Le Monde du rock
|Conclusion générale
Texte intégral
« Sans la musique, la vie serait une erreur »
Friedrich Nietzsche, Crépuscule des idoles [1888]
Pour une ethnographie du réel
1Cette recherche met en évidence l'irréversibilité des relations entre les humains et les choses. Le monde du rock repose sur un ensemble hétéroclite d'acteurs, d'objets et de dispositifs. Les uns comme les autres sont des médiateurs. Tous ont une capacité d'action. Ils renvoient à des activités et à des pratiques, à des lieux et à des moments, à des expériences et à des savoirs, à des compétences et à des techniques, à des effets et à des mots, à des interprétations et à des évaluations ou encore à des représentations. Ces médiateurs agissent et font agir. Les observer à l'œuvre donne de l'épaisseur au monde du rock. Et ce faisant, ils le rendent également plus complexe. Car il n'est plus seulement question d'une action collective distribuée entre acteurs sociaux d'un monde déterminé. Mais d'une action collective distribuée entre une chaîne de médiateurs, convoquant humains et non-humains. Tous ont leur importance. Le monde du rock n'est rien sans eux. C'est ce que j'ai tenté de restituer en rédigeant cet ouvrage.
- 1 Goodman, N. 1992. Manières de faire des mondes. Nîmes : Editions Jacqueline Chambon, colt. Rayon Ar (...)
- 2 Dewey, J. 1934. A common faith. New Haven : Yale University Press. Cité dans Joas, H. 1999. La créa (...)
2Partir des choses produites par un monde du rock local permet de remonter les réseaux de l'action collective. Ces réseaux sont constitués d'objets (disque, t-shirt, chaîne hi-fi, instrument, flyer, fanzine, etc.), de dispositifs (répétition, concert, enregistrement, programme de soutien, etc.) et d'acteurs (amateur, disquaire, rédacteur de fanzine, ingénieur du son, etc.). Ils sont à la fois déjà là et à élaborer. Comme l'a fort bien écrit Nelson Goodman, « pour construire le monde comme nous savons le faire, on démarre toujours avec des mondes déjà à disposition ; faire, c'est refaire1 ». Ce qui va dans le sens des propos de John Dewey lorsque, évoquant l'application concrète de l'imagination créatrice, il souligne que « la vision nouvelle ne surgit pas du néant, elle se constitue lorsqu'un individu voit - en termes de possibilités, c'est-à-dire d'imagination - les réalités anciennes sous des rapports nouveaux, qui servent une fin nouvelle et que cette fin nouvelle contribue à créer2 ». Pour exister, un monde doit donc posséder l'art du recyclage. Il garantit sa vitalité. Et il permet d'expliquer ce qui s'y passe. Cet art de l'hybridation est une caractéristique fondamentale du monde du rock.
3Le monde du rock résulte de l'association d'un réseau hétérogène de médiateurs humains et non-humains. Soit de réseaux de corps, d'objets et de dispositifs. Par exemple, le disquaire doit autant aux disques qu'à l'amateur de disques. Autant au circuit de distribution de disques, qu'aux fanzines qui prescrivent les disques. Autant à l'équipement hi-fi domestique qu'aux émotions de l'amateur, à ses goûts et à ses jugements, etc. La liste est longue. Les réseaux offrent des ressources pour l'action. Ces ressources se distribuent entre médiateurs. S'en emparer, c'est participer de cette organisation réticulaire. C'est la prolonger. C'est y produire de nouvelles médiations. C'est la partager. Et partant, c'est devenir à son tour un médiateur. À l'instar des propos suivants :
4Mon pote connaissait un certain nombre de choses. Il a commencé à me faire rentrer dedans, découvrir. J'étais guidé en fait. Parfois il me faisait découvrir, parfois quand je lui parlais d'un truc que j'avais vu, il pouvait me renseigner dessus. Après, en farfouillant là-dedans, j’ai trouvé mes directions propres, ouais, les choses par moi-même. Puis j'ai commencé à trouver des trucs que lui connaissait pas. C'est comme ça que ça se met en place. Maintenant on est à un point où chacun à une base commune. On connaît les gros trucs et en cherchant, chacun a ses directions. Lui est plus puriste, moi je vais plus vers les trucs qui sortent des cadres. Ce qui est appréciable, vu qu'on a vraiment des goûts très proches et qu'on est d'accord sur les définitions des codes, on sait tout de suite comment l'autre réagirait par rapport à une chose. Ça nous permet d'élargir tous les champs possibles par deux. J'en connaîtrais pas aussi long si je l'avais pas rencontré. Maintenant d'un autre côté, s'il m'avait pas aidé, il en connaîtrait moins long aussi. C'est appréciable de connaître des gens qui ont pas exactement les mêmes orientations, qui ont pas les mêmes domaines, ça permet de découvrir des choses qu'on aurait pas du tout eu l'idée de chercher ou pas entendu parler dans le domaine et qui pourtant touchent énormément. [Boris, 23 ans, étudiant, grand amateur de black metal et de metal industriel, imposante collection de disques]
5Ces réseaux tiennent - et font le monde du rock - dans la mesure où ils sont des réseaux de goûts, et donc, d'attachements. L'attachement procède d'une émotion. Il est la manifestation objective d'un goût. Il met en mouvement. Il fait « faire » et donc, il fait « faire ensemble ». À ce titre, on peut émettre l'hypothèse que ce qui relie ces amateurs n'est pas tant le rock que les états dans lesquels le rock les met. Quoiqu'il en soit, l'attachement conduit à faire avec son propre corps. Mais aussi, à faire avec des choses ou avec d'autres corps. Ces réseaux découlent d'affinités esthétiques et relationnelles. Ce qui, du point de vue de l'attachement semble être une évidence. Car une sensibilité commune aux mêmes objets rock relie les amateurs. De manière très concrète, l'attachement au rock prend deux formes cardinales. La consommation d'objets rock et la production d'objets rock. L'enquête montre que ces pratiques sont toujours l'œuvre d'une seule et même figure : l'amateur de rock.
6À hauteur de mon échantillon, cet acteur culturel, même s'il parvient en de rares occasions à professionnaliser son attachement au rock, reste un amateur. C'est-à-dire qu'il entretient avec le rock un rapport suivi et singulier, duquel il retire satisfaction. Ce qui, à ses yeux, rend légitime de lui consacrer son temps et son argent. Ce qui justifie en retour qu'il devienne expert de son propre goût et partant, qu'il développe des compétences approfondies sur le rock. D'où l'intérêt de prêter attention aux pratiques concrètes de l'attachement. Dans ses relations aux objets, aux corps, aux sensations, aux dispositifs, aux procédures, aux évaluations, aux lieux et aux moments. Depuis le processus qui conduit à l'attachement jusqu'aux modalités de l'attachement elles-mêmes. Car l'attachement débouche mécaniquement sur les réseaux d'attachements.
7Les attachements rhizomatiques renvoient à une pluralité d'activités, à une hétérodoxie des pratiques et à une diversité de médiateurs. Ils montrent à quel point le monde du rock est un terrain d'expériences ouvert. Où il est permis de se détacher de ses liens pour en tisser de nouveaux en fonction de l'évolution de ses goûts, de stratégies à développer ou d'opportunités à saisir. L'illustration en est donnée par le recours marqué à l'autoproduction et à l'autodistribution. On voit que dans la pratique, les acteurs du rock font flèche de tout bois et n'attendent guère que les industries culturelles s'intéressent à eux (bien qu'ils ne s'interdisent pas d'essayer d'en intégrer les réseaux). Il est donc parfaitement concevable de mener une carrière d'acteur rock satisfaisante, à distance des industries culturelles dominantes. Soit en marge des structures de production et des circuits traditionnels de l'échange économique. Ce qui constitue, au final, le témoignage objectif d'une réactivité forte des acteurs elle-même indissociable d'une démocratisation des moyens de production. Même s'il est permis de penser que la multiplication des réseaux est une conséquence de l'absence d'intérêt des industries culturelles. L'important ne se situe pas à cet endroit selon moi. L'important tient dans la capacité des acteurs à produire leurs propres réseaux. Ce qui suppose de la créativité et de l'ingéniosité. Et la créativité consiste à faire l'expérience des réseaux. Donc à faire l'expérience d'un certain nombre de médiateurs. À les évaluer. À se laisser prendre par eux. À en apprendre le maniement. Puis à en créer d'autres. Inlassablement.
8Si l'action collective se distribue entre humains et non-humains sur la base d'un réseau d'affinités esthétiques, relationnelles ou encore stratégiques, l'ancrage géographique n'est alors plus un élément déterminant. Faut-il pour autant renoncer à réaliser des enquêtes de terrain situées ? La réponse est clairement négative. Il faut au contraire les développer. On gagne à retisser les réseaux d'attachements pour voir ce qui s'y passe concrètement. Ce qui signifie chercher à comprendre comment les goûts se forment. Chercher à savoir qui en sont les acteurs. Comment leurs attachements s'élaborent. À quels objets ils recourent. Comment ils investissent les réseaux existants. Et comment ils parviennent à en construire d'autres. Cela implique également de chercher à saisir ce que leurs attachements engagent concrètement en termes de sensations et d'émotions, de jugements et de prises, d'entraînement et de mise en disposition du corps, de savoir-faire et d'usages, de temps et d'argent. Ces données ne peuvent émerger qu'en étudiant le particulier.
- 3 Hebdige, D. 1996. Système du mod. Réseaux, no 80, « Les cultural studies », p. 73.
- 4 Assayas, M. 2000. Sous la dir. Dictionnaire du rock. Paris : Robert Laffont.
- 5 C'est d'ailleurs selon moi, ce qui justifie l'utilisation qu'ils font du terme « musiques actuelles (...)
- 6 Des travaux de ce type sont pour l'heure relativement rares. Citons par exemple Hebdige, D. 1995, S (...)
- 7 Middleton, R. 2002. Studying popular music. Buckingham : Open University Press. 1re éd. 1990, p. 29 (...)
9Mais cela nécessite de surmonter un problème de taille auquel je me suis heurté. Il tient à la catégorie rock. Le rock est un mot-pavillon3. Un hybride polymorphe. Il suffit, pour s'en convaincre, de jeter un œil dans le Dictionnaire du rock de Michka Assayas4. Pour ma part, je considère qu'il est un réseau de genres et de sous-genres. À ce titre, il renvoie à une multiplicité de mondes. Et c'est bien ce qui pose problème. Car chacun de ces mondes renvoie à des réseaux différents. Les réseaux du rock gothique sont distincts de ceux du rock progressif qui eux-mêmes sont distincts des réseaux punk rock, etc. C'est un point qui apparaît souvent incompréhensible pour les acteurs institutionnels locaux. Dans la logique de service public qui est la leur, ils voudraient que leurs actions culturelles touchent le public le plus large possible5. Devant leurs insuccès, ils invoquent alors la faible curiosité des publics. Or, rien ne justifie que les amateurs de hard rock fréquentent les concerts post-rock. Pas davantage que les amateurs d'opéra n'ont a priori de raison de fréquenter les concerts reggae, etc. Les amateurs ont déjà bien assez à faire avec leurs attachements. En toute logique ils préfèrent consacrer leur temps et leur argent à l'objet de leur attachement plutôt qu'à des objets qui en sont éloignés. À ce titre, ce sont les réseaux spécifiques d'attachements qu'il reste à investiguer plus finement. Pour voir comment ils se ramifient. Comment ils s'étendent. Comment et où ils croisent d'autres réseaux. On pourrait alors pousser l'observation et relever précisément les codes, les normes et les valeurs en usage au sein de chacun de ces genres6. Tout ce qu'il n'est pas permis de faire en restant au niveau du rock, tant il est saturé de logiques contradictoires. Ce qui renvoie aux propos de Richard Middleton pour qui « l'idée selon laquelle les valeurs et les plaisirs de la musique populaire, dans toute leur variété, peuvent d'une façon ou d'une autre être envisagés selon une conception simple et monolithique, est très clairement intenable7 ».
- 8 Yonnet, P. 1999. Travail, loisir. Temps libre et lien social. Paris : Gallimard, p. 140.
- 9 Hennion, A. 1993. La passion musicale. Une sociologie de la médiation. Paris : Métailié, p. 322.
- 10 Yonnet, P. 1999, op. cit., p. 144.
- 11 Finkielkraut, A. 1987. La défaite de la pensée. Paris : Gallimard, coll. Folio ; Bloom, A. 1987. L' (...)
10Au cours de ce travail de recherche, j'ai tenté d'aller au-delà de certaines généralités et autres représentations sociales. Je me suis astreint à ne pas négliger les singularités individuelles et à éviter la caricature culturelle des groupes sociaux. Le rock n'est pas que musique, il se traduit aussi sous la forme de mots, d'objets et de dispositifs. Le rock n'est pas qu'affaire de musiciens, c'est également celle de rédacteurs de fanzines, de programmateurs de concerts, de label managers, etc. Le rock n'est pas l'apanage d'un « peuple adolescent8 », il continue de faire vibrer quantité de sexagénaires en retraite. Le rock est loin d'être exclusivement affaire de « pogoteurs », il peut conduire, comme à l'opéra, à « une discipline d'extraction du corps9 ». Les débouchés du concert rock ne sont pas toujours la transe ou la fête, il peut être vécu de manière très réflexive. Pas davantage qu'il n'est « l'aboutissement logique de l'esthétique rock10 ». D'autre part, les amateurs de rock sont loin d'être des incultes11, ceux de mon échantillon sont nettement plus diplômés que la moyenne des Français. Les musiciens de rock ne cherchent pas nécessairement à vivre de leur musique. Etc. La liste peut être déclinée à l'infini.
11Vouloir décrire le monde du rock est un exercice redoutable. Prenons l'exemple du groupe de rock. Un groupe débutant peut inaugurer sa carrière scénique au Zénith devant un public de 3 000 personnes. Des groupes ayant 15 ans de carrière peuvent très bien ne jamais jouer ailleurs que dans des bars. Un groupe de reprises rock n'ayant jamais enregistré un seul disque peut toucher des cachets importants en se produisant dans le cadre d'animations de quartiers. Alors qu'un groupe sous contrat avec un label, ayant publié plusieurs disques distribués internationalement, peut effectuer une tournée aux Etats-Unis en touchant en moyenne des cachets inférieurs à 100 €. Certains groupes recourent au home studio pour des raisons économiques. Alors que d'autres y recourent pour des raisons esthétiques. On observe donc un brouillage de la lisibilité de la carrière d'un groupe de rock.
12Mais c'est le cas également pour les labels ou les fanzines. La majorité des labels observés se constitue de petites structures associatives dont le capital économique est beaucoup trop faible pour pouvoir prendre en charge la globalité des frais liés à l'édition d'un disque. Dans ce cas, ils pratiquent la coproduction dans des proportions variables. Certains disposent d'un distributeur, d'autres non. Certains fanzines sont édités en flux tendu, tandis que d'autres sont imprimés à 1 500 exemplaires. La majeure partie d'entre eux sont reprographiés, mais certains sont imprimés industriellement. On est très loin d'un monde de la musique tel qu'on nous le présente habituellement, régit par cinq multinationales et une presse spécialisée à diffusion nationale. Le monde du rock, tel qu'il se vit au quotidien, se soustrait à toute linéarité des parcours. Ce qui rend délicate toute tentative de généralisation. Observée à l'échelle locale, l'expérience rock témoigne de sa complexité et contraint à relativiser les discours trop conventionnels. Elle échappe aux catégories d'analyse les plus courantes.
- 12 Je pense notamment au travail séminal de Simon Frith et à celui de Peter Wicke (cf. infra).
Exception faite de quelques rares travaux, le rock a souvent été observé à distance. Le phénomène de masse a prévalu sur la pratique concrète. Ce qui n'empêche pas certaines analyses d'être particulièrement convaincantes12. Mais selon moi, il faut aujourd'hui porter le regard sur le rock, comme sur d'autres genres musicaux, avec un regard sociologique neuf. Et pour cela, inverser la perspective. Ce qui signifie d'aller voir ce qui s'y passe concrètement.
- 13 Bessy, C, Chateauraynaud, F. 1995. Experts et Faussaires. Pour une sociologie de la perception. Par (...)
13Cette difficulté à observer la réalité concrète des pratiques n'est pas propre au monde de la recherche. Elle se pose également en terme de politique culturelle. Mon travail de terrain a permis d'observer qu'en règle générale, les dispositifs et les équipements produits par les institutions locales s'établissent sur la base de spéculations et d'intuitions. Certaines ont de meilleures intuitions que d'autres. Mais toujours elles cherchent à plier les acteurs à leurs cadres. Or les acteurs résistent. La prise - « résultat émergent de la rencontre entre des corps, des matériaux et un dispositif liant un réseau d'acteurs par des conventions13 » - s'effectue mal ou peu, en proportion des bénéficiaires potentiels. Doit-on s'en étonner ? Dans ces conditions, probablement non. Ce qui appelle une autre question. Peut-on conduire des actions pertinentes en direction d'un public sans avoir au préalable une connaissance approfondie de ce même public et de ses réseaux ? Proposer un dispositif ou un équipement, c'est produire un nouveau réseau de médiateurs. Dans quelle mesure ce réseau va-t-il pouvoir se connecter avec la réalité, c'est-à-dire avec les réseaux qui lui préexistent ? Comment répondre à ces questions autrement qu'en entreprenant un travail ethnographique ?
- 14 Frith, S. 1978. The sociology of rock. Londres : Constable, et Frith, S. 1996. Performing rites. On (...)
- 15 Wicke, P. 1990. Rock music. Culture, aesthetics and sociology. Cambridge : University Press.
- 16 Frith, S. 1978. op. cit, p. 206.
- 17 Frith, S. 1978, ibid., p. 206.
- 18 Wicke, P. 1990, op. cit., p. 48. L'auteur ajoute plus loin que « la nature essentielle de l'expérie (...)
- 19 Middleton, R. 2002, op, cit., p. 247.
14L'action politico-culturelle et les recherches sur le rock ont par ailleurs toujours mésestimé deux caractéristiques fondamentales du monde du rock. La première dimension a été soulignée par deux des plus éminents sociologues du rock, Simon Frith14 et Peter Wicke15. Leurs réflexions comptent parmi les plus stimulantes qui soient dans leur registre. Mais elles n'ont manifestement eu guère d'échos. Cette dimension est également fortement soulignée par les acteurs du monde du rock. Ils l'évoquent sans cesse pour peu qu'on leur laisse la parole. Cette première dimension est celle du plaisir. Dès 1978, Simon Frith mentionne à juste titre qu'il s'agit d'un « concept étrangement négligé par les sociologues16 ». Comme il est négligé par les institutions politico-culturelles locales. Pour Simon Frith, le rock renvoie à la sensualité, à la grâce, à l'énergie, à la vigueur et à la joie de vivre17. Pour Peter Wicke il renvoie à une « esthétique de la volupté18 ». Quant à Richard Middleton, évoquant la musique en général, il note « que nous ne cherchons pas seulement à la comprendre, mais à en tirer de la jouissance19 ». Ces états sont autant de déclinaisons possibles du terme plaisir. La question du plaisir est absolument centrale dans le monde du rock. Elle est indissociable du goût, des attachements, des objets, des dispositifs, des acteurs, des jugements. Elle fonde les réseaux, qui, sans la dimension du plaisir n'auraient aucun sens. Leur existence en constitue la manifestation la plus objective qui soit. Elle va de pair avec une autre dimension.
- 20 Leveratto, J.-M. 2000. La mesure de l'art. Sociologie de la qualité artistique. Paris : La Dispute, (...)
- 21 Hennion, A., Maisonneuve, S. Gomart, E. 2000. Figures de l'amateur. Formes, objets et pratiques de (...)
- 22 Joas, H. 1999. La créativité de l'agir. Paris : Les Editions du Cerf, coll. Passages, p. 270.
- 23 Dewey, J. 1980. Art as experience. New York : Perigee Books, 1re éd., 1934, p. 199.
15Cette seconde dimension me semble être celle de la participation. Car l'existence même du monde du rock rend compte du désir de ses acteurs de vivre directement et publiquement leur attachement au rock à travers un certain nombre d'activités. Étant entendu que le monde du rock constitue un monde du loisir, la participation peut être entendue comme un mode de formation personnel20. Mais au-delà, il se trouve que pour une grande partie des acteurs interrogés, la musique est le « premier registre d'existence21 ». Par conséquent, on peut supposer que la participation au monde du rock contribue pour eux à donner un sens à leur existence. Et qu'à ce titre, comme le dit bien Hans Joas, « la participation prend place dans un équilibre, que chacun doit trouver pour son propre compte, entre différents modes d'action22 ». La combinaison des dimensions du plaisir et de la participation est autant corroborée par les déclarations des acteurs, que par l'observation de leurs pratiques. Le temps et les sommes qu'ils consacrent à la pratique rock en fournissent d'excellents indicateurs. On peut donc avancer, dans le prolongement de la pensée de John Dewey, que la pratique rock consiste à rendre « ce monde et notre présence en ce monde plus signifiants et plus tolérables, en introduisant avec l'expérience esthétique une sorte de "sens satisfaisant de l'unité"23 ». À ce titre, le monde du rock se présente comme un double réseau de production : réseau de production de choses et de savoirs rock, mais aussi réseau de production du sentiment d'existence.
Ne pas aller plus vite que la musique !
- 24 Et ne parlons même pas des catégories » musiques actuelles » ou « musiques d'aujourd'hui » auxquell (...)
- 25 Je suis parvenu à la même conclusion en étudiant le genre « metal », une des branches du rock. Cett (...)
16Au terme de cette ethnographie du réel, il ressort que la catégorie « rock » paraît désormais difficilement praticable24. En tous les cas, elle nécessite d'être dépassée dans la mesure où elle me semble constituer un frein à la pensée. Son usage conduit à gommer un grand nombre d'aspects du monde auquel il fait référence. Il annule les spécificités qui en font sa richesse25. Par conséquent, maintenir cette catégorie procède à mon sens d'une prétention démesurée compte tenu des connaissances actuellement disponibles. Il est donc nécessaire d'aborder ce monde avec davantage d'humilité, à l'aide d'une méthodologie plus adaptée. Faire une sociologie rigoureuse du monde du rock n'est possible qu'à condition de prendre appui sur un corpus de données ethnographiques solides. Car mener une réflexion sociologique sans disposer d'un matériau ethnographique conséquent et objectivable n'aboutit qu'à de la spéculation. À une logorrhée fumeuse entretenant les représentations les plus éculées. Il n'y a rien de révolutionnaire dans cette revendication. Elle constitue un simple appel à la cohérence et à la modestie. La démarche ethnographique constitue une réponse pour surmonter cet écueil conceptuel. Ce qui implique d'opter pour une investigation méticuleuse des différents genres rock - avec leur pluralité de réseaux comprenant activités, acteurs, objets et dispositifs spécifiques - appartenant à ce monde du rock complexe, pluriel et arachnéen.
17Cette recherche ethnographique, comme tout travail du même type, m'a conduit à opérer une conversion du regard. Elle m'a permis de gagner en précision. Ce qui est le fondement même de la recherche scientifique. À partir de quoi, j'ai de bonnes raisons de me réjouir d'avoir tiré quelque enseignement de mon propre travail. Et ce, d'autant plus qu'il est possible d'en dégager un programme en trois phases. Dans un premier temps, réaliser des ethnographies minutieuses. Dans un second temps, analyser et modéliser. Dans un troisième temps, formuler des théories. Voilà précisément le sens de ma contribution. Et voici une sérieuse invitation au travail pour une multitude de chercheurs curieux.
- 26 Straw, W. 1991. Systems of articulation, logics of change : communities and scenes in popular music (...)
- 27 Bennett, A., Peterson, R. A. 2004, op. cit., p. 1.
- 28 Bennett, A., Peterson, R. A. 2004, op. cit., p. 6-12. Ce découpage fait écho aux propos de l'anthro (...)
18De manière très concrète, il me semble utile de mettre temporairement entre parenthèses la notion de « monde du rock », pour lui préférer, celle de « scène musicale » telle qu'elle a été développée par Will Straw26, qui me semble aujourd'hui nettement plus opérante d'un point de vue ethnographique. La notion « désigne des contextes musicaux au sein desquels des groupes de producteurs, de musiciens et de fans partagent des goûts musicaux communs et se distinguent collectivement des autres27 ». Elle présente l'avantage de pouvoir se décliner selon trois grands types : les scènes locales (situées au sein d'un espace géographique restreint), les scènes translocales (géographiquement éloignées, mais physiquement reliées entre elles par un attachement commun à une forme musicale spécifique) et les scènes virtuelles (géographiquement très éloignées et communicant essentiellement entre elles par l'entremise de l'Internet)28. Un programme qui ouvre des perspectives considérables...
- 29 Ces propos font écho à la lumineuse postface intitulée « Pour une ethnographie sociologique » de l' (...)
19Au final, l'ethnographie sociologique de type performative dans laquelle je m'inscris ne vise pas seulement à exprimer un doute méthodique sur certaines catégories de classement et d'analyse. Elle cherche aussi à souligner l'importance que revêt la pratique d'une sociologie plus incarnée, qui, à ce titre, doit être à la fois descriptive et compréhensive, mais également capable de mettre l'accent sur une action distribuée entre des acteurs et des choses. Elle plaide en outre pour une ethnographie sociologique telle qu'elle se pratique, pour l'essentiel, dans les pays anglo-saxons. Autant d'éléments qui constituent, à mon sens, les enjeux fondamentaux d'une sociologie des mondes du rock29 soucieuse de rendre compte du réel tel qu'il est vécu par ses acteurs.
Notes
1 Goodman, N. 1992. Manières de faire des mondes. Nîmes : Editions Jacqueline Chambon, colt. Rayon Art, éd. orig., 1978, p. 15.
2 Dewey, J. 1934. A common faith. New Haven : Yale University Press. Cité dans Joas, H. 1999. La créativité de l'agir. Paris : Les Editions du Cerf, coll. Passages, p. 154.
3 Hebdige, D. 1996. Système du mod. Réseaux, no 80, « Les cultural studies », p. 73.
4 Assayas, M. 2000. Sous la dir. Dictionnaire du rock. Paris : Robert Laffont.
5 C'est d'ailleurs selon moi, ce qui justifie l'utilisation qu'ils font du terme « musiques actuelles ».
6 Des travaux de ce type sont pour l'heure relativement rares. Citons par exemple Hebdige, D. 1995, Subculture, the meaning of style. Londres : Routledge, 1re éd., 1979 ; Laing, D. 1985. One chord wonder : power & meaning in punk rock. Milton Keynes : Open University/Taylor & Francis ; Flouard, G. 2001. Le straight-edge : un mouvement musical à base ascétique. Bordeaux : Mémoire de maîtrise, Institut d'Etudes Politiques. Disponible sur : http://xbabexzinex.free.fr/ess.htm [consulté le 14.09.003] ; Hodkinson, P. 2002. Ooth : identity, style, subculture. Oxford : Berg ; Purcell, N. J. 2003. Death metal music. The passion and politics of a subculture. Jefferson, NC : McFarland ; Lescop, G. 2003. « Honnie soit la Oi ! » : naissance, émergence et déliquescence d'une forme de protestation sociale et musicale. Copyright Volume ! « Autour des musiques actuelles », vol. 2, no 1, p. 109-128. Par ailleurs, on peut légitimement espérer que le récent ouvrage collectif dirigé par Andy Bennett et Richard Peterson puisse peut être inverser la tendance [Bennett, A., Peterson, R. A. 2004. Music scenes : local, translocal, and virtual. Nashville, TN : Vanderbilt University Press]. Parmi les diverses contributions on trouve par exemple des articles sur la scène blues de Chicago, sur les Riot Grrrl, l'anarcho-punk ou encore le post-rock à travers les fanzines.
7 Middleton, R. 2002. Studying popular music. Buckingham : Open University Press. 1re éd. 1990, p. 292.
8 Yonnet, P. 1999. Travail, loisir. Temps libre et lien social. Paris : Gallimard, p. 140.
9 Hennion, A. 1993. La passion musicale. Une sociologie de la médiation. Paris : Métailié, p. 322.
10 Yonnet, P. 1999, op. cit., p. 144.
11 Finkielkraut, A. 1987. La défaite de la pensée. Paris : Gallimard, coll. Folio ; Bloom, A. 1987. L'âme désarmée. Essai sur le déclin de la culture générale. Paris : Julliard.
12 Je pense notamment au travail séminal de Simon Frith et à celui de Peter Wicke (cf. infra).
13 Bessy, C, Chateauraynaud, F. 1995. Experts et Faussaires. Pour une sociologie de la perception. Paris : Métailié, p. 251.
14 Frith, S. 1978. The sociology of rock. Londres : Constable, et Frith, S. 1996. Performing rites. On the value of popular music. Cambridge, Massachusetts : Harvard University Press.
15 Wicke, P. 1990. Rock music. Culture, aesthetics and sociology. Cambridge : University Press.
16 Frith, S. 1978. op. cit, p. 206.
17 Frith, S. 1978, ibid., p. 206.
18 Wicke, P. 1990, op. cit., p. 48. L'auteur ajoute plus loin que « la nature essentielle de l'expérience rock ne consiste pas à décoder la musique en tant qu'une structure de sens, mais plutôt dans la possibilité de situer sa signification dans l'expérience sensuelle qu'elle procure », p. 72.
19 Middleton, R. 2002, op, cit., p. 247.
20 Leveratto, J.-M. 2000. La mesure de l'art. Sociologie de la qualité artistique. Paris : La Dispute, p. 400.
21 Hennion, A., Maisonneuve, S. Gomart, E. 2000. Figures de l'amateur. Formes, objets et pratiques de l'amour de la musique aujourd'hui. Paris : La Documentation Française, coll. Questions de Culture, p. 254.
22 Joas, H. 1999. La créativité de l'agir. Paris : Les Editions du Cerf, coll. Passages, p. 270.
23 Dewey, J. 1980. Art as experience. New York : Perigee Books, 1re éd., 1934, p. 199.
24 Et ne parlons même pas des catégories » musiques actuelles » ou « musiques d'aujourd'hui » auxquelles Marc Touché a déjà vigoureusement, et à raison, porté l'estocade. Voir Touché, M. 1998. Mémoire vive # 1. Annecy : Le Brise Glace/CNRS-MNATP, p. 93-97.
25 Je suis parvenu à la même conclusion en étudiant le genre « metal », une des branches du rock. Cette catégorie fourre-tout désigne plus d'une quarantaine de genres souvent très différents les uns des autres. Hein, F. 2003. Hard Rock, Heavy Metal, Metal. Histoire, cultures et pratiquants. Clermont-Ferrand/Paris : Mélanie Séteun/Irma, coll. Musique et Société, p. 29-148. Le chantier reste ouvert !
26 Straw, W. 1991. Systems of articulation, logics of change : communities and scenes in popular music. Cultural Studies, no 53, p. 368-388.
27 Bennett, A., Peterson, R. A. 2004, op. cit., p. 1.
28 Bennett, A., Peterson, R. A. 2004, op. cit., p. 6-12. Ce découpage fait écho aux propos de l'anthropologue suédois Ulf Hannerz lorsqu’il écrit : « Ce qui est personnel, fondamental, à petite échelle, n'est pas nécessairement spatialement proche, et ce qui relie les continents n'est pas forcément d'une grande échelle ». In Hannerz, U. 1996. Transnational connections : culture, people, places. London : Routledge, p. 98.
29 Ces propos font écho à la lumineuse postface intitulée « Pour une ethnographie sociologique » de l'excellent ouvrage de Beaud, S., Weber, F. 1997. Guide de l'enquête de terrain. Paris : La Découverte. Coll. Guides Repères, p. 293-314.
© Éditions Mélanie Seteun, 2006