faire des pas en arrière. Et j’ai l’impression d’en avoir vu d’autres encore qui n’ont toujours pas fait ce pas en avant, ou qui ne se sont pas sentis encouragés à le faire ». Au sujet du passé de chacun, Alex dit :

Parfois on se sent coupable de ne pas avoir fait certaines choses dans le passé, et ça peut créer des tensions, et de la confusion chez beaucoup de nouveaux membres. Je pense que j’ai eu de la chance, car j’ai une personnalité moins audacieuse. Je suis capable de me fondre dans le tas sans avoir à manifester ma méconnaissance du sujet, donc j’ai réussi à me tenir à distance de ces accusations de ne pas apporter d’énergie politique, d’amener une énergie uniquement musicale, ce qui est vraiment un sujet de controverse récurrent.

32Cette problématique ne dérange pas Alex, parce qu’elle croit que le groupe est engagé dans un procédé important de Devenir, que celui-ci se concrétise ou non : « On a créé notre propre hiérarchie interne, mais le but est au moins de créer un terrain où chacun puisse jouer à égalité, et de faire entendre la voix de ceux qu’on entend rarement. » Les témoignages des participants parlent de ce renforcement de la conscience sociale et politique qu’ils ont vécu. Ils nous ont dévoilé que les membres eux-mêmes étaient engagés dans un procédé de Devenir. Tandis que les membres étaient ravis d’avoir eu la chance de s’élever avec le groupe, ils pensaient peut-être que certaines de leurs anciennes mues n’auraient pas été (et ne devaient pas être) accueillies dans la mouture actuelle du groupe. Comme l’ont déclaré avec vigueur deux membres du groupe : « ce n’est pas un projet d’éducation politique. »

33Peggy s’inquiète que la position politique, le langage et la structure du groupe soient peut-être trop culturellement déterminés. Elle se demande si :

on ne supporte pas de fait les structures de pouvoir basées sur la richesse, l’éducation et la classe sociale que l’on critique, ou du moins théoriquement. Une partie du travail que l’on mène est pour Right to the City [Le droit à la ville], un mouvement national pour la justice urbaine avec lequel collabore le RMO, ou pour soutenir les travailleurs pauvres, ou pour le droit à l’espace, ou pour la participation et le droit de s’exprimer. Mais je pense que l’on s’est développé comme une structure dans laquelle des gens qui ne possèdent pas déjà ce langage auraient du mal à s’inscrire. […] C’est une culture vraiment très spécifique qu’on a ici. Je ne sais pas si c’est si grave que ça, parce qu’on doit aussi jouer de la musique, et c’est ce qu’on fait, mais je me demande comment ce serait si des gens vraiment très différents des membres actuels arrivaient dans le groupe et secouaient un peu le cocotier. Parce que c’est là que la politique, ça devient compliqué, pas vrai ? C’est quand les gens doivent occuper le même espace et qu’ils doivent trouver comment fonctionner avec des gens ayant des priorités totalement différentes.

34Il est possible que certaines de ces personnes ne choisiraient pas de rester dans l’orchestre – ou qu’on ne le leur demanderait pas. S’il accueille des membres provisoires, ceux-ci sont censés détenir des passeports culturels et idéologiques assez spécifiques. À terme, cette spécificité pourrait servir de facteur qui fasse perdurer l’absence de diversité raciale de la fanfare, ce qui a conduit un de ses membres de couleur à demander : « comment ça se fait qu’on défende tant de projets qui parlent de justice raciale et que pourtant le groupe soit si blanc ? C’est une question à laquelle on pourrait réfléchir tous ensemble. »

35Même les membres dont les opinions et le langage anti-oppression entrent dans la norme du groupe ne se sentent parfois pas les bienvenus dans le projet. Girlfriend explique que l’esprit trop critique au sein du groupe a créé des « structures de pouvoir infectes » qui, à son avis, ont fait du groupe un endroit frustrant. Peggy explique qu’à côté de la politique en soi, « les relations interpersonnelles créent des dynamiques de pouvoir et des systèmes d’inclusion et d’exclusion […] au bout d’un certain temps ». C’est pour cela que Girlfriend ne s’est senti/e ni soutenu/e ni à l’aise au sein du groupe, et n’y voit pas le lieu bienveillant et antiautoritaire qu’on s’attendrait à voir émerger d’une politique queer. Depuis son entretien, Girlfriend s’est mis/e en retrait du groupe. Même Lucy, qui est depuis cinq ans dans le groupe – qu’elle considère comme sa communauté sociale et une source de fierté – explique que la chose la plus difficile quand on est dans le groupe « c’est de se sentir acceptée par tout le monde ».

Exposition

Négocier ses cloisons

36À de nombreux égards, cette histoire est celle d’un travail sur les cloisons – les façons dont on négocie les frontières entre l’intérieur et l’extérieur, entre les personnes, les rôles, les groupes, les opinions politiques et les mouvements. Ophelia a utilisé la métaphore de l’air ou du vent pour décrire la musique dans sa cartographie (Figure 2), parce qu’elle a le sentiment que la musique, comme l’air, « transcende de nombreuses constructions humaines comme les frontières, les gouvernements et les autres formes de barrières. L’air existe en dépit de tout ça et diminue l’importance de ce qui sépare les gens ». De fait, les participants ont raconté de nombreuses histoires dans lesquelles ils se sentaient intimement connectés aux autres membres du groupe, aux organisateurs, aux manifestants, aux foules, et aux luttes, grâce à la musique et à la danse.

37Le RMO se produit à des événements et des manifestations très variés, liés aux questions de droit du travail, de droit du logement, d’éducation publique, de justice environnementale, d’autodétermination, de gentrification parmi d’autres questions. Les membres du groupe peuvent apparaître comme étrangers à beaucoup de ces luttes : la plupart d’entre eux ne travaillent pas dans des conditions d’oppression aggravée, ils n’habitent pas dans des logements publics, ils n’ont pas à se soucier d’être évincés de force du quartier ou du pays qu’ils habitent, et ils n’ont pas d’expérience personnelle de l’éducation publique en milieu urbain. Mais beaucoup d’entre eux ont connu d’autres formes de marginalisation, et ils ont tous une compréhension en adéquation avec leur conscientisation – nous avons tous un impact sur notre monde et ses nombreuses injustices.

38Les membres du groupe se consacrent sérieusement à mettre leur énergie et leurs ressources pour être des alliés fidèles des luttes populaires pour la justice. Un constat a amené Alex à modifier sa trajectoire de vie : lorsque nous échouons à nous attaquer aux injustices qui nous entourent, nous laissons perdurer une violence structurelle. L’impression « d’explosion » de son espace intime, ressentie par Alex lors de sa première marche avec le RMO, était celle d’un écroulement de ses frontières, entrainé par la musique. Elle s’est sentie connectée aux autres personnes présentes à la manifestation, mais aussi aux observateurs, aux problèmes politiques immédiats, et à la société en général.

39Et pourtant, une fois que le groupe étend ses cloisons extérieures, se rattachant à des mouvements et des communautés plus nombreux, un effet paradoxal se produit en son sein. L’engagement sans cesse décuplé du groupe à une ouverture plus grande le conduit à subtilement rétrécir ses frontières internes. En se battant pour créer une vision commune de la sécurité, de la communauté, et de la justice au sein du RMO, ses membres développent un langage, une politique et une culture de plus en plus restrictifs auxquels tous les membres, et plus particulièrement les nouveaux, sont censés se conformer. Une politique d’inclusion généreuse, débordant vers l’extérieur, conduit à une pulsion de maintien de l’ordre à l’intérieur de ses frontières. En se battant pour perdurer comme une communauté inclusive, sûre et ouverte, le groupe attend de ses membres qu’ils partagent une expérience de la communauté. Au lieu de cela, la politique d’inclusion provisoire conduit à des sentiments d’aliénation ou d’incompétence pour certains.

40Ce paradoxe de l’inclusion provisoire contre l’inclusion étendue a traversé de nombreux entretiens. Des récits de prise de conscience individuelle et collective par le travail musical en groupe se trouvent dans plus de la moitié des entretiens, en même temps que la croyance que les membres du groupe devraient arriver comme des entités finies parlant déjà le langage spécifique de la culture politique radicale. Alex était heureuse d’avoir pu réussir à ne pas se « trahir » durant ses premiers pas avec le RMO, parce qu’elle savait que c’était le genre de communauté et de travail auquel elle voulait se dédier. Mais tout le monde ne peut pas vouloir cela, ou du moins ne peut avoir les capacités de parler cette langue assez couramment pour ne pas être découvert. Lorsque Peggy se demande si les cloisons du groupe ne sont pas trop rigides, c’est parce qu’elle se rend compte que le procédé d’inclusion provisoire peut avoir des conséquences sur le plan social et racial que le groupe n’avait pas prévues.

Sur la réflexivité

41Ayant été membre du RMO pendant dix ans, j’ai une idée assez approfondie de ce à quoi ressemble le travail du groupe. Mon statut d’initiée a joué sur ma recherche de trois manières.

Tout d’abord, j’ai conçu ce projet de recherche en ayant une représentation subtile du fonctionnement social et structurel du groupe. Mon désir de consigner et d’interroger la complexité du groupe dans mes recherches, ainsi que mon envie de dépasser ma perspective personnelle m’ont amenée à examiner les marges du RMO, afin de présenter une pluralité de voix et d’opinions du groupe. Pour cela, j’ai interrogé des membres qui se considéraient comme des activistes chevronnés et d’autres novices. J’ai interviewé des membres dont le sentiment d’appartenance au groupe était inébranlable et d’autres qui se sont sentis en décalage. J’ai interrogé des membres absolument enthousiastes sur le groupe et d’autres aux opinions plus critiques.

42Deuxièmement, si cette position m’a permis d’observer et d’examiner la complexité à l’intérieur du groupe, elle ne m’a pas donné pareille chance d’analyser l’extérieur du groupe. Je n’ai ni interviewé des observateurs du groupe ni essayé d’évaluer l’efficacité de la fanfare ou de la musique en général comme stratégie politique. J’ai préféré me concentrer sur les procédés internes aux individus et au groupe, comme l’incarnation de la politique, la conscience critique, l’inclusion morale et la communauté à travers la pratique musicale. Cette recherche s’inscrit dans un corpus de travaux en psychologie qui interroge la production de travaux intentionnellement politiques par des artistes, qui cherchent au travers de leur expression à comprendre, à incarner, et à faire connaître les luttes pour la justice sociale (voir par exemple Roberts, 2011). Mes données ne me permettent pas de tirer de grandes conclusions, ni quant à l’efficacité du RMO dans sa remise en question du Mensonge Collectif, ni quant à sa réussite dans ses objectifs de changement, qu’il soit politique, social ou économique.

43Troisièmement, lors de la phase d’écriture, mon regard intime et mes liens personnels avec les membres du RMO m’ont obligée à m’assurer en permanence que je respectais les personnes interrogées. J’ai vérifié auprès des participants que je décrivais leur identité de façon exacte et adaptée, et j’ai changé mes formulations lorsque j’ai reçu des rectifications. J’ai envoyé mon brouillon initial aux participants pour m’assurer que les interprétations que je tirais de leurs entretiens n’allaient pas à l’encontre de leur propos ou de leurs conceptions du groupe. J’ai par la suite envoyé une version révisée à l’intégralité des membres du groupe pour avoir leurs commentaires.

44Si la recherche avait été conduite par un chercheur venu de l’extérieur, nul doute que les entretiens auraient été très différents. J’ai marqué de mon empreinte chaque donnée récoltée, depuis les membres qui ont accepté d’être interrogés jusqu’aux thèmes que les participants ont accepté d’aborder avec moi durant leurs entretiens. Mes analyses des entretiens sont également indubitablement influencées par ma connaissance intime du RMO et de ses membres. Comme toujours, du décloisonnement des catégories fixes – dans ce cas précis entre chercheur et sujet – découlent richesse, complexité et paradoxe.

Considérations finales

45Comme toujours, abattre les cloisonnements entre certaines catégories – en l’occurence, entre chercheur et sujet – ouvre la voie à la richesse, à la complexité et aux paradoxes. Lorsque le groupe se produit, il en appelle à un sens du collectif et à une force qui lient les membres et les manifestants. Si ceux-ci ne partagent pas une même vision politique globale, ils restent unis dans la lutte qu’ils mènent. Les membres du groupe, en étant souvent étrangers aux causes ou aux campagnes qu’ils soutiennent, attirent l’attention sur ces mouvements. Ils utilisent la musique pour inviter plus de gens à participer à ces luttes et à se saisir de notre bien-être collectif. Ce travail cherche à remettre en cause le Mensonge Collectif en mettant en lumière des histoires qui restent souvent dans l’ombre des médias, cachées par les normes sociales. Mais celles-ci sont hurlées avec bravoure dans l’espace public par un groupe de personnes qui, ensemble, combattent les forces institutionnelles qui cherchent à pathologiser, aliéner et opprimer.

Cet engagement à une inclusion morale étendue conduit paradoxalement en interne à une politique d’inclusion provisoire. En se battant pour construire un espace accueillant pour tous, au sein duquel les membres défendent une politique de l’inclusion étendue, le groupe solidifie une culture, une veine politique et un langage.

46Afin de maintenir cet espace, des frontières sont maintenues pour préserver chez tous les membres du groupe une idée de sécurité et de justice. Si certains membres voient les résultats escomptés de ce procédé, d’autres finissent par se sentir en décalage, ou inférieurs, et le groupe s’homogénéise. Et pourtant, au même moment, les membres du RMO se sentent intimement connectés à un nombre croissant de mouvements pour la justice. C’est après sa participation à de nombreux ateliers politiques avant le Forum Social Américain de 2010 avec le RMO que les différentes formes d’oppression et de théorie politique qu’Elliot connaissait se sont soudain rejointes et qu’il a eu cette révélation : « C’est dingue, tout est connecté, et toutes ces injustices sont les nôtres. » Le RMO donne une substance à cette déclaration en s’alliant avec de nombreux mouvements qui sont liés par leur but de résister aux oppressions sociales, politiques et économiques, qui sont interconnectés et structurés au sein de notre société globale. Lorsque le RMO se produit, sa musique est une arme pour briser les barrières : celles qui renforcent le silence et l’injustice structurelle, et celles qui sont simplement mises en travers du chemin par les officiers de police.