Introduction

1Nous présentons ici les premiers résultats d’une recherche en cours sur l’histoire du Syndicat des Musiciens Britanniques [British Musicians’ Union, ou MU1]. Cet article sera divisé en quatre parties :

• les grandes lignes de notre recherche ;

• une brève histoire de la MU, qui mettra en relief son rôle éminemment politique, et quelques-unes des principales critiques qui lui ont été adressées ;

• notre objet d’étude : les musiciens, considérés en tant que travailleurs ;

• une étude de la façon dont le syndicat, grâce à ses liens avec la Phonographic Performance Ltd (PPL), a pendant cinquante ans pu exercer un certain contrôle sur la musique au Royaume-Uni, que ce soit la musique live, la musique enregistrée, ou sa diffusion sur les ondes.

2Plus généralement, notre recherche, et par conséquent cet article, ont pour ambition de jeter un éclairage sur ce qu’a été la vie des musiciens sur une période de 120 ans, et d’apporter un nouvel éclairage sur l’économie politique et les rouages de l’industrie qui les emploie. Notre principale thèse est que la MU, grâce à une stratégie qui impliquait sur certains points de collaborer avec les principaux employeurs, a choisi d’adopter, sur le plan politique, une position pragmatique, qui lui a permis de maintenir une position charnière dans l’industrie musicale du Royaume-Uni pendant plus de 120 ans.

Projet de recherche

3Cet article s’appuie sur un travail mené dans le cadre d’un programme de recherches intitulé Musicians’ Union : A Social History. Ce projet est financé pour quatre ans, depuis le 1^er avril 2012, par deux organismes britanniques, l’Arts and Humanities Research Council (AHRC) et l’Economic and Social Research Council (ESRC). Il prolonge d’autres travaux, notamment un programme de recherches lui aussi financé par l’AHRC, qui s’étala d’avril 2008 à 2011 et qui fut consacré à l’histoire de l’industrie de la musique live au Royaume-Uni2. Ce programme de recherches a donné lieu à la publication d’une Histoire de la musique live en Grande-Bretagne en trois volumes, dont le premier a été récemment publié (Frith et al., 2013). Deux choses apparurent clairement pendant ce travail, qui nous conduisirent à nous pencher sur l’histoire de la MU. Premièrement, il mit en lumière l’importance des industries musicales d’avant le rock and roll. L’étude de la musique live montrait que la majorité des négociations et des accords définissant la façon dont fonctionnent non seulement l’exécution publique, mais aussi les enregistrements et la production, étaient en place bien avant le milieu des années 1950. Deuxièmement, ce travail révéla le rôle central joué par la MU dans ces négociations, et le fait que la MU était la seule organisation présente dans tous les secteurs de l’industrie musicale. Autrement dit, il est apparu que la MU est constamment intervenue au côté des travailleurs au moment où l’industrie musicale britannique se constituait sur le plan politico-économique. Pendant que je menais ces recherches sur la musique live, je me familiarisai progressivement avec le fonds d’archives de la MU, qui se trouve à l’Université de Stirling3. Une visite là-bas me convainquit de la très grande valeur de ce fonds, et aboutit à une demande de financement, qui fut retenue, pour écrire l’histoire de la MU.

4La méthodologie retenue pour mener ce travail comporte trois volets. Le premier est de faire appel aux archives, celles de la MU en particulier, qui contiennent des documents remontant à la naissance du syndicat, en 1893, avec notamment les minutes des réunions du Comité exécutif au niveau national, le programme des conférences, les comptes-rendus publiés dans le journal du syndicat et dans la lettre d’information des militants, intitulée Bulletin to branches. L’ensemble de ces documents a permis d’établir une chronologie de l’histoire de la MU4. Le fonds d’archives de la MU contient aussi une grande quantité de courriers, de coupures de presse ou encore de documents comptables, tant au niveau local qu’au niveau national, et cette masse de documents nous a permis d’analyser en détail certains événements spécifiques.

5Le fonds d’archives de la MU, quoiqu’inestimable, est cependant limité sur certains points, notamment parce que la grande majorité des documents ne donne accès qu’au point de vue du syndicat et/ou de ses membres. Or il est tout aussi important de savoir ce que pensent de la MU ceux qui ont eu affaire à elle – en particulier les musiciens et leurs employeurs. Nous avons donc complété ce travail par la consultation d’autres archives : le fonds d’archives écrites de la BBC [BBC Written Archives Centre] à Caversham, celui du Trades Union Congress5 à la London Metropolitan University, celui de l’Orchestral Employers Association6 à l’Université de York, et enfin le fonds Jack Hylton de l’Université de Lancaster.

6Le second volet de notre démarche consiste en une série d’entretiens avec ceux qui occupent ou ont occupé des postes clefs au sein du syndicat. Par exemple, tous les Secrétaires généraux encore en vie, et bon nombre de représentants ou de militants. Afin d’élargir notre perspective, nous avons aussi rencontré des employeurs ou des personnes ayant eu à traiter avec le syndicat durant son histoire. Écouter ceux qui ont été en conflit avec la MU est en effet tout aussi important qu’écouter ses partisans.

Enfin, nous avons passé en revue la littérature existante sur le sujet. La MU a été étudiée dans deux ouvrages. Le premier est celui d’un ancien Secrétaire général et retrace, de façon essentiellement descriptive, les premières années du syndicat (Teale, 1929). Le second est une commande passée par la MU elle-même pour commémorer son centenaire (Jempson, 1993). Bien que ces deux livres soient utiles et factuels, ils ne proposent aucune analyse et échouent à proposer une réflexion critique et dépassionnée de la MU, ce que vise à faire notre programme de recherches.

7Les travaux universitaires sur la MU sont rares. Les articles publiés sur le sujet ne s’intéressent qu’à certaines périodes (David-Gillou, 2009) ou à certaines questions (Cloonan & Brennan, 2013). Plusieurs textes mentionnent la MU en passant, mais aucun livre n’a fait à son sujet un travail aussi complet que ceux qui furent menés sur l’Australie (Michelson, 1997) ou sur l’American Federation of Musicians (Anderson, 2004 ; Gorman, 1983 ; Seltzer, 1989). À ces quelques travaux universitaires s’ajoute un ensemble d’articles appartenant à la littérature grise (par exemple la presse économique ou généraliste), qui donne des détails utiles, mais pas d’analyse suivie. Comme nous le verrons, un certain nombre de critiques y ont en revanche été formulées contre le syndicat tout au long de son histoire.

Une brève histoire de la MU

8C’est en 1893 que fut fondée, sous la houlette de Joseph B. Williams qui la dirigea pendant 31 ans, la Amalgamated Musicians’ Union (AMU), rebaptisée en 1921 la Musicians’ Union. Cette première époque se caractérise par l’accroissement conjoint des métiers liés à la musique, que ce soit dans les salles de spectacle, les music-halls ou les cinémas, et du syndicalisme qui, avec le New Unionism, s’introduisit dans de nouveaux secteurs.

Alors que les organisations antérieures de musiciens comme la Incorporated Society of Musicians se résumaient à des associations professionnelles davantage consacrées à la certification des compétences techniques qu’à l’amélioration des conditions de travail, l’AMU se présentait ouvertement comme un syndicat. Ceci eut pour effet d’aggraver la rupture idéologique au sein de la profession musicale entre ceux qui jugeaient que les syndicats étaient les mieux placés pour défendre les intérêts des musiciens, et ceux qui pensaient que ces derniers devaient s’affilier à des associations professionnelles. Ehrlich décrit ces divisions comme une opposition entre « gentlemen » et « interprètes » [players]. Les gentlemen représentent l’élite, basée à Londres, travaillant dans les orchestres, et organisée au sein de la London Orchestral Association – une association professionnelle. L’AMU, en revanche, était un syndicat, surtout présent au départ dans les music-halls et les salles de province. Dès le début, il y eut des conflits entre la LOA et l’AMU, la première accusant la seconde d’être une forme de « tyrannie organisée, la malédiction du syndicalisme moderne dans ce pays » (LOA, 1894).

9Il y eut cependant des tentatives pour rassembler tous les musiciens au sein d’une même organisation, et ces efforts aboutirent en 1921 quand la LOA, devenue la National Orchestral Union of Professional Musicians fusionna avec l’AMU pour former la MU. Les adhésions et la puissance du syndicat au sein de l’industrie musicale se développèrent immédiatement. Cependant, dix ans après, les effets combinés de la disparition des orchestres de cinéma, avec l’arrivée du parlant, et du contexte économique des années 1930 aboutirent à un taux de chômage important chez les musiciens. Les adhésions à la MU baissèrent : elles passèrent d’un peu plus de 20 000 en 1928 à 6 740 en 1936. Ehrlich (1985, 211) avance le chiffre de 12 000 à 15 000 membres en moins.

10Les musiciens furent ensuite appelés sous les drapeaux pendant la Seconde Guerre mondiale. En conséquence, ce ne fut que vers la fin des années 1940 que le nombre d’adhésions dépassa les records précédents. Malgré des fluctuations ultérieures, les adhésions à la MU ont été pendant les quarante années suivantes relativement stables. En 2012, le syndicat comptait 30 446 membres, un peu moins seulement qu’en 19697. Contrairement à bon nombre de syndicats britanniques, la MU n’a pas fusionné avec d’autres syndicats, et n’a pas vu son nombre d’adhérents diminuer, alors que le nombre total de travailleurs syndiqués est passé de plus de 13 millions en 1979 à 6,5 millions en 2012 (DBIS, 2013).

11La MU constitue ainsi un petit syndicat artisanal, avec une histoire vieille de 120 ans. Le point important ici est que son activité, comme celle de n’importe quel autre syndicat, est éminemment politique. Par « politique », on peut comprendre la recherche et l’exercice du pouvoir8. Dans ce domaine, la MU est constamment intervenue pour remettre en cause et reconfigurer l’équilibre des pouvoirs au sein de l’industrie musicale britannique. Si, en outre, on comprend « politique » à la façon de John Street quand celui-ci, reprenant Colin Hay, écrit que, pour être politique, « une situation doit mettre les gens devant un choix, à partir duquel ils peuvent agir : ils doivent être acteurs » (2012 : 7), dans ce cas-là également, la MU a cherché à « être acteur » et à persuader les employeurs de se ranger à leur version de ce que doit être l’industrie musicale. Tout en ayant pris en général le parti du travail contre le capital, le pragmatisme de la MU l’a aussi amenée à faire alliance avec les employeurs quand elle estimait que cela servait l’intérêt de ses membres.

12L’histoire de la MU est celle d’une lutte pour défendre les travailleurs, ce qui l’a par conséquent entraînée dans plusieurs conflits et l’a exposée à la critique. Or il est frappant que les reproches les plus fréquemment adressés à la MU ne proviennent en général pas de ceux que l’on considère comme ses adversaires traditionnels, à savoir les employeurs. La plus grande partie de ces critiques vient des musiciens eux-mêmes, adhérents ou non. Les journalistes et les chercheurs ont fait état de ces critiques et les ont diffusées auprès du grand public. La MU semble ainsi ne pas avoir toujours réussi à se faire aimer à l’extérieur. Une petite chronologie suffira à le suggérer.

13Aux débuts de l’AMU, les divisions au sein de la profession mentionnées plus haut poussèrent son fondateur, J.B. Williams, à lui donner pour but de protéger ses membres des « amateurs », des « employeurs sans scrupules » et enfin, ce qui est révélateur, de « nous-mêmes » (cité dans Jempson, 1993 : 7). Ainsi, dès le commencement, les principaux adversaires de l’AMU ne furent pas seulement les employeurs, mais aussi les musiciens, symbolisés par la LOA, qui jugeaient leur métier incompatible avec le syndicalisme.

14L’une des préoccupations principales et des plus constantes de la MU fut toujours le problème de la compétition sur le marché du travail entre ses membres et d’autres musiciens, qu’il s’agisse, d’une part, de musiciens amateurs, d’orchestres militaires, ou encore d’orchestres de policiers ou, d’autre part, de musiciens étrangers. Dans ce dernier cas, la MU chercha, dès sa fondation, à limiter et empêcher l’emploi de musiciens étrangers au Royaume-Uni, avec pour argument que leur travail pouvait être fait par les musiciens nationaux. Ces revendications conduisirent ainsi le Ministère du Travail à accepter, entre 1935 et 1954, de ne pas donner de permis de travail aux musiciens étrangers sans autorisation – en général refusée – de la MU. La position de la MU était sous-tendue par une attitude qu’on nous a résumée de la façon suivante : « Pourquoi est-ce qu’on aurait besoin de Louis Armstrong ? On a Kenny Baker » (Représentant de la MU, cité dans Blain, 20129). La MU défendait ainsi l’idée qu’un musicien britannique pouvait faire tout ce que faisait un musicien étranger, et donc qu’il était rarement nécessaire de faire venir des musiciens, même pour les tournées. Les différents accords réciproques qui suivirent la fin de « l’interdiction » des musiciens « étrangers » se prolongèrent sous des formats divers jusque dans les années 1980.

15L’histoire du permis de travail est une histoire longue et complexe, qui a été écrite ailleurs (Cloonan & Brennan, 2013). Mais plusieurs chercheurs ont remarqué que l’attribution de ces permis a pénalisé de façon disproportionnée les musiciens de jazz afro-américains, de telle sorte que, comme le note McKay, cette « exclusion […] a fait un excellent travail pour que, deux décennies durant, la musique et la danse jazz britanniques demeurent blanches » (2005 : 122). Oliver ajoute que cette politique « fut imposée de façon tout aussi stricte que stupide » (1990 : 80). Même l’histoire officielle du syndicat reconnaît que ce ne fut pas là son heure de gloire, et que cette période fut marquée par la xénophobie et le racisme (Jempson 1993 : 50).

16La technologie posait un autre problème à la MU, qui freina plusieurs de ses évolutions. Parmi elles, l’apparition du cinéma parlant (l’Union pensait que les orchestres de cinéma n’avaient été supprimés que temporairement, et reviendraient à un moment ou à un autre), la diffusion de disques à la radio, et celle d’émissions enregistrées à la radio comme à la télévision. À plusieurs reprises, la MU a cherché à limiter l’emploi des nouvelles technologies afin de maintenir l’embauche de musiciens dans les médias. Ces positions ont conduit plusieurs chercheurs à accuser la MU d’être constamment en retard d’un train. En 1970, par exemple, Frith affirma que la « MU a toujours été décalée par rapport aux besoins spécifiques des artistes rock » (Frith, 1978 : 162) et, dix ans plus tard, ce fut au tour de Street d’affirmer que

comme chaque innovation semblait menacer l’emploi, la MU s’y est à chaque fois opposée : elle fut successivement contre l’enregistrement multipiste, les mellotrons, les synthétiseurs et les boîtes à rythmes. Certes, la MU était motivée par le désir de défendre ses adhérents. Mais dans les faits sa politique fut tout bonnement réactionnaire (1986 : 147).

17Toutefois, à y regarder de plus près, il semble que bien que la MU ait souvent accueilli les développements technologiques de l’industrie avec hostilité, elle s’en est toujours accommodée par la suite. Ainsi, s’il n’était pas possible d’empêcher d’enregistrer et de diffuser de la musique – ce qui dans les deux cas semblait au départ menacer l’emploi des musiciens live – il était au moins possible de réguler ces activités. Le syndicat chercha par conséquent à négocier avec les principaux employeurs, les maisons de disques et les diffuseurs, au sujet de l’emploi des nouvelles technologies et des redevances qu’elles engendrent, d’une façon plus pragmatique qu’on ne pourrait le croire à la lecture de ses différents détracteurs.

18Si l’université a constitué un premier foyer de critiques adressées à la MU, c’est plus récemment la presse écrite qui a enquêté sur les pratiques du syndicat. Quand, dans les années 1980, certains musiciens de studio ont essayé de constituer une structure dissidente et rivale, la Professional Musicians Guild, le Sunday Times publia à cette occasion une série d’articles au sujet du rôle qu’aurait joué la MU dans la délocalisation à l’étranger du travail sur la bande-son des films. Ces articles affirmaient aussi que la London Weekend Television avait renoncé à produire Betty, une comédie musicale au budget d’environ 4,5 millions de livres sterling, après avoir échoué à trouver un accord avec la MU concernant les cachets (Sutherland, 1988b). Cette campagne de presse diabolisa les représentants de la MU. Le Sunday Times publia ainsi un article intitulé « Comment tuer avec le baiser de la mort : à propos de Don Smith, membre de la Musicians’ Union », qui détaillait comment Don Smith, responsable des studios à la MU, y faisait la police, et « exer[çait] un pouvoir considérable » sur les studios (ibid.).

19Les attaques les plus violentes dirigées contre la MU furent toutefois celles qui dénonçaient son fonctionnement et sa cuisine interne. En 2000, l’élection d’un nouveau Secrétaire général – Derek Kay – et sa suspension quasi immédiate par le Comité Exécutif attirèrent l’attention inédite de la presse nationale. Les critiques ne vinrent cette fois-ci pas seulement de la presse de droite (Lebrecht, 2001), mais aussi de la gauche. Le Guardian qualifia la MU d’« organisation doctrinaire de gauche aussi secrète et muette que le KGB » (Sweeting, 2001), tandis que The Independent parlait pour sa part « des méthodes incroyablement rétrogrades de la Musicians’ Union » (Mendick, 2001).

20Ainsi, la MU a été au cours de toutes ces années tour à tour décrite comme une organisation dépassée, bureaucratique, protectionniste, extrémiste, réactionnaire et même quasi raciste. La MU a toutefois aussi joué un rôle clef – quoique largement ignoré – dans l’industrie musicale britannique. Son histoire est riche d’enseignements au sujet de la vie professionnelle des musiciens, de l’économie politique de l’industrie musicale, et la dynamique mouvante des rapports de pouvoir en son sein. Il s’agit bien là de politique, dans la mesure où la MU a essayé de faire de ses adhérents des acteurs et de modifier le rapport de force en faveur des travailleurs. Pour le montrer, il a été nécessaire d’adopter une démarche spécifique.

Les musiciens en tant que travailleurs

21Cette recherche repose sur l’idée que les musiciens sont des travailleurs, de différents types. Notre approche consiste ainsi à caractériser les musiciens comme des personnes désireuses de gagner leur vie par la musique, autrement dit comme des personnes recherchant un emploi dans l’industrie musicale. Il s’agit là d’une caractéristique commune à tous les musiciens en tant que travailleurs. Cependant le travail spécifique des musiciens implique un éventail de talents et de pratiques très varié. Il implique aussi des problèmes de statut, et, pour la MU, une question bêtement technique : qu’est-ce qu’un musicien ? Poser cette question est un préalable nécessaire pour décider ensuite de qui peut adhérer au syndicat, et les décisions prises à ce sujet furent essentielles pour définir ce que signifie être musicien au Royaume-Uni. De tels débats reviennent régulièrement dans l’histoire de la MU, et les réponses apportées à cette question en disent long sur le statut professionnel et social des musiciens à tel ou tel moment. Le règlement de la MU n’a jamais varié : peut adhérer « toute personne exerçant une profession dans le domaine de la musique » [anyone following the profession of music] (Musicians’ Union, 2013 : 237). Or ces mots peuvent être interprétés de bien des manières. Au début de l’AMU, une personne pouvait être recrutée grâce à sa notoriété locale, et jusqu’à la centralisation de ces dernières années, l’adhésion se faisait au niveau de la branche locale du syndicat. Dans ses différentes publications, les adhérents étaient en général classés par instrument, ce qui permet de savoir qui pouvait adhérer, et qui ne le pouvait pas. Les chanteurs par exemple étaient en général refusés, puisqu’ils n’ont pas d’instrument. Ceux-ci furent donc représentés pendant longtemps par la Variety Artists Federation, qui fut intégrée en 1967 à Equity, le syndicat des acteurs. Les DJs, puisqu’ils ne travaillent pas avec un instrument traditionnel, furent aussi refusés jusque dans les années 1990 (Lee, 1997) – ce qui montre comment la conception de leur travail a évolué, du statut de simples passeurs de disques à celui de créateurs à part entière.

22Si pour le Syndicat des musiciens le problème était de savoir qui pouvait adhérer, pour les musiciens la question était et a toujours été de savoir pour quelles raisons adhérer. Au cours du temps, trois éléments ont déterminé la probabilité que tel musicien en particulier adhère ou non. Le premier est son appartenance à une catégorie autorisée à adhérer au syndicat – comme nous l’avons vu, certains types de musiciens ont été exclus à certaines périodes. Dans d’autres cas, les musiciens ont pu être forcés à adhérer. Certes, la législation britannique a empêché à plusieurs reprises les pratiques de closed shop (quand l’employeur s’engage à ne recruter que des personnes syndiquées). Mais la MU a néanmoins plusieurs fois passé des accords de closed shop avec les représentants patronaux. Les différents entretiens que nous avons menés montrent ainsi que pendant de nombreuses années, quel que soit le cadre légal, la télévision était de facto en closed shop et qu’un musicien qui voulait y travailler devait adhérer à la MU. De plus, on attendait en général d’un membre d’un orchestre qu’il soit adhérent. Il s’agissait même d’une quasi-obligation. Comme le dit Bill Kerr, l’actuel responsable des orchestres au sein de la MU, adhérer au syndicat était une « carte essentielle dans votre jeu » (Kerr, 2014). Enfin, troisième cas de figure, les musiciens qui choisissent, tout simplement, d’adhérer. Un musicien peut être motivé par différents facteurs : l’idéologie, chez ceux qui estiment qu’il faut faire partie d’un syndicat ; le crédit associé pour certains au fait d’être syndiqué ; enfin, les avantages liés à la syndicalisation, comme la possibilité d’être assuré à moindre coût ou de bénéficier d’une aide juridique.

23L’étude des différentes catégories d’adhérents et de leur rôle dans les différentes industries musicales permet de montrer que les musiciens sont des travailleurs de types très différents. Ils travaillent dans des endroits variés, définis chacun par des relations de pouvoir et une économie politique spécifiques. Ainsi, à part ceux qui travaillent dans un orchestre, très peu de musiciens ont un emploi stable et régulier. Les musiciens qui ne font pas partie d’un orchestre ont bien plus de chances de travailler en freelance, comme une PME. Ils sont souvent des employés temporaires, recrutés directement ou en sous-traitance, par différentes structures : chaînes de télévision, maisons de disques, salles de concert, la plupart du temps simultanément. Dans certains cas – les meneurs d’orchestres de danse par exemple –, les musiciens peuvent eux-mêmes employer d’autres musiciens, avec les complications que cela implique relativement à leurs activités syndicales. Le fait que la plupart des adhérents à la MU soient des travailleurs indépendants, en freelance, résulte aussi de différentes exigences et attentes propres à la MU, distinctes de celles que l’on trouve dans des industries comptant moins de grandes entreprises. La tendance générale de la MU, après avoir tenté de regrouper l’ensemble des musiciens – et finalement échoué sur ce point – fut de consacrer de moins en moins de temps aux négociations directes avec les employeurs, et de se concentrer progressivement sur la prestation de différents services comme l’organisation d’ateliers ou l’assurance des instruments10.

24De façon générale, la nature de la force de travail, associée à celle de l’organisation de la MU, eut un impact considérable sur la politique de la MU. Comme nous l’a dit Mark Melton, ancien conseiller en économie de la musique, « la MU a toujours été un syndicat particulier sur ce point : une très grande partie de ses membres sont indépendants, et, politiquement, les travailleurs indépendants sont instinctivement des entrepreneurs » (Melton, 2012). Un autre ancien responsable nous dit qu’étant donné la composition de ses adhérents, l’une des principales réussites de la MU fut de rester un syndicat de centre-gauche (Blain, 2012). L’impression qui se dégage de tout cela est que les positions de la MU dans ses relations extérieures avec les différentes maisons de disques, ayants droit et chaînes de radio ou de télévision susceptibles d’employer ses adhérents sont en grande partie pragmatiques, avec comme fil directeur ce qui semble bénéfique financièrement pour la majorité de ses membres. C’est ce que nous allons étudier dans la partie suivante.

Les relations avec l’extérieur : les industries musicales et la PPL

25L’économie politique de l’industrie musicale est un point de départ naturel pour étudier le rôle joué par la MU, d’autant plus que ce rôle a jusqu’ici été négligé, voire entièrement ignoré, dans les différentes études consacrées aux industries musicales (Jones, 2012 ; Longhurst, 1995 ; Negus, 1992 ; Shuker, 2007 ; Wikström, 2009). L’industrie musicale peut être définie comme un ensemble de contrats entre différentes parties, dont les plus importantes sont les paroliers, les interprètes, les musiciens, les labels, les diffuseurs, les promoteurs de concerts et les éditeurs. Là, comme nous l’avons déjà noté, la MU peut légitimement prétendre être la seule organisation à participer à tous les accords qui sous-tendent les liens entre ces différents acteurs, et à pouvoir les influencer. On trouve des exemples de ces interconnexions dans les trois domaines de l’exécution publique de la musique, des enregistrements et de la diffusion. Pour exercer son contrôle sur ces trois domaines et faire jouer son influence, la MU s’appuya sur les accords passés entre le syndicat et la Phonographic Performance Ltd. (PPL), que nous allons examiner maintenant.

Phonographic Performance Ltd

26La PPL fut instituée par les maisons de disques en 1934, à la suite d’un jugement rendu par la Haute Cour de justice en faveur de la Gramophone Company (dont la fusion avec Columbia Gramophone donna naissance à EMI en 1931) contre le Cawardine’s Café à Bristol. Ce dernier se vit condamné à indemniser la Gramophone Company pour avoir passé des disques dont celle-ci possédait les droits. La PPL fut alors rapidement mise en place afin de collecter pour ses membres les droits de diffusion d’un disque dans l’espace public, comme cela avait été le cas à Bristol. Dès le début, la PPL fut (elle l’est toujours) la propriété des grandes maisons de disques, à savoir, en 1934, Decca et EMI. Les deux entreprises décidèrent rapidement de payer les musiciens jouant sur les disques, et, après débat, on fixa le pourcentage du revenu net des ventes à 20 %. Il s’agissait là d’un versement à titre gracieux. Au début, les musiciens étaient payés directement. Il est difficile de juger maintenant de l’efficacité d’un tel système. Toujours est-il qu’en 1947, un nouvel accord, officiel cette fois, et par ailleurs plus étendu, fut passé entre la MU et la PPL. Il stipulait que la PPL acceptait de verser 20 % de son revenu net, via les maisons de disques, aux artistes crédités sur les disques, et, en plus, 12,5 % aux musiciens de studio, directement payés à la MU.

27L’accord de 1947 est remarquable à plusieurs titres. Premièrement, les musiciens concernés n’étaient pas nécessairement tous adhérents du syndicat, même si c’était probablement le cas de la grande majorité d’entre eux. La MU recevait donc de l’argent pour le travail de personnes extérieures au syndicat. Deuxièmement, les sommes versées au syndicat restaient soumises au bon vouloir des maisons de disques. Troisièmement, avec la rapide croissance des maisons de disques et de la diffusion sur les ondes, le montant de ces paiements augmenta de manière exponentielle, en particulier dans les années 1980. Le premier versement, en 1951, qui couvrait quatre années, atteint environ 60 000 £. Le paiement de l’année 1989 avoisina les 2,5 millions (Musicians’ Union Executive Committee, 1953 & 1991). Enfin, quatrièmement, cet exemple illustre le pragmatisme de la MU : opposée à la production de disques, mais dans l’incapacité de la juguler, elle chercha alors à la contrôler et à en tirer des bénéfices pour ses adhérents. Les liens entre la MU et la PPL eurent tout au long du xx^e siècle et au-delà un effet important sur les différentes industries employant des musiciens. Trois domaines en particulier furent affectés : l’exécution publique, l’utilisation des enregistrements et la diffusion sur les ondes.

La musique live

28La MU s’est toujours consacrée prioritairement à la musique live, considérée comme la principale source d’emploi, et a longtemps considéré que les « travailleurs musiciens » étaient ceux qui jouaient dans des groupes ou des orchestres. Le syndicat a toujours cherché, et cherche encore, à étendre les opportunités de jouer en public, ce qui faisait particulièrement sens au début de l’industrie du disque, quand celle-ci était connue pour ne reverser aux musiciens que des miettes, voire rien du tout. L’ironie est que la défense de la musique interprétée publiquement et de ses emplois eut précisément pour effet d’offrir au syndicat une influence importante sur les maisons de disques et les médias, dans la mesure où il essayait de réduire leur impact sur la musique live. Ce point est essentiel pour comprendre une grande partie des prises de position du syndicat au sein de l’industrie musicale.

29Historiquement, les efforts de la MU ont consisté à améliorer la rémunération des interprètes se produisant en public, leurs conditions de travail et à protéger leur emploi des nombreuses menaces représentées notamment par les amateurs11, les nouvelles technologies, les musiciens étrangers ou non syndiqués. Au début, l’AMU chercha à établir un revenu minimum pour différents types de travail. Les augmentations « Askwith » de 1907 et 1912 contribuèrent à atteindre cet objectif : Sir George Askwith, désigné comme arbitre par le gouvernement, mit fin en effet à une grève du music-hall en établissant pour les artistes, musiciens inclus, un revenu minimum. La première augmentation mit aussi en place un revenu minimum pour les artistes travaillant à Londres, et la seconde un autre pour le reste du Royaume-Uni. La MU ne prit pas part à cette grève, qui fut principalement conduite par la Variety Artists’ Federation. Toutefois, le fait que les revenus minima obtenus aient aussi concerné les musiciens permet de considérer ces accords comme le début des « minimums syndicaux » [MU rates] pour la musique jouée en public. Certes, la combinaison de spécialisations polyvalentes, l’avarice du marché et le trop-plein de l’offre permirent en général aux employeurs d’ignorer ces tarifs. Mais ceux-ci restent des repères permettant de fixer ce que les bons employeurs doivent payer, et ce que les musiciens peuvent raisonnablement demander. Il est aussi important de souligner le fait que ces tarifs, dans le music-hall, furent fixés à la suite d’une intervention gouvernementale.

30Les années 1930 furent un moment charnière dans l’histoire de la MU. En effet, à cette époque, le syndicat mit en place avec l’industrie du disque (par le truchement de la PPL) et les médias (c’est-à-dire la BBC, à l’époque en situation de monopole) l’ensemble complet des règles et des tarifs fixant pour les années à venir, dans ces deux secteurs, la nature du travail et sa rémunération. La relation avec deux des principaux pourvoyeurs d’emploi fut essentielle, et eut un effet important sur les pratiques d’enregistrement, d’une part, et de diffusion, d’autre part. Dans le premier cas, la MU collecta des millions grâce au versement aux musiciens de droits d’auteurs ; dans le second, elle put contrôler la diffusion de musique à la radio et à la télévision.

31Nous traiterons de ces questions plus bas, mais il est nécessaire auparavant d’illustrer l’implication de la MU dans la musique live à travers quelques exemples de la façon dont les accords obtenus avec la PPL ont pu avoir des effets jusque dans la façon de diffuser la musique. Ainsi, à la demande pressante de la MU, la PPL inclut certaines restrictions à la diffusion publique de disques dans l’énoncé des conditions à remplir par tout lieu souhaitant se voir attribuer une licence à cet effet. En raison des pressions de la MU, il avait été admis que de telles licences ne seraient délivrées que si le disque « ne se substituait pas, en totalité ou en partie, à l’embauche de musiciens » ou n’était pas diffusé « là où, relativement à la taille et la nature du lieu (théâtre, music-hall, salle de danse ou tout autre lieu de divertissement) il serait possible de recruter des musiciens » (Musicians’ Union Executive Committee, 1947 : 23).

32Ainsi, les principales salles n’avaient pas l’autorisation de passer des disques à moins de recruter aussi des musiciens. Cependant, il fut impossible à la MU et à la PPL d’appliquer cet accord. Les premières surprises parties [record hops] puis les discothèques devinrent en effet de plus en plus populaires auprès du public comme des propriétaires de salle. En conséquence, les conditions d’autorisation de la PPL ne purent au mieux que retarder la diffusion massive de disques dans les espaces publics. Le fonds d’archive de la MU contient une correspondance tout aussi fournie que fascinante entre la MU et la PPL, qui eut pour objet la façon d’appliquer ce système, et le problème posé par les salles qui cherchaient à passer entre les mailles du filet. L’ensemble du système commence ainsi à se disloquer à la fin des années 1950, quand des promoteurs un peu plus malins se mirent à payer les groupes sur place pour ne pas jouer, afin de permettre aux salles d’organiser des événements où elles pussent passer des disques (Brewster & Broughton, 2012 : 15). Le combat continua pendant des décennies, jusqu’à ce que les conditions restrictives de ce type soient interdites à la suite d’un rapport publié en 1988 par la Monopolies and Merger Commission (MMC, 1988). Jusque-là, la MU avait essayé, par pragmatisme, de réguler ce qu’elle ne pouvait empêcher. Ce pragmatisme s’étendait aussi à d’autres domaines.

L’utilisation des enregistrements

33Comme nous l’avons noté plus haut, la PPL reversa à la MU une partie des revenus engendrés par la diffusion en public de disques. La raison en était que le syndicat représentait les interprètes, souvent inconnus, qui participaient à des enregistrements discographiques et qui avaient par conséquent droit au paiement d’une redevance. Mettre en place ce système prit du temps, et la MU ne reçut son premier versement qu’en 1951. Il fallut alors décider que faire de cet argent. La direction du syndicat choisit rapidement, plutôt que de distribuer cet argent aux musiciens enregistrés sur disque, de le conserver et de s’en servir « dans l’intérêt de tous les musiciens » (Martin, 1996 : 16). La motivation était double. Premièrement, la minorité d’adhérents participant à des enregistrements affectait négativement la majorité des adhérents, dont le revenu provenait principalement de leurs performances publiques. Deuxièmement, comme l’affirma le Comité Exécutif en 1959, payer directement les adhérents risquait de faire passer la MU pour un syndicat « jaune », « que l’on pourrait accuser de dépendre pour son existence, d’une certaine façon, directement ou indirectement, des organisations d’employeurs » (The Musician, janvier, 1961 : 6). Tout en étant pragmatique, la MU était ainsi soucieuse de ne pas passer pour un laquais des patrons.

34Deux problèmes empêchèrent le syndicat d’utiliser cet argent tout de suite. Tout d’abord, la PPL y imposait certaines conditions. Par exemple, seulement 5 % de cet argent pouvait servir à couvrir les frais administratifs, et l’argent ne pouvait pas être mobilisé « pendant un conflit commercial, ou pour un objectif contraire ou dommageable aux intérêts de la PPL ou de ses membres » (Musicians’ Union Executive Committee, 1947 : 23). Le contexte était en effet celui des grèves de 1942-1944 et 1948 aux États-Unis, où, par deux fois, l’American Federation of Musicians (AFM) avait interdit à ses membres de jouer sur des disques. Cela eut un effet important sur le bénéfice des maisons de disques et, même s’il n’est pas certain que des grèves de ce type fussent possibles au Royaume-Uni, cette clause donnait aux maisons de disques britanniques l’assurance que leur argent ne servirait pas à les financer. Le second problème était le manque de clarté relativement au caractère imposable de cet argent, puisqu’il s’agissait d’un versement à titre gracieux. Durant la plus grande partie des années 1950, la MU ne sut pas si cet argent était imposable. En conséquence, le syndicat le dépensa avec une extrême prudence.

35Le syndicat créa finalement un Compte spécial pour ce que l’on allait appeler le « Fonds phonographique ». On reconnaissait ainsi que cet argent avait un statut « spécial », différent des activités régulières du syndicat, financées par les cotisations. Vers la fin des années 1950, le fonds commença à être utilisé. Au début, les intérêts engendrés furent transférés au Fonds de bienfaisance du syndicat, et le syndicat subventionna un ensemble de bals du 1^er mai dans tout le pays, ainsi que les droits d’inscription aux universités du National Council of Labour Colleges (NCLC12). Après des débats passionnés sur l’usage de ce fonds pour la conférence biennale de 1957, le Comité exécutif décida en 1959 qu’« une grande partie du Fonds phonographique devra directement être utilisée pour favoriser l’emploi des adhérents » (Musicians’ Union Executive Committee, 1959 : 16). Ainsi, le syndicat identifiait manifestement l’intérêt de « tous les musiciens » à celui de ses propres adhérents.

36Promouvoir la musique live devint alors l’une des activités principales de la MU. Paradoxalement, l’argent venait de la PPL, qui, comme nous l’avons noté plus haut, était – et est encore – aux mains de ceux-là même qui étaient censés porter atteinte à la musique live, à savoir les maisons de disques. Les premiers crédits servirent à financer des bourses et des prêts à des organisations comme le Royal Philharmonic Orchestra, la Scottish Opera Society et le Bournemouth Military Band. L’argent fut également utilisé pour mettre en vente des badges et des autocollants pour voitures promouvant l’opération « Pour que vive la musique » [Keep Music Live] lancée par la MU. Ces premiers essais aboutirent en 1964 à la recherche d’un responsable pour superviser l’opération, poste qui fut tenu jusque dans les années 1990 par Brian Blain. En 1966, celui-ci décrivait ainsi le but de l’opération : « améliorer en quantité et en qualité les occasions d’écouter les musiciens faire leur travail » (Blain, 1966). Il remarqua des années plus tard que son rôle s’était apparenté à celui d’un « ministère de la Culture en miniature, qui recycle son argent dans toutes sortes d’activités musicales » (Blain, 2012). Cela signifiait soutenir financièrement les concerts donnés pour le 1^er mai, ainsi que d’autres concerts sur demande des organisateurs. En plus de ce soutien financier relativement modique à certaines personnes ou certaines organisations locales, le syndicat débloqua aussi à différents moments des fonds importants pour empêcher de grandes institutions comme le London Symphony Orchestra, le Royal Philharmonic Orchestra ou le Ronnie Scott’s Jazz Club de mettre la clef sous la porte.

37Cet arrangement entre la MU et la PPL signifiait beaucoup sur le plan politique. Ce fut le premier d’une série d’accords pragmatiques passés avec les employeurs. En raison de la nature de l’emploi chez les musiciens, le syndicat, durant toute son histoire, travailla parfois en étroite collaboration avec différents employeurs. Il en résulta un mélange de pragmatisme et, occasionnellement, d’opportunisme, en vue de défendre ce qui semblait être dans l’intérêt des adhérents. Bien sûr, dans de nombreux autres cas, la MU a semblé se ranger du côté des employeurs. Par exemple, en 1965, le Times publia un article affirmant que la MU, la PPL et la BBC étaient accusées par un conseiller de la Reine siégeant au Performing Rights Tribunal13 de « s’être liguées » contre la première radio commerciale du Royaume-Uni, Manx Radio, afin de la faire disparaître (Times, 27 avril 1965 : 7). Dans un procès ultérieur, en 1980, John Morton, alors Secrétaire général de la MU, fut convoqué comme « partie prenante » en faveur de la PPL quand l’Association of Independent Radio Contractors (AIRC) s’insurgea contre le montant des droits à payer pour pouvoir diffuser le répertoire de la PPL.

38En ce moment, l’actuel Secrétaire général de la MU, John Smith, et son responsable des studios, Pete Thoms, siègent au Bureau des artistes de la PPL, que la MU a aidé à mettre en place. Les exemples de liens entre la MU et l’ensemble des industries musicales, artistiques, ou encore des sociétés d’ayants droit ne manquent pas. Ainsi, la MU est un membre actif de UK Music, un important lobby de l’industrie musicale, et se retrouve par conséquent aux côtés de groupes d’intérêts représentant les maisons de disques, les managers, les promoteurs de concert et les éditeurs de musique. Par ailleurs, John Smith est l’un des directeurs du British Copyright Council14, ainsi que le représentant de la MU au sein de la Creative Coalition Campaign15. La MU entretient ainsi des relations complexes – mais apparemment constructives – avec l’ensemble des principaux employeurs. D’un point de vue historique, le résultat est que la MU a plusieurs fois noué des alliances stratégiques avec les employeurs quand existait une convergence d’intérêts. Comme le montre la section suivante, les liens étroits entre la PPL et la MU furent souvent le chaînon reliant celle-ci aux employeurs.

La diffusion radiophonique

39La MU établit très rapidement de bonnes relations de travail avec la BBC. Celle-ci, à ses débuts dans les années 1920, dépendait très largement de la musique et était aussi devenue, dans la décennie suivante, le principal employeur de musiciens au Royaume-Uni. Le développement ultérieur des orchestres de la BBC eut pour conséquence de donner la préférence à la diffusion de concerts en direct plutôt qu’à la musique enregistrée, jusque pendant les années 1970. Les accords entre la MU et la PPL servirent aussi à cela, puisque la PPL négocia avec la BBC, sur la demande de l’Union, puis les radios privées plusieurs accords portant sur le « needle time16 » – les créneaux horaires où il serait permis de passer des disques. Ces accords restreignaient la quantité de musique enregistrée, dont les droits étaient détenus par les membres de la PPL, qu’il était possible de diffuser à la radio.

40Ces accords furent au début passés, de façon informelle, entre la BBC et la PPL, la MU y participant de plus en plus par la suite17. Un accord officiel fut signé entre la BBC et la PPL en 1935, stipulant que la BBC paierait pour pouvoir diffuser des enregistrements. Pendant la Seconde Guerre mondiale, un accord entre la BBC et la PPL autorisa la BBC à diffuser 24 heures de musique enregistrée par semaine à répartir sur les émissions « Home and Light », et jusqu’à 30 heures quand la troisième émission (culturelle) commença à être diffusée en 1946 (Musicians’s Union Executive Committee, 1947 : 22-23). Le nombre d’heures autorisées diminua pendant les deuxième et troisième années de l’accord, et fut la source d’un conflit entre les trois parties concernées. En 1946, la MU avait passé un accord séparé avec la PPL, qui rendait très difficile toute tentative par la BBC d’augmenter le needle time. Si le nombre d’heures autorisées augmenta au milieu des années 1960 et à nouveau pendant la décennie suivante, ce fut principalement pour aider la BBC à contrer la menace des radios pirates puis, plus tard, des radios commerciales. Mais, en 1970, quelqu’un comme Harry Francis, candidat au Secrétariat général de l’Union, pouvait encore affirmer « être opposé à tout needle time ». Autrement dit, au moment où les Beatles finissaient leur carrière, Francis était encore opposé à la diffusion de disques à la radio.

41Il fut facile au début pour le syndicat et les labels de faire cause commune contre les diffuseurs. Dans les années 1930, les maisons de disques considéraient qu’une diffusion à la radio signifiait autant de ventes en moins, tandis que la MU, de son côté, estimait que les enregistrements aboutissaient à enlever du travail aux musiciens. Mais ces positions apparurent de plus en plus anachroniques avec la croissance exponentielle de l’industrie du disque et de la radio. Au milieu des années 1960, il y avait donc manifestement un problème pour les radios, leurs auditeurs (dont un certain nombre avait pris l’habitude d’écouter de la musique pop non-stop sur les radios pirates), et toute une génération de musiciens dont la carrière dépendait de la diffusion radiophonique de leurs œuvres. Il est nécessaire de bien comprendre que ce qui inquiétait la PPL était le fait que la MU avait le pouvoir de demander à ses membres d’arrêter de faire des enregistrements, et par conséquent de toucher au portefeuille des maisons de disques. Les archives de la BBC montrent que la PPL fut à plusieurs reprises prête à négocier un needle time plus étendu, mais qu’elle fit machine arrière devant l’opposition résolue de la MU.

42Pour la MU, il avait toujours été clair que la musique diffusée à la radio devait l’être en direct, et la PPL entama en effet des négociations avec la BBC au sujet du needle time sur la base des positions de la MU. De plus, la BBC en vint à penser qu’à trop essayer d’étendre ce créneau elle risquerait de se mettre la MU à dos, alors que celle-ci était capable d’interrompre le travail des orchestres de la BBC, comme des labels contrôlant la PPL (Walford, 1971). Cette situation perdura jusqu’en 1988, avec le rapport de la Monopolies and Mergers Commission. Son application l’année suivante aboutit à la fin du needle time, et aussi aux demandes de la PPL que les lieux qui diffusaient des disques, à partir d’une certaine taille, employassent aussi des musiciens.

43Bien que l’enquête du MMC ait été mise en place pour connaître les pratiques de la PPL, ce fut la MU qui en devint la principale victime, sans doute parce qu’elle était en quelque sorte liée au destin de la PPL. Dennis Scard, le Secrétaire général de l’époque écrivit deux ans après que « le pouvoir du syndicat s’était effondré » (1991 : 9). Cela était dû selon lui au gouvernement, qui avait deux priorités. La première était d’essayer d’affaiblir les syndicats dans les médias qui étaient considérés, en raison d’une série de conflits datant du milieu des années 1980, comme l’un des « derniers bastions du pouvoir syndical » (ibid.) La seconde priorité fut le résultat du second rapport du MMC, qui eut pour effet d’ouvrir l’industrie du disque à ceux, comme les boîtes de nuit, qui utilisaient ses « produits pour leur propre compte » (ibid. : 8). À partir de cette date, la MU n’arriva plus à entraver le fonctionnement du marché ni à le contrôler, étant donné que cela avait été rendu illégal par un gouvernement d’orientation libérale. C’est ainsi que finit une époque où un petit syndicat artisanal avait été capable de limiter la quantité de musique enregistrée qu’il était possible de passer à la radio, parce qu’il pouvait mettre la pression sur une organisation d’employeurs, aux mains des principaux labels.

Conclusion

44L’étude des rouages de la MU est riche d’enseignements sur la vie professionnelle des musiciens britanniques de ces 120 dernières années. De même, étudier les musiciens en tant que travailleurs dans le détail des négociations auxquelles ils prenaient part nous donne un éclairage unique sur l’évolution de leur statut sur le marché du travail. Se dessine ainsi l’image d’une organisation dont la politique a visé à s’assurer que l’organisation du travail et les rémunérations dans l’industrie musicale britannique bénéficiassent à ses membres. Les succès obtenus dans ces deux domaines furent le résultat d’une politique dont le pragmatisme dans les relations avec les employeurs devint la principale caractéristique. Les arrangements trouvés avec la PPL permettent de mieux comprendre des questions centrales dans l’histoire de la MU. Il est important de se souvenir que quand la PPL fut fondée, en 1934, la MU était au plus bas, ravagée par les films parlants, l’une des principales causes de l’effondrement du nombre de ses adhérents. Les rentrées d’argent en provenance de la PPL, bien qu’étant soumises à conditions et n’ayant été effectives qu’après de nombreuses années, eurent au minimum pour effet de remonter le moral de la MU. La fondation et le développement de la BBC donnèrent aussi un nouvel élan au syndicat. La BBC était en effet un employeur incontournable, et la MU estimait, malgré plusieurs désaccords, qu’il était possible de s’entendre avec elle. De façon générale, nos premiers résultats indiquent que les accords que la MU réussit à passer avec la PPL et la BBC dans les années 1930 et 1940 définirent pour un demi-siècle la tonalité des relations de travail dans l’industrie musicale britannique. Quand Williams fonda l’AMU en 1893, il déclara que les principaux ennemis des musiciens étaient les « amateurs », « les employeurs sans scrupules » et « nous-mêmes » (Jempson, 1993 : 4). La MU persévéra dans sa lutte contre les « amateurs » et « nous-mêmes ». En revanche, en ce qui concerne deux des principaux employeurs – la BBC et la PPL – elle sembla opter pour le pragmatisme, considérant qu’il était récompensé par de bonnes relations de travail.