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Le Monde du rock

 | 
Fabien Hein

Chapitre 7. Faire ensemble

Texte intégral

« Derrière tes pensées et tes sentiments, mon frère, se tient un puissant maître, un inconnu montreur de route – et qui se nomme soi. En ton corps il habite, il est ton corps. »
Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra [1883-1885]

Introduction

  • 1 Hennion, A. 1993. La passion musicale. Une sociologie de la médiation. Paris : Métailié, p. 224.

1Les chapitres précédents ont été l'occasion de présenter un certain nombre de réalités constituantes du monde du rock. D'une part, il a été possible de dresser le tableau d'un certain nombre de réalités installées. Nous avons vu quels pouvaient être les médiateurs du monde du rock à partir d'un certain nombre de choses produites. D'autre part, nous avons pu voir de quoi le monde du rock pouvait être médiateur en dressant le panorama des modalités d'installation de ces réalités. La théorie de la médiation permet de mettre l'accent sur les multiples possibilités de circulation entre les humains et les choses. Soit par exemple, entre des musiciens et des lieux, entre des dispositifs et des techniques, ou encore entre des positionnements éthiques et des institutions. L'opération de médiation autorise un travail de mise en cause dual où aucune réalité n'est première a priori. Envisager le monde du rock en tant qu'un monde de médiations, conduit à envisager chaque médiateur potentiel en tant qu'une ressource disponible, mobilisable ou non. Il est donc question de rapports et de relations permettant d'orienter les actions. « Des relations stratégiques, qui définissent dans le même temps les termes de la relation et ses modalités » comme le souligne Antoine Hennion1.

  • 2 Je ne cherche nullement à réduire la définition du monde du rock à ses seuls amateurs. Son fonction (...)
  • 3 Traduction du titre de recueil de recherches de Becker, H. S. 1986. Doing things together. Evanston (...)
  • 4 C'est le cas notamment pour la sociologie de type interactionniste.

2Le monde du rock est un ensemble hétéroclite d'objets, de dispositifs et d'humains. Mais comment tient-il ? Je fais l'hypothèse que le monde du rock tient car il se compose d'acteurs nourrissant un goût pour le rock ainsi que pour les activités artistiques ou culturelles qui lui sont associées2. Ce goût repose sur un « faire ». Ce qui suppose un engagement, un apprentissage et un entraînement du corps. Ce goût repose également sur un « faire ensemble3 », soit une relation avec des choses. Ce qui suppose une capacité à saisir un certain nombre de ressources, à se laisser saisir par elles, à en éprouver les effets, puis à en produire à son tour. Ce qui conduit à un double constat. Premièrement, que « faire » et « faire ensemble » sont deux dynamiques interdépendantes. Deuxièmement, qu'elles ne procèdent jamais exclusivement de relations entre humains comme on tend à le penser de manière quelquefois trop restrictive4.

  • 5 Hennion, A., Maisonneuve, S. Gomart, E. 2000, op. cit., p. 30.

3Le monde du rock repose sur ces deux formes d'action. Elles permettent simultanément « la production de soi et celle d'un collectif5 ». En cela, elles fondent le goût pour le rock, et partant de cela, elles fondent le monde du rock lui-même. Pour rendre compte concrètement de la manière dont tient le monde du rock, je propose de porter successivement le regard sur un certain nombre de procédures, de pratiques et de relations qui y ont cours. Dans un premier temps, j'entends faire émerger les manières dont les acteurs peuvent s'engager dans le monde du rock. Dans un second temps, j'entends montrer comment les acteurs de ce monde procèdent avec certaines choses. Et dans un troisième temps, j'entends mettre l'accent sur la multiplicité des instruments de mesure qu'ils mettent en œuvre pour évaluer la qualité d'une chose propre à ce monde. C'est dans une articulation des corps, des choses et des jugements que me semble tenir le monde du rock. Et donc, au sein d'une articulation entre « faire » et « faire ensemble ».

1. Faire avec le corps

  • 6 Engagement et autodétermination sont des « états du corps » renvoyant au concept de la motivation. (...)
  • 7 J'entends le corps dans sa dimension matérialiste, impliquant à ce titre indissociablement son fonc (...)
  • 8 Hennion, A., Maisonneuve, S. Gomart, E. 2000, op. cit., p. 29.
  • 9 Par engagement, il faut entendre un engagement du corps dans une activité particulière. Par exemple (...)
  • 10 Ce sont également des notions d'actions dynamiques. Catherine Teiger relève fort à propos qu'elles (...)
  • 11 L'apprentissage est une activité parmi d'autres du monde du rock. Elle nécessite évidemment un enga (...)

4La question du « faire » et du « faire ensemble » suppose un engagement - une autodétermination6 - du corps7. Pour Antoine Hennion, les amateurs « entretiennent avec la musique un rapport suivi, recherché, élaboré, quels qu'en soient les médiums ou les modalités8 ». À ce titre, on peut considérer les acteurs du monde du rock comme des amateurs de rock. Dans cette perspective, il apparaît de manière évidente que l'engagement9 n'est jamais un acte autonome. Il est indissociable d'un apprentissage et d'un entraînement du corps. Engagement, apprentissage et entraînement sont ainsi interdépendants10. L'importance de chacune de ces actions est évidemment fonction de la nature de l'engagement dans une situation donnée. Car chaque situation requiert un degré d'apprentissage ou d'entraînement différent. Pour illustrer ce dont il est question ici, je propose de porter le regard sur plusieurs modalités d'apprentissage à l'œuvre dans le monde du rock11.

1.1. Modalités de l'apprentissage de la pratique instrumentale

  • 12 « Devenir musicien de rock n'est pas un processus inscrit dans l'histoire, la théorie et la pédagog (...)
  • 13 Il faut prendre ici l'expression « apprentissage académique » dans le sens de la tradition didactiq (...)
  • 14 Sourisseau, R. 1998. Musiciens cherchent soutiens : répétition, formation. Les Rencontres du Grand (...)
  • 15 Le monde du rock survalorise tout particulièrement l'éthique DIY (Do It Yourself, « faites le vous- (...)

5La formation musicale dans le rock constitue un débat quasiment aussi vieux que le rock lui-même. Il se fonde sur une assertion voulant que l'apprentissage du rock s'effectue exclusivement sur la base de l'autodidaxie12 et donc, sur un rejet des formes d'apprentissage académiques13 semblables à celles dispensées par des institutions publiques telles que les conservatoires. Mais on peut penser avec Réjanne Sourisseau qu'il est erroné de déduire que les pratiquants des musiques actuelles « sont réfractaires à l'idée d'apprentissage. En fait, c'est l'absence de réponses appropriées qui les a conduits à déserter les lieux officiels14 ». Plus précisément, il me semble pouvoir affirmer que les pratiquants rock ne sont pas tant réfractaires à l'idée d'apprentissage, qu'à la représentation qu'ils s'en font, étant entendu que l'apprentissage constitue un invariant de toute pratique artistique ou culturelle. Seul change le contexte de la situation d'apprentissage15.

  • 16 Lire à ce sujet le très instructif échange entre Marc-Olivier Dupin, directeur du Conservatoire nat (...)
  • 17 Suite aux préconisations du rapport d'Authelain, G. 1997. La formation de musiciens pour le dévelop (...)
  • 18 Chrétiennot, L. 1992, ibid., p. 16.
  • 19 Menger, P.-M. 1997. La profession de comédien. Formation, activités et carrières dans la démultipli (...)
  • 20 Il faut rappeler ici que la formation n'occupe pas le seul domaine instrumental, mais qu'elle est u (...)

6Quoiqu'il en soit, l'indignité artistique et culturelle dont est frappé le rock a toujours incité les institutions académiques, valorisant le principe de l'élitisme, à le tenir à distance16. En France, les efforts de structuration entamés par le secteur des « musiques actuelles » depuis la fin des années 80 attestent d'une évolution notable quant à la prise en compte de la formation, notamment au travers de la mise en place de pédagogies plus adaptées aux réalités du terrain17. Cela n'empêche pas les oppositions de perdurer au sein même de la communauté des pratiquants rock. Comme le rappelle Louis Chrétiennot : « Pendant de nombreuses années, cette affirmation a eu valeur de dogme : d'une façon générale, le rock rebelle ne supportait que la marginalité créée par sa rébellion, il n'était donc pas question de formation, ni même d'intervention à quelque niveau que ce soit18 ». Continuent ainsi de s'opposer les partisans de l'autodidaxie et les défenseurs des cursus de formation traditionnels ou non. Le monde du rock n'est évidemment pas exempt de ces disputes. Ces dernières semblent néanmoins totalement stériles. D'autant que l'on sait que « le capital de savoirs et de compétences est [...] toujours composite » comme a pu le réaffirmer Pierre-Michel Menger19. Pour vaines qu'elles soient, ces oppositions sont néanmoins utiles au sociologue qui a tout loisir de s'en emparer pour établir des catégories utiles à son travail. Ainsi, la formation instrumentale semble s'être établie sur deux pôles a priori distincts. D'une part, la formation de type formel ou traditionnel ayant par exemple pour cadre les écoles de musique (dispositif de formation visant à une qualification). D'autre part, la formation de type informel dont l'autodidaxie (formation expérientielle dans et en situation) constitue le vecteur principal. C'est sous ces deux aspects que je vais envisager les modalités de la formation instrumentale20.

1.2. Formation instrumentale

1.2.1. Les chemins de l'autodidaxie

Graphique 1 – Être presque autodidacte

Graphique 1 – Être presque autodidacte
  • 21 Theil, J.-P. 1989. L'autodidaxie comme type d'apprentissage expérientiel. Éducation Permanente, no  (...)

7Au niveau de l'échantillon, plus de la moitié des pratiquants d'un instrument de musique (52,2 %) déclare être autodidacte ou « presque » autodidacte. Au sens strict du terme, être autodidacte signifie apprendre et s'instruire seul21. Mais le sens du mot s'est aujourd'hui légèrement dilaté. Il est ainsi courant d'entendre l'autodidaxie au sens d'un apprentissage au maniement d'un instrument (chant y compris) sans recours aux structures d'apprentissage traditionnelles et spécifiques. À ce titre, les acteurs déploient donc des stratégies d'apprentissage parallèles. Parmi elles, comme l'indique le graphique 1, on peut citer par ordre d'importance une série de cours souvent très éphémères (moins de cinq en règle générale), l'aide d'un ami ou d'un parent ou certaines méthodes en vente dans le commerce (format papier ou vidéo). La première de ces stratégies faisant référence à une brève série de cours constitue assurément une réponse ambiguë. D'où la nécessité d'accoler la préposition « presque » à « autodidacte », expression qui prend par ailleurs encore davantage de sens lorsqu'elle est mise en perspective avec les cursus de formation traditionnels, dont la durée s'étale habituellement sur une année scolaire au moins. En outre, l'autodidaxie ne consiste pas seulement en un rapport solitaire d'un acteur (ou presque) avec un instrument, mais peut également s'effectuer dans le cadre d'une pratique collective :

8J'ai toujours voulu être musicien. Je faisais de la basse avant, mais j'étais merdique. Y avait un morceau qui me plaisait sur la face B d'image. J'avais le 45 tours, c'est un truc de slap, je trouvais ça excellent et je me disais que j'aimerais bien faire de la basse. J'avais pas trop de thune et ma mère voulait pas m'en payer une. J'ai acheté ma basse en première année de BTS. J'avais un peu d'argent, j'avais travaillé l'été. Je connaissais pas trop le batteur de mon groupe. Je savais qu'il jouait de la batterie. J'avais avancé de l'argent à mon frangin pour qu'il puisse se payer sa gratte. On se retrouve en répète. On se dit : « Qu'est-ce qu'on fait ? ». « Je sais pas »... « J'aime bien Metallica »... « Moi aussi »... « On en fait une pas trop dure ». Ça faisait quatre mois que je faisais de Sa basse, mon frangin pareil. Le batteur avait pris des cours. On a repris Metallica, « For whom the bell tolls ». On a mis six mois pour la faire. En fait on a travaillé, travaillé et depuis, on répète toujours ensemble. Tous les samedis. [Maurice, 28 ans, emploi-jeune, chanteur d'un groupe crossover metal]

9Ce mode d'engagement dans la pratique instrumentale vise habituellement à faire l'économie d'un apprentissage plus ou moins long avec l'intention d'en retirer un plaisir immédiat. Il marque également la finalité de la pratique instrumentale : jouer en groupe.

Ben l'idée qui traînait autour de la musique punk - puisque c'est là-dedans que je suis tombé tout de suite - c'était que tout le monde pouvait jouer de la musique. Donc en fait l’idée un peu dénaturée de ce qu'avaient lancé les Anglais, c'était que pour eux la scène était toujours accessible, elle n'est pas accessible qu'aux grands groupes. Pour nous c'était dénaturé : c'était n'importe qui pouvait jouer de la musique. Enfin ouais ! Encore faut-il y arriver... Et ça on l'avait pas capté tout de suite, mais bon... Donc tout de suite on s'est mis à attraper des guitares, des espèces de trucs qui pouvaient ressembler à des guitares, puis faire du bruit, quoi. Voilà. On n'était pas foutus de reprendre un seul morceau...

Ah ouais ?

Ouais parce que quand même les groupes punk du départ c'étaient quand même de relativement bons musiciens : si tu prends Clash, ben pourtant c'est pas des illustres jazzmen, mais ça tient la route. Voilà quoi. Après ça s'est amélioré. Quand il y a fallu essayer de faire du Exploited c'était trop facile (rires). Voilà, le résumé. [Gildas, 40 ans, Rmiste, ingénieur du son, guitariste]

  • 22 La littérature sur le sujet est désormais foisonnante. Parmi quelques références, citons : Savage, (...)

10Le caractère spontané d'une telle démarche, inspirée par la mythologie punk22, ne fige cependant nullement les trajectoires individuelles dans l'autodidaxie :

On était une bande de potes. La même année on s'est tous acheté un instrument différent. C'était en 94. On a commencé à faire des reprises.

Vous aviez décidé de monter un groupe avant de savoir jouer ?

Ouais. On avait envie de se retrouver. On se retrouvait déjà autour d'autres activités et puis on était tous bien branchés dans la musique. On a commencé avec une reprise de Bruce Springsteen (rires). Des trucs de Toto. Des trucs balaises. On a pris des cours et tout. On a progressé assez vite. On a vite fait des compos dans un style rock, sans être bourrin. Puis chacun a pris un peu son chemin. [Fabrice, 25 ans, étudiant, batteur d'un groupe rap metal]

11L'enthousiasme suscité par la première répétition peut donc à la fois inciter certains acteurs à persévérer dans la voie de l'autodidaxie, tout autant qu'il peut faire prendre conscience à d'autres, de l'intérêt d'un enseignement :

Y avait un atelier guitare à l'école. En fait chacun se démerdait. On se montrait les trucs les uns aux autres. On avait une petite pièce pour les demi-pensionnaires et ils étaient trois là-dedans. Et un jour je vois un mec qui fait « Be bop a lula », en mi. Je vois le mec, il met ses doigts sur la cinquième case, je regarde, après sept, puis c'est tout. J'ai essayé, j'y suis arrivé tout de suite. Mais tout de suite. J'ai trouvé ça super (rires). Je prenais les guitares des potes et j'essayais quoi. Faut dire que j'ai toujours voulu en avoir une de guitare, tout le temps, tout le temps. À partir de dix ans. Mes parents me croyaient pas. [...] Moi j'en voulais une de guitare, mais mes parents disaient non. Moi j'avais pas les moyens de m'en acheter une. [...] Donc à un moment, à mon anniversaire, y a mes frères qui m'ont aidé, dont j'ai eu une guitare. Et là j'ai pu commencer à m'exercer chez moi. [...] Voilà, c'est parti comme ça. J'ai gratté tout seul, j'ai regardé comment faisaient les autres, je me suis dit que c'était impossible d'y arriver Comme ça. Je stagnais, c'était naze. Je demandais à plein de musiciens comment ça marche ça et ça, des bons hein, des vieux, qui avaient trente balais et ils savaient pas m'expliquer. C'était empirique. Quand tu fais cet accord-là, tu fais ça mais ils savaient pas pourquoi et ça, moi, ça va pas. Tu vois je veux comprendre. J'ai acheté des bouquins et je m'y suis mis et j'ai tout compris, très lentement. Le seul prof qui existait dans ma ville, c'était un prof d'accordéon. [Yann, 42 ans, technicien musical, guitariste de très haut niveau, a enregistré quantité de disques]

12Ces exemples attestent à la fois de l'importance et de la diversité du contexte expérientiel pour ce qui concerne la pratique instrumentale autodidacte. Ils renvoient dans le même temps à un ensemble de facteurs sociaux, psychologiques, éthiques et économiques. L'apprentissage expérientiel est donc traversé par des logiques multidimensionnelles dont grand nombre d'entre elles restent probablement cachées. Mais elles sont parallèles aux cursus de formations organisés ou institutionnels que nous allons aborder maintenant.

1.2.2. Les cursus de formation traditionnels

J'avais le père d'un de mes voisins qui avait joué dans les Rapaces dans les années 60 et qui était pourri de vieux skeuds [disques] et j'ai récupéré du Cactus et du Cobham et des trucs comme ça. Puis bon, ma mère a toujours aimé la musique. Elle m'a fait écouter des compositeurs classiques quand j'étais tout petiot. J'étais tombé sur un 45 tours de Bowie, des Beatles et des Stones... Un de mes amis m'avait filé le double blanc en cassette... Ouais, c'était le double blanc des Beatles. Ce truc là, il m'a vraiment faisandé la tête...

En fait t’es issu d'une famille de musiciens

Ma mère sait jouer du piano et sa mère lui a donné une éducation musicale. Après elle s'est mise à donner des cours. Mais bon, c'est de la musique écrite et ça a pas grand chose à voir... Le rock'n'roll c'est de la musique écrite aussi, mais c'est pas le même esprit. Le fait d’avoir vu jouer ma mère tout le temps quand j'étais petiot... elle m'a mis au conservatoire de 7 à 8 ans, j'ai fait deux ans de piano et ça se passait pas trop mal. Ouais peut-être ce fait-là...

Et après, comment t'es passé aux instruments plus rock'n'roll ?

Ben après, j'ai commencé à jouer de la gratte, j’avais des copains qui avaient monté un groupe et j'ai acheté une guitare, puis j'ai « jouaillé » pendant quatre, cinq ans, histoire de me délier les doigts, faire n'importe quoi, enregistrer des trucs avec un delay. J'aimais bien ça quoi. Après, j'ai pris des cours avec Alain Aimé pendant un mois. C'est lui qui m'a branché alors qu'il y avait le CMCN [Centre musical et créatif de Nancy] qui était en train de se faire. Et bon, après mon Deug, j'avais plus trop envie de continuer la fac, j'en avais plein le cul d'être tout le temps évalué et j'avais envie de faire de la zique. Je me suis démerdé pour que ma mère me raque le CM. C'était 18 500 balles à l'époque, donc c'était encore gérable le truc. Puis bon, après que j'ai eu fait le CM, j'ai joué assez longtemps, j'ai fait des tas de groupes avec des potes qui tenaient pas hyper longtemps. J'ai enregistré des trucs chez moi et après je me suis mis à prendre la basse avec Titi et mon cousin. J'aimais bien le son de la basse et j'avais envie d'apprendre ça tout seul. On a joué un an et demi, deux ans, un truc comme ça et puis après... A ce moment-là, j'avais quatre groupes en même temps. [Oscar, 30 ans, demandeur d'emploi, guitariste dans plusieurs groupes rock, a enregistré plusieurs disques autoproduits]

13Cet extrait d’entretien illustre bien la multiplicité des mécanismes pouvant conduire à la pratique instrumentale : double imprégnation musicale reposant conjointement sur l'initiation maternelle et la sphère relationnelle, éducation instrumentale académique, rencontre avec un disque déterminant, découverte de la guitare, pratique instrumentale autodidacte, professeur particulier de haut niveau, scolarité en école de musique spécialisée, découverte de la basse, pratique de groupes. La variété des possibles et des déterminismes est innombrable. Il est intéressant de noter l'importance que revêt l'entrée en école de musique spécialisée qui constitue souvent la seule alternative envisageable lorsque se pose la question de l'orientation professionnelle :

Ma batterie, je l'ai eue à seize ans, en 91 je pense. Au début c'était un peu comme ça. Les premiers trucs que j'apprenais c'était les rythmes de Slayer, les rythmes speed et tous ces trucs. Ça m’avait trop, trop scotché. C'est bien. Quand t'es stressé tu peux te lâcher dessus. Moi j'écoutais ça tout le temps. Je faisais mes devoirs en écoutant la musique et j'écoutais plus la musique « ah, merde, j'étais en train de faire quoi ? » C'était vraiment ça. Donc, quand j'ai eu ma batterie, au début j'en ai fait juste comme ça, puis après, j'en ai fait avec des potes, un groupe de reprises en terminale. Premiers concerts. J'ai fait de la scène et j'ai plus arrêté.

Donc t'es passé d'un parcours scolaire normal au CMCN

Carrément. Quand j'ai passé mon bac, peu de temps avant de décider ce que j'allais faire, j'étais parti pour aller à l'université faire de la médecine. Comme mon père. Ça m'intéressait pas plus que ça, disons un peu plus que le reste. J'étais dans la période où je me disais, faut faire quelque chose, je vais faire ça. En fait on a fait les concerts là et je commençais de plus en plus à être là-dedans. J'en parle à mes parents : « j'ai pas envie d'aller encore à l'école, ça me fait chier et tout, faut trouver quelque chose ». On a trouvé le CM et ils m'ont donné ma chance. [Christian, 28 ans, enseignant, batteur dans un groupe death/thrash metal]

14Après la capture opérée par la rencontre avec un disque, s'installe progressivement une nouvelle forme de prise exercée par la pratique instrumentale. Elle n'est parfois pas sans répercussions sur la scolarité. Elle conduit certains acteurs à envisager l'engagement dans une carrière artistique. Ce qui nécessite parfois d'âpres négociations avec les parents qui, souvent, nourrissent d'autres ambitions pour leurs rejetons :

Comme je bossais beaucoup la guitare, ça m'a vite permis d'avoir un niveau confortable et de commencer à avoir une méthode et bosser la technique. C'est ce que j'aurais dû avoir au lycée aussi, une petite méthode de travail (rires). Donc forcément, la guitare a pris le pas sur le reste. J'ai quand même fait un bac scientifique jusqu'au bout, sans redoubler. Avant j'étais vachement bon élève, puis plouf, moyen. Juste de quoi passer sans trop bosser. Beaucoup, beaucoup de guitare. Puis les premiers groupes, les concerts, les femmes (rires), la drogue, l'alcool (rires), ça s'est enchaîné. On a monté le groupe alors qu'on était encore au lycée puis voilà. [...] J'ai fait le CMCN un an avant le conservatoire. J'étais encore un peu dans le truc « je veux devenir une rock star et gagner des millions de dollars, je vais avoir une piscine et une Ferrari », comme Malmsteen quoi (rire), même si je sais que j'ai pas le niveau de Malmsteen et que je l'aurais probablement jamais. En fait quand j'ai fait le CM, mes parents me l'avaient payé.

Ils avaient vraiment accepté que tu privilégies la guitare à un autre type d'études ?

En fait, ça a été un peu la carotte si tu veux. Ils m'ont dit que si j'avais mon bac ils me payaient le CM. Donc j'ai bossé un peu à l'école. Eux ils voulaient que je fasse médecine ou avocat, puis j'ai eu un grand-père qui était très mélomane et son père était chanteur, ténor à Amiens, toujours très musical de ce côté. Et mes parents disaient toujours que si mon grand père était encore vivant il aurait tout financé, l'école, les albums et tout. Je pense qu'il y a eu une espèce de report de mon père. Lui il était vraiment pas pour que je fasse de la musique au départ. Vraiment pas. Ils ont vu que... pas que ça menait quelque part, mais quand même. Quand j'ai fait le CM, j'étais encore dans une période où je restais dans mon canapé en attendant qu'on m'appelle (rires). Mes parents m'ont quand même dit non, ça va pas être possible. Donc ils m'ont dit qu'il fallait que je trouve un truc à faire. Je me suis inscrit à la fac de musico. [Luc, 24 ans, étudiant, guitariste dans un groupe de metal progressif]

  • 23 Shank, B. 1996. Fears of the white unconscious : music, race and identification in the censorship o (...)
  • 24 Pierre-Michel Menger propose quelques éléments d'explication quant à la séduction qu'exercent les p (...)

15Les discours montrent que la formation - surtout lorsqu'elle est dispensée au sein d'écoles de musiques spécialisées - est souvent envisagée comme une rampe de lancement vers une carrière artistique prometteuse. À titre d'exemple, Barry Shank relève cette disposition d'esprit auprès des amateurs de heavy metal pour lesquels il fait l'hypothèse qu'ils « s'identifient à l'habileté des musiciens et envisagent très vraisemblablement une carrière musicale pour eux-mêmes23 ». Une disposition savamment entretenue par une poignée d'écoles se présentant comme des centres de formation professionnelle. Leur impact est d'autant plus important que leur public potentiel se compose essentiellement de jeunes candides totalement dépourvus d'éléments d'appréciation quant aux réalités du marché du travail artistique24.

Graphique 2 – Études musicales

Graphique 2 – Études musicales
  • 25 Par école de musique, il faut majoritairement entendre certaines structures municipales. Seuls deux (...)
  • 26 Voir à ce sujet Menger, P.-M. 1983. Le paradoxe du musicien. Paris : Flammarion., p. 22-23, et Meng (...)

16Au niveau de l'échantillon, un peu moins de la moitié (47,8 %) de ceux qui pratiquent un instrument ont suivi un ou plusieurs cursus de formation traditionnels. Là aussi, les chemins sont multiples. Par ordre d'importance, on peut citer le recours au professeur particulier, l'école de musique25, le conservatoire ou encore, de manière relativement marginale (concernant notamment les chanteurs), la participation à une chorale. Il est également notable que plus la formation est entamée jeune, plus elle mobilise des séquences de formation mixtes qui se succèdent, voire se superposent quelquefois. Il est par ailleurs relativement surprenant de constater qu'une vingtaine de musiciens formés de manière académique déclarent dans le même temps être totalement autodidactes, ce qui constitue un « paradoxe du musicien » que l'on peut probablement imputer à un phénomène bien connu en sociologie de l'art, d'une dénégation des influences de la formation, à la faveur d'une appropriation autocentrée des mérites de l'artiste, tout autant qu'elle peut relever d'un « partage impossible entre les différentes composantes du savoir accumulé par l'artiste26 ».

  • 27 Guibert, G., Migeot, X. 1999. Les dépenses des musiciens de musiques actuelles. Éléments d’enquêtes (...)

17Les 18-24 ans sont de loin les plus nombreux (63 %) à avoir suivi une formation instrumentale au moment de l'enquête, ce qui peut corroborer l'analyse de Guibert et Migeot qui notent à la fois « la volonté plus affirmée des jeunes musiciens à suivre des cursus de formation pour les musiques actuelles et l'offre plus grande des formations adaptées aux musiques actuelles27 ». L'étude de ces derniers révèle qu'un musicien sur quatre de leur échantillon a suivi une formation instrumentale dans 80 % des cas. Comparativement à l'échantillon où le rapport est quasiment de un pour deux, on peut légitimement se poser la question de savoir si le recours à la formation constitue une particularité propre au monde du rock. Il est possible de tenter plusieurs réponses. Tout d'abord, une frange importante de genres musicaux (comme certains genres metal par exemple) valorisent une technicité élevée difficile à acquérir ailleurs qu'auprès de structures d'enseignement. Par ailleurs, il faut noter que plus d'un quart des acteurs ayant suivi une formation instrumentale traditionnelle déclare chercher à obtenir le statut d'intermittent du spectacle et qu'à ce titre, la volonté de faire carrière dans la musique peut éventuellement justifier d'un engagement dans un cursus de formation. Mais il est d'autre part tout aussi plausible de faire état de l'intensité du travail de médiation effectué par les structures d'enseignement musical.

  • 28 L'analyse la plus approfondie sur le sujet est probablement celle de Green, L. 2001. How popular mu (...)

18Outre le caractère composite de tout apprentissage, rendant son analyse particulièrement complexe en matière de pratique instrumentale28, la mobilisation d'une sociologie des objets contribue elle aussi à brouiller les frontières entre une formation de type formel ou de type informel. Il n'est pas d'apprentissage qui ne passe par des objets. À ce titre, un musicien prétendument autodidacte peut prendre un cours de guitare à l'aide d'une cassette vidéo alors que dans le même temps, un musicien formé de manière académique peut « repiquer » des « plans » à partir d'un disque passé en boucle dans sa chambre. Si ces éléments tendent à opacifier des catégories d'analyse binaires tout en les rendant moins rigides, elles ne semblent néanmoins valides que dans le champ de la pratique instrumentale. Car la majeure partie des activités rock non instrumentales ne bénéficie pas d'un savoir théorique institué. Mais ces activités n'en recourent pas moins à des objets et à des dispositifs dont la manipulation les rend tributaires d'un apprentissage. Reste à voir selon quelles modalités.

1.3. Modalités de l'apprentissage des activités non instrumentales

  • 29 Voir http://www.irma.asso.fr/rubrique.php37id_rubrique347 [consulté le 10.06.2004].
  • 30 Sur les douze modules de formation proposés, neuf d'entre eux s'adressent aux artistes (dont deux t (...)
  • 31 Cette terminologie multidimensionnelle a été introduite dans la langue française au cours des année (...)

19Au sein du monde du rock, la formation instituée concerne très majoritairement la pratique instrumentale. Et ce, même si l'Irma (Centre d'information et de ressources pour les musiques actuelles) organise, avec un succès jamais démenti, des modules de formation extramusicale depuis 198929. De manière plus locale, le monde du rock lorrain bénéficie depuis 2000 d'une douzaine de modules de formation extramusicale à destination des artistes et des organisateurs de concerts locaux30. Mais il n'existe pas à proprement parler de formation directement liée à l'édition d'un fanzine, au fonctionnement d'un label ou encore d'un catalogue de distribution. De manière très prosaïque, si ces activités ne bénéficient d'aucun enseignement de type formel - soit d'un savoir constitué - leurs acteurs potentiels se trouvent donc contraints de mobiliser d'autres types de ressources pour s'en saisir. L'apprentissage expérientiel31 en constitue la ressource principale comme on va le voir.

1.3.1. Apprendre par l'expérience

  • 32 Les pédagogues américains se sont surtout interrogés quant à la pertinence de programmes de formati (...)
  • 33 Dewey, J. 1975. Démocratie et éducation. Introduction à la philosophie de l'éducation. Paris : Arma (...)
  • 34 Dewey, J. 1975, ibid., p. 175.
  • 35 Pineau, G. 1989. La formation expérientielle en auto-, éco-et co-formation. Éducation Permanente no(...)
  • 36 J'entends le terme « entraînement » au sens de « répétition » (pour éviter la confusion avec l'acte (...)
  • 37 Comme le dit bien Bernadette Courtois : « Parler de formation expérientielle, c’est soutenir que l' (...)

20Apprendre par l'expérience est une notion renvoyant à l'expérience que les acteurs font dans l'action32. John Dewey distingue deux manières d'apprendre par expérience : en suivant la méthode des essais-erreurs (expérience empirique) ou en procédant selon une méthode expérimentale (expérience réflexive)33. Pour le philosophe, « on ne peut comprendre la nature de l'expérience que si l'on note qu'elle comporte un élément actif et un élément passif combinés d'une manière particulière. Du côté actif, l'expérience éprouve - signification que le terme expérimentation explicite plus nettement. Du côté passif, elle subit. Quand nous faisons l'expérience d'une chose, nous agissons sur elle, nous faisons quelque chose avec elle ; puis nous en subissons les conséquences. Nous faisons quelque chose à la chose qui, à son tour, nous fait ensuite quelque chose : c'est en cela que consiste cette combinaison particulière34 ». L'expérience résulte donc d'une relation entre un acteur et un objet, un environnement ou un dispositif. On peut donc la considérer comme « l'événement en direct d'une nouveauté. Cette nouveauté n'est pas formatrice en soi, ni immédiatement. Elle est même d'abord déformatrice ». À l'évidence, comme le rappelle l'auteur de ces propos, Gaston Pineau35, il existe de mauvaises et de bonnes expériences. Les premières peuvent conduire à des conduites d'évitement, voire des traumatismes pathogènes. Les secondes transforment l'acteur et renforcent son goût pour l'activité car elles sont comprises, intégrées et transférables. C'est bien entendu de la seconde catégorie d'expériences dont il sera question ici. C'est-à-dire celles qui permettent une familiarisation par le corps à travers un rapport d'apprentissage et d'entraînement36. La force de l'engagement conduit ainsi à faire l'expérience d'un apprentissage en situation. Un apprentissage empirique et réflexif, où il est possible de faire et de refaire, d'essayer et de prendre l'habitude en situation réelle37. Soit un lieu permettant de découvrir une diversité de tâches, d'objets, d'interlocuteurs et de contextes. Un lieu où le passage au « faire » valide la connaissance acquise.

Tu n'as quand même pas toujours avancé à tâtons ?

Si, mais bon ! Le fait est que ce sont des métiers qu'il reste à définir et à inventer. Il y a autant de façons d'aborder ces métiers qu’il y a de structures. C'est des métiers à géométrie variable, chacun mène sa barque comme il l'entend avec plus ou moins de bonheur, plus ou moins de moyens, plus ou moins de réussite. [Conversation avec Otis, 33 ans, directeur d'un label de distribution à rayonnement national]

  • 38 Teiger, C. 1993, op. cit, p. 87. Pour l'auteur, ces trois points révèlent « le caractère pluraliste (...)

21Ce court extrait d'entretien illustre bien combien certaines carrières peuvent être construites empiriquement. Une démarche touchant sans distinction aussi bien les amateurs que les professionnels. L'engagement dans une activité consiste à en faire l'expérience. Ce qui implique de prendre la mesure des contraintes qui s'exercent sur l'activité et à leur opposer un éventail de ressources dont chaque acteur est plus ou moins équipé. Catherine Teiger associe ce processus à une intelligence stratégique décomposée en trois points : « [1] elle est multidimensionnelle et comprend des dimensions, biologiques, cognitives, affectives et axiologiques, dont l'articulation est très mal connue ; [2] elle gère le temps, temps de l'individu, temps de la production, temps de la société ; [3] elle ressortit à la pensée naturelle orientée vers la résolution de problèmes concrets [...] et non à la pensée rationnelle dont le paradigme favori est celui de la résolution de problèmes symboliques. Elle se fonde en particulier sur l'idée que l'on peut réussir sans forcément comprendre pourquoi et comment on réussit [...], et que réussir reste une condition préalable de la compréhension38 ». Il en ressort que l'engagement dans une activité informelle convoque le corps tout entier dans l'exercice d'une intelligence pratique qui se déploie pour faire face à ce qui lui est inconnu et dont il vise à acquérir la maîtrise.

1.3.2. Une intelligence du corps

  • 39 On peut supposer qu'elle occupe également un poids non négligeable dans ce qui relève de la motivat (...)
  • 40 Détienne, M., Vernant, J.-P. 1974. Les ruses de l'intelligence. La mètis des Grecs. Paris : Flammar (...)
  • 41 Détienne, M., Vernant, J.-P. 1974, ibid., p. 10. A la même page, les auteurs rappellent par ailleur (...)

22On peut faire l'hypothèse que les expériences positives et plaisantes contribuent à renforcer le corps dans sa détermination à poursuivre son engagement dans l'activité. La notion de plaisir, évoquée de manière récurrente par les acteurs de l'échantillon, exerce probablement une influence forte dans ce qui relève du développement d'une intelligence du corps39. L'intelligence du corps est une intelligence pratique en action. Pour la décrire plus précisément, il est utile de revenir brièvement à l'histoire et à la philosophie et notamment aux travaux de Marcel Détienne et Jean-Pierre Vernant à propos de la métis des Grecs40. Selon eux, « la métis est bien une forme d'intelligence et de pensée, un mode du connaître ; elle implique un ensemble complexe, mais très cohérent, d'attitudes mentales, de comportements intellectuels qui combinent le flair, la sagacité, la prévision, la souplesse d'esprit, la feinte, la débrouillardise, l'attention vigilante, le sens de l'opportunité, des habiletés diverses, une expérience longuement acquise ; elle s'applique à des réalités fugaces, mouvantes, déconcertantes et ambiguës, qui ne se prêtent ni à la mesure précise, ni au calcul exact, ni au raisonnement rigoureux41 ». Dans cette configuration, l'engagement du corps dans la situation requiert une combinaison aléatoire d'expériences, composée de tâtonnement, de bricolage, d'adresse, de combine, de créativité, de souplesse, d'ingéniosité ou encore de capacité adaptative et perceptive. C'est ce que l'extrait d'entretien ci-dessous laisse entendre :

23Oui, évidemment, moi j'ai déjà énormément appris en lisant tout ce qui sortait sur la musique en général. J'essayais de décrypter les fonctionnements de toute cette industrie en ingurgitant un peu boulimiquement tout ce qui sortait. C'est en baignant constamment dans ce milieu que t'apprends le mieux. C'est comme l'anglais, tu l'apprends jamais mieux qu'en restant pendant un an en Angleterre et en immersion complète dans sa culture. Alors après tu rencontres un paquet de gens, tu échanges les expériences, c'est vachement riche, t'apprends tout le temps et tu te perfectionnes constamment. Tu mets en pratique ce que tu retires de tes lectures et de tes rencontres et tu mets ça à ta propre sauce avant de te lancer avec plus ou moins de bonheur dans l'aventure. Des fois tu te plantes, des fois tu réussis des bons coups et t'avances comme ça. Deux pas en avant, un pas en arrière en essayant de faire au mieux et en évitant de faire trop de casse. [Conversation avec Jules, 27 ans, intermittent du spectacle, guitariste chanteur dans un groupe pop rock et label manager]

24On saisit bien ici l'importance que revêt le « faire ensemble » dans les rapports qu'entretient cet acteur à la multiplicité des ressources disponibles au sein du monde du rock, qui se trouvent être aussi bien des objets que des humains. C'est ce que l'on perçoit également dans l'extrait d'entretien suivant, à la différence, cependant, que la ressource est unidimensionnelle :

Il y a effectivement des rencontres, et au chapitre des rencontres, il y a effectivement une personne qui est Robert et qui m'a appris beaucoup, beaucoup de choses. C'est pas lui qui m'a donné envie [de faire cette activité), c'est lui qui m'a donné les bases pour pas faire n'importe comment. C'est lui qui m'a donné certains schémas et en plus de manière très spontanée, avec une volonté de partager des choses. C'était de bon cœur et je peux dire que je me suis formé à ses côtés. Fort de ses expériences avec d'autres groupes, il avait déjà franchi des étapes, qui pour moi, étaient des objectifs. Son aide, je peux parler d'aide, a été fondamentale en terme de conseils, d'éthique aussi.

Et en plus de Robert, tu as eu recours à d'autres supports ?

Non, non. Je crois que j'ai aussi appris avec les échecs des premiers pas et en plus de ça, il n'existait pas de documentation spécifique à cette activité, une activité avant tout basée sur la connaissance d'un réseau. D'ailleurs pour Robert, un de ses grands principes, c'était qu'un label c'était avant tout ses contacts. D'ailleurs, il existait pas d'ouvrages sur la question. Si, il existe les publications de l'Irma, mais c'est pas avec ça que tu peux faire un label ou devenir manager. C'est plutôt de la documentation dans laquelle tu plonges lorsque tu es déjà dans le métier et que t'as un doute sur un point technique, un contrat... [Conversation avec Otis, 33 ans, directeur d'un label de distribution à rayonnement national]

  • 42 Teiger, C. 1993, op. cit., p. 86.
  • 43 Bessy, C, Chateauraynaud, F. 1995, op. cit., p. 231.
  • 44 Capacité de saisie fonctionnant à double sens. D'un côté, la prise « prélève, capte, saisit, par le (...)
  • 45 Thévenot, L. 1994. Le régime de familiarité. Des choses en personne. Genèses, no 17, « Les objets e (...)
  • 46 Chateauraynaud, F. 1996, op. cit., p. 24.
  • 47 Jean-Marie Barbier regroupe sous cette expression le triptyque savoir, savoir-faire et savoir-être.(...)
  • 48 Thévenot, L. 1994, op. cit., p. 84.
  • 49 En d'autres termes, c'est le lieu où s'effectuent les « prises », à savoir, un « lieu de réunion de (...)

25Ces extraits d'entretiens attestent de la valeur formatrice de l'engagement du corps, et donc de l'intelligence, dans une activité. Faire l'expérience d'une activité, constitue un travail impliquant au moins trois termes : « le rapport au réel matériel (y compris les aspects immatériels), aux autres, à soi-même42 ». Ces rapports permettent d'agir sur le réel par la mobilisation de ressources rendant possible l'apprentissage et son corollaire, l'entraînement. Un processus débouchant progressivement sur ce que Christian Bessy et Francis Chateauraynaud nomment « la prise43 ». À savoir une capacité de saisie sur les choses44. Cette « dynamique de familiarisation45 » conduit l'acteur à développer un ensemble de compétences afin de participer activement au monde du rock. D'une part, elle procède d'un engagement dans un travail perceptuel, ce qui signifie « faire avec des sensations, des climats, des matériaux, des espaces, des niveaux de bruit et donc aussi avec des intuitions. C'est par ce travail que les personnes parviennent à produire des postures corporelles et des dispositifs leur permettant de capter les ressources, de surmonter les contraintes liées aux environnements qu'elles traversent46 ». D'autre part, elle consiste en une élaboration-incorporation de « savoirs d'action47 » permettant progressivement de manier et de constituer des repères : de domestiquer les choses48. C'est au sein de ce processus dynamique de l'engagement du corps - engagé dans le « faire » - que ce dernier acquiert la mobilité et l'efficacité nécessaires au « faire ensemble »49.

  • 50 Je rejoins sur ce point Bernadette Courtois pour qui il ne s'agit pas de jouer « la formation expér (...)

26Au final, il n'est pas dans mes intentions de valoriser un rapport au savoir plutôt qu'un autre50. L'engagement dans le monde du rock est variable et fonction du degré d'engagement du corps. Il peut s'exercer au travers d'activités multiples. Certaines d'entre elles disposent d'un savoir constitué. D'autres reposent quasi exclusivement sur des savoirs empiriques. Toutes fonctionnent sous le régime de la perception du corps. La mobilisation de ces zones de savoirs, leur constitution et leur éventuelle articulation tient à la capacité de chaque acteur du monde du rock à les rendre opérantes. Elles représentent en cela les conditions d'existence même du monde du rock. Tout comme l'engagement du corps est une condition préalable du « faire ensemble ». Ce qui conduit à s'interroger quant aux modalités pratiques du « faire ensemble », notamment en lien avec les choses.

2. Faire avec les choses

  • 51 Bien évidemment, comme on a pu le voir dans les chapitres 4 et 5, l'engagement peut combiner des re (...)
  • 52 Je rappelle que j'entends le terme dispositif au sens qu'en donnent BESSY, C., Chateauraynaud, F. 1 (...)
  • 53 Bessy, C, Chateauraynaud, F. 1995, op. cit., p. 245.

27Il est désormais permis de penser que le monde du rock fonctionne sous l'effet de l'engagement préalable d'un réseau de corps51. Cet engagement conduit à produire un état singulier du corps et induit, en parallèle, la convocation d'une intelligence permettant à la fois de mobiliser et de produire les ressources constitutives de ce monde. Autrement dit, à trouver les bonnes médiations. L'engagement du corps conditionne la prise. Choses et êtres humains peuvent à ce titre être compris alternativement en tant que ressources pour soi, mais aussi pour les autres. À ce titre, ils doivent également s'envisager comme des contraintes. Ces ressources contribuent à l'accumulation de savoirs d'action. La question du « faire ensemble » se situe ainsi à un niveau différent de celui évoqué dans la section précédente. Au-delà de l'engagement du corps dans l'activité, il reste à explorer, entre autre, la manière dont le « faire ensemble » s'effectue dans la relation entre corps et choses. Je prêterai plus particulièrement attention aux dispositifs52. Car les dispositifs rassemblent des corps et les font tenir ensemble. De même, « les dispositifs doivent toujours composer avec les corps en les pliant par des prises adéquates et les corps ne peuvent exprimer leurs qualités qu'au travers des dispositifs53 ». On peut supposer que le processus à l'œuvre est sensiblement équivalent à celui qui fonde la relation corps-objet. À savoir qu'il s'agit d'identifier les dispositifs, de s'en saisir, de se laisser saisir par eux, ou encore d'en produire. Afin de mieux comprendre cette articulation, qui est évidemment fort variable, je propose de porter le regard sur trois dispositifs culturels propres au monde du rock.

2.1. L'exemple de l'Austrasique : de la prise à la non prise

  • 54 Selon les mots de Laurent Hénart, adjoint à la Culture de la Ville de Nancy, qui rajoute, par aille (...)
  • 55 Dans un court entretien à la presse locale, Laurent Hénart précise qu'avant l'ouverture du CRMA, «  (...)
  • 56 Ce qui représente une aide directe de 1 069 à 1 527 € selon les concerts.

28L'Austrasique est une salle de concerts (« un lieu pour toutes les musiques actuelles », comme il est indiqué sur son programme) d'une capacité de 160 places gérée par la Ville de Nancy. Ses activités de diffusion ont débuté le 9 novembre 2000 sous la responsabilité d'une chef de projet, chargée de piloter le lieu et d'assurer la préfiguration du Centre régional des musiques actuelles (CRMA) dont la réalisation est annoncée « à l'horizon de l'année 200454 ». En plus de la gestion assurée par la Ville de Nancy, l'ensemble du projet bénéficie du soutien de la Drac et du Conseil régional de Lorraine. L'Austrasique est donc un lieu de transition, mais également d'expérimentation55. En effet, la salle permet la mise en œuvre d'actions telles que le soutien à la diffusion. Dans ce cadre, sous couvert d'une convention, le lieu est gracieusement mis à disposition des structures de diffusion locales, qui bénéficient en outre du matériel technique et du personnel afférent ainsi que d'un personnel de sécurité56. Par ailleurs, tenant compte des réalités économiques du secteur des musiques actuelles et de la petite capacité d'accueil de la salle, les structures de diffusion peuvent bénéficier d'un soutien financier supplémentaire. Pour ce faire, elles doivent proposer des soirées répondants à l'un des quatre critères suivants :

  • Les soirées accueillant des groupes régionaux bénéficiant d'un accompagnement ou d'une formation : 305 € (2 000 francs).

  • Les soirées DJ techno et hip hop : 305 € (2 000 francs).

  • Les soirées au cours desquelles le groupe le plus connu est en développement de carrière : 763 € (5 000 francs).

  • Les soirées au cours desquelles tous les groupes sont à découvrir : 916 € (6 000 francs).

  • 57 Par ailleurs, le dossier Les actions de préfiguration du Centre régional des musiques actuelles à N (...)
  • 58 On ne peut s'empêcher de penser que ce dispositif s'inscrit dans une perspective d'éducation popula (...)

29Si les structures de diffusion sont supposées assumer l'ensemble des risques financiers liés à l'organisation des concerts57, force est de constater que les conditions de réalisation d'un concert sont particulièrement avantageuses58. C'est ce qu'indique le tableau 1.

On peut y lire que sur une base de 30 concerts les charges et les recettes sont en moyenne équilibrées.

Tableau 1 – Rapport charges/produits réalisé sur la base de 30 concerts à l'Austrasique

Tableau 1 – Rapport charges/produits réalisé sur la base de 30 concerts à l'Austrasique

source : Austrasique, ville de Nancy

  • 59 Quatre d'entre elles officient alors dans un registre rock entendu au sens large. Soit plus de la m (...)
  • 60 Douze d'entre elles officient alors dans un registre rock entendu au sens large. Soit un peu plus d (...)

30Quelles sont les conséquences de ces conditions de fonctionnement ? Il est possible de les mesurer en les rapportant à quelques critères objectivables. Si l'on s'appuie sur les programmes de l'Austrasique, il apparaît que le lieu a commencé de fonctionner, entre novembre 2000 et février 2001, avec sept associations de diffusion59. Avant d'atteindre le nombre de 29 associations60, début 2003. Les étapes chronologiques de l'agrégation des associations sont rappelées dans le tableau 2.

Graphique 3 – Progression du nombre d'associations de diffusion à l'Austrasique

Graphique 3 – Progression du nombre d'associations de diffusion à l'Austrasique
  • 61 Il faut noter que le dispositif proposait également pendant un temps, un programme d'accompagnement (...)
  • 62 « Les corps ne se laissent pas enfermer dans les dispositifs » comme le rappellent fort justement B (...)
  • 63 « La prise est le produit de la rencontre entre un dispositif porté par la ou les personnes engagée (...)

31Cette croissance du nombre d'associations de diffusion indique a priori le succès du dispositif. La prise semble effective. D'une part, les opérateurs du dispositif sont parvenus à saisir un certain nombre de diffuseurs locaux. D'autre part, ces derniers se sont emparés du dispositif. Ce qui signifie que la situation expérientielle mise en œuvre par la municipalité nancéienne a probablement été traduite de manière positive par les acteurs qui s'y sont engagés61. On peut donc supposer que la rencontre entre l'institution et les acteurs, ou si l'on veut, les repères fournis par le dispositif et les savoirs d'action, est parvenue à un compromis62 permettant la concrétisation d'une prise commune63.

32Mais les conditions offertes par l'Austrasique ont également eu d'autres types de répercussions inflationnistes. En effet, le succès du dispositif a vu passer le nombre de concerts de 50 en 2001 à 71 courant 2003. Ce qui a eu pour effet de réduire mécaniquement le nombre de concerts annuels pour chaque association. Les budgets de l'Austrasique n'étant pas extensibles à l'infini, ils n'ont pas augmenté en proportion des associations prétendant à la programmation. Par ailleurs, la multiplication quelquefois opportuniste des associations de diffusion s'est accompagnée d'une fragmentation des genres musicaux représentés au sein de la programmation du lieu. La majorité d'entre elles se positionnant sur un segment musical particulièrement spécialisé (metal / metal hardcore / metal hardcore français / hardcore / punk rock / punk rock français / garage punk). Avec pour conséquence de contraindre les programmateurs les plus généralistes à se repositionner sur des territoires musicaux non occupés. Ces quelques éléments sont représentatifs du « faire ensemble ». On voit comment une collectivité publique peut produire un dispositif dont les acteurs locaux sont appelés à se saisir pour produire à leur tour un dispositif (celui du concert).

  • 64 Je ne tiens pas compte ici de la méconnaissance, parfois réelle, des acteurs locaux quant aux dispo (...)
  • 65 Bessy, C, Chateauraynaud, F. 1995, op. cit., p. 252. Pour ces auteurs, une prise est pertinente et (...)

33Toutefois, si l'on rapporte le nombre d'associations d'obédience rock programmant à l'Austrasique (12) à l'ensemble des associations de diffusion rock en activité dans l'agglomération nancéienne (41), il apparaît qu'au début 2003, un peu moins des trois quarts des associations de diffusion rock locales ne s'emparent pas du dispositif. La question de la prise se pose dès lors sous un angle inverse. Celui de la non prise. Ou celui du rejet ou de l'indifférence au dispositif. Ce qui laisse supposer que les acteurs mobilisent des critères de jugement préalablement à la prise ou à la non prise. Dans le cas présent, les critères avancés pour justifier la non prise sont essentiellement de deux types64. Des critères éthiques tout d'abord. Bien que minoritaires, un petit nombre d'associations tient à préserver son indépendance vis-à-vis des collectivités publiques. Dans ce cas, la question éthique repose sur un ensemble de représentations rendant improbable tout principe de coopération. Des critères pratiques ensuite, puisqu'un grand nombre de ces associations organisent des concerts de manière très ponctuelle au sein d'autres lieux de diffusion comme les bars ou les MJC et donc en s'appuyant sur d'autres types de ressources techniques et financières. Dans ce cas, la situation des associations semble suffisamment satisfaisante pour n'avoir pas à s'inscrire au sein de nouveaux rapports de coopération. On trouve ici une disjonction entre « les deux principes de pertinence de la prise » définis par Christian Bessy et Francis Chateauraynaud65. Ce qui signifie que les choses ne vont pas de soi. L'accord entre représentations, objets, dispositifs et corps est parfois irréalisable. Les instruments de mesure mobilisés par les acteurs pour valider la pertinence de leur engagement dans un dispositif conduisent soit à la prise, soit à son rejet pur et simple. Toutefois, on peut faire l'hypothèse que cette autolimitation des associations de diffusion permet au processus de démocratie culturelle de ne pas imploser sous le poids d'une fragmentation croissante des genres, relayée par une prolifération d'associations de diffusion prétendant au soutien des collectivités publiques.

2.2. L'exemple du dispositif de sensibilisation aux risques auditifs : une double logique

Au cours de mon enquête, j'ai pu enregistrer un nombre très élevé de propos d'amateurs déclarant souffrir de troubles de l'audition. Les propos suivants en constituent probablement la synthèse la plus exemplaire : J'ai des grands problèmes d'oreilles. Enfin grands. D'après ce que j'ai entendu dire, y en a plein qu'ont les mêmes que moi, mais ils en parlent moins, ou ils en souffrent en silence. Moi j'ai des acouphènes permanents. Les miens, c'est pas si insupportable que ça. J'ai déjà eu ça en revenant de concert, deux, trois fois, tu sais les gros trucs, Manowar, Motörhead. Ça siffle un jour, tu dis bon ça va. Deux jours tu dis « merde, oh, oh, ça va s'arrêter quand ? ». Ça part petit à petit. Tu fais ça plusieurs fois et je crois que tu fais le con quoi. Donc voilà. Mon pire truc, c'est en revenant d'un Wacken [festival metal allemand]. Pourtant j'avais les boules Quiès. Je suis revenu, mal ici, ça sifflait. Ça arrête plus de siffler quand t'es dans une pièce complètement silencieuse. Le reste du temps ça va. Au début t'as l’impression de devenir cinglé. Tu te dis que tu vas pas pouvoir vivre avec ça. Ça s'atténue un petit peu. Tu vis quand même rarement dans le silence complet, complet.Tu t'endors avec la chaîne hi-fi. Tu mets le minuteur. Ça coupe au bout d'un moment. Tu t'endors avec ça. J'ai rarement le silence chez moi. Je mets pas fort spécialement, t'as pu voir tout à l'heure. J'ai flippé quand même assez grave. Je suis allé voir un ORL. Le gars il m'avait pas l'air très compétent. Il a fait des pseudo tests. Il m'a dit que j'avais pas perdu tant que ça, qu'il fallait que j'aille le revoir. Mais bon qu'y avait quand même une oreille... qu'y avait une courbe de résonance je sais pas quoi, qui marchait moins bien que l'autre. Donc j'ai fait faire des boules Quiès spéciales qui m'ont coûté quand même 900 boules. Je sais pas si c'est si efficace que ça.

T'en es pas satisfait ?

J'en sais rien. Si. Mais je sais pas si c'est mieux que les bouchons jaunes. C'est censé avoir un meilleur son. Honnêtement, j'en suis pas si persuadé que ça. Mais bon, maintenant le problème du son pour moi c'est secondaire. Je veux dire, je veux pas non plus être sourd à 35,40 piges. On va pas faire le con avec un truc comme ça. Donc voilà, je mets ces trucs-là. Je me rappelle quand j'étais jeune, en Allemagne, je me foutais de la gueule des gars qui mettaient des boules Quiès. Je me disais, quelle bande de cons, ils vont au concert pour écouter du metal et ils mettent des boules Quiès. Voilà, maintenant j'ai tout le temps ces trucs-là. Maintenant je souffre même davantage dans les bistrots. Je te promets. Parce que je les mets ! C'est la folie comme c'est fort dans les bistrots putain. Je mets ça tout le temps. Les acouphènes. C’est une connerie à pas faire. Moi je faisais le malin. Sans plus. Si j’avais un truc à refaire, ça je le referais. Je mettrais les boules Quiès dès le départ. Pourtant j'allais pas me coller le nez à la baffle. Je le vis pas hyper mal. Je le vis bien. Si tu me parles à un concert « hein, qu'est-ce t'as dit ? ». Des fois je me tourne pour que tu me parles dans l'autre oreille. Quand je me dis que je suis comme ça et que j'ai pas trente ans ! Tu te dis qu'il vaudrait mieux que je meure avant 60 ans. C'est pas évident. J’en ai profité, mais faut faire la part des choses. À mon avis, je suis près de le regretter. J'ai vu des gars à la télé qui peuvent plus foutre une clé dans la serrure, ça me fout les jetons. J'ai fait une connerie, j'essaie de limiter. [Bertrand, 28 ans, enseignant, grand amateur de hard rock et de heavy metal, imposante collection de disques]

34Dans une certaine mesure, l'amour pour le rock semble être quelquefois consubstantiel d'une sorte d'abandon d'une partie de soi, tel un tribut à payer. Toutefois, cette tendance est peut-être sur le point de s'inverser. De quelle manière ?

Le réseau de diffuseurs lorrains, Zic-Zac en Lorraine (ZZL), en collaboration avec l'Austrasique/CRMA, mène depuis le 20 novembre 2000, un programme de sensibilisation aux risques auditifs liés à l'écoute et à la pratique des musiques amplifiées. Le programme se fonde sur un constat posé par les opérateurs du dispositif. Selon eux, une grande partie des amateurs et des pratiquants de ces musiques témoignent d'une méconnaissance des risques auditifs liés à leur attachement et aux pratiques qui en découlent. Dans les grandes lignes, ce programme vise à modifier leurs comportements sur la base de deux grands axes66. Le premier axe, dominant, consiste en un plan de communication régional comprenant une plaquette d'information sur les risques auditifs67, des séances d'information publiques avec un médecin ORL68 et la mise à disposition gracieuse de protections auditives jetables (bouchons) dans les lieux de diffusion affiliés à ZZL69. Le second axe, plus indistinct, s'intègre au sein d'un autre programme visant à proposer des séances d'accompagnement auprès des formations musicales lorraines. À l'aide de musiciens et de techniciens « conseil », les groupes travaillent, entre autres, la question de la gestion sonore selon trois modalités : au sein du local de répétition, sur scène et en situation d'enregistrement.

  • 70 Le corps de l'amateur de rock doit souvent faire avec une extension des pathologies de l'audition ( (...)
  • 71 Dans un courrier d'invitation « à une soirée d'information relative aux risques auditifs et au décr (...)
  • 72 Il faut noter que la lutte contre l'extension des pathologies auditives, pas plus que la déficience (...)

35Le dispositif de sensibilisation aux risques auditifs repose sur une logique de prévention multipolaire mobilisant collectivement des humains et des objets. Leur prolifération rend compte de la complexité du dispositif visant à préserver l'intégrité du corps de l'amateur. Son appareil auditif constitue l'équipement premier et nécessaire de la jouissance musicale70. Dans le même temps, il conditionne également la pérennité de l'activité de diffusion. En effet, à ma connaissance, sourds et déficients auditifs ne constituent qu'une frange extrêmement marginale du public des concerts rock. Et pour cause. Par conséquent, la préservation du capital auditif des amateurs de rock devient une priorité pour les structures ou les institutions71 dont la diffusion constitue l'activité principale72. Pas d'oreilles, pas de concerts autrement dit. L'enjeu est donc double. Tout repose sur la base d'une médiation entre des énoncés et des objets, des corps et des dispositifs.

  • 73 Plus précisément, ces observations ciblées ont essentiellement été réalisées à l'Austrasique tout a (...)
  • 74 Je fais ici volontairement abstraction du caractère rébarbatif que peut présenter une plaquette d'i (...)
  • 75 Selon la responsable de l'Austrasique, certains spectateurs dévalisaient littéralement la corbeille (...)

36J'ai tenté de vérifier l'effectivité de la prise en menant une série d'observations ciblées. Ainsi, en participant à l'organisation d'une trentaine de concerts, j'ai eu l'opportunité d'y tenir quelquefois la billetterie ainsi que le bar73. Soit deux postes/lieux ou les protections auditives jetables et les plaquettes d'information étaient rendues disponibles au public. Ce qui m'a permis de procéder à quelques relevés très simples à partir de la question suivante : les spectateurs se saisissent-ils de ces deux types d'objets ou non ? En règle générale les plaquettes d'information ont eu un succès modéré. Ce qu'il faut néanmoins resituer dans le contexte général d'un concert et d'un lieu de diffusion. S'il semble évident que la majorité des spectateurs ne se déplace pas en concert pour lire, il reste envisageable qu'ils emportent la documentation mise à leur disposition chez eux. Or, après avoir vérifié cette hypothèse à l'entrée dans le lieu, avant le concert, et lors de la sortie du lieu, après le concert, force est de constater qu'elle ne tient pas. On peut alors imaginer que la masse documentaire présente sur le lieu d'un concert empêche son identification. En effet, la somme de flyers, programmes et autres agendas culturels provoque souvent un effet de submersion rédhibitoire74. Il en va autrement des protections auditives. Présentées en vrac dans une petite corbeille en osier posée sur le comptoir de la billetterie, puis sur le zinc du bar, il est difficile de les éviter. Si bien qu'il m'a été possible de relever les données suivantes. Au cours des trois premières observations, alors que la campagne de sensibilisation venait de démarrer, j'ai pu noter qu'en moyenne un spectateur sur quatre se saisissait des bouchons auditifs. Au cours des quatre observations suivantes, le chiffre est passé à une moyenne de un pour trois. Avant de se stabiliser, au cours des trois dernières observations, à une moyenne approchant un pour deux. En l'espace d'un an, et sur onze concerts, c'est donc près de la moitié des spectateurs qui se sont saisis d'une ou de plusieurs protections auditives (certains semblaient en faire provision) rendues disponibles. On peut donc faire l'hypothèse d'une prise réussie que d'autres éléments significatifs peuvent corroborer. Par exemple, le lent glissement de la corbeille contenant les protections auditives depuis le comptoir de la billetterie jusqu'au zinc du bar. Puis du zinc à l'arrière du bar. Un lent déplacement opéré en près de deux ans et demi, marquant, selon moi, le succès de l'opération. En effet, tout s'est passé comme si les opérateurs du dispositif avaient voulu canaliser quelque peu la consommation (coûteuse) de protections auditives en passant d'une mise à disposition directe dépourvue d'intermédiaires, à une mise à disposition indirecte transitant par les barmen75.

  • 76 Une opération de ce type constitue le cœur même de la notion de médiation.
  • 77 Cette terminologie a été largement reprise par le directeur de Zic-Zac en Lorraine au cours des séa (...)

37Pour les opérateurs du dispositif, la prise est réussie lorsque les amateurs de rock acceptent de prendre en considération la dimension du risque auditif et cherchent à le réduire au minimum. Avec la perspective d'une extension du dispositif par une transformation des amateurs en prescripteurs (agents de sensibilisation et de prévention)76. Pour ces derniers, la réussite de la prise consiste simplement - c'est déjà beaucoup - en la préservation de leur capital auditif. En modifiant leurs comportements, les amateurs de rock intériorisent l'idée du risque auditif. Ce faisant, on peut estimer qu'ils répondent positivement à une injonction de prévention émanant des diffuseurs locaux. Ces derniers, en procédant sous couvert de l'argument de « santé publique77 », qui, il faut le rappeler, ne relève pour l'heure d'aucune mesure gouvernementale concrète, incitent d'une part les amateurs à préserver leurs oreilles, et protègent d'autre part, voire surtout, un marché potentiel de spectateurs. L'hypothèse formulée ici vise moins à dénoncer la double logique du dispositif, qu'à montrer la manière dont les corps et les objets circulent, se transforment et se positionnent à l'intérieur d'un dispositif.

2.3. L'exemple Metal en Lorraine : des logiques contradictoires

  • 78 La fermeture du Gueulard à Nilvange a eu pour conséquence l'annulation d'une soirée et donc de rédu (...)
  • 79 Zic-Zac News # 3, janvier-avril 2001, p. 4.
  • 80 Il s'agissait à la fois d'acteurs généralistes et spécialisés : presse quotidienne régionale, fanzi (...)
  • 81 Zic-Zac News # 6, janvier-avril 2002, p. 12.

38Metal en Lorraine, dispositif mis en œuvre par l'association Zic-Zac en Lorraine (ZZL), articulait trois temps. Le premier temps visait à mettre en valeur 18 groupes lorrains pratiquant le genre metal. Il a donc tout d'abord consisté en une série de six concerts répartis sur le territoire régional entre le 3 février et le 10 mars 200178 Chaque concert présentait trois groupes dont la prestation scénique a été intégralement enregistrée en vue de la réalisation d'une compilation CD (intitulée « Live ». Metal en Lorraine # 1, pressée à 1 000 exemplaires). Dans un second temps, le dispositif visait à « dresser un état des lieux et ressources de la scène Metal (groupes, organisateurs, structures, partenaires, médias, etc.) et proposer des perspectives d'avenir, des actions prospectives dans le but de favoriser le développement et la structuration de cette esthétique79 ». C'est dans ce cadre que se sont tenues, le 9 mars 2002, à la médiathèque de Nilvange, des rencontres régionales rassemblant un parterre de 150 personnes venues discuter avec la vingtaine d'intervenants présents80. Le forum avait deux buts essentiels. En premier lieu, faire se rencontrer les différents acteurs du monde du metal lorrain. En second lieu, mieux comprendre les conditions de leurs pratiques81. À mesure que les interventions et débats progressaient, deux interventions - l'une provenant du directeur de ZZL et l'autre provenant d'un musicien dans la salle - ont marqué une ligne de fracture dans le dispositif, indiquant très nettement que la prise serait difficilement opérante, dans un sens, comme dans l'autre. Je livre sans plus attendre la teneur des propos en question :

[Intervention du directeur de ZZL, précédé par un débat sur le fonctionnement de l'Austrasique en présence de la chef de projet du CRMA] Dans le secteur des musiques, appelons-les amplifiées, ça dépasse largement le metal, la plupart des musiciens qui arrivent au régime d'intermittence, ils y arrivent parce qu'ils sont techniciens à côté et pas seulement du fait de leur pratique artistique et des concerts sur scène. Je crois que tous les enjeux ils se posent là actuellement. Il faut que vous soyez responsables, citoyens et vigilants. Il faut pas que vous signiez n'importe quel contrat. On vous a distribué un petit topo sur ZZL. Nous actuellement on est sur un programme de formation sur la gestion et le développement de carrière qui aborde tous ces aspects-là. Pour 2002-2003, on remettra en place des modules de formation. S'il y en a que ça intéresse notamment en ce qui concerne les statuts de l'artiste, mais tout votre environnement en terme de développement de carrière, en terme de disque, de distribution et aussi d’activités sur la scène et puis de promo médiatique, n'hésitez pas à nous envoyer des emails ou des courriers à partir de mai-juin, comme ça on pourra vous communiquer nos programmes de formations. Il est clair qu'avec mon grand laïus de trois minutes trente, j'ai réglé aucun problème et c'est pas aujourd'hui qu'on va les régler parce que c'est non seulement un problème national, mais également un problème européen parce que la législation va s'appliquer de plus en plus en France. Par contre, je pense qu'on est au cœur du problème. Quand vous allez jouer au black dans un bar où vous vous faites arnaquer parce qu'on vous donne 500 francs, deux sandwiches au jambon et trois bières et que pendant ce temps-là la pompe à bière du bistrot a tourné, on peut vous taxer de travail au noir et de concurrence déloyale envers les intermittents. Donc, on est dans un système qui est pas adapté à nos pratiques et comme je l'ai dit pas seulement celles du metal, mais de la plupart des musiques amplifiées. Je crois que là-dessus chacun est responsable et c’est aussi à vous en tant que citoyens et musiciens amateurs d'en parler à vos élus, d'en parler aux gens et puis de faire savoir qu'il y a des gens qui ont envie de se produire sur scène dans le cadre de la pratique amateur, et que pour le moment, ça ne leur est pas permis, c'est carrément interdit et que vous n'acceptez pas cette situation. Y a que comme ça que les lois et les règlements avanceront. Maintenant, faut être raisonnable également. Parce qu'il y a pas mal de groupes qui préfèrent prendre mille balles ou quinze cent balles au black et ne pas avoir des raisonnements prospectifs à moyen terme alors que souvent y aurait peut être moyen que quelques musiciens passent à l'intermittence et progressivement tout le groupe. Donc faut pas croire qu'il y a d'un côté l'intermittence et que ça ne concerne que les nantis et ceux qui font du jazz et je sais pas quoi. Je crois qu'il y a moyen défaire évoluer tout ça. Ce que je voulais dire également, c'est que la question des financements publics, elle traverse un peu tous ces débats et que il faut bien réfléchir que l'argent arrive et que en gros, l'argent il vient soit du marché et de la production, du public ou alors il vient des subventions. Mais y a pas un argent qui est plus propre ou plus sale que l'autre. Moi honnêtement, en dehors de mes activités à ZZL, j'ai eu une vie de militant dans ces musiques-là, pendant longtemps j'ai eu du mal à comprendre quelque chose là-dedans et quand j'ai compris, j'étais un peu rassuré. Honnêtement, moi je préfère travailler avec l'argent public qui vient des impôts des gens, qui vient des taxes sur les paquets de dopes et sur l'alcool, etc., etc., plutôt que de travailler avec l'argent du marché ou finalement, la plupart des artistes sont des faire-valoir dans des bacs et qu'ils représentent rien en valeur marchande par rapport aux grosses productions. Pour moi l'argent public est certainement plus légitime que la thune de Jean-Marie Messier et consorts. Donc après il faut être clair. À partir du moment où on touche de l'argent public, on accepte la règle du jeu. C'est plus la règle du jeu du marché, c'est plutôt la règle du jeu de la réglementation et de la législation. Forcément quand on donne 6 000 francs de subventions à une structure juridique de type associative, en complément de tout ce qui lui procure l'Austrasique en terme de gratuité au niveau de la salle, des régies, des techniciens, de la promo, etc., etc., je crois que le minimum, c'est de respecter la législation en vigueur. En gros, on peut pas avoir le beurre, l'argent du beurre et le fil à couper le beurre. Alors c’est à vous de vous positionner, c'est à vous de réfléchir et c'est aussi à vous d'aller au-devant des élus et des responsables politiques pour leur dire : « nous réclamons un vrai statut de pratique amateur, parce que nous n'avons pas envie de faire profession musicien, nous sommes déjà étudiants, charcutiers, architectes, peu importe, nous voulons une pratique de qualité et pouvoir être diffusés sur scène autrement que dans l'illégalité. [Faibles applaudissements].

[Réaction immédiate d'un musicien dans le public] Donc, salut, moi je suis Florent de Yayeth Corpse. Moi j'ai pas tout compris, c'est vrai ! Moi je suis pas intermittent, je veux pas gagner d'argent, je veux me faire plaisir. On me parle d'intermittence, de professionnalisation, de diffusion de choses comme ça. On parle de Immortal qui vient à l'After Club, on me parle de l'Austrasique avec les associations... je comprends rien ! Moi je joue dans ma cave, je voudrais bien jouer ailleurs, comment je fais ? Où est-ce ce que je vais ? Qui m'aide ? Voilà ce que je veux. Gagner de l'argent j'en ai rien à foutre. Je tiens pas à être millionnaire avec mon groupe. C'est pas ça qui m'intéresse. Être intermittent, le côté légal... moi si on me donne trois bières et un sandwich c'est le bonheur [le public s'esclaffe]. Je pense que je suis pas le seul à me dire ici que j'ai un petit groupe, j'aimerais bien jouer, qu'on m'entende parce que j’aime ce que je fais et j'aimerais que les autres en profitent et je m'en fous d'avoir un contrat, je m'en fous... je veux faire partager ce que j'aime, voilà ce que je veux. [Applaudissements nourris]

39Le discours du directeur de ZZL est indéniablement empreint d'un paternalisme moralisateur naviguant entre idéalisme et condescendance.

  • 82 Callon, M. 1999. Ni intellectuel engagé, ni intellectuel dégagé : la double stratégie de l'attachem (...)
  • 83 Pour Christian Bessy et Francis Chateauraynaud, « les troubles suscités par les choses proviennent (...)
  • 84 Callon, M. 1999, op. cit., p. 70.
  • 85 Zic Zac News # 7, mai-septembre 2002, p. 22. Dans un courrier daté du 30 juin 2002 adressé aux acte (...)
  • 86 Bessy, C, Chateauraynaud, F. 1993, op. rit., p. 142.

Adoptant un positionnement de porte-parole82, le directeur s'érige en représentant de la pratique amateur tout autant qu'en celui de ZZL et de ses modules de formation, dont il fait en quelque sorte la publicité. Ce faisant, il opère un glissement entre le projet compréhensif du dispositif initial et un projet visant à emporter une adhésion sans réserve sur la base d'un discours dont la tonalité prescriptive remodèle l'ensemble du dispositif. Procédé malhabile auquel le musicien renvoie une réponse cinglante sous une forme combinant interrogations et description de situation. Que la prise soit impossible à effectuer dans ces conditions apparaît dès lors comme une évidence83. L'instabilité subite du dispositif a eu pour conséquence d'annuler de fait la prise liminaire ayant conduit les acteurs à se réunir à Nilvange. Ce qui signifie que les épreuves se succèdent avant d'aboutir à une prise. Et sa forme devra être satisfaisante pour l'ensemble des parties en présence. Ce qui signifie également qu'à chaque épreuve correspond une perception et un jugement validé ou non par un certain nombre d'instruments de mesure. Cet exemple permet de distinguer deux types de jugements. Le premier est de l'ordre de la réaction. En effet, le jugement du directeur de ZZL est déterminé par les réactions du public à ses propos. Il peut se traduire par une manifestation d'enthousiasme. Les applaudissements constituent à cet égard un instrument de mesure relativement objectif. Il peut également se traduire par une absence de réactions contradictoires, ce qui, en situation, constitue également un critère d'appréciation objectivable. Le jugement du public s'appuie sur un second type d'instrument de mesure. Il s'articule ici sur l'outillage mis en œuvre par le dispositif. Or, nous avons vu que la nature des propos émanant du directeur associatif est très éloignée des préoccupations des acteurs auquel le dispositif est supposé s'adresser. Ce qui traduit clairement, comme en rend compte Michel Callon, que « des analyses, lorsqu'elles ne sont pas incorporées dans des instruments qui rendent visibles et palpables leurs résultats, lorsqu'elles ne sont pas relayées par des acteurs qui les portent, soit parce qu'ils s'y reconnaissent soit parce qu'ils y ont été formés, n'ont aucune raison de convaincre et encore moins de mettre en forme des pratiques et des décisions. [...] Un discours, seul, ne rend jamais visible, ce sont les instruments, les méthodes qui y parviennent. Un discours sans instrument ne peut être qu'incantatoire, dénonciateur, ou répéter ce que tout le monde sait déjà, sous une forme un peu plus attrayante, un peu plus chatoyante84 ». Ce qui permet de mesurer combien les outils sont plus importants que les mots dans le cadre d'un dispositif. Le jugement n'ayant été validé ni par les uns, ni par les autres, a rendu la prise impossible, avec pour conséquence, après une période de flottement, l'arrêt brutal du dispositif. Ce qui a été justifié lapidairement de la manière suivante : « Ce forum a révélé, de la part des acteurs, une incompréhension des objectifs poursuivis par Zic-Zac en Lorraine. Aussi Zic-Zac en Lorraine a décidé de clore le chapitre "Metal en Lorraine"85 ». Cet exemple illustre qu'un dispositif ne peut être opérant qu'après avoir satisfait une série d'épreuves (organiser un forum, accepter d'y assister, s'engager dans le dispositif, etc.). À chaque épreuve de réalité correspond un jugement des parties en présence. Ce qui signifie deux choses. Tout d'abord que les prises reposent elles aussi sur une gradation d'épreuves86. Et ensuite, qu'en s'avérant quelquefois incompatibles, les jugements, du fait de logiques contradictoires rendent la prise, et donc la coopération, impossible.

  • 87 Bessy, C, Chateauraynaud, F. 1993, ibid., p. 160.
  • 88 Bessy, C., Chateauraynaud, F. 1993, ibid., p. 142.
  • 89 Teiger, C. 1993, op. rit, p. 87.
  • 90 Leveratto, J.-M. 2000. La mesure de l’art. Sociologie de la qualité artistique. Paris : La Dispute, (...)

40Ces trois exemples illustrent que pour tenir dans le monde du rock, les dispositifs doivent « fixer des réseaux de corps dans des états et des relations87 ». Les savoirs d'action permettent ensuite d'aboutir à des prises fournissant les repères pertinents pour l'action ou l'interprétation. Faire avec les dispositifs nécessite donc un ajustement entre un réseau de personnes et un collectif d'objets. Ajustement reposant sur des « passages entre corps, perceptions et jugements88 ». Cette configuration minimale conditionne la réussite du « faire ensemble ». Toutefois, comme on a pu le voir, il est des situations où l'accord, et donc le « faire ensemble », reste laborieux, voire impossible. Les prises sont l'expression d'un compromis entre acteurs tenant compte des contraintes fixées par les dispositifs89. Ce qui suppose à l'inverse, la possibilité d'un rejet catégorique des médiateurs présents dans le dispositif. À ce titre, la somme d'épreuves préalable à la prise, et à son pendant, la non prise, suppose une série de jugements requérant la mobilisation d'instruments de mesure permettant aux acteurs d'évaluer la situation et les choses. En fonction de quoi l'épreuve peut se dérouler ou non. À la suite de Jean-Marc Leveratto, on peut ainsi estimer que « l'engagement dans l'action suppose lui-même un jugement [...], dont le contenu va orienter la réalisation de l'action90 ». C'est sur la base de ces opérations que se tissent les liens nécessaires à l'action. Ces liens ne sont jamais stabilisés de manière définitive. Les dispositifs analysés dans cette recherche montrent que les acteurs peuvent tout aussi bien s'y attacher que s'en détacher ou encore s'y attacher partiellement. Cela étant dit, la question des instruments de mesure reste entière. Si on en sait un peu plus sur certaines situations au sein desquelles ils sont mobilisés, il reste néanmoins à savoir plus précisément comment ils sont produits et selon quelles spécificités.

3. Faire avec les instruments de mesure

  • 91 Comme le souligne Antoine Hennion « Seuls les controverses, polémiques, négociations et compromis e (...)
  • 92 « Le propre d'une prise réussie est d'être pratiquement invisible en tant que telle au moment de l' (...)
  • 93 Boltanski, L., Thévenot, L. 1991. De la justification. Les économies de la grandeur. Paris : Gallim (...)
  • 94 Ce programme s'inspire en toute humilité du travail de Jean-Marc Leveratto que l'on trouve développ (...)

41Le monde du rock est un terrain d'expériences partagées. Un monde de médiations entre une pluralité de corps, d'objets et de dispositifs, qui, pour « faire ensemble », doivent s'ajuster les uns aux autres au travers d'une série d'épreuves. Mais il se peut que l'ajustement soit irréalisable comme on vient de le voir dans la section précédente, et qu'à ce titre, la prise soit impossible. Dans ce cas, le « faire ensemble », en tant qu'aboutissement d'une prise est également impossible. Cette situation n'en est pas moins intéressante91 puisqu'elle met en exergue les instruments de mesure mobilisés par les acteurs qui se trouvent être moins nettement perceptibles lorsque la prise s'effectue sans difficultés, car trop naturalisée92. Ces instruments de mesure ne sont rien moins qu'une combinaison de formes de qualifications et de jugements dont on peut dire qu'ils procèdent de perceptions sensorielles et de savoirs d'action incorporés par les acteurs engagés dans le monde du rock. Sans minorer par ailleurs, l'importance des représentations et des conduites stratégiques qui participent également de cette procédure combinatoire. On peut dire qu'ils alternent entre qualification, évaluation et justification93. Pour éclairer ce propos, je propose de porter le regard sur les objets bénéficiant d'une qualification artistique au sein du monde du rock tout autant que sur la diversité des critères d'évaluation de leur qualité. Pour le formuler différemment : quels sont les critères avancés par les acteurs pour évaluer la qualité d'un artiste ou la qualité de sa production ? La valeur artistique d'un objet culturel repose sur un certain nombre de savoirs intellectuels. Des savoirs de la qualité artistique. Indissociables des savoirs d'action dès lors qu'on les relie à des acteurs et à des objets culturels. Cette dernière partie de ma recherche vise à identifier les diverses manières dont les instruments de mesure sont produits localement dans l'articulation entre savoirs, acteurs et objets94. Ces trois éléments étant constitutifs du monde du rock, et par extension, du « faire ensemble ».

  • 95 J'emploie ici un procédé métonymique dans la mesure ou « musique rock » désigne également « groupe (...)

42Le chapitre 4 a été l'occasion de présenter l'activité rock sous deux formes cardinales. La consommation culturelle d'une part. La pratique culturelle de l'autre. La pratique culturelle peut par exemple s'exercer au travers d'une multiplicité de dispositifs (performance musicale, diffusion d'artiste, production phonographique, édition de fanzine, etc.). La consommation culturelle se traduit quant à elle dans la consommation d'objets produits par ces mêmes types de dispositifs. Au centre de la consommation et de la pratique, objet de toutes les attentions, on trouve la musique rock95. Ce point de convergence indique que l'activité rock est le produit d'une relation triangulaire rassemblant dispositifs, objets et récepteurs. Soit des producteurs de rock (diffuseurs, producteurs phonographiques et commentateurs), des amateurs de rock et le rock lui-même. L'enquête a permis de souligner un continuum marqué entre les différentes figures du producteur de rock et celle de l'amateur de rock. Il n'existe pas de ligne de partage infranchissable entre ces deux types de figures. Au contraire, elles oscillent constamment de l'une à l'autre en fonction des situations.

43Dans un premier temps, ce caractère instable peut avoir pour effet de troubler le regard que l'on peut porter sur le monde du rock. Mais il a surtout pour vertu de le restituer tel qu'il est en réalité. C'est-à-dire, dynamique. Un rédacteur de fanzine peut être également organisateur de concerts. Qui peut lui-même être musicien, etc. Les combinaisons sont infinies. Mais en creux, les figures du producteur se cristallisent toutes sous la figure de l'amateur. La figure de l'amateur est donc le substrat de toutes les autres figures du monde du rock. C'est là un point fondamental pour la compréhension du monde du rock. Toutefois, loin de vouloir tout réduire à cette seule figure, il faut au contraire maintenir les deux types de figures et les saisir en situation. Et notamment en situation de produire des évaluations de la qualité d'un objet rock. C'est pourquoi je propose d'observer les instruments de mesure de la qualité artistique mis en œuvre par ces deux types de figures. Producteurs d'un côté. Amateurs de l'autre. Toutefois, cette approche serait incomplète si elle n'accordait pas, en retour, le droit à la musique rock, sous la figure de celui qui la performe, le groupe de rock, de porter à son tour des jugements sur la qualité des dispositifs avec lesquels il doit faire. C'est pourquoi il sera également question des instruments de mesure mobilisés par les groupes de rock.

3.1. Le dispositif de production et ses figures

44Programmateur, rédacteur et label manager participent, entre autres, du dispositif de production rock. Leur travail vise à organiser une médiation entre une musique rock et un récepteur (spectateur, lecteur ou auditeur).

À ce titre, il consiste en une épreuve au cours de laquelle il s'agit de démontrer leur capacité de jugement. Soit, de produire une évaluation de la musique rock (et par extension, de celui qui la performe : le groupe de rock). Or, une évaluation artistique n'est jamais sans conséquences. Elle conduit à une action. Quelques exemples. Pour le programmateur, elle peut se traduire sous la forme d'un concert. Pour un rédacteur, elle peut se traduire sous la forme d'une chronique disque. Pour un label, elle peut se traduire sous la forme d'une coproduction avec un groupe de rock. En conséquence, pour ces trois figures, la qualité artistique se mesure à la somme des efforts qu'elles consentent à fournir pour un groupe de rock dont elles apprécient le travail. Du point de vue du producteur, son engagement (en terme de temps et d'argent) constitue donc la manifestation objective de la qualité artistique d'un groupe de rock. Cette qualité artistique est évaluée sur la base d'un certain nombre d'instruments de mesure. Lesquels ?

  • 96 Ces objets techniques sont aujourd'hui fréquemment accessibles depuis les sites Internet des groupe (...)

45Il ne fait aucun doute que les producteurs éprouvent la qualité artistique d'une musique rock sur leur propre corps. Tout comme ils mobilisent leurs savoirs sur le rock, souvent longuement nourris par la consommation de disques, la fréquentation de concerts et la lecture de la presse spécialisée. Ce qui permet de faire l'hypothèse que leurs jugements esthétiques combinent états du corps, savoirs et objets. Cette combinaison est commune aux amateurs, dont on sait qu'ils ne se distinguent pas des acteurs des dispositifs de production rock puisqu'ils sont eux-mêmes des amateurs. Toutefois, dans le cadre de leurs activités, les producteurs bénéficient de traitements qui les différencient très nettement des amateurs lambda. Par exemple, on a pu voir dans les chapitres précédents que les groupes de rock adressaient leurs disques gratuitement aux rédacteurs de fanzines ou aux programmateurs. En outre, les groupes de rock accompagnent ces disques d'un petit nombre d'objets techniques : biographie, dossier de presse et fiche technique/plan de scène notamment. Objets techniques constituant autant d'instruments de mesure pour un programmateur, un rédacteur de fanzine ou un label manager96 comme on va le voir. Mais les objets techniques ne sont pas les seuls à faire office d'instruments de mesure de la qualité. Il est possible de les compléter par des supports techniques. D'autre part, il ne faut pas négliger qu'objets et supports techniques se trouvent pris quelquefois sous le feu d'un certain nombre de critères de faisabilité. Critères contribuant également à la production de jugements esthétiques.

3.1.1. Objets techniques

La biographie

  • 97 Cette même biographie est agrémentée d'illustrations sur le site Internet du groupe. Disponible sur (...)

46On peut dire qu'il existe un art de la biographie. Il s'agit de valoriser la carrière d'un groupe sur la base d'un jeu de références à d'autres artistes, d'une synthèse historique de son parcours et parfois, par la présentation sommaire des enregistrements et des concerts réalisés. Dans la majorité des cas, il s'agit en fait d'un exercice autobiographique. C'est ce que donnent à voir les deux biographies ci-après. La première est celle de Nag-Snail, jeune groupe rock metal mosellan. La seconde est celle du groupe Charge 69, vétéran de la scène punk française et leader incontesté du punk rock, labellisé messin97.

Biographie Nag-Snail, 2001

Biographie Nag-Snail, 2001

Biographie Charge 69, 2004

CHARGE 69, groupe leader de la scène punk-rock française, voire européenne, s'est formé en janvier 1993 autour de Spirou (MOLODOÏ), Laurent (ex-PKRK et SKAFERLATINE) et Caps (ex-PKRK). Influencés par le meilleur de la seconde vague punk anglaise (U.K. SUBS, STIFF LITTLE FINGERS, COCKNEY REJECTS...), ils n'hésitent pas non plus à teinter leur musique de ce que l'on peut appeler le reggae blanc, et il en résulte vraiment un cocktail explosif.

La première (et seule) trace vinylique de cette formation apparaît sur la compilation « Le bal des Vauriens » avec le titre « Seul ». Spirou quitte le groupe peu de temps après pour se consacrer davantage à MOLODOÏ.

Arrivent Jeremya à la guitare et Sandro au chant, le groupe intensifie les répètes et les concerts puis sort son premier EP 4 titres « Patchwork » pressé par par 4 labels différents : Knock Out (Allemagne), Pogo Stick (U.S.A.), Bronco Bullfrog (Espagne) et Combat Rock pour la France. Les chroniques sont excellentes et l'accueil des plus chaleureux. Plus de 4 000 exemplaires vendus. Un record pour un vinyle.

Il faudra attendre juin 95 pour trouver une formation stable avec l'arrivée de Richard à la guitare et Gilles au chant. Cette formation restera stable jusqu'en juillet 2001. Tout s'enchaîne très vite : de nombreux concerts en France mais aussi en Belgique, en Allemagne et même en Angleterre. Des titres fleurissent sur des compilations étrangères, un split EP avec les américains BRUISERS. Nos CHARGE 69 sont même le seul groupe français sélectionné pour un titre 'tribute' aux COCKNEY REJECTS (s'ensuivront plus tard des 'tributes' à ANGELIC UPSTARTS et BLITZ). Le groupe étant prêt, il part une semaine au studio Black Box pour enregistrer son premier album avec Ian Burgess. 15 titres dynamiques, et aussitôt une licence en Allemagne chez KNOCK OUT ainsi que de très bonnes chroniques dans la presse spécialisée.

Fin 98 sortira le mini CD 4 titres « Région sacrifiée » sur Combat Rock (dont la version vinylique sortira l'année suivante sur Knock Out à 1 200 exemplaires). Il sera réédité plus tard, toujours sur le même label avec un titre inédit et 3 titres 'live'.

Après l'enregistrement du second album « Vos lois ne sont pas nos règles », en juillet 2000, Richard quitte le groupe pour se consacrer à la construction de sites Web. Il est remplacé par Yann. Le groupe tourne encore une année mais en juillet 2001, Gilles et Yann partent de leur côté. Laurent reprend la guitare et le chant, Caps reste à la basse. Psycho Möchine prend la deuxième guitare et Brice arrive derrière les fûts. Cette nouvelle formation sort un mini CD 4 titres « Même Direction » au début de l'année 2003. Des extraits audio sont disponibles sur le présent site.

Après trois albums, d'innombrables EP, apparitions sur des compilations, et des centaines de concerts à travers toute l'Europe (Allemagne, Suisse, Belgique, Pologne...), le groupe perpétue la tradition pour ce nouveau millénaire, avec sa nouvelle formation, toujours aussi énergique et mélodique.

Les punk-rockers messins ont déjà repris la route des concerts (une dizaine de dates programmées), et ne comptent pas s'arrêter là.

Que l'aventure continue...

47L'écart biographique entre ces deux exemples est extrême. Il permet prendre la mesure de la trajectoire personnelle de chaque groupe. En cela, une biographie renseigne sur la carrière d'un groupe et sur ses ambitions artistiques. Elle affirme une identité. De fait, elle est également un indicateur de grandeur. À ce titre, la biographie constitue un instrument de mesure de la qualité artistique. Toutefois, si la biographie peut se révéler trompeuse sous les efforts d'une plume habile (ce n'est pas le cas ici), cette dernière ne résistera cependant pas à l'épreuve du dossier de presse.

Dossier de presse

  • 98 Il ne faut pas non plus mésestimer la qualité de l'objet lui-même qui, selon qu’il est imprimé ou p (...)

48En tant qu'une compilation de documents présentant les appréciations de la presse à l'endroit des productions d'un groupe, le press book rend compte à la fois des appréciations elles-mêmes, mais aussi et surtout, de l'endroit d'où elles proviennent98. La grandeur de ces appréciations est évaluée différemment selon qu'elles sont issues d'un quotidien régional, d'un fanzine ultra confidentiel édité à 50 exemplaires ou encore d'un magazine spécialisé à diffusion nationale. C'est ce que l'on peut voir par exemple dans les deux dossiers de presse ci-dessous. Le premier, du groupe vosgien Orange Bud, présente des appréciations issues de la presse régionale. Le second, du groupe vosgien Death To Pigs, privilégie quant à lui des commentaires tirés de la presse spécialisée.

Biographie et dossier de presse (page de droite) Orange Bud, 2003

Biographie et dossier de presse (page de droite) Orange Bud, 2003

Biographie et dossier de presse Death To Pigs, 2000

Biographie et dossier de presse Death To Pigs, 2000
  • 99 Il l'a été en avril 2001, mais dans le cadre d'une opération de soutien aux groupes régionaux, deva (...)

49Ces grandeurs sont évidemment évaluées très différemment au sein de chaque dispositif. Prenons un autre exemple. Il est assez improbable que Fugitif, groupe nancéien dont le dossier de presse valorise exclusivement des articles tirés de la presse quotidienne régionale, soit programmé pour sa démarche artistique par une association de diffusion rock à l'Austrasique99. Celles-ci privilégient généralement des groupes reconnus par la presse spécialisée. Par contre, il lui sera probablement plus facile d'être programmé par le service animation d'une municipalité ou par un comité d'entreprise. Pour quelle raison ? Tout simplement parce que plusieurs articles de presse mettent l'accent sur les liens du groupe avec Cyril Julian, international de basket. Et que ce dernier a profité de son déplacement à l'Elysée pour offrir un CD du groupe à Jacques Chirac. Événement largement couvert par les médias régionaux.

L'Est Républicain, édition du 8 novembre 2000

L'Est Républicain, édition du 8 novembre 2000

50Le guitariste-chanteur du groupe ayant accompagné le basketteur lors de cet événement possède une photo où on le voit aux côtés du Président de la République. Et il en fait l'usage stratégique suivant :

Quand c'est un maire de village qui voit ça, c'est un peu comme dans le temps où on allait chercher la signature du curé, puis dès qu'on avait la signature du curé on pouvait rentrer chez tout le monde, C'est un peu ça. Et voilà, c'est l'anecdote qui fait que finalement aucune porte ne peut ne pas s'ouvrir. Il suffit simplement d'aller vers la porte quoi.

51De la même manière, les groupes lauréats de tremplins tels que les Rock Lycée, Jeunesses Musicales de France, Printemps de Bourges, Eurockéennes, etc., peuvent exercer une fonction de qualification auprès de certains programmateurs ou au contraire, participer de leur disqualification. Ce qui signifie par ailleurs, que ces tremplins constituent des labels de qualité à l'efficacité fort variable.

Fiche technique et plan de scène

  • 100 Outre l'équipement technique minimal requis de la part du diffuseur, la fiche technique mentionne g (...)

52Fiche technique et plan de scène sont deux autres objets permettant de produire une évaluation concernant un groupe de rock. Lorsqu'ils existent, ces derniers indiquent notamment le rapport que le groupe entretient avec la scène. En effet, ces documents attestent d'une part qu'un groupe identifie clairement l'équipement nécessaire à sa sonorisation. Et d'autre part, qu'il a des exigences quant à sa répartition dans l'espace scénique. Ce qui rend compte d'une expérience scénique minimale100. Et ce qui permet de considérer ces objets en tant que des instruments d'évaluation de la qualité artistique.

Fiche technique et plan de scène, Rock Band, 2000

Fiche technique et plan de scène, Rock Band, 2000
  • 101 Ces objets techniques ne sont pas les seuls. Les programmateurs cherchent également à savoir si les (...)

53Les acteurs des dispositifs de production rock recourent donc généralement à trois types d'objets techniques pour évaluer la qualité artistique d'un groupe de rock101. Ces objets sont mis à leur disposition par les groupes de rock eux-mêmes. Ce qui marque une différence de traitement entre amateur et producteur. Un groupe attend d'un producteur qu'il s'engage pour lui. Qu'il le programme en concert, qu'il l'interviewe, qu'il coproduise un disque, etc. Il semble donc logique de lui fournir des instruments d'évaluation supposés faciliter la formation de son jugement. De manière à ce qu'il puisse aller au-delà du simple jugement de goût. Les objets techniques constituent donc d'une certaine manière, un gage de « professionnalité ». Cette « professionnalité » est ici suggérée par des objets techniques émanant directement des groupes de rock. Outre ces objets techniques, il est également des supports techniques, extérieurs aux groupes, dont les producteurs s'emparent quelquefois pour évaluer la grandeur d'un groupe de rock.

3.1.2. Supports techniques

Les classements

  • 102 http://www.musiqueinfo.com [consulté le 27.12.2004]
  • 103 La Férarock édite plusieurs classements des titres et albums les plus diffusés par les 23 radios af (...)
  • 104 Start Up est un magazine mensuel édité par le réseau Starter regroupant 80 disquaires indépendants (...)
  • 105 Le magazine publie le classement des meilleures ventes metal réalisées dans un Virgin Megastore par (...)

54Les classements constituent des supports techniques à l'évaluation artistique. Ils sont réalisés par des structures d'observation externes aux groupes de rock. Ils fournissent des indications en terme de ventes de disques, de taux de remplissage des salles ou encore de programmation radio. On dénombre plusieurs types de classifications auxquelles les acteurs d'un dispositif peuvent se référer pour évaluer la grandeur d'un groupe. Un hebdomadaire tel que Musique Info Hebdo102 s'en est fait une spécialité. Il en concentre une bonne dizaine. Mais on peut également citer les classements opérés par la Férarock (Fédération des radios associatives rock)103, par le mensuel gratuit Start Up104 ou encore par le mensuel Rock Flard105. Au cours de mon enquête, les groupes de l'échantillon sont très rarement apparus dans ces classements. Les autoproductions y figurent peu de manière générale. Ce qui indique que les réalités des groupes de l'échantillon sont souvent très différentes de celles des groupes classés. Certains producteurs pourront y voir un gage de leur qualité artistique. En tout cas, il est fort peu probable que ces producteurs y voient une absence totale de qualité artistique. Car les groupes de rock sont généralement considérés comme des artistes en devenir. Ce qui conduit les producteurs à mobiliser d'autres types de stratégies d'évaluation externes.

Les stratégies d'évaluation

55Il arrive que les savoirs d'un producteur se heurtent à des limites, voire à une carence en objets et supports techniques. Dans ce cas, certains d'entre eux déploient quelquefois leurs propres stratégies pour surmonter ces épreuves. Ils élaborent ainsi des supports techniques spécifiques.

Moi j'ai un très bon indicateur, il s'appelle Yves. Il est disquaire. Lui il a le nez creux en général. C'est un des plus fiables que je connaisse. Je fais quasiment rien sans lui demander son avis (rires). [...] Et donc il faut faire une espèce de travail de translation. Que tu ne peux faire que par les indicateurs. C'est-à-dire, la presse, les top 30 de la Férarock, trois, quatre coups de téléphone à des gens que tu connais en France. De toute façon, le premier truc que tu demandes au mec, honnêtement, c'est combien ça fait d'entrées. C'est malheureux, mais après seulement tu demandes si c'était bien ou pas. Y a du monde ? Au Jimmy pour ça, y a du monde ? À machin à Toulouse pour ça, y a du monde ? À la Cave à Musique pour ça, ça fait combien ? [Philippe, 42 ans, directeur d'association, diffuseur]

56Hormis les indicateurs déjà évoqués plus haut, cet extrait d'entretien rend compte d'une stratégie d'évaluation visant à déléguer l'épreuve de qualification et de validation de la qualité. Ici les instruments de mesure se cristallisent sous la forme de deux types de ressources externes. D'une part, on trouve un disquaire. Soit un professionnel disposant de savoirs étendus à valeur prospective. De l'autre, on trouve une communauté de pairs (professionnelle ou non) disposant quant à elle d'une expérience à valeur rétrospective. Dans les deux cas, cette délégation stratégique conduit à des arguments économiques indissociables des arguments artistiques. Ce qui a pour vertu de faire glisser le regard vers les critères de faisabilité, indissociables de l'évaluation de la qualité artistique.

3.1.3. Critères de faisabilité

  • 106 Cette décision est quelquefois précédée elle aussi d'un certain nombre de conditions techniques com (...)
  • 107 Becker, H. S. 1988, op. cit.

57Si les acteurs des dispositifs de production rock évaluent la qualité artistique à partir d'une combinaison d'états du corps, de savoirs, d'objets et de supports techniques, il semblerait qu'ils intègrent également dans leur évaluation un certain nombre de critères de faisabilité. En effet, s'ils décident de s'engager en faveur d'un groupe de rock106 et de lui consacrer leur temps et leur argent personnel, il est primordial de valider leur jugement esthétique par un compromis de coopération. C'est une évidence largement démontrée par Howard Becker107. Ce compromis, s'il aboutit, vient alors confirmer le jugement esthétique. Il procède fréquemment d'arguments à forte coloration éthique et/ou économique comme l'indiquent les propos suivants :

Je reçois pas mal de disques, mais je peux pas simplement me contenter du disque d'un groupe qui me plait pour décider de sortir un disque. Il faut toujours en savoir un peu plus quand même. Avant de voir un groupe en concert. J’envoie un mail ou je prends mon téléphone. C'est indispensable. Faut savoir où tu fous les pieds. Tu mets quand même du blé dans l'opération. J'ai besoin de savoir si le groupe est stable. S'il va pouvoir assurer la promo du disque. S'il va pas splitter quinze jours après la sortir du disque. C'est difficile à apprécier, mais bon, quand tu causes avec les gens t'arrives à te faire une petite idée. Et puis faut qu'ils soient sympas. Pas que ce soit une prise de tête. Faut qu’ils soient dynamiques aussi. Faut qu'ils aient envie de tourner. Et faut qu'ils te donnent envie de bosser pour eux. Faut pas qu'ils aient des prétentions exorbitantes non plus. Attends, on n'est pas une major, faut l'intégrer. On peut pas faire mieux qu'une coprod. On peut pas payer le studio et tout ça. Faut rester raisonnable. Faut pas que ce soit non plus un groupe de fachos avec des idées à la con. Ça brise tout. Ça m'est déjà arrivé. Je reçois le disque d'un groupe. Je trouve ça hyper cool et après, j'apprends qu'ils sont d'extrême droite. Plof ! Rideau ! Bonsoir ! Ça te refroidit. Ça fait beaucoup de choses, mais comme ça va te coûter du blé cette affaire, vaut mieux réduire les risques au max, non ? [Conversation avec Jack, 26 ans, manager d'un petit label punk rock]

58Une coopération effective entre un producteur et un groupe de rock marque un point d'achèvement dans l'évaluation de la qualité artistique d'un groupe de rock. Il se traduit par la réalisation d'un objet spécifique. Dans cet extrait d'entretien, il aurait pu se traduire sous la forme d'une coproduction phonographique. À condition qu'elle s'inscrive sous un cadre éthique et/ou économique recevable. Par conséquent, un cadre fixe une contrainte. Elle détermine la coopération. Et donc l'évaluation. À ce titre, les critères de faisabilité sont indissociables des instruments de mesure.

3.2. La musique rock et sa figure

  • 108 « Le nom du groupe est bien une forme d'étiquette : signature commune et façon d'être ensemble ». I (...)
  • 109 La question de l'ajustement est traitée de différentes manières dans Bennett, H. S. 1980. On becomi (...)

59Un groupe de rock se définit généralement sous la forme d'une association d'acteurs réunis autour d'un projet partagé, consistant à produire de la musique. À supposer que cette définition lapidaire soit recevable, l'entité groupe devient une personnalité morale représentée sous un nom de groupe. Ce nom fonctionne comme une bannière ou un emblème, en ce sens qu'il confère une identité commune aux acteurs qui se trouvent associés dans le groupe108. Identité a priori supérieure à la somme des acteurs qu'elle représente. Mettre à jour ce procédé métonymique permet deux choses contradictoires, mais très complémentaires. Premièrement, de ne pas ignorer la nature collective d'un groupe de rock. Deuxièmement, d'en parler tout de même au singulier. C'est sur ce mode que j'évoquerai le groupe de rock dans cette section. Cette posture me conduit de fait, et à dessein, à éviter le problème de l'ajustement entre les membres d'un groupe109. Il devient ainsi plus commode de prétendre qu'un groupe de rock puisse évaluer la qualité artistique d'un dispositif. Comment, dans ce cadre, un groupe procède-t-il pour porter des jugements ? Je fais l'hypothèse que ses jugements sont toujours prononcés en regard de sa propre expérience. Autrement dit, que ses évaluations qualitatives sont fonction de la grandeur qu'il attribue aux personnes, aux objets ou aux dispositifs dont il se saisit pour lui-même, ou dont il souhaiterait pouvoir se saisir pour lui-même. Afin de vérifier cette hypothèse, il me semble opportun de situer le groupe dans ses relations avec les dispositifs de diffusion, de commentaire et de production phonographique.

3.2.1. Le groupe de rock et la diffusion

60Le rapport qu'un groupe de rock entretient avec le dispositif de diffusion tient généralement en trois points : un lieu, un cadre et des conditions. Chacun de ces points est évalué par un groupe de rock selon des critères précis et combinatoires fondant sa qualité artistique propre ou la représentation de ce que pourrait ou devrait être sa qualité artistique. Si l'on prend l'exemple du lieu de diffusion, il apparaît qu'un grand nombre de groupes déclare vouloir jouer devant un public important. Soit comme un groupe ayant quelque envergure. Pour ceux-ci, jouer au Zénith ou au Galaxie constitue alors un élément d'appréciation de leur propre grandeur. Pour d'autres, ce type de lieu n'a pas l'attractivité d'une salle mythique comme le pub rock Chez Paulette, fort d'une histoire et d'une personnalité. Pour d'autres encore, c'est se produire au sein d'un squat évacué par la police qui confère de la valeur.

61On veut aussi essayer de monter d'un cran, faire des concerts un peu plus importants. Pas que dans des cafés. Faire des festivals. Le Rock Lycée au Zénith, on n'a jamais pu le faire. Tu vois, ou jouer une fois au Marathon Rock. C'est pas le fait de gagner un enregistrement, mais de jouer devant 1 000 personnes. Des trucs comme ça. Faire la première partie d'un gros groupe. Pas seulement dans des cafés devant dix personnes. Moi j'ai des potes qui font que la tournée des cafés. Moi je ferais pas ce qu'ils font, ils arrêtent pas. Un coup ils ont joué dans une couscousserie, les gens bouffaient et ils jouaient en face. Ils sont payés, mais où est le plaisir ? On essaiera de plus cibler. On préfère essayer de faire des concerts plus gros, jouer sur de grosses sonos, de gros lights, ça fait toujours plaisir. [Maurice, 28 ans, emploi jeune, chanteur d'un groupe crossover metal]

  • 110 J'ai ainsi pu recueillir les propos de musiciens d'un groupe lauréat ayant décidé de mettre un term (...)

62Outre la question du lieu, cet extrait d'entretien illustre également l'importance que revêtent le cadre et les conditions de la pratique pour ce qui relève de l'appréciation d'une carrière artistique en cours. Ces éléments sont toujours interdépendants. En effet, concernant le cadre de la diffusion, faire la « première partie » d'un groupe d'envergure sous-entend de se produire dans un lieu important compte tenu de sa jauge ou de sa valeur symbolique. La question de la « première partie » est transversale à tous les groupes. L'idée étant de partager l'affiche avec une formation dont la notoriété assurera la présence d'un public nombreux. Mais il ne faut pas oublier que certains amateurs considèrent comme importantes des formations dont la notoriété ne dépasse pas le cercle underground des initiés. Ces mêmes groupes se produisent quelquefois dans les bars et les petites salles, ce qui pour certains contribue à leur grandeur. Pour d'autres, le problème ne réside pas tant dans le lieu, mais plutôt dans sa localisation géographique. Dans ce cas, c'est en donnant des concerts hors région que s'acquiert la grandeur. Car le poids symbolique d'une biographie mentionnant une tournée aux États-Unis ou en Europe est sans équivalent avec une biographie mentionnant la tournée des bars lorrains. Si le cadre spatial est un instrument de mesure objectif, le cadre temporel l'est tout autant. Rien de commun par exemple entre une série de concerts sporadiques et une série de concerts hebdomadaires donnés dans le cadre d'une tournée. Sans compter l'importance du cadre organisationnel du concert. Car le cadre permet d'établir une hiérarchie entre les concerts. Leur valeur diffère selon qu'ils sont donnés dans le cadre d'un tremplin ou dans le cadre d'un concert « traditionnel » par exemple. En effet, il existe plusieurs types de tremplins comme on a pu le voir dans le chapitre 2. Les plus prestigieux et les plus courus sont ceux mis en œuvre par le Printemps de Bourges et les Eurockéennes de Belfort. Ils permettent aux groupes lauréats de se produire dans le cadre de ces festivals, ce qui leur assurera une bonne exposition médiatique. Pour certains groupes, la récompense que constitue la programmation à l'un de ces festivals est une fin en soi110. Pour d'autres, elle ne représente qu'une étape. En général, à mesure que les groupes avancent dans leur carrière, ils ne se commettent plus dans ce genre d'opérations et moins encore dans les tremplins au prestige inférieur où l'on remporte un bref séjour en studio ou un bon d'achat. Ou à tout le moins, ils établissent des hiérarchies entre différentes opportunités :

63Y a plein de trucs que t'as pas intérêt à faire question image. C'est peut-être prétentieux, mais, à partir du moment où tu te donnes une image professionnelle, au stade où tu en es, que tu dis aux gens que c'est des pros, qu'ils savent tenir une scène. Je l'affirme parce que c'est vrai ! C'est pas parce que tu vends pas 100 000 albums que tu sais pas ce qu'il faut faire. Souvent les gens font pas la différence. Mentalement, si tu fais des tremplins dans un bled, ça te ramène au rang d'amateur. Ça c'est lourd. [...] Mais bon c'est comme ça, c'est dans les mentalités. Donc je refais le tremplin MSN qui permet de gagner des jours de studio au studio Guillaume Tell, bien connu. C'est un tremplin avec une certaine aura, ok. L'autre tremplin bidule, je le ferai pas, parce que t'as l'impression de régresser, par rapport à l'image que tu renvoies. Si tu le fais dans ta région, t'es foutu. Après c'est un problème de gestion d'image. Il faut faire attention. T'as souvent des retours. Tu sais l’image, c'est très, très con. Il faut être attentif. [Barthélemy, 40 ans, Rmiste, manager, responsable de production phonographique]

  • 111 Ce tremplin s'adresse exclusivement aux groupes dont l'un des membres au moins est lycéen. Les dern (...)
  • 112 Une programmation hors système de tremplin confère évidemment un prestige supérieur. Mais alors, c' (...)

64Les groupes moins expérimentés agissent évidemment avec moins de circonspection que ce manager. Leur souci est de se produire en concert. Ils accordent donc généralement de la valeur à tout ce qui peut y contribuer. Notamment sous de bonnes conditions techniques. C'est ce qui explique par exemple la ferveur autour du Rock Lycée111 où huit groupes s'affrontent généralement à l'applaudimètre. Mais peut-on valoriser de la même manière une sélection pour les Eurockéennes et une sélection pour le Rock Lycée ? Dans une biographie par exemple. Évidemment non. La dimension locale du Rock Lycée et sa résonance lycéenne tendent à affaiblir la valeur artistique du lauréat en dehors de sa sphère scolaire et familiale. À l'inverse, une participation au festival des Eurockéennes ponctue brillamment le parcours artistique du lauréat, du fait notamment de l'envergure nationale de la manifestation112. En tous les cas, le cadre d'un concert est un critère déterminant pour procéder à l'évaluation de la qualité artistique d'un groupe de rock. Car il permet de procéder à des hiérarchisations qui sont fonction de la sensibilité éthique et esthétique de chacun. Les propos suivants en constituent une illustration exemplaire :

Alors en été, à partir du printemps tout ce qui est concentration moto, tout ce qui est foire-expo, foire... Il y a les brocantes qui reviennent depuis une dizaine d'années, des brocantes dans chaque village, ces choses-là, bon ben là on peut se proposer. Aux municipalités, aux associations... D'animer leur truc. On l'a fait l'année dernière pour les enfants malades du CHU. Là c'est pour le Téléthon. Là c'est pour les Restas du Cœur où on fait des concerts gratuits. [...] Donc on le fait pour une association, une municipalité qui veut faire un truc comme ça. Ça fait une animation. Une animation musicale avec un podium, ça met toujours en valeur la manifestation...

Ouais, certainement...

Sans avoir de critères de sélection. Personnellement on fait de la musique qui est pas discriminatoire. Moi ça ne me dérange pas si on me propose d'aller jouer pour la convention des nains de jardin : j'y vais. J'ai vu ça il y a pas longtemps à la télé : la convention des nains de jardin... Comme ça en plus les gens, autour de ça, ont une volonté de s'amuser. Quand on joue à une brocante, c'est pas avec le sourire. C'est pas par contrainte mais... [il réfléchit]

Dans un meeting politique ça changerait peut-être...

Voilà, dans un meeting politique faudrait voir. J'irais pas faire un concert pour le Pen, mais pour le reste faudrait voir dans quel cadre c'est. Si c'est pour faire de la propagande électorale c'est niet, Pour pas mettre une étiquette au groupe. [Gilles, 36 ans, commerçant, guitariste-chanteur dans un groupe rock, répertoire de reprises]

  • 113 Bien majoritairement discréditée, la formule du concert-animation n'en constitue pas moins un vérit (...)

65L'idée de l'animation évoquée ici constitue souvent un obstacle majeur pour les groupes de rock. Hormis pour certaines causes bénéficiant d'une forte légitimité sociale telles que le Téléthon ou les Restos du Cœur, la perspective d'un concert-animation pour une fête de village reste moins noble qu'un concert de type « traditionnel ». Elle est donc souvent catégoriquement reniée113 :

On n'est pas un groupe de baltringues ! On va pas faire du baloche dans une fête de quartier à la con pour jouer devant mémé et son clebs. C'est pour ça qu'on fait plus la fête de la musique. Faut arrêter ! Les bars c'est pareil, tu joues devant une bande de « chouèches » [habitués alcoolisés], ras le cul ! On l'a fait, mais on le fait plus. Fini. On est un groupe de rock, merde ! Pas des animateurs de supermarché ! On est pas « La croisière s'amuse » ! C'est pas qu'on se la pète. On joue moins souvent, c'est sûr, mais au moins on joue dans un cadre normal pour un groupe. C'est ça le pur rock'n'roll ! [Conversation avec Vivien, 30 ans, guitariste d'un groupe de rock]

Nous on fait de la musique pour faire de la musique. Bon, on se déplace quand même en tournée, mais on fait plus de petits concerts. On a refusé plein de concerts, enfin quatre, cinq concerts. Parce qu'on n'était pas assez payé. Parce que ça nous faisait chier de les faire. Parce qu'on n'avait pas envie de se prendre la tête. C'est pas qu'on se la joue stars, mais on a assez donné dans les plans de folie. À partir comme des dératés dans tous les sens. [Xavier, 33 ans, luthier, guitariste dans un groupe punk rock garage]

  • 114 Le critère du public est particulièrement intéressant dans un monde du rock régional. Outre la ques (...)

66Si les conceptions de la pratique rock sont évidemment bien plus variées que ne le laissent penser ces trois derniers extraits d'entretien, ils permettent néanmoins de mesurer l'écart pouvant exister entre elles. Cette diversité axiologique ne doit pas occulter que la diffusion s'exerce également sous un certain nombre de conditions. Conditions constituant elles aussi des instruments de mesure de la qualité. Elles prennent en compte des facteurs comme la nourriture, l'hébergement, le cachet, l'équipement technique du lieu, le public114 ou encore la cordialité de l'équipe de diffusion comme le donnent à entendre en partie ces propos :

Un bon concert, c'est où tout se passe bien de A à Z. On a eu pas mal de galères en concert. On a jamais voulu refuser un plan si tu veux. Selon nous, on peut pas se permettre de refuser un concert, que ce soit un truc pourri ou pas. On a eu pas mal de galères quand même. On est tombé sur des trucs qu'étaient pas organisés du tout, c'était le vrai bordel. La sono qui explose, concert dans les bois sur un semi-remorque avec un groupe électrogène derrière. Je me souviens un été on a explosé trois groupes électrogènes en un mois. Des mecs qui organisent plus une grosse soirée avec de la musique et de la bière et qui se soucient pas trop de musique, de la coordination et tout. Mais bon, quand on y repense maintenant c'était des bons plans, des trucs où on s'est fendu la gueule. Maintenant qu'on en fait plus régulièrement, c'est un concert bien organisé de A à Z. Où t'es accueilli correctement. Où tu manges correctement. Encore plus pour nous, on est des gros mangeurs. Si on mange pas correctement, des fois tu te tapes un vieux casse-dalle c'est limite. Si tu bouffes bien, c'est déjà une bonne partie de la soirée qu'est bien partie. Donc ça, après des conditions de jeu correctes. Tu veux avoir un minimum de son sur scène, un minimum de son en façade. Et puis du matériel qui marche. On a une malédiction au niveau des retours. Depuis les débuts du groupe on se tape les retours qui sautent ou qui marchent pas. C'est compliqué de jouer sans retours. Dans cette musique, faut une bonne façade pour que les gens comprennent ce que tu fais. Ça peut être suffisamment le bordel pour qu'à cause du son, les gens puissent ne pas accrocher. C'est pas pour décharger les musiciens de ce qu'ils peuvent ou pas faire. Mais si le son est pourri, ce genre de musique, non seulement tu comprends rien, mais en plus ça te pète les oreilles. Faut le dire. Ça veut pas dire qu'il faut que ça soit fort, mais un son correct. J'ai vu à plusieurs concerts des gens d'un certain âge apprécier ce qu'on fait. Pour terminer, faut aussi un public réceptif, c'est-à-dire pas un public hyper nombreux, mais qui participe. C'est plus l'interactivité qu'il peut y avoir entre nous et le public, on joue vachement là-dessus. On n'est pas là pour faire notre musique et puis au revoir. Il faut qu'il se passe quelque chose entre le public et nous. A partir de là en gros, c'est un bon concert. [Fabrice, 25 ans, étudiant, batteur d'un groupe rap métal]

67Cet extrait d'entretien illustre que les évaluations qualitatives du dispositif de diffusion procèdent d'une combinaison d'instruments de mesure. Ceux-ci se constituent de critères d'évaluation touchant à la fois aux lieux, aux cadres et aux conditions de la diffusion. Mais il faut également prendre en considération l'autoévaluation effectuée par les musiciens quant à leur propre prestation scénique comme le rappellent ces extraits d'entretiens :

C'est quoi pour toi un bon concert quand t'es sur scène ?

C'est déjà quand on joue bien. Le reste on s'en fout. C'est ça un bon concert. T'es payé pour faire ça, autant le faire bien. C'est quand les fins de morceaux sont nickels. C'est quand les blancs entre les morceaux sont nickels, tu peux faire des petites conneries dans la masse sonore, puis qui n'en fait pas ? Mais c'est quand tu ressors de là et que t'es satisfait. Ça se voit tout de suite de toute façon. C'est pas forcément l'accueil du public, la réaction. Le public il peut bouger, de toute façon, il est complètement imbibé. À la limite tu pourrais faire du mi à vide tout le temps, y dirait rien. D'un autre côté, t'as toujours des gens derrière qui regardent, qui écoutent, qui connaissent bien les morceaux, qui attendent la même reproduction sur scène. Autant leur donner ça. T'as des fois où les gens bougent pas, mais apprécient. Après ils achètent. En fait, c'est ça pour moi un bon concert. C'est rien d'autre que d'avoir bien joué. Tu peux aussi avoir l'ambiance, tout. Mais pour moi et le groupe, c'est avant tout, bien jouer. C'est bien de se dire que les morceaux étaient nickels. Paf, paf, ils en ont pris plein la gueule, c'est le but du jeu. Je fais mon truc le mieux possible, je me casse. C'est le principe du boulot. [Florent, 33 ans, fonctionnaire, guitariste d'un groupe death metal]

Un bon concert c'est déjà du monde dans la salle et qui bouge, des musiciens carrés et puissants. Quand on joue comme des merdes, c’est nul. Généralement c'est pas nul à chier. Non faut déjà que nous on soit bien. Quand nous on est bien et que le public participe, il saute bouge, crie, il y a de la chaleur, de la sueur qui se dégage, c'est un bon concert. Chacun a sa part de responsabilité. Le groupe doit faire un show et jouer, se démener et le public doit réagir. Si t'as l'un sans l'autre, c'est nul. Si t'as les deux, c'est génial. [Nathan, 20 ans, étudiant, batteur dans un groupe death metal]

68On voit ici que la qualité technique propre d'un groupe constitue également un instrument de mesure efficace. Ce qui signifie que l'évaluation de la qualité artistique d'un concert articule éléments d'appréciation externes et éléments d'appréciation internes. En est-il de même pour ce qui relève du dispositif de commentaire et notamment de la presse papier ?

3.2.2. Le groupe de rock et la presse papier

  • 115 Il existe évidemment d'autres formes de presse papier comme les magazines gratuits ou la presse gén (...)
  • 116 Sans compter que la presse spécialisée adjoint aujourd'hui fréquemment à ses publications un CD sam (...)

69Le rapport qu'un groupe de rock entretient avec un dispositif de commentaire tel que la presse papier s'effectue généralement en regard de trois formes de presse : le fanzine, la presse spécialisée (à diffusion nationale) et la presse quotidienne régionale (PQR)115 Ces formes sont hiérarchisées. Une opération portée par les groupes de rock sur la base de critères combinatoires dont ils font l'expérience par eux-mêmes. À savoir que les groupes de rock se soumettent à l'évaluation de la presse, ce qui leur permet en retour de soumettre la presse à leur propre évaluation. Ce faisant, on peut donc dire que cette opération contribue à fonder la qualité artistique des formes de presse tout autant que celle des groupes. A priori, la presse spécialisée occupe la position la plus prestigieuse, suivie du fanzine, puis de la PQR. Et pour cause pourrait-on dire. Car chaque forme de presse renvoie à un tirage, à un mode de distribution, à un rédacteur et à un lectorat. Ainsi, le prestige dont jouit la presse spécialisée découle-t-il à la fois de sa puissance de distribution (élément indissociable de son tirage), de son équipe de rédaction et de sa capacité à toucher un lectorat large et spécialisé lui aussi.116 Sans oublier bien entendu, son contenu rédactionnel qui présente les groupes importants faisant l'actualité. Rien de comparable avec un fanzine qui ne dispose généralement que d'une distribution limitée, mais qui compense cette carence par une singularité rédactionnelle et un lectorat ultra spécialisé. Rien de comparable non plus avec la PQR dont la puissance de rayonnement est effective mais restreinte à un territoire régional et qui, par ailleurs, fonctionne avec une équipe de rédaction généraliste. Les choses ne sont toutefois pas aussi figées qu'elles y paraissent au travers de ce rapide comparatif. En effet, ces hiérarchies sont fonction de l'usage que leurs utilisateurs font des trois formes de presse. Si les groupes estiment qu'il vaut mieux récolter une chronique disque provenant d'un fanzine plutôt que de la PQR (pour des raisons de spécialisation rédactionnelle), il n'est pas cependant pas certain qu'une annonce de concert soit aussi efficace dans un fanzine que dans la PQR. Cette dernière présente notamment l'avantage de pouvoir toucher directement ou indirectement, et de façon hebdomadaire, le public potentiel du concert. Une qualité de service que le fanzine, du fait de sa parution aléatoire, est souvent loin de pouvoir offrir. De la même manière, l'annonce d'un concert ou d'une sortie disque dans la PQR peut s'accompagner quelquefois d'une brève présentation ainsi que d'une photo de groupe, chose improbable dans la presse spécialisée qui n'ira jamais au-delà de la publication de l'annonce en question.

Article issu de la PQR à propos du groupe vosgien Orange Bud

Article issu de la PQR à propos du groupe vosgien Orange Bud

Disponible sur : http://orange.bud.free.fr/​reg.htm

70D'autre part, il faut garder présent à l'esprit que la PQR constitue parfois l'unique espace d'accueil pour certains groupes. C'est précisément le cas des groupes de reprises rock par exemple. Mais c'est également le cas de certaines formations dont la musique ne trouve écho ni dans la presse spécialisée, ni dans les fanzines. Dans ces conditions, on peut donc faire l'hypothèse que les groupes sont tout simplement contraints de valoriser les retombées critiques existantes. Ce qui les conduit à produire de nouvelles hiérarchisations. Quelle que soit la forme de la presse, la figure cardinale reste l'interview, devant la chronique disque et devant l'annonce d'un concert ou de la sortie d'un disque. La raison en est simple. L'annonce n'émet aucun jugement critique à l'inverse de la chronique disque, qui dans certains magazines s'accompagne d'une évaluation chiffrée. Quant à l'interview, elle permet de s'inscrire dans un régime de justification. Mais plus encore, le traitement accordé par la presse à l'endroit d'un groupe de rock lui indique son positionnement au sein du monde du rock. Elle lui renvoie un critère de qualité. Une qualité nationale et professionnelle pour la presse spécialisée. Une qualité nationale ou régionale, mais underground pour les fanzines. Une qualité régionale pour la PQR. Avec évidemment la possibilité de combiner l'ensemble de ces niveaux. En fonction de quoi, le groupe de rock dispose d'éléments lui permettant de mesurer sa propre grandeur. S'il est a priori possible d'établir une différence entre une interview parue dans la presse spécialisée et un article-interview paru dans la PQR, il ne faut jamais négliger la valeur que lui attribue le groupe qui en bénéficie. Pour un groupe de rock aux ambitions hexagonales ou européennes, deux pages d'interview dans un magazine spécialisé constituent une reconnaissance de la part de l'appareil critique rock lui conférant un statut équivalent aux « grands » groupes :

Je me suis vraiment rendu compte qu'on avait gravi un échelon à la sortie du deuxième album. D'un coup, on a eu plein, plein d'interviews dans des magazines. À un moment ça n'arrêtait plus. C'était la folie ! J'avais presque l'impression de jouer dans Metallica (rires). À une plus petite échelle c'est sûr, mais bon ! C'est vraiment cool, parce que tu te rends compte que les gens apprécient ton travail et veulent en savoir plus sur toi. C'est cool ! Du coup, ça nous a permis de faire vachement plus de concerts. [Conversation avec Loïc, 24 ans, guitariste d’un groupe metal ayant enregistré plusieurs albums sur un label indépendant]

71À titre d'exemple, observons les rapports qu'entretiennent la presse metal et le groupe thrash/death metal Scarve117. En 2000, lors de la sortie de son premier album (Translucence, Furtive Records), le groupe bénéficie d'excellentes chroniques. Le flyer promotionnel [photocopie couleur, format A 4, ci-dessous] accompagnant la sortie du disque met en exergue les extraits de cinq de ces chroniques. Trois d'entre eux sont issus de fanzines. Les deux autres sont tirés de la presse metal nationale.

Flyer promotionnel du groupe Translucence, 2000

Flyer promotionnel du groupe Translucence, 2000

72Le second album du groupe sort en 2002 (Luminiferous, Listenable Records). Les critiques de la presse sont toujours plus élogieuses. Le flyer promotionnel [imprimé, quadrichromie, A4, ci-après] accompagnant la sortie du disque met cette fois-ci en exergue les extraits de quatre chroniques (associées à des notations).

Flyer promotionnel du second album de Translucence, 2002

Flyer promotionnel du second album de Translucence, 2002
  • 118 Rock Hard, no 29, janvier 2004, p. 78.
  • 119 Rock Hard, no 30, février 2004, p. 64-66. L'interview du groupe est annoncée en couverture du magaz (...)
  • 120 Rock Hard, no 32, avril 2004, p. 26-27.

73Seul l'un d’entre eux provient d'un fanzine. Les autres sont tirés de la presse metal nationale. Pour la sortie de son troisième album début 2004 (Irradiant, Listenable Records), le groupe bénéficie d'une note de 8,5 dans le magazine Rock Hard118 La rédaction lui décerne la seconde place de son « soundcheck » du mois de janvier. Dans l'édition du mois suivant, le groupe bénéficie d'une interview de trois pages119. Un peu plus tard, dans l'édition du mois d'avril, le batteur du groupe, Dirk Verbeuren, fait la couverture du magazine [Rock Hard, no 32, première de couverture, ci-dessous]. Et dans le même temps, la revue consacre à nouveau deux pages à Scarve120. Ce parcours illustre assurément une ascension médiatique brillante. Mais au-delà de cette évidence, cet exemple permet de mieux saisir la nature des instruments de mesure de la qualité artistique dont dispose un groupe au travers de l'importance que lui accorde la presse.

Rock Hard, no 32, première de couverture

Rock Hard, no 32, première de couverture

74Pour un groupe de reprises rock aux ambitions plus locales, une interview dans un quotidien régional marque une forme de reconnaissance non pas tant critique - l'appareil critique étant inexistant pour ce genre de groupe - que publique :

Ça nous a servi d'avoir plusieurs articles dans le Républicain Lorrain]. Parce que les gens disent maintenant : « Ouais, ouais ! On vous a vus dans les journaux ! » Donc le nom leur dit quelque chose. Moi ça me fait vachement plaisir d'être reconnu par mon boulanger ou par des gens dans la rue. Le boulanger il m'a dit qu'il viendrait nous voir la prochaine fois qu'on jouerait dans le coin. C'est sympa ! C'est mon heure de gloire à moi. Ça fait plaisir à ma famille aussi. [Conversation avec Daniel, 35 ans, travailleur social, bassiste dans plusieurs groupes de reprises rock]

75L'interview ci-dessous vise à porter le regard sur un itinéraire singulier d'amateur de rock

Entretien, Est Républicain, édition du 31 mai 2000

Entretien, Est Républicain, édition du 31 mai 2000

76Ici pas de disque à défendre, ni de carrière à entretenir. Plutôt un parcours à retracer pour annoncer une manifestation et dans le même temps, mettre l'accent sur un phénomène étonnant : la reformation de certains groupes de rock des sixties. Ce faisant, la portée de l'interview ne dépasse pas le simple niveau informationnel. Ce qui n'en ouvre pas moins à plusieurs instruments de mesure de la qualité artistique. En effet, ce qui est valorisé ici tient en trois points. À la qualité « mythique » du lieu où les Prétoriens vont se produire. À la dimension éthique au sein de laquelle ils inscrivent leur participation au festival. À la passion qui anime des « vétérans » du rock tels que Denis Bienaimé et ses amis.

Dans le cas de Scarve, la grandeur est validée par une reconnaissance dans le champ rock, ou metal pour être précis. Dans le cas de Denis Bienaimé, la grandeur est plutôt attestée par le champ culturel et social local. Au final, il apparaît que les grandeurs sont très largement déterminées par l'usage que les groupes de rock font de la presse tout autant que du traitement que la presse réserve aux groupes de rock. Peut-on en dire autant du rapport entre un groupe et un dispositif de production phonographique ?

3.2.3. Le groupe de rock et la production phonographique

77Le rapport d'un groupe de rock avec un dispositif de production phonographique tient généralement en deux points : un cadre et des conditions. Le cadre peut prendre la forme d'une coproduction avec un label ou d'une autoproduction. C'est la seconde option qui domine pour les groupes de l'échantillon comme on a pu le voir dans le chapitre 5. Les conditions font quant à elles référence aux conditions financières de la production ainsi qu'aux conditions de distribution et de promotion de cette même production. Ces points et ces formes font l'objet d'une hiérarchisation. Concernant les cadres de la production. Les groupes attribuent généralement de la grandeur aux formations disposant du soutien d'un label. Tout simplement car la majorité des groupes faisant l'actualité (et que dans un même mouvement l'actualité fait) fonctionnent sous cette configuration et fixent, ce faisant, une unité de mesure de la qualité.

78Ma notion du professionnel, c'est que tu sais, tu connais ton métier, tu le gères correctement. Et tu tombes toujours dans le côté, ah ben vous avez pas de maison de disques, vous êtes amateurs. C'est en gros, j'extrapole un peu dans l'image, je grossis un peu, mais c'est un peu ça. Rien que le fait d'avoir été distribué, on a eu des portes ouvertes parce qu'on était en distribution... Ce qui est complètement ridicule. Mais bon... Alors à côté de ça, tu t'inventes un pseudo label qui est géré par bidule et puis... C'est tout con à dire, mais c'est une technique que j'avais montée avec une fille qui est venue en stage pendant quelque temps qui faisait culture et com'. Elle se présentait comme le label et moi de l'autre côté, je m'occupais de la promo et des concerts. Et dans l’esprit des gens ça fonctionnait. Parce que même s'ils te connaissent pas, t'arrives, label machin, distribution... tout de suite, ils ont une autre attitude. C'est vraiment très con. [Barthélemy, 40 ans, Rmiste, manager, responsable de production phonographique]

  • 121 Il est souvent difficile de dire s'il s'agit d'une stratégie de dissimulation ou non étant donné qu (...)
  • 122 Nick Tosches rappelle qu'au début des années 50 « les labels indépendants prirent l'habitude d'attt (...)
  • 123 Si la « lecture » d'un disque ne révèle pas l'ensemble des réalités de la production d'un disque, i (...)

79Avoir ou ne pas avoir de label... Cet extrait d'entretien donne à penser qu'il est plus efficace d'en disposer car il fixe un cadre qui confère de la grandeur. C'est ce même argumentaire que déploie également un petit nombre de groupes de rock procédant au rattachement de leur autoproduction à leur propre label121. Or, on peut se demander ce qui justifie la grandeur d'un label totalement inconnu et sans références auprès d'un programmateur ou d'un rédacteur de fanzine. Probablement rien, car personne n'est dupe a priori122. La « lecture » d'un disque livre une somme d'informations à partir desquelles un amateur affûté saura produire une première évaluation avant même d'avoir écouté ce disque123. En effet, le livret d'un CD offre des critères d'objectivation utiles à la production d'un jugement. On peut par exemple y lire si le disque est autoproduit, s'il bénéficie du soutien d'un label ou d'une collectivité publique. On peut également y relever le nom du producteur ou du studio qui, le cas échéant, constituent eux aussi des indicateurs de la qualité.

  • 124 D'Angelo, M, 1997. Socio économie de la musique en France. Diagnostic d'un système vulnérable. Pari (...)

80Tout ceci renvoie à l'existence d'une diversité de labels dont la hiérarchie est principalement fixée par leur capital économique ainsi que par leur force de distribution et de promotion124. Cette diversité renvoie à un ensemble de conditions sous lesquelles s'effectue la production phonographique. Et ces conditions indiquent à leur tour qu'intégrer un label n'est peut-être pas forcément la meilleure solution pour un groupe de rock. Ce qui explique pourquoi certaines formations envisagent le retour à l'autoproduction après une expérience insatisfaisante avec un label :

Le problème [avec ce label] c'est qu'on ne sait pas trop combien de disques ont été tirés, combien ont été envoyés en promo, combien sont placés en magasins. On n'arrive pas à avoir les chiffres. Puis, les gens nous disent qu'ils ont du mal à le trouver. On arrive plus à avoir de disques pour les concerts... C'est carrément chiant. Donc, on va monter notre propre structure pour le prochain album. [Conversation avec Paul, chanteur d'un groupe metal]

81Si cet exemple interdit de penser que l'autoproduction constitue un stigmate, la collaboration avec un label reste néanmoins le modèle idéal d'une carrière artistique pour une bonne majorité de groupes de rock. Ils souhaitent bénéficier pour eux-mêmes du capital économique et des dispositifs sociotechniques qu'un label est supposé offrir :

Tant que quelqu'un me dira pas : « Bon, je te sors un quatre titres sur mon label », je ferais pas de scène. Même si c’est sur un label « zombiaque », je m'en fous. De toute façon, ce sera un label « zombiaque ». Le jour où j'aurais un disque à défendre alors oui ! [Alain, 40 ans, intermittent du spectacle, musicien]

On a enregistré l'album tout seul encore. On l'a mixé, masterisé, produit tout seuls. Il est prêt. On attend plus qu'une boîte de disques. On a quelques contacts avec une boîte étrangère et une boîte française et on attend. On l'a envoyé un peu partout. Le chemin classique. On attend. [Quentin, 33 ans, chanteur d'un groupe death metal, a enregistré plusieurs disques pour des labels]

Avant d'enregistrer notre dernier album on était un peu à bout. Ça faisait huit ans que le groupe existait et moi j'étais à me dire que si on n'était pas signé à la fin de l'année, on arrêtait. [Luc, 24 ans, étudiant, guitariste dans un groupe de metal progressif]

Ah, nous voulons enregistrer nos nouveaux titres avec une pointure du son et signer sur un label honnête qui puisse nous assurer une bonne promotion et faire un maximum de dates, en d'autres termes faire parler de nous ! [Conversation avec Jérôme, 27 ans, étudiant, guitariste d'un groupe stoner, imposante collection de disques]

Nous, de quoi on rêve ? Signer sur Roadrunner et partir en tournée avec Korn ! [Conversation avec Jonathan, chanteur d'un groupe neo metal]

82Signer un contrat avec un label « zombiaque » (obscur) ou avec une maison de disques au catalogue aussi prestigieux que Roadrunner125 n'est évidemment pas la même affaire. Ces ambitions restituent néanmoins la pluralité des grandeurs que les groupes de rock attribuent aux labels et envisagent donc pour eux-mêmes. Dans un cas, un partenariat avec un label underground « ultra obscur » paraît satisfaisant. Dans l'autre, on vise plutôt le label haut de gamme. On peut donc dégager deux critères majeurs d'évaluation de la qualité d'un label. Le premier critère est fonction de l'univers de référence artistique de chaque groupe, correspondant fréquemment au genre musical pratiqué. L'instrument de mesure par excellence étant alors le catalogue du label auquel on souhaiterait pouvoir adjoindre son nom. Le second critère se résume plus prosaïquement sous la forme d'une aide concrète, aussi minime soit-elle, apportée par un label engagé au côté de l'artiste.126

83Il est impossible de saisir globalement la manière dont les groupes se positionnent par rapport à la production phonographique sans s'intéresser aux conditions sous lesquelles elle s'effectue. Les conditions de distribution et de promotion sont pour l'essentiel, tributaires d'un capital économique. Plus les conditions économiques d'un label sont réduites, plus il requiert l'implication active du groupe avec lequel il coopère. L'inverse est vrai également. Ces conditions sont objectivables et fournissent des instruments de mesure de la qualité. La qualité de la distribution se mesure simplement en fréquentant les disquaires par exemple. Y trouve-t-on aisément le disque recherché ? Est-il possible de l'y commander facilement ? Certains groupes verront plutôt de la grandeur à être distribués au sein d'un réseau exclusivement underground. Soit par le biais de petites listes de distribution, soit sur les stands lors des concerts.

Promo album Mary-X, fanzine Kérosène, no 10, p. 11

Promo album Mary-X, fanzine Kérosène, no 10, p. 11

84La qualité de la promotion s'évalue quant à elle à sa présence physique dans le monde du rock. On trouve là aussi toute une gamme d'outils promotionnels allant de la page de publicité au sein de magazines spécialisés ou de fanzines [Promo album Mary-X, fanzine Kérosène, no 10, p. 11, ci-dessus] au flyer [Flyer Muckrackers, photocopie couleur, ci-dessous] imprimé ou photocopié que l'on trouve chez les disquaires ou dans les lieux de diffusion.

Flyer Muckrackers, photocopie couleur

Flyer Muckrackers, photocopie couleur

85L'ensemble de ces indicateurs (leur absence y compris) renseignent peu ou prou sur la grandeur économique de la production. Même si l'interprétation d'une carrière à travers ses objets et ses dispositifs n'élucide pas l'ensemble de ses réalités.

Flyer Flying Donuts, imprimé, bichromie & flyer Exkrement

Flyer Flying Donuts, imprimé, bichromie & flyer Exkrement

photocopie noir et blanc

86Voici par exemple les réponses obtenues à des questions formulées en regard de chroniques disques et de la « lecture » d'un CD présentant le logo d'un label et d'un distributeur :

87Vous travaillez en coprod, c'est ça ?

Non, non, pas du tout. On a tout produit. On a eu les frais de pressage à nos frais. Tout à nos frais. Même la promo. Les pages de pub qu'on a pris, c'est nous qui avons payé. On a payé une demi-page de pub dans Hard Rock pour 6 000 balles. On a pressé 500 exemplaires à nos frais.

Arrête tes conneries

Non, non, c'est pour ça qu'on veut changer de label. Il distribue nos albums, tout le reste c'est à nos frais.

Mais attends, quel est le sens du label alors ?

C'est un label de distri. De plus en plus maintenant les labels prennent pas de risque à produire les groupes. [...] Ça existe plus les labels qui vont mettre 500 000 sur un album. Nous on avait eu un contrat de coproduction avec un label qui nous proposait de coproduire à hauteur de ce qu'on mettait. Si on mettait 30 000, ils mettaient 30 000. Mais après, eux, à l'époque ils avaient pas de distribution et sur le contrat ils nous proposaient 8 % des recettes. Notre label actuel nous proposait, sans nous produire, une distribution en France, plus dans certaines parties de l'Europe, de nous mettre dans les bacs, ce que l'autre label ne faisait pas. Et ils nous proposaient 60 % des ventes. Finalement, au bout du compte, on a peut-être pas le son qu'on aurait eu avec 60 000 francs de budget, mais au moins on est partout dans les bacs. [Luc, 24 ans, étudiant, guitariste dans un groupe de metal progressif]

  • 127 J'aurais également pu évoquer le programme Défi Jeunes mis en œuvre par le ministère de la Jeunesse (...)

88Cet exemple démontre que les instruments de mesure mis en œuvre pour procéder à la « lecture » d'un disque méritent qu'on les pondère. Car l'efficacité d'un label et d'un distributeur sont variables à l'extrême (cf. chap. 5). Cette hétérogénéité interroge très fortement le sens que donnent des groupes de rock à engager un partenariat avec un label de taille modeste notamment. Intégrer un label, de quelque dimension qu'il soit, signifie qu'un intervenant extérieur au groupe va contribuer au développement de sa carrière sur le plan phonographique. Un groupe accueille souvent ce type de collaboration avec soulagement. Non pas qu'elle le débarrasse entièrement d'une charge de travail considérable (recherche de budget, recherche d'un distributeur...), notamment dans le cadre d'une modeste coproduction, mais parce qu'elle a une valeur symbolique forte : elle constitue pour un groupe une reconnaissance de son travail en même temps qu'elle contient en creux, l'idée d'un marchepied vers la notoriété. C'est ce qui explique pourquoi j'ai pu entendre aussi souvent, au cours de mon enquête, des groupes se féliciter d'avoir « signé », selon l'expression consacrée, sur un label pourtant dénué du moindre capital économique. Cet élément conduit à prêter l'attention à d'autres formes de partenariats à l'œuvre au sein du monde du rock : les dispositifs de soutien mis en œuvre par les collectivités publiques. Prenons l'exemple du programme « CD Talents ! » menée courant 2000 dans les Vosges par L'AVDAM (Association vosgienne de développement des activités musicales et chorégraphiques, créée à l'initiative du Conseil Général des Vosges)127. Cette opération consistait à repérer six groupes vosgiens émergents pour leur faire bénéficier, entre autre, d'un enregistrement studio de cinq jours débouchant sur la réalisation d'un CD (trois à quatre titres) édité à 500 exemplaires.

MCD Death To Pigs, 2000, recto et verso

MCD Death To Pigs, 2000, recto et verso

pochette cartonnée, quadrichromie

89Les partenariats avec les collectivités publiques ne vont jamais sans un certain nombre de contraintes. Soucieuses de leur image, les collectivités exigent d'apposer leurs logos sur l'objet bénéficiant de leur soutien. Dans l'exemple ci-dessus (à droite), outre le logo de l'opération, on voit se succéder les logos du Conseil Général des Vosges/AVDAM, celui du ministère de la Culture, celui de la Sacem, puis celui du studio d'enregistrement. Ces logos marquant très nettement les liens de dépendance des groupes aux collectivités ne vont quasiment jamais sans poser problème :

Bon moi, toutes ces conneries de rock subventionné à la con, genre on va avoir un local par la mairie, du blé pour un disque, genre des plans comme ça, je comprends toujours pas. Le rock c'est pas fait pour être joué par l'apport et le soutien d'une mairie, ni d'un état, ni d'un gouvernement. L'essence même du rock c'est quelque chose, d'entre guillemets, rebelle. [Xavier, 33 ans, luthier, guitariste dans un groupe punk rock garage]

On en discutait encore avec le chanteur en rentrant de Strasbourg dans la nuit samedi. Nous on a jamais mangé la merde. On nous a jamais aidé sur Nancy. Pas une subvention. Défi Jeunes, surtout pas. [Florent, 33 ans, fonctionnaire, guitariste d'un groupe death metal]

Non, non et non ! Même s'ils me paient, je foutrais jamais le logo du Conseil Général ou de la mairie sur nos disques. Qu'est-ce que c'est que ce délire ? T'as qu'à croire que ça fait sérieux quand t'envoies ça à un programmateur. Il se fend la gueule. Tu passes pour quoi ? C'est comme s'il y avait le logo de la Drac de Floride sur les disques de Morbid Angel (rires). Pourquoi pas le logo de la CEE sur un disque de Darkthrone tant qu'on y est ? (rires) Ou le logo de la mairie de New York sur les disques de Sick Of It All ! C'est à hurler de rire ! Non ? Sérieux ! C'est assez dévalorisant. Tu crois pas ? C'est du soutien c'est sûr, faut pas cracher dans la soupe non plus, mais ça pourrait se faire plus discrètement non ? C'est la honte ces trucs ! [Conversation avec Jérémy, 27 ans, bassiste d'un groupe metal hardcore ayant autoproduit plusieurs disques]

90Pour sortir de la variété française, les autorités de ce pays tentent de comprendre ce que produisent des dizaines de milliers de groupes tous les jours dans leur cave. L'initiative est louable, mais les remèdes sont aussi désastreux que le mal qu'ils sont censés combattre. Au nom de la prise en compte d'une certaine rébellion de la jeunesse face aux valeurs musicales de leurs aînés, les organismes publics (Drac, Conseils généraux et régionaux, ministère de la Culture) bombardent de pognon et d'actions des initiatives qui ne servent à rien, sinon à entretenir la démagogie. [Interview Muckrackers, groupe de rock industriel, disponible sur : http://laspirale.org/​pages/​afficheArticle.php3?id=122&lang=fr (consulté le 01.01.2003)]

91Ces réticences se font quelquefois plus nuancées :

Ne pas participer au jeu des subventions directes, c'est aussi une manière de rester indépendant. De manière indirecte on n'a rien contre. Nos dernières affiches, c'est la mairie qui nous les a faites. C'est une subvention. C'est juste qu'on veut avoir de comptes à rendre à personne. Et attention, je suis le seul du groupe à refuser les subventions. Je fais le blocus de toutes mes forces. Peut-être parce que j'ai plus de métier, plus de vécu. Et on a le groupe aussi qui ramène de l'argent. Y a des sources d'argent. Y a des privés un peu philanthropes. Moi je veux pas rendre de comptes. Je veux pas prendre l'habitude de fonctionner avec cinq ou six mille balles par an et le jour où on nous les enlève on est dans la merde. S'ils nous les enlèvent, il faut aller traîner à la mairie, t'y passes des journées et des journées et au bout du compte, le mec il te file 2 500 balles et tu dois lui lécher les bottes. Ça je veux pas. [Benjamin, 30 ans, Rmiste, manager, tourneur, musicien de rock expérimental]

  • 128 Ironie de l'histoire, le musicien en question est fonctionnaire au sein d'un Conseil Général !
  • 129 Les collectivités publiques lorraines ont ces dernières années lancé un certain nombre de dispositi (...)
  • 130 RITTER, K. 2002. Swedish bands rock world with new twists. The Columbia Daily Tribune. Disponible s (...)

92Dans l'ensemble, les discours sont souvent critiques pour ce qui relève des rapports aux collectivités publiques. Toutefois, malgré la fermeté des discours affichés, à l'exception d'un seul128, tous les musiciens s'exprimant ici ont participé à un programme institutionnel, ou ont au moins déposé une candidature pour tenter d'en bénéficier. Ces exemples sont à l'image du fonctionnement du monde du rock. La majorité des groupes adopte un rejet de façade vis-à-vis des institutions publiques sous couvert d'une posture éthique. En dépit de cela, ils tentent de bénéficier de programmes de soutien directs ou indirects, au risque de voir leur nom associé à celui d'une institution. Ce paradoxe débouche sur deux hypothèses. La première, que les groupes de rock sont des « faméliques » culturels. C'est-à-dire qu'ils font feu de tout bois pour enregistrer un disque ou pour se produire en concert129, tant les opportunités de le faire dans de bonnes conditions techniques sont rares. La seconde hypothèse tient à ce que les logos institutionnels soient probablement inadaptés aux réalités de la circulation d'une production phonographique. Il me semble important d'accepter l'idée selon laquelle un groupe de rock tend à se rapprocher d'un idéal de la production phonographique. La valeur étalon étant donnée par un ou plusieurs disques de référence. C'est-à-dire à un disque exhibant le logo d'un label et d'un distributeur, mais certainement pas le logo d'une institution publique. Les Scandinaves l'ont compris130. Lorsque les institutions publiques apportent un soutien financier à un groupe de rock pour l'enregistrement d'un CD, le groupe exprime sa gratitude à l'intérieur du livret sous la forme de remerciements. Point. Ce qui a pour vertu de ne pas pénaliser le groupe et de ne pas en minorer la qualité auprès des amateurs potentiels. En ce sens, il apparaît de manière évidente que les logos constituent un instrument de mesure de la qualité artistique d'un objet tel qu'un disque.

93Pour conclure sur les groupes de rock. Il apparaît que c'est sur la base d'une multiplicité de combinaisons entre perceptions sensorielles, interprétations, représentations, valeurs, symboles, objets, et humains que les groupes de rock fondent les jugements leur permettant d'apprécier la qualité d'un dispositif. L'hétérogénéité des dispositifs de diffusion, de commentaire et de production phonographique renvoie systématiquement à une pluralité de combinaisons possibles. Ces combinaisons s'effectuent à l'aide d'instruments de mesure élaborés en référence à des grandeurs artistiques propres à un genre musical et culturel. Ces grandeurs renvoient à des artistes, à des disques, à des concerts mais également à un mode de traitement médiatique par exemple. Il s'agit donc d'un processus de comparaison par rapport à un modèle idéal (objectivé sous la forme d'un disque par exemple) fonctionnant sur la base d'une accumulation de savoirs. On peut donc faire l'hypothèse qu'un groupe de rock évalue la qualité artistique d'un dispositif par rapport à la somme de connaissances dont il dispose à propos d'un genre musical particulier et au travers duquel il mesure sa propre grandeur et celles de ses pairs. Disposant ainsi de guides pour l'action, les groupes de rock peuvent éventuellement se rapprocher d'un modèle de carrière acceptable à leurs yeux et en tirer satisfaction et grandeur pour eux-mêmes. Au risque d'avoir à réajuster ces instruments de mesure en cours de carrière. Il reste maintenant à vérifier si ce processus est identique pour les amateurs de rock.

3.3. La figure de l'amateur

  • 131 Ces supports ne sont évidemment pas les seuls à être mobilisés par les amateurs. Ils peuvent notamm (...)
  • 132 Il ne s'agit pas de minorer ici la possibilité d'une découverte lors d'un concert. Il se trouve sim (...)

94L'amateur de rock est une figure multipolaire. Un substrat pouvant rassembler une multitude de figures : programmateur, rédacteur de fanzine, label manager, musicien, etc. Il est la figure fondamentale du monde du rock en ce qu'il rassemble la figure du consommateur de rock et celle du producteur de rock. Après avoir largement évoqué les figures des producteurs culturels, je souhaiterai clore ce chapitre en abordant la figure de l'amateur sous l'angle du consommateur culturel. Et plus précisément, sous la forme d'un auditeur et d'un spectateur. Mon enquête de terrain indique que les amateurs de rock ne dissocient généralement pas le disque du concert. Ils évaluent la qualité d'un artiste à partir de ces deux supports principaux131. Le concert permettant souvent de finaliser le jugement porté sur un disque132. Mon projet est donc ici de faire émerger les instruments de mesure mobilisés par les amateurs de rock pour évaluer la qualité d'un disque ou d'un concert. L'amateur ne mobilise jamais un critère unique pour se déterminer quant à la qualité d'un artiste. Il articule simultanément un ensemble de critères. Ce qui ne constitue pas un obstacle à leur identification, mais qui peut néanmoins en troubler la restitution.

3.3.1. Des instruments de mesure mixtes

95Les entretiens rendent compte de la très grande mixité des instruments de mesure mobilisés par les amateurs lorsqu'ils évaluent la qualité d'un artiste. Ils reposent sur une multiplicité de critères d'ordres techniques, esthétiques, éthiques et historiques. Mais ils touchent également aux capacités sensorielles du corps, qui, toujours, est le premier récepteur de la musique. Je vais tâcher de présenter cette mixité de critères en prenant appui sur plusieurs extraits d'entretiens.

Alors pour toi c'est quoi un bon disque où t’es pris, happé par ce que t'entends ?

Le disque où je vais pas me dire que ça ressemble à autre chose. Où va y avoir une identité... Où je vais avoir, je veux pas dire une admiration, mais où je vais me dire « putain les gars qui ont fait ça, c'est des grands ». Même par rapport à quelque chose qui peut être très, très violent, quelque chose qui peut être primaire ou basique. Ceux-là ils sortent du lot. Pour moi y aussi une différence entre ce que moi je considère grand et ce que je sais qui est grand. Je vais m'expliquer. Dans le sens où moi, pour que quelque chose m'accroche vraiment, pour que je le place dans le plus haut, faut qu'y ait un minimum de richesse et d’originalité dans la chose. Maintenant, un album comme Darkthrone, c'est pas l'album le plus riche qui soit, c'est pas l'album le plus original, mais c'est quand même terrible. On écoute ça et on se dit que les gars ont tout compris. Ils maîtrisent tous les codes. Ils les maîtrisent tellement qu'ils arrivent à la limite à repousser le truc. Y a le truc plus personnel et le truc par rapport au style. Le groupe qui va réussir à pousser la chose encore plus loin ou alors maîtriser complètement le style et avoir compris la chose, et ceux qui vont sortir de ça et même ceux qui vont à la limite pas s'en occuper du tout. Si tu veux des exemples de groupes, par exemple comme Solefald, Ulver qui font partie du black [metal], mais qu'on peut pas limiter à ça. À un autre extrême, t'as Darkthrone ou Silencer, c'est un peu dans la même veine que Burzum, mais à la limite, les gars sont allés encore plus loin. Ils ont repoussé la chose. Là je me dis que c'est vraiment un disque qui marque.

Mais pour dire ça, il faut aussi avoir acquis une culture musicale solide pour disposer d'éléments de comparaison

Oui. Pour dire que les gars ont poussé ou repoussé les codes, il faut connaître ces codes-là. Ça passe par l'écoute d'un paquet de trucs et d'avoir su faire les différences. Je dis pas être plus intelligent, pas du tout, mais c'est avoir un intérêt pour la musique qui fait qu'on est sensible à ces différences-là. Parce que je suis persuadé que le public connaît les groupes de référence, Burzum, Darkthrone, qui vont écouter tout ça, mais ils seront pas forcément sensibles à cette notion de codes. Je pense que c'est plus vrai chez les musiciens en fait. Quand tu joues d'un instrument dans un groupe, t'es plus attentif à ça. T'as une approche différente de quelqu'un qui a pas d'instrument. [...]

Alors quand tu vas acheter tes disques, tu sais que tu vas aller chercher tel type de disque ou alors tu te laisses aller à la surprise ?

Les deux.

Alors dans le premier cas par exemple

Non, c'est les deux en même temps en fait. Parce que quand les disquaires où je vais, c'est orienté tout de même. Je sais quels types de disques y a. Je connais les groupes, je connais les maisons de disques, donc je sais ce que je risque de trouver. Je cherche un certain nombre de références, des fois qu'il ait ces choses-là, mais je regarde le maximum de choses, en cherchant par rapport au label, par rapport à la pochette, par rapport à tout, si le nom me dit quelque chose. Chercher ce que je connais et autrement, essayer de découvrir autre chose. C'est de plus en plus rare. C'est plus au niveau des trucs qui sont assez rares sur lesquels j'ai jamais mis la main dessus. Autrement pour les découvertes, c'est plus les démos ou les groupes qui sortent leur premier album. Je connais pas tout, mais tout ce qui est, entre guillemets, important, je le connais. La découverte maintenant elle est moindre.

Et l'excitation aussi ? Tu sais qu'un album est sorti, tu te rends chez ton disquaire

Oui t'as toujours l'excitation de savoir que c'est sorti, que je vais pouvoir l'avoir et l'excitation de voir ce que ça va donner. Si vraiment ça va correspondre à ce que j'en attends.

Et pour les concerts, ça fonctionne un peu sur le même mode ?

C'est-à-dire ?

C'est quoi pour toi un bon concert ?

Un bon concert c'est... quand les gars vont justifier leur potentiel. C'est-à-dire que je vais leur attribuer des caractéristiques, des qualités par rapport à ce qu'ils ont fait sur album et je vais attendre sur scène, qu'ils correspondent à l'ambiance du disque. Que leur attitude correspond à ce que j'en attends. Par rapport à un groupe comme Immortal, je m'attends pas à ce qu'il nous fassent des sourires. Un bon concert, c'est un peu la même chose que les albums, quand je regarde les gars et que je me dis : « Putain ! Ceux-là c'est des bons ». Même connaissant les chansons, connaissant la musique, les voir la faire ! Putain ! Ils assurent ! C'est les mêmes réflexions.

Au niveau du corps ça te touche de la même manière ?

Oui. Quand c'est quelque chose de plus entraînant, je vais bouger, je vais pas pouvoir me retenir, faudra que je bouge. Opeth au tout début tu bouges la tête parce que c'est assez entraînant comme truc. Après c'est quelque chose de tellement beau, y a presque un côté magique dans le truc, en fait tu regardes. Je voyais dans la salle, y avait personne qui bougeait. Personne qui secouait la tête, même sur les passages brutaux. Tout le monde regarde. Y a un côté fascination. Ceux qui sont sur scène, je veux pas parler de stars, mais presque, j'ai pas mal ce rapport-là avec les groupes que j'apprécie. Pour moi c'est vraiment des gens à part. Le fait de les voir, c'est quelque chose. Et si en plus ils répondent complètement, voire plus à mes attentes, je peux pas faire autre chose, aller chercher à boire, où me mettre à parler d'autre chose en même temps, je vais vraiment regarder, en prendre plein les yeux, bouger si ça m'entraîne. Autrement oui, je regarde le truc sans bouger, rien d'autre.

Encore une fois t’es complètement captivé

Si c'est quelque chose de très, très bon, oui. Je reviens un peu à l'écoute des albums. Quand l'album est vraiment exceptionnel, je suis captivé. Quand l'album est bon, je vais l'écouter de la même manière parce que je viens de l'avoir et qu'il faut que je le connaisse. Si au bout du compte ça se révèle être un truc moyen, je l'aurais quand même écouté d'un bout à l'autre. Aussi attentivement qu'un très bon album, mais là je serais pas autant pris dans la chose.

C'est-à-dire que tu peux faire des trucs à côté ?

Non, pas quand je l'écoute pour la première fois. Mais une fois que l'album est terminé, je vais sûrement le remettre, mais je vais faire tout de suite quelque chose à côté. Je vais pas pouvoir rester rien qu'avec ça tout seul. Un très bon album, je vais le remettre et je vais rien faire d'autre. Je vais réécouter. Avec l'attente des choses parce que je sais ce qui va venir. Je suis pressé d'arriver au point culminant de la chose. En même temps, je suis content de tout ce qui arrive avant. Je vais découvrir d'autres choses. Pour un concert, soit le groupe va faire mieux que ce que j'attendais qu'il fasse, soit il va faire aussi bien, soit ce sera bof. [...] À un concert vraiment exceptionnel, je pense à plus rien d'autre, dans le sens où j'ai occulté que je suis à tel endroit, qu'on est tel jour. Un concert qui est bien sans plus, je sais que je suis en train de regarder un concert à telle date en tel endroit, avec telle personne. Je me fais des réflexions. Quand c'est quelque chose qui me touche et qui est énorme, en fait je pense à rien. Un peu en standby aussi, la même chose que sur un album.

Ça arrive souvent ?

Non. C'est arrivé souvent, mais maintenant, en proportion du nombre de trucs que j'ai écouté, non. C'est impossible en trop grand nombre, parce qu'autrement ce serait... faut que ça reste l'exception.

C'est vraiment cette valeur ajoutée qui fait que

Voilà, c'est le truc au-dessus. [...] Et puis y a le visuel, voir la tronche, la façon qu'ils ont de se tenir sur scène, ça me paraît donner un minimum de leur personnalité qu'on capte pas sur les albums.

C'est un ensemble de choses qui contribuent à la réussite d'un concert, même avant qu'il ne commence

Y a tout qui entre en compte. Si le groupe lui-même fait un concert exceptionnel, là y a plus rien d'autre qui rentre en compte. Si un concert est vraiment bon, mais que y a pas grand monde dans la salle ou que la salle ne suit pas, ne répond pas, ça grève quand même la chose. Si le cadre ne me plaît pas. Ce sont des choses mineures mais qui font quand même partie du cadre situationnel. La plupart du temps ça joue quand même. Après y aussi ce qui est autre que la musique. La façon qu'ils vont avoir de bouger, s'ils vont s'adresser au public, si oui, comment. L'attitude du groupe sur scène qui est limite primordiale. S'ils font des choses excellentes, mais que leur attitude me déplaît pour une raison ou pour une autre, ça va être terrible, MAIS ! J'ai failli dire : « ce qu'ils font c'est terrible, mais je les aime pas ». [Boris, 23 ans, étudiant, grand amateur de black metal et de metal industriel, imposante collection de disques]

  • 133 « Les concerts qui m’ont marqué, j'en ai vu un paquet de concerts, ce sont plutôt les petits concer (...)

96La multiplicité des instruments de mesure mobilisés rend cet extrait d'entretien particulièrement exemplaire. Il témoigne d'une procédure opérant en amont et en aval. En amont, le premier instrument de mesure déployé tient au choix du disquaire. Celui chez qui se procurer un type de disque particulier. Ensuite, devant l'éventail du choix disponible se mettent en œuvre d'autres instruments de mesure permettant d'opérer une sélection. Le nom du label, le nom du groupe et le graphisme de la pochette sont autant de repères utiles à cette fin. Ils renvoient à des savoirs accumulés par une longue fréquentation du champ musical. Un champ qui d'ailleurs s'amenuise à mesure que les connaissances augmentent. Ce qui a pour effet de réduire mécaniquement les opportunités de la découverte, mais dans le même temps, de baliser un champ déterminé. Avant d'aborder l'aval de la procédure, il est important de mentionner l'entre-deux consistant en une procédure d'écoute, préalable à la production d'un jugement sur un disque. Cette procédure analytique renvoie au contenu du disque et à ses effets. Elle produit deux types d'évaluation. Une évaluation sensorielle sous la forme d'un état du corps particulier (transport ou suspension). Et une évaluation réflexive faisant notamment référence à des critères d'originalité et de maîtrise des codes et conventions du genre. Il s'agit donc d'un premier lieu de rassemblement des épreuves au cours de laquelle la prise peut s'effectuer ou non. Ces évaluations peuvent ensuite être rapportées au concert qui devient alors à son tour un instrument de mesure de la qualité d'un disque. Pour cela, l'amateur s'inscrit dans un régime d'attente133 permettant, le cas échéant, d'aboutir à une nouvelle prise. Il cherche par exemple à justifier son admiration esthétique sur la base d'arguments éthiques moins nettement discernables sur un disque (attitude, comportement). Ou encore, il cherche à établir une correspondance entre les effets procurés par le disque et ceux éprouvés directement, lors de la prestation scénique, dans la perspective d'y trouver la valeur ajoutée autorisant, le cas échéant, la plus haute qualification artistique :

Si tu devais donner une définition d'un bon disque, ce serait quoi ?

C'est une bonne question... Le bon disque, c'est vrai qu'on est séduit à la base par la pochette et tout ça. Le summum pour moi ça a été Anathema. Dans cinquante ans je sortirai encore ça (rires). Ça a été le bouleversement de ma vie. C'est vrai que pour moi le bon disque c'est Anathema dans ce qu'ils faisaient précédemment. C'est vrai que ça joue vraiment sur les émotions. À partir du moment où le disque a réussi à tabler sur les émotions. Voilà. Mais les émotions, la sensibilité tout ça. Sensibilité. Si je prends un album comme Electric Wizard qui a eu un tel impact sur moi, que je considère comme un album majeur, mais pas comme le summum du summum. Ça a fonctionné direct, ça m'a écrasé, j'ai dû me coucher, c'est bien le rare album, pour par dire le seul qui ait eu cet effet-là sur moi, mais paradoxalement, je le considère pas comme l'album ultime, tu vois. Si j'ai eu tout ce processus-là, c'est aussi par toutes les critiques que j'en ai eues. J'ai pas pu me l'acheter tout de suite, je tenais plus (rire). C'est plus un concours de circonstances que la qualité indéniable du disque, qui ont conduit au comportement que j'ai eu à ce moment-là. L'album qui fonctionne vraiment, je pense que c'est l'album qui va toucher émotions, sensibilité tout ça. C'est par rapport à ça qu'Anathema, y a pas seulement le côté musical. Y a vraiment un esprit, les cheveux tout ça. Hier on était encore au Gimmix (disquaire). À chaque fois, je retombe sur les disques que j'ai (rire) et je les contemple dans le magasin. À chaque fois, ça me fait vibrer quelque chose de terrible. Là c'est plus la musique. C'est la pochette, c'est tout. C'est l'esprit quoi. Je sens même Anathema au bout des doigts quand je touche le CD. Je te jure, c'est la folie. C'est l'album de ma vie. Enfin, c'est LE groupe de ma vie.

Et ils t'ont trahi

Je m'en remettrai jamais d'ailleurs (rires). Jamais.

Et un bon concert que tu vas voir c'est quoi ?

Pour en revenir à Anathema, j'ai pas vibré plus que ça à leur concert. Je veux dire par là, que si un groupe excelle au niveau du CD à la maison, il n'excellera pas nécessairement en live. Y aura pas forcément les mêmes émotions qui seront là. Par rapport à ça, c'est peut-être que j'attends autre chose d'un concert. C'est vrai qu'il faut une symbiose entre le groupe et le public. Et moi en fait (rires). À partir du moment où je réfléchis plus, je pense plus à rien, à la limite, je me vois à la place des gars, quand on est pris dedans, ça c'est un bon concert. En fait je les ai vus sur la tournée du Judgement et en fait je les ai pas vus sur la tournée du Eternity. J'ai le billet, mais j'ai pas pu me rendre au concert. Je les ai vus sur la mauvaise période. J'y suis allé parce que je voulais les voir. Fallait que je les vois. C'était bien.

Mais Judgement t'avait pas convaincu

Non, à partir du Alternative 4, ça a été une descente aux enfers pour moi.

Certainement que ta disposition d'esprit au moment du concert ne pouvait pas déboucher sur autre chose qu'une déception

Certainement.

T'avais déjà une petite rancœur

Si, si c'est ça. C'est un sentiment de trahison. Parce qu'à l'époque du Eternity, j'avais l'exclusivité du groupe. C'était tout pour moi. Je croyais que je faisais partie de leurs 20 fans. J'avais personne pour m'amener à Strasbourg à ce moment-là. J'aurais dormi sur un banc, j'aurais tout fait, mais je pouvais pas me défaire de l'autorité parentale. C'est un des plus grands regrets que j'ai. [Jérôme, 27 ans, étudiant, guitariste d'un groupe stoner rock, imposante collection de disques]

  • 134 Mauss, M. 2001. Sociologie et anthropologie. Paris : PUF, coll. Quadrige, 1re éd. 1950, p. 372.

97Cette illustration fait état d'une correspondance manquée entre un disque et un concert. Ce qui permet probablement au disque de conserver sa grandeur dans le panthéon artistique de cet amateur. Ses propos n'en sont pas moins révélateurs d'un certain nombre d'autres instruments de mesure fréquemment mobilisés par les amateurs. La pochette de disque et le look des musiciens par exemple. En outre, les états du corps sont décrits de manière très explicite. Un corps traversé par une gamme d'émotions. Ouvrant sur une circulation de sensibilités. Où celle d'un artiste rencontre celle d'un auditeur. Et inversement. Où l'on voit se tisser un rapport d'appropriation de l'artiste pour soi-même. Une proximité fantasmée contribuant à enclencher un processus d'identification à l'artiste. Qui ouvre sur un rapport d'exclusivité pouvant engendrer une violence des sentiments à l'endroit de l'artiste dès lors qu'il s'écarte du modèle idéalisé par l'amateur. Le corps réagit et agit. Qu'il entre dans le rythme ou qu'il soit immobile et suspendu à l'action, qu'il soit transporté ou qu'il refuse de l'être, la palette des états du corps fait de ce dernier un instrument d'évaluation central de la qualité artistique. « Le corps est le premier et le plus naturel instrument de l'homme » écrivait Marcel Mauss134. Mais le corps, en tant qu'instrument d'évaluation, est également indissociable d'autres critères, plus réflexifs, qui vont être abordés maintenant.

3.3.2 Corps de l'amateur et critères festifs

98L'engagement du corps de l'amateur dans la musique rock constitue un instrument d'évaluation de la qualité artistique d'un disque ou d'un concert. L'engagement du corps peut se traduire de plusieurs manières. Avec un disque par exemple, l'amateur, seul dans sa chambre, va pouvoir donner libre cours à ce que la musique lui inspire. Dans ce cas, elle produit des états du corps dont la pratique de l'air guitar constitue probablement la manifestation la plus typique (cf. chap. 4). Mais un disque peut être également le support d'une pratique collective au même titre qu'un concert. C'est le cas par exemple lors de certaines soirées organisées par des particuliers :

Jusqu'à y a peu de temps, j’étais un danseur invétéré. Je dansais tout le temps. Sur du rock’n'roll. On faisait des super soirées, on dansait comme des fous. Pour moi ça faisait vraiment partie du truc. De la fête. [Dimitri, 33 ans, fonctionnaire, guitariste-chanteur dans un groupe punk rock garage]

99Le caractère festif du rock est ici très clairement mentionné. Il est associé à la danse. Dans ces propos, rock, fête et danse semblent indissociables. Mais cette capacité d'entraînement du corps est surtout valorisée, en tant qu'instrument de mesure, en concert comme l'indiquent les extraits d'entretiens suivants :

Moi d'abord, ça me prend au ventre, je commence à hocher de la tête et puis après, au bout d'un moment, à force de voir les autres se jeter de la scène, l'excitation monte et j'y vais à mon tour. C'est génial comme truc. Tu te jettes sur les mains tendues. Y a tellement de monde que tu peux pas te faire mal. Et tu recommences. Ça c'est un bon concert. Quand tout le monde participe, quand c'est la fête ! Quand ça bouge ! Puis quand y a un pogo c'est souvent bon enfant. Quand y en a un qui se ramasse la gueule les autres font gaffe. C'est jamais violent. On voit même des filles. Ça aussi c'est un bon concert. Bon y a pas que ça, mais c'est quand même vachement important l'ambiance. Une bonne ambiance. C'est un peu comme si tout le monde était relié à tout le monde, tu vois ? [Conversation après concert avec Yves, 24 ans, maître d'internat, grand consommateur de disques et de concerts]

Écoute, ça sautait dans tous les sens. C'était la folie ! Y avait du monde partout sur scène. On voyait même plus les zicos. À un moment y a eu plus de public sur scène que dans la salle. J'y croyais pas. C'était un vrai délire ! Et les mecs continuaient à jouer. C'était hallucinant. C'était la fête quoi ! Tout le monde était heureux ! Un concert comme ça c'est vraiment super intense. C'est rare. A mon avis, je suis pas prêt de revoir un truc comme ça, je crois pas. C'était génial ! [Conversation avec Daniel, la vingtaine, étudiant, à propos d'un concert grindcore]

C'est ça le rock'n'roll. C'est danser aussi. C'est pas juste agiter la tête ou se rentrer dedans. Non, il y a des pas de danse. Y a des règles. Tu as une partenaire qui les connaît et vas y ! Une belle fête c'est quand tout le monde danse. T'as vu tout à l'heure sous le chapiteau, c'était extra. Ça fait longtemps que j'avais pas autant dansé. Ça m'a rappelé les années 60. Faut dire que les groupes étaient bons aussi. [Conversation avec Jean-Paul après un festival sixties, la cinquantaine, chef d'entreprise]

100Si ces quelques propos soulignent bien la tonalité festive du concert, les propos suivants, indiquent quant à eux, à l'inverse, une entrave à la fête et à l'expression du corps :

Je mets aussi des coups de boule à Entombed, Machine Head et Obituary, tous en bloc, pour avoir donné des coups à ceux qui montaient sur la scène pour slammer [l'auteur des propos veut dire faire du « stage diving », soit se jeter dans la foule depuis la scène, le « slamdancing » est une variante brutale du pogo]. Un mec veut slammer, et là, ces groupes lui donnent soit un coup de pied, un coup de poing ou carrément un coup de basse dans la gueule ! ! Quand j'ai vu ça, j'ai failli sortir de la salle ; je me suis dit : « c'est pas possible ! ». Si on ne veut pas être emmerdé par un slammeur - et encore, les slammeurs ne font chier personne, ils tournent autour d'eux - à ce moment-là, on fait du Vanessa Paradis ou je sais pas quoi, mais pas du Metal... [Extrait du fanzine vosgien Abyss Zine, no 1,1999, rubrique « Les coups de boule », p. 27]

101Dans un sens comme dans un autre, ces extraits d'entretiens marquent l'importance du caractère festif d'un concert. Celui-ci suggère une communication culturelle qui en fait un instrument de mesure de sa qualité. Il établit un lien physique entre l'ensemble des acteurs participant au concert. Son efficacité est mesurée à sa capacité à mettre les corps en mouvement. Ainsi, c'est en éprouvant les réactions de leurs corps que les amateurs prennent la mesure de la grandeur de l'événement auquel ils participent. Toutefois, la qualité festive du concert, telle qu'elle nous est présentée ici est évaluée à l'aune de trois critères. Par sa capacité à procurer un sentiment de communion collective (stage diving, qui signifie plonger dans la fosse depuis la scène). Par sa capacité à conduire à une libération des corps (monter sur scène). Mais également par sa capacité à mobiliser une technique du corps (danse). Ces trois instruments de mesure sont mis en œuvre par une communauté sociale éphémère dont évidemment rien n'empêche l'articulation. Ils indiquent par ailleurs en filigrane un autre instrument de mesure qui est le corps de l'artiste lui-même.

3.3.3. Corps de l'amateur et corps de l'artiste

102L'engagement du corps de l'artiste dans la pratique de son art est constamment soumis à évaluation. Il constitue pour l'amateur un instrument de mesure récurrent. Les extraits d'entretiens suivants indiquent de quelle manière les amateurs le mobilisent.

Et pour toi alors c'est quoi un bon disque ?

Ha ! C'est dur. C'est assez aléatoire. Je dirais qu'il faut qu'il me prenne par les tripes. [...] Il y a des groupes qui sont pas super originaux, mais ils sont à fond dans leur trip. Cool ! Quand y a de la passion dedans, moi ça me plaît. Ça dans tous les styles. C'est pour ça aussi que je suis fan de Bjork, parce que je trouve que c'est vraiment une passionnée quand elle fait sa zique, quand elle chante. C'est incroyable. Tu te fais réellement transporter par les émotions. [...] Mais bon, pour revenir à la question, un bon disque, je pense que ce qui est ultra essentiel, c'est l'émotion, être transporté, que ce soit dans n'importe quel style, qu'y ait la passion et qu'y ait de la personnalité. Moi je peux écouter des trucs avec un son ignoble, mais si ça a une super personnalité, si c'est vraiment voulu et que ça colle dans le style, j'adore. [Christian, 28 ans, enseignant, batteur dans un groupe death/thrash metal]

Et un bon concert que tu vas voir ?

[...] Des musiciens qui se démènent sur scène et un public qui réagit bien. Puis un bon son aussi ça joue. J'aime pas les concerts avec des sons de merde où on comprend rien, c'est chiant. Que ça avoine, et puis des mecs qui ont envie de jouer, qui sont pas là à se faire chier en se disant vivement que ça se termine. Des mecs qui suent pour le public. Tu payes pour aller les voir, j'estime que c'est quand même normal, surtout quand c'est ton métier de faire les choses bien. Comme si tu payais un peintre pour faire une façade et qu'il peignait ça n'importe comment. T’es un peu vert. Un musicien c'est pareil. Quand tu payes pour aller le voir, s'il fait n'importe quoi, t'es déçu. Puis t'y vas plus. [Nathan, 20 ans, étudiant, batteur dans un groupe death metal]

Pour moi un bon concert, déjà j'aime pas les groupes qui ont un balai dans le cul. Je trouve ça d'un chiant. Les mecs qui sont debout en train de regarder leurs godasses... Je préfère un groupe dix fois moins technique mais qui ait la patate. Pas t'en mettre plein la vue, mais qui se donne. Pour moi les mecs qui ont des grosses tâches de sueur dans le dos et des courbatures partout, pour moi c'est comme ça le metal. [Maurice, 28, ans, emploi jeune, chanteur d'un groupe crossover metal]

  • 135 L’engagement de la somme des corps qui constituent le public d'un concert est lui aussi un indicate (...)
  • 136 Dans ce cas, c’est souvent au travers de la voix qu’est mesurée la force de cette énergie intérieur (...)
  • 137 Lacasse, S. 2000, op. cit.

103En concert, l'engagement du corps d'un artiste se mesure à sa force de conviction. Généralement, les amateurs de rock apprécient les artistes qui ne s'économisent pas physiquement. On attend des artistes qu'ils libèrent une énergie. Que ce soit sous la forme du mouvement ou sous la forme d'une attitude. Elle peut donc s'exprimer de manière très physique. La sueur et les mouvements dont elle est la conséquence en constituent des témoins objectifs fiables135. C'est ce que désignent des expressions telles que « mouiller sa chemise » ou « aller au charbon ». Indicateurs moins directement perceptibles sur disque. Mais cette énergie peut également s'exprimer de manière plus intériorisée136. Et elle devient dans ce cas également perceptible sur disque, car elle transite souvent par la force des émotions ressenties et donc, par la capacité d'un artiste à transmettre sa sensibilité avec profondeur. Par son « pouvoir évocateur » dirait le musicologue Serge Laçasse137. Nous savons tous par expérience qu'être « pris aux tripes » à l'écoute d'un disque est loin d'être systématique. Au contraire, l'enquête a montré que cette probabilité s'amenuisait à mesure que les connaissances musicales s'accroissaient. C'est la multiplicité des points de comparaison qui rend l'amateur exigeant. Si bien que lorsqu'une musique lui procure des émotions fortes, pour rares qu'elles soient, elles proviennent, du point de vue de l'amateur, nécessairement d'un artiste parvenu à esthétiser sa sensibilité à un degré élevé. Et c'est dans la circulation entre émotions ressenties par l'amateur et expression d'une sensibilité artistique que l'amateur évalue l'engagement du corps de l'artiste. Les instruments de mesure mobilisés ici pour évaluer la qualité d'un artiste procèdent donc autant de savoirs du corps que de savoirs intellectuels. Ce qui permet de penser, en outre, que l'engagement du corps n'est jamais sans rapport avec l'engagement éthique.

3.3.4. Corps de l'amateur et critères éthiques

104Le critère éthique est souvent indissociable d'une rencontre entre deux sensibilités. Entre un émetteur et un récepteur. Ou plutôt, entre un émetteur qui devient récepteur et un récepteur qui devient émetteur. Il est un instrument de mesure utile à l'amateur pour fonder ses jugements. C'est pourquoi l'engagement du corps de l'artiste doit aussi témoigner du respect de certaines conventions éthiques à l'égard de son public :

[Discussion à propos d'un concert de System Of A Down au Zénith de Nancy courant 2002] Ils ont joué une heure, puis ils sont barrés comme des sauvages, pas de rappel. Y avait encore les lumières sur la scène après le dernier morceau, tout le monde braillait et d'un coup, la lumière s'est rallumée. Rien, aucune communication entre les morceaux. Ils ont dû dire merci une fois. Bonjour Nancy et merci. Même si ça jouait bien, j'aime bien ce qu'ils font, ils se sont barrés comme ça. 180 balles, ça fait mal au ventre. C'était rempli, mais déçu. Ça fait penser un peu à l'usine, les mecs ils viennent puis ils repartent. Ils pensent déjà à leur date du lendemain. [Pierre, 25 ans, étudiant, batteur d'un groupe rap métal]

  • 138 Becker, H. S. 1988, op. cit., p. 139.

105Cet extrait d'entretien illustre un jugement particulièrement défavorable quant à un type de comportement artistique. L'argument éthique développé par l'amateur s'appuie à la fois sur des indicateurs temporels (une heure de concert) et rituels (absence de rappel, défaut de communication). Le croisement de ces indicateurs avec un argument économique (180 francs, soit 27 €), pointe clairement une distorsion entre le coût du concert et ce à quoi, conséquemment, l'amateur était en droit d'espérer. En bref, les instruments de mesure mobilisés par cet amateur lui permettent à bon droit d'estimer avoir été victime d'une escroquerie. Ce qui, de son point de vue est inacceptable sur le plan éthique. Pour Howard Becker « ces griefs se fondent tous, d'une manière ou d'une autre, sur un ensemble de normes artistiques communément admises et sur une conception tout aussi répandue de ce que l'on peut avoir pour son argent138 ». Par conséquent, la prise devient impossible. Le corps de l'amateur semble être relégué ici derrière un certain nombre d'estimations et de savoirs intellectuels. Mais c'est sans compter avec le fait qu'il éprouve également avec son corps un sentiment désagréable de duperie. Le comportement éthique des musiciens, en référence à un certain nombre de conventions et d'états du corps constitue donc indéniablement un instrument de mesure efficace pour évaluer la qualité d'un concert. Et ces critères éthiques sont également avancés par certains amateurs pour évaluer les disques :

Mais je crois que le disque est bon quand tu ressens l'honnêteté du groupe. T'as des groupes qui vont faire des bons disques, mais si le groupe derrière il te plaît pas, ça restera un disque de merde, je crois qu'y à ça aussi. Il y a la relation instaurée entre le groupe et toi. Même si c'est un groupe inconnu. Il y a le comportement du groupe. On dit toujours qu'y a des groupes super sur album, mais c'est des gros cons, et d'un autre côté, y a des groupes qui font de la musique moyenne, qui te plaît pas forcément, mais par contre, leur manière de se comporter est géniale. Je pense que t'iras plus facilement vers ce genre de groupes parce qu'ils l'ont fait avec leurs tripes, qu'ils sont pas opportunistes. C'est par rapport à ce que peut t'apporter, pas la musique, mais l'ensemble. Je pense qu'il faut remettre la musique dans un tout. La façon d'être, un comportement. [Florent, 33 ans, fonctionnaire, guitariste d'un groupe death metal]

  • 139 Leveratto, J.-M. 2000, op. cit., p. 124.
  • 140 L'intégrité artistique peut se mesurer à la lumière d'une carrière en prêtant attention, par exempl (...)

106Cet exemple illustre que le jugement porté sur un disque est indissociable de l'artiste qui l'a produit. Les dispositions éthiques de l'artiste confèrent mécaniquement de la qualité à ses productions. À condition toutefois qu'un amateur puisse les reconnaître et les apprécier en conséquence. Ces dispositions éthiques sont évaluées à la lumière des représentations de l'amateur qui les rapporte à ses propres valeurs éthiques. La question de l'intégrité artistique dont il est question ici (refus de l'opportunisme) « sert à exprimer la conviction qu'une chose est réellement une œuvre d'art, que rien de ce qui caractérise une œuvre d'art ne lui fait défaut139 ». L'intégrité, telle qu'est est évaluée ici, renvoie une fois encore à l'engagement du corps de l'artiste (« faire avec ses tripes »)140. Dans la bouche de cet amateur, elle va jusqu'à fonctionner en tant que valeur compensatoire à la qualité esthétique. Mais ces propos indiquent surtout que l'amateur évalue un disque dans sa globalité. Et que si certains instruments de mesure semblent être avant tout fondés sur des critères réflexifs, ceux-ci ne sont jamais détachés des perceptions corporelles de l'amateur. En effet, soit elles l'autorisent à tirer jouissance d'un disque, soit elles le lui interdisent. Et il en va de même avec les critères techniques.

3.3.5. Corps de l'amateur et critères techniques

107Les amateurs sont souvent très soucieux de la qualité technique d'un artiste et de ses productions (disques et concerts). Elle constitue un instrument de poids dans l'évaluation de la qualité artistique d'un groupe de rock. Les amateurs se fondent généralement sur trois grands types de critères : le son, la technique instrumentale et l'équipement technique.

Pour un album, je trouve que ce qui est dommage, c'est que de plus en plus on évalue un album au niveau du son. Si un album a le gros son, donc c'est bien. C'est vrai que ça devient un critère de qualité quand même assez important. J'ai de plus en plus de mal à écouter des vieux disques avec un son de merde que des disques actuels avec un super son. Et puis, y a un plein de trucs. La technique, la mise en place c'est vachement important. [Luc, 24 ans, étudiant, guitariste dans un groupe de metal progressif]

Généralement, les albums que je préfère, les bombes pour moi, c'est le truc où j'écoute une chanson et je tombe sur le cul. J'accroche. Les riffs tout de suite ça m'accroche, la puissance et tout. Déjà un bon disque c’est quelque chose qui est carré et qui a un bon son. Les trucs pas carrés avec un son zéro, j'ai du mal quand même. Je suis pas trop esprit punk, grindcore, son zéro, à l'arrache, ça me plaît pas. Bon, maintenant, faut qu'il y ait un feeling. Faut vraiment que j'accroche. Point. [Nathan, 20 ans, étudiant, batteur dans un groupe death metal]

  • 141 Il n'est bien entendu pas nécessaire d'être musicien pour apprécier la qualité technique d'une comp (...)

108Ces propos mettent l'accent sur deux critères techniques : la production artistique d'un disque (le son) et la technicité instrumentale (être carré). Ils s'articulent simultanément avec des perceptions corporelles. La qualité sonore d'un disque s'évalue sur un mode comparatif. Chacun peut en faire l'expérience en opposant la production d'un disque enregistré dans les années 60 et un disque produit récemment par exemple. Ou bien en éprouvant la différence de qualité sonore entre un disque autoproduit enregistré en « home studio » et un disque ayant bénéficié des compétences d'un producteur artistique renommé. La technicité instrumentale d'un groupe s'évalue quant à elle plutôt sur la base de savoirs techniques incorporés. Rien d'étonnant donc à ce que les amateurs, musiciens par ailleurs, mobilisent préférentiellement ce type de critère141. Par ailleurs, si la qualité du son d'un disque peut faire l'objet d'une évaluation, rien de surprenant non plus, à ce que la qualité du son d'un concert puisse l'être également.

Et un concert que tu vas voir, qu'est-ce que t'en attends ?

De prendre une claque dans la tête. Dans le groupe, on est tous pas mal sensibilisés à la sono, on est musiciens et on est pas mal critiques. C'est peut-être pas bien, mais résultat, faut que tu t'en prennes plein la tête au niveau prestation scénique, au niveau du son, de ce que les mecs envoient. Vu les niveaux des mecs qu'on va voir, j'ai pas envie d'être déçu par rapport au son. Les mecs ont des autres moyens que nous, ils peuvent pas se permettre d’envoyer des sons pourris. Pour moi c'est vraiment la grosse claque technique, lumière, sono, plus la prestation scénique. Vendredi dernier je suis allé voir System [Of A Down], j'ai pas aimé du tout. [...] Ce qui m'a fait le plus chier, c'est qu'il y avait un sale son. La grosse caisse c'était un bourdonnement complet. Y avait pas de caisse claire. La basse prenait toute la place comme pas permis. [...] Ça vaut pas un bon vieux concert de Pantera. Je les ai vus au Zénith y a deux, trois ans. La claque. T'avais beau chanter, t'entendais pas. C'était pas fort au point d'agresser. C'était vraiment puissant. Un son avec des épaules. Énorme. Puis les mecs sont rock'n'roll. Alors que les autres sont en train de devenir des mannequins. Ça a vachement changé au niveau des groupes. Pantera c'est une machine, mais une machine de guerre. System c'est une usine, ils viennent et se barrent. [Fabrice, 25 ans, étudiant, batteur d'un groupe rap metal]

Le son d'un concert est évalué à l'aune des connaissances techniques de l'amateur et de ses expériences antérieures en tant que spectateur. Elles lui fournissent un certain nombre d'éléments de comparaison qui lui permettent ensuite de justifier son jugement. Sa déception en l'occurrence. Pour finir, l'équipement utilisé par les musiciens constitue le troisième instrument de mesure de la qualité artistique. Ce qui élucide certains rituels au cours desquels on observe les amateurs se rapprocher de la scène avant que le concert ne débute, non pas pour s'assurer une place aux premières loges - ils se retirent sitôt leur relevé effectué - mais bien pour évaluer l'équipement en question et le mettre en débat ensuite :

Quand tu rentres dans la salle et que tu vois le mec sur quoi il joue : « aaaaaahhh ! » Tu sais que ça va chier parce que tu l'as entendu sur l'album et que t'aimerais bien savoir comment ils font pour avoir ce son et tout. C'est toujours pareil, t'apprends. Tu sais que ça, ça fait ça. Tu te roules par terre. « Holala ! T'as vu avec quoi il joue ? » - « C'est un faux ! » - « Mais non, c'est le dernier modèle, ça chie ! » [Frank, 33 ans, fonctionnaire, grand amateur de rock des années 70, imposante collection de disques]

109Ces trois types de critères techniques sont quelquefois articulés dans une même argumentation. Séparément ou non, ils fonctionnent toujours de pair avec le corps de l'amateur dont les organes (oreilles et yeux) éprouvent directement la qualité artistique d'une production. Ces critères techniques constituent donc des instruments de mesure de la qualité artistique permettant la formulation de jugements esthétiques. Qui eux-mêmes se fondent sur un certain nombre de critères esthétiques comme on va le voir.

3.3.6. Corps de l'amateur et critères esthétiques

  • 142 Heinich, N., Schaeffer, J.-M. 2004. Art, création, fiction. Entre sociologie et philosophie. Nimes  (...)
  • 143 Cette singularité touche également l'objet qui lui sert de support, à savoir le disque et sa pochet (...)

110Pour Jean-Marie-Schaeffer, l'originalité « semble indissociable de l'efficacité artistique comme telle. [...] Pour remplir sa fonction [...], une œuvre doit toujours au moins réussir à capter l'attention du récepteur. Pour ce faire, il faut qu'elle se détache de son environnement. Or, la "visibilité" de tout stimulus, et donc aussi de tout objet d'art, est fonction, entre autres, de son absence de prévisibilité et de redondance142 ». La notion d'originalité est très fréquemment mobilisée par les amateurs de rock. Elle est pour eux un critère esthétique majeur car elle renvoie à une identité artistique forte. À une singularité autrement dit. Cette singularité touche à la musique elle-même et à l'artiste qui la produit143.

111Un bon concert, disons que c'est vachement subjectif. [...] J'aime bien que le groupe bouge sur scène, qu'y ait une bonne mise en scène. Où alors que le concept soit très original. Comme Bjork que j'ai vu à Paris récemment et qui avait tout un orchestre. C'était super, elle avait tout l'orchestre dans la fosse, deux samplers, quatorze choristes, une harpiste. C’était génial, y avait plein de trucs à voir sur scène, elle avait des trucs projetés derrière. C'était vraiment un spectacle. Dans le metal ça se fait pas souvent. Dans le metal c'est surtout la conviction sur scène qui est importante. C'est clair que quand tu vois un groupe de base qui bouge pas, c'est clair que je me barre au bout de deux morceaux parce qu'il se passe rien. Après t'en as d'autres qui mettent vraiment la patate. Donc je pense surtout la conviction, la communication, le son aussi. [Christian, 28 ans, enseignant, batteur dans un groupe death/thrash metal]

  • 144 Sur le thème de l'originalité, on peut se reporter à la deuxième partie du livre de Heinich, N., Sc (...)

112Dans les propos ci-dessus, l'originalité est définie au sens d'une différenciation par rapport à l'environnement. Mais j'ai également pu enregistrer des déclarations où l'originalité d'un disque renvoyait plutôt à une tendance à l'émulation144.

Tu peux pas aimer à la première écoute. Au bout de dix, ouais. Tu commences à cerner ce qui se passe [sur le disque]. Une fois que t'as compris ce qu'ils t'envoient, c'est vraiment, vraiment fort. Je connais les albums par cœur. Je connais les parties de batterie par cœur. Je saurais jamais les jouer. J'ai jamais eu ce genre de, je sais pas si c'est une émotion, ce genre de truc avec un groupe. Quand tu vas voir un concert, tu revends tes instruments. Tu te dis « j'arrête tout ! ». C'est des monstres. En live, ils se permettent d'en rajouter avec une aisance... Pour moi c'est des extra-terrestres, mais au service du bon goût, du beau et du bien fait. C'est personnel. C'est vachement prétentieux, mais je suis vachement influencé dans ma tête par les plans de batterie de Mike Portnoy. Ça me structure un peu les idées et ça m'éloigne des plans trop basiques. [Fabrice, 25 ans, étudiant, batteur d'un groupe rap metal]

113Toutefois, l'originalité n'est pas un critère esthétique absolu. L'aspect conventionnel de la musique, au sens d'un respect de la tradition, est également fortement apprécié par certains amateurs :

Des fois c'est même téléphoné la musique. Le Fu Manchu c'est hyper téléphoné. Ils ont pas fini un accord que tu sais déjà ce qu'il va y avoir derrière. Et quand ça tombe... Voilà, ça marche par à-coups, c'est vachement calculé. [...] Ils savent ce qu'on aime et ils le font. Quand ils le font pas c'est tant pis. On peut pas toujours faire des trucs top. Mais quand ils le font, c'est magique. Tu sors ta guitare en carton et tu sautes partout dans l'appart (rire). C'est génial ! [Frank, 33 ans, fonctionnaire, grand amateur de rock des années 70, imposante collection de disques]

114Les critères esthétiques font référence à une connaissance élargie du champ rock, ou à tout le moins, d'un genre rock. Ils sont combinés avec des perceptions corporelles qui permettent à la fois d'éprouver directement le caractère innovant d'une musique ou alors son inscription dans une tradition. À ce titre, il est incontestable que les amateurs rattachent les critères esthétiques à des critères historiques.

3.3.7. Corps de l'amateur et critères historiques

115Certains amateurs de rock disposent de collections de disques relativement importantes. Tout comme certains se targuent d'avoir assisté à un grand nombre de concerts ou de lire méticuleusement la presse spécialisée rock. Selon l'intensité de ces pratiques consommatoires, certains amateurs se sont forgés des savoirs conséquents sur le rock. Ce qui fait d'eux des connaisseurs. Des savoirs que certains amateurs évaluent quelquefois très simplement, en fonction de la taille de la collection de disques :

Je dis toujours : « Avant 1 000 disques on peut pas causer, parce qu'on n'a pas une vision ». Tu comprends, le gars qui a 100 disques il peut pas causer... Parce qu'il ne connaît pas. Quand t'arrives à 1 000 t'as déjà un échantillonnage, donc tu repères déjà plus des styles, des directions, enfin je sais pas, tu vois, ça commence déjà à être un peu plus large. [Patrice, 49 ans, disquaire spécialisé, collection personnelle de plus de 10 000 disques]

Je pense que pour savoir qui il est vraiment, il faut demander au mec combien de disques il possède. [Conversation avec Henry, la trentaine, disquaire, collection personnelle de plus de 10 000 disques]

116Si cette objectivation par le nombre est certainement efficiente, elle néglige probablement l'idée d'un savoir en construction, opérant dès l'acquisition du premier disque. Quoiqu'il en soit, collectionner les disques et les concerts permet à l'amateur de se constituer un bagage culturel. Soit de s'équiper d'instruments de mesure de la qualité artistique :

Comment tu fais pour porter un jugement ? Pour dire qu'un groupe est bon ou pas ?

C'est un groupe qui a su assimiler... C'est une question d'histoire en fait. Un mec qui a jamais écouté de musique et qui veut s'y pencher, si tu lui fais écouter le dernier Morbid Angel, il va dire : « mais qu'est-ce que c'est que ça ? ». Parce qu'il a pas entendu Hendrix, Motorhead et ainsi de suite, tatata, tatata. Il faut savoir pourquoi les groupes ils font ça et décrypter la musique. En fait, quand j'entends un truc qui me plaît, j'écoute et je sens les influences, s'ils apportent quelque chose de neuf. Regarde les Fu Manchu. C'est une musique qui se faisait dans les années 70, sauf que maintenant ils ont le vrai son et ils ont la touche des années 90. C'est clair. C'est compliqué en fait parce que j'écoute pas que du rock. C'est toujours une question de feeling. T'écoutes ça, ça te rappelle... [Frank, 33 ans, fonctionnaire, grand amateur de rock des années 70, imposante collection de disques]

117La connaissance historique étendue de cet amateur lui permet d'établir des liens entre genres musicaux que trois générations séparent. Pour aboutir à Morbid Angel, combo death metal né à la fin des années 80, il passe par Motorhead, trio heavy metal, né dans la seconde moitié des années 70 et par Jimi Hendrix (années 60). Des connexions de ce type sont évidemment impossibles à établir pour qui ne dispose pas d'un savoir culturel suffisamment solide. Comment ce processus opère-t-il ? Très simplement si l'on en croit cet amateur. Il éprouve une musique sur son propre corps, qui, dans le même temps, procède à un certain nombre d'analyses historiques. Compétences historiques et impressions singulières lui permettent d'authentifier la qualité d'un disque. Ce jeu de références constitue donc un instrument de mesure indissociable du corps, qui en premier lieu, valide sa mise en œuvre. Par ailleurs, ce processus indique également que cet amateur dispose d'une « oreille » de connaisseur. Un point permettant de souligner une fois encore le caractère centralisateur du corps. En tant que siège de la réception il est le premier instrument de mesure de la qualité artistique, qu'il affine en combinant une multiplicité de critères. Ce qui ne doit pas faire oublier, pour finir, que corps et critères sont, pour être opérants, tributaires d'un certain nombre de conditions préalables à la capacité de juger.

3.3.8. Corps de l'amateur et conditions du jugement

  • 145 « Les conditions du jugement font partie du jugement lui-même ». In Hennion, A., Maisonneuve, S. Go (...)
  • 146 Un certain nombre de ces conditions a par ailleurs déjà été analysé au chapitre 4.

118La mesure de la qualité artistique s'effectue sous un certain nombre de conditions145. Je ne prétends pas ici restituer l'ensemble de ces conditions. Tâche impossible, tant elles sont variées146. Simplement, j'entends mettre l'accent sur leur caractère associé à l'épreuve de qualification. L'extrait d'entretien ci-dessous me semble être de nature à pouvoir illustrer ce processus :

Alors pour toi c'est quoi un bon concert ?

Faut déjà que le groupe soit bon. Faut que je l'aime au départ. Enfin, faut que je l'aime, faut que je connaisse les trucs. Si je connais pas, j'aime bien, mais tu participes pas pareil. Que le groupe joue bien, qu'il ait un bon son, qu'il saute partout. À la limite que t'aies un light show, n'importe quoi. Y a un truc très con, mais que j'aime beaucoup, par exemple, quand je vais à un festival ou à un concert assez gros, si je suis devant, j'aime bien pas être bousculé à mort, mais j'aime bien être serré. J'aime pas si je suis devant, que le gars derrière, il est un mètre plus loin. J'ai l'impression de pas en profiter pareil et qu'y a pas la même intensité. J'ai l'impression que c'est plus chaud, quand t'es vraiment bien serré. Par exemple, au concert d'Ozzy, j'étais sur la barrière, les gars derrière ils étaient vachement calmes. Ça sautait par moment, mais j'avais pas l'impression d'en profiter pareil. Quand t'es bien compact, c'est plus désagréable en même temps, mais d'un autre côté, j'ai l'impression que c'est plus chaud, plus vivant, tu vois ? C'est con. Je t'avouerais qu'honnêtement, un petit coup d'alcool avant, ça me fait du bien.

Ah ouais, c'est vrai que pour toi c'est important

Ouais. C'est pas important. Mais je suis d'un naturel timide et un peu réservé et ça me fait vachement de bien. Avant un concert, ça me permet de me lâcher un peu. Je suis pas le beauf bourrin qui va faire chier son voisin, mais rien que pour moi. Je vais pas me dire comme qu'il me regarde l'autre, je vais être moi, tout seul. Dans mon monde, et je vais profiter de mon concert. Et ça, ça change beaucoup.

C'est une sorte de mise en condition

Ouais. Justement, les premiers concerts, quand j'étais plus jeune, on faisait tout le temps ça. On était une bande, on picolait pas mal, on s'amusait. C'est vrai que je concevais pas que ce soit autrement et ça reste dans mes meilleurs souvenirs. On n'était pas mort saouls. On n'était pas des gars pénibles. On aimait bien boire, machin. On picolait avant. Pendant on allait devant on s'éclatait et voilà. Mais ça te désinhibe. Quant t'es un peu timide, tu te lâches un peu plus. Quand j'allais en boîte voir les filles, ça m'aidait un peu de boire avant. C'est pareil. En concert tu te lâches. Ce qui est un peu chiant quand je vais à Bâle, je vais voir des méga groupes que j'adore. Je fais 250 bornes aller, 250 bornes retour. Je picole pas. Surtout pas en plein milieu de semaine. Des fois j'ai l'impression de pas en profiter pareil. J'aimerais bien, sans être saoul, avoir bu dix, quinze canettes avant. Être bien chaud.

T'es plus excité

C'est le côté désinhibé, tu te lâches en fait. Ça j'aimerais bien. Je regrette. Surtout quand c'est des groupes que j'aime vraiment. T'apprécies bêtement que le côté « soyons fou, allons-y ! ».

Ça te retire quelque chose ?

J'ai l'impression que moi je me lâche pas pareil. Pas que le groupe est moins bien. En plus j'ai un gros problème. C'est que je suis devenu un vieux et que j'ai perdu mes cheveux. Mais ça c'est terrible à un concert.

Ah bon ?

Oh oui ! Putain avant le headbanging... tu ressentais ça autrement. T'avais les cheveux partout qui te tapaient dans tous les coins. T'étais à fond dedans. Maintenant, t'as beau secouer ta tête, t'as plus rien. C'est pas la même sensation. Je trouvais ça EXCELLENT. J'ai vraiment l'impression que c'est plus pareil. C'est un truc con, mais c'était vachement bien. C'est un détail sur tout le reste du concert, mais c'était agréable. Tu sentais que t'appartenais à un truc. Tu t'éclatais bien. J'ai pas l'impression de m'éclater de la même manière. Puis quand j'étais jeune, je jouais plus, comme dirait Scorpions, de l'imaginary guitar. Tu vieillis, t'oses moins. J'étais plus fou avant. J'ai l'impression que je profitais plus. Tu vois, là au concert d'Ozzy, mon pote me dit : « Je vais pas devant ». Je dis : « ah, moi non plus ! ». On arrive, vers trois, quatre rangs : « Je reste là ! ». Ils jouent les premières notes : « Si on se perd on se retrouve là-bas ! » et je file devant (rire). J'ai terminé sur la barrière. On y était allé à trois heures de l'après-midi, on a bu quelques bières. Ça fait du bien. Ça te met petit à petit dans l'ambiance. T'es content, tu te lâches.

Manquait plus que les cheveux

Manquait plus que les cheveux, ouais. Et puis des gars qui poussaient un tout petit peu plus derrière.

Ça fait quand même un certain nombre de conditions qui doivent être réunies

C'est con ! J'adore Pretty Maids, je les ai vus plein de fois. T'es devant sur la barrière, t'es en train de faire le signe de la bête comme un maboule, mais tu t'éclates, derrière toi, t'es pas serré, t'as l'impression que la salle est vide, qu'y a pas une grande ambiance. C'est un petit peu bizarre. Je me rappelle, j'allais voir Maiden, jetais serré comme une sardine. Tu ressors en nage. Tu vis pas forcément le moment présent hyper bien. Tu crèves de chaud. Tu te dis quand même « j'y étais ». Ça fait un peu ancien combattant. C'est assez agréable. [Bertrand, 28 ans, enseignant, grand amateur de hard rock et de heavy metal, imposante collection de disques]

119Cet extrait d'entretien a tout d'abord le mérite de cristalliser la quasi-totalité des critères d'évaluation évoqués précédemment : techniques du corps, critères techniques (son, lumière, maîtrise instrumentale), critères éthiques (engagement du corps de l'artiste), critères esthétiques (caractère spectaculaire du concert), critères festifs (la foule, les copains, l'alcool), et critères historiques (connaissance préalable de l'œuvre de l'artiste). En outre, l'exemplarité de ces propos tient également de ce qu'ils montrent combien le jugement artistique peut être déterminé par une somme de conditions : proximité physique avec le public (ni trop proche, ni trop éloigné), absorption d'alcool favorisant l'abandon de soi, cheveux longs encourageant l'exercice physique du headbanging. Qu'un seul de ces éléments fasse défaut et déjà l'événement que constitue le concert perd en intensité. Ce qui, par le fait, n'est jamais sans conséquence sur la procédure qui conduit l'amateur à se prononcer quant à la qualité artistique d'une production.

4. Un monde du « faire ensemble »

120Le « faire ensemble » est la conséquence d'une prise réussie comme on a pu le voir. La prise procède d'une série d'épreuves fondée sur une diversité d'instruments de mesure. Des instruments de mesure mobilisant expérience sensorielle et savoirs intellectuels. Mais la perception sensorielle ne procède pas de la seule subjectivité. Elle est indissociable de savoirs du corps développés au contact d'un réseau d'objets et d'acteurs culturels. Entre perception et réflexivité, la combinaison de ces savoirs permet d’évaluer la qualité d'un dispositif, d'un artiste ou d'une production culturelle au cours d'une série instrumentée d'épreuves. Cette procédure combinatoire est au fondement du « faire ensemble ». Elle conduit à la formulation d'un jugement de goût. Et le goût pour le rock est ce qui fait tenir le monde du rock. Par conséquent, on peut dire que le monde du rock résulte d'une intrication complexe de réseaux. Réseaux de corps, de choses, de goûts, de savoirs et donc d'attachements.

Notes

1 Hennion, A. 1993. La passion musicale. Une sociologie de la médiation. Paris : Métailié, p. 224.

2 Je ne cherche nullement à réduire la définition du monde du rock à ses seuls amateurs. Son fonctionnement est également tributaire d'activités de « renfort » menées par des acteurs non nécessairement amateurs de rock. C'est ce qu'a bien montré Howard Becker dans Becker, H. S. 1988. Les mondes de l'art. Paris : Flammarion, éd. orig. 1982, p. 27-63.

3 Traduction du titre de recueil de recherches de Becker, H. S. 1986. Doing things together. Evanston : Northwestern University. Je l'emploierai néanmoins dans le sens qu'en donne Antoine Hennion, à savoir une articulation entre « un faire et un répertoire, définissant une pratique avec ses compétences, ses productions et ses moments d'émotion particuliers, irréductibles à ses déterminations autant qu'aux objets sur lesquels elle porte ». In Hennion, A., Maisonneuve, S. Gomart, E. 2000. Figures de l'amateur. Formes, objets et pratiques de l'amour de la musique aujourd'hui. Paris : La Documentation Française, coll. Questions de Culture, p. 42.

4 C'est le cas notamment pour la sociologie de type interactionniste.

5 Hennion, A., Maisonneuve, S. Gomart, E. 2000, op. cit., p. 30.

6 Engagement et autodétermination sont des « états du corps » renvoyant au concept de la motivation. On dénombre plusieurs approches de ce concept. Dans ce domaine, je me réfère plus volontiers à l'approche humaniste d'Abraham Maslow. Pour lui, la motivation relève de besoins suivant une hiérarchie de satisfactions successives. Elles débutent avec les besoins physiologiques pour ensuite aller aux besoins de sécurité, d'amour et d'appartenance, d'estime de soi, [de connaissance, d'esthétique] et finalement aux besoins de réalisation de soi. Maslow, A. 1989. Vers une psychologie de l'être. Paris : Fayard. 1re éd. 1968.

7 J'entends le corps dans sa dimension matérialiste, impliquant à ce titre indissociablement son fonctionnement cognitif. Pour ce qui est de « l'engagement du corps », je fais référence au travail de Bessy, C., Chateauraynaud, F. 1993. Les ressorts de l'expertise. Epreuves d'authenticité et engagement des corps. Raisons pratiques, no 4, « Les objets dans l’action », p. 141-164.

8 Hennion, A., Maisonneuve, S. Gomart, E. 2000, op. cit., p. 29.

9 Par engagement, il faut entendre un engagement du corps dans une activité particulière. Par exemple, production de musique, édition d'un fanzine, etc.

10 Ce sont également des notions d'actions dynamiques. Catherine Teiger relève fort à propos qu'elles sont conduites « à créer des notions qui [leur] sont propres telles que les "représentations pour l'action" ». Teiger, C. 1993. L'approche ergonomique : du travail humain à l'activité des hommes et des femmes au travail. Éducation Permanente, no 116, p. 91-92.

11 L'apprentissage est une activité parmi d'autres du monde du rock. Elle nécessite évidemment un engagement préalable. Cet engagement est bipolaire puisqu’il recouvre à la fois l’activité d'apprendre et l’activité de transmettre. Elle engage donc à la fois un apprenant et une personne/objet ressource (ce dernier pouvant être une méthode écrite ou un cours enregistré sur cassette vidéo par exemple). Cette combinaison constitue un réseau sociotechnique, c'est-à-dire, un « assemblage à géométrie variable et évolutive d'éléments hétérogènes (objets, personnes, groupes, normes, instrumentation, etc.) liés entre eux et qui se répondent et se renforcent mutuellement ». In Trivière, F.-X. 1999. Objets de bricole de l'usine à l'univers domestique. In Bromberger, C, Chevallier, D. Sous la dir. Carrières d'objets. Paris : Editions de la Maison des sciences de l’Homme. Mission du Patrimoine ethnologique. Collection Ethnologie de la France. Cahier 13, p. 88.

12 « Devenir musicien de rock n'est pas un processus inscrit dans l'histoire, la théorie et la pédagogie des académies prestigieuses ; ce n'est pas non plus une forme d'apprentissage organisée selon une tradition informelle d'enseignants et d'enseignements. Devenir musicien de rock n'est même pas un processus d'apprentissage. En fait, le rock est dans une large mesure plutôt appris qu'enseigné par des professeurs ». In Bennett, H. S. 1980. Le rock, ça se répète. Vibrations, no 6. 1988. « Apprendre la musique ». Traduit par Patrick Mignon, p. 184. Si on peut accepter les deux idées développées dans la première phrase de l'auteur, je suis en désaccord profond avec le contenu de sa seconde phrase. Car il est permis de se demander comment on pourrait devenir musicien de rock sans s'inscrire dans un processus d'apprentissage. Quant à la troisième proposition de l'auteur, il faut lui reconnaître des circonstances atténuantes tant elle est datée historiquement.

13 Il faut prendre ici l'expression « apprentissage académique » dans le sens de la tradition didactique, à savoir comme « un exercice mental déterminé par des contenus d'enseignements, par la cohérence d'un programme éducatif ou les directives qui régissent une profession ». In Courtois, B. 1989. L'apprentissage expérientiel : une notion et des pratiques à défricher. Éducation Permanente no 100/101, p. 11.

14 Sourisseau, R. 1998. Musiciens cherchent soutiens : répétition, formation. Les Rencontres du Grand Zebrock. A propos des musiques actuelles. Noisy-le-Sec : Chroma, p. 93.

15 Le monde du rock survalorise tout particulièrement l'éthique DIY (Do It Yourself, « faites le vous-même »). Slogan majeur du mouvement punk que n’auraient pas renié les situationnistes. Il est également le nom d'une série de huit compilations retraçant l'histoire de la musique punk, éditée par le label Rhino en 1993. Il est communément admis que le mouvement punk est l’instigateur du Do It Yourself dans le monde de la musique. Or il semblerait que cette éthique date de la seconde moitié des années 60 si l'on en croit les propos de Joe Mc Donald, leader de Country Joe and the Fish. Ce dernier déclare avoir enregistré un 45 tours en 1965 totalement autoproduit : « C'était l'une des premières fois qu'un groupe produisait son propre disque de rock'n'roll. On le vendait dans des petites librairies du coin ! ». Vacher, J.-M. 1998. Sur la route de Janis Joplin. Paris : Seuil, p. 260. Ironie de l'histoire qui voudrait que le mouvement punk soit une réaction au mouvement hippie. Toutefois, le principe du DIY naît probablement au sein du monde de la musique avant les années 60. Que l'on pense par exemple au monde du jazz où Hugues Panassié et Charles Delaunay, avant-garde d'amateurs, ont assuré la diffusion de ce genre musical par la création du Hot club de France en 1932, la fondation de la revue Jazz Hot en 1935, la publication de l’ouvrage de Hugues Panassié qui entend définir les traits esthétiques du jazz et en démontrer toute la valeur (Le Jazz hot, 1934) ainsi que la mise en place d'un label de disques. Swing, en 1937. Je dois cette dernière réflexion à Gérôme Guibert, sociologue des industries culturelles. Elle est développée dans Guibert, G. 2006. « La production de la culture ». Les musiques amplifiées en France : genèses, structurations, industries, alternatives. Clermont-Ferrand/Paris : Mélanie Séteun/Irma, coll. Musique et Société.

16 Lire à ce sujet le très instructif échange entre Marc-Olivier Dupin, directeur du Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris (CNSMDP) et Philippe Berthelot, directeur de la Fédurok, paru dans Les Rencontres du Grand Zebrock. À propos des musiques actuelles, op. cit., p. 104-106.

17 Suite aux préconisations du rapport d'Authelain, G. 1997. La formation de musiciens pour le développement de la pratique des musiques actuelles. Paris : ministère de la Culture et de la Communication. Direction de la musique et de la danse, ainsi qu'au programme d'action développé en 1998 par le ministère de la Culture, qui vise notamment à ouvrir les écoles nationales de musique et les conservatoires aux musiques actuelles. Voir pour cela le Rapport de la Commission nationale des musiques actuelles à Catherine Trautmann, Ministre de la Culture et de la Communication. 1998. Disponible sur : http://www.irma.asso.fr. [consulté le 27.12.2004], L'impact de ces mesures semble cependant relativement modeste étant donné, en Lorraine tout du moins, que la formation est surtout assurée par des structures associatives et certaines collectivités locales. En 1992, Louis Chrétiennot (ENM Villeurbanne) observe que les efforts réalisés par l'Etat en matière de formation connaissent une grave dérive dans la mesure où l'enseignement dispensé reproduit à l'identique les méthodes pédagogiques à l'œuvre dans les conservatoires, in Chrétiennot, L. 1992. Y a-t-il un rocker dans la salle ? Formations rock, état des lieux. Paris : CIR, coll. Volumes, p. 18.

18 Chrétiennot, L. 1992, ibid., p. 16.

19 Menger, P.-M. 1997. La profession de comédien. Formation, activités et carrières dans la démultiplication de soi. Paris : Ministère de la Culture et de la Communication.

20 Il faut rappeler ici que la formation n'occupe pas le seul domaine instrumental, mais qu'elle est une dimension ayant vocation à s'étendre à des champs techniques, administratifs ou commerciaux (par exemple formations touchant à la lumière, à la prise de son, à la sonorisation et à la gestion du son sur scène, gestion de carrière, etc.).

21 Theil, J.-P. 1989. L'autodidaxie comme type d'apprentissage expérientiel. Éducation Permanente, no 100-101, p. 31.

22 La littérature sur le sujet est désormais foisonnante. Parmi quelques références, citons : Savage, J. 2002. England's dreaming. Les Sex Pistols et le punk. Paris : Allia, éd. orig. 1991 ; O'Hara, C. 1995. The philosophy of punk. More than noise. San Francisco : AK Press ; Budde, D. 1997. Take three Chords... Punkrock und die entwicklung zum american hardcore. Karben : Coda ; Sabin, R. Sous la dir. 1999. Punk rock : so what ? The cultural legacy of punk. London & New York : Routledge.

23 Shank, B. 1996. Fears of the white unconscious : music, race and identification in the censorship of « cop killer ». Radical History Review, no 66. Disponible sur http://chnm.gmu.edu/rhr/artide1.htm, p. 5 [consulté le 12.02.2001]

24 Pierre-Michel Menger propose quelques éléments d'explication quant à la séduction qu'exercent les professions artistiques malgré les dimensions d'incertitude et de prise de risque qui y sont attachées. Menger, P.-M. 1991. Marché du travail artistique et socialisation du risque. Le cas des arts du spectacle. Revue française de sociologie, no XXXII, p. 61-74.

25 Par école de musique, il faut majoritairement entendre certaines structures municipales. Seuls deux individus de l'échantillon déclarent avoir suivi un cursus de formation professionnelle orienté « musiques actuelles » de type MAI (Music Academy International), ex-CMCN. J'ai pu interroger une autre personne, dont les propos sont mobilisés ici, bien avant d'avoir lancé ma campagne de questionnaires.

26 Voir à ce sujet Menger, P.-M. 1983. Le paradoxe du musicien. Paris : Flammarion., p. 22-23, et Menger, P.-M. 1997. op. cit., p. 113.

27 Guibert, G., Migeot, X. 1999. Les dépenses des musiciens de musiques actuelles. Éléments d’enquêtes réalisées en Pays-de-Loire et Poitou-Charentes. La Scène, Hors-série, « Politiques publiques et musiques amplifiées/actuelles ». Actes des 2“rencontres nationales. Nantes 1998, p. 119.

28 L'analyse la plus approfondie sur le sujet est probablement celle de Green, L. 2001. How popular musicians learn : a way ahead for music education. Ashgate : Aldershot. Cet ouvrage remarquable dresse un panorama précis et exhaustif des multiples modalités d'apprentissage de la musique. L'auteur ne cherche jamais à opposer apprentissage formel et apprentissage informel. A la suite d'un important travail ethnographique, Lucy Green vise plutôt à ouvrir des passerelles entre ces deux formes d'apprentissage. Sa démarche compréhensive débouche sur un certain nombre de préconisations constructives à l'usage des enseignants.

29 Voir http://www.irma.asso.fr/rubrique.php37id_rubrique347 [consulté le 10.06.2004].

30 Sur les douze modules de formation proposés, neuf d'entre eux s'adressent aux artistes (dont deux touchent à la filière du disque) tandis que les trois autres s'adressent aux organisateurs de concerts. Voir http://www.zic-zac.com/index1.php?page=formation/index.html [consulté le 10.06.2004], On peut noter par ailleurs, qu’une vingtaine d'acteurs de l'échantillon (6,6 %) déclarent avoir suivi une formation technique au cours de leur carrière. Dans ce cas, il s'agit essentiellement de sessions de formations courtes (à la journée) ou épisodiques touchant à la lumière, à la prise de son, à la sonorisation et à la gestion du son sur scène. Une autre vingtaine d'acteurs de l'échantillon (7 %) déclare avoir suivi une formation administrative ou commerciale en lien avec la musique. Ces formations, courtes elles aussi, ont essentiellement eu trait à la gestion de la carrière d'artiste.

31 Cette terminologie multidimensionnelle a été introduite dans la langue française au cours des années 80. Ce néologisme a été essentiellement stabilisé aux États-Unis par des pédagogues tels que John Dewey, Pour un aperçu concernant les origines de cette terminologie, voir Landry, F. 1989. La formation expérientielle : origines, définitions et tendances. Education Permanente no 100/101, p. 13-22. Toutefois, il est nécessaire de bien prendre en considération que la formation expérientielle ne se définit pas exclusivement en référence à l'institution éducative. C'est en partie ce que nous enseigne Joffre Dumazedier avec les notions d'« autoformation existentielle » et d'« autoformation sociale ». Pour ce dernier, la démarche d'apprendre en dehors des cadres purement scolaires est caractéristique de la fin du 20e siècle. Dumazedier, J. 2002. Penser l'autoformation. Société d'aujourd'hui et pratiques d'autoformation. Lyon : Chronique Sociale, coll. Pédagogie/Formation.

32 Les pédagogues américains se sont surtout interrogés quant à la pertinence de programmes de formation basés sur l'assimilation de connaissances mésestimant l'expérience de l'élève. La formation expérientielle ne peut cependant pas se définir uniquement en référence à l'institution éducative comme le note Bernadette Courtois, 1989, op. cit., p. 8.

33 Dewey, J. 1975. Démocratie et éducation. Introduction à la philosophie de l'éducation. Paris : Armand Colin, éd. orig. 1916, p. 173-186.

34 Dewey, J. 1975, ibid., p. 175.

35 Pineau, G. 1989. La formation expérientielle en auto-, éco-et co-formation. Éducation Permanente no 100/101, p. 25.

36 J'entends le terme « entraînement » au sens de « répétition » (pour éviter la confusion avec l'acte de répéter en groupe), c'est-à-dire selon l'acception qu'en donnent Bessy, C., Chateauraynaud, F. 1995. Experts et Faussaires. Pour une sociologie de la perception. Paris : Métailié, p. 228. Pour ces auteurs « La répétition des épreuves apprend à identifier, aux points de jonction du sensible et de l'intelligible, les régularités et les singularités, les traits principaux et les traits secondaires, les formes canoniques et les styles particuliers ». Je ne traiterai cependant pas de cette notion ici, étant donné qu'il me semble pouvoir l'associer de manière implicite à la question de l'apprentissage.

37 Comme le dit bien Bernadette Courtois : « Parler de formation expérientielle, c’est soutenir que l'expérience peut être créatrice de savoir sans la détacher a priori de son contexte local et singulier ». Courtois, B. 1989, op. cit., p. 10.

38 Teiger, C. 1993, op. cit, p. 87. Pour l'auteur, ces trois points révèlent « le caractère pluraliste du fonctionnement cognitif ». Par ailleurs, on peut noter que le troisième point est également vérifié par Pierre Bourdieu en 1980 dans Le sens pratique. Paris : Editions de Minuit, coll. Le sens commun.

39 On peut supposer qu'elle occupe également un poids non négligeable dans ce qui relève de la motivation, de la construction identitaire et de l'estime de soi.

40 Détienne, M., Vernant, J.-P. 1974. Les ruses de l'intelligence. La mètis des Grecs. Paris : Flammarion, coll. Champs.

41 Détienne, M., Vernant, J.-P. 1974, ibid., p. 10. A la même page, les auteurs rappellent par ailleurs fort bien que cette forme d'intelligence est refoulée par les philosophes dès le 5e siècle : « Dans le tableau de la pensée et du savoir qu'ont dressé ces professionnels de l'intelligence que sont les philosophes, toutes les qualités d'esprit dont est faite la métis, ses tours de main, ses adresses, ses stratagèmes, sont le plus souvent rejetés dans l'ombre, effacés du domaine de la connaissance véritable et ramenés, suivant les cas, au niveau de la routine, de l'inspiration hasardeuse, de l'opinion inconstante, ou de la pure et simple charlatanerie ». Dans la mythologie grecque. Métis s'oppose à Thémis, dont le rôle « est de marquer les interdits, les frontières à ne pas franchir, les préséances à respecter pour que chacun soit à jamais maintenu dans les limites de son domaine et de son rang », p. 105. En matière d'apprentissage, la mètis serait une formation dans et par la situation de travail aboutissant à une qualification quasi-clandestine par la médiation des pairs. La thémis serait quant à elle une formation organisée aboutissant à une qualification officielle par la médiation du dispositif de formation.

42 Teiger, C. 1993, op. cit., p. 86.

43 Bessy, C, Chateauraynaud, F. 1995, op. cit., p. 231.

44 Capacité de saisie fonctionnant à double sens. D'un côté, la prise « prélève, capte, saisit, par le biais de la perception, des morceaux de chair ou de matière (qui "donnent prise à"), de l'autre, elle injecte, produit, construit des significations (qui "ont prise sur") ». In Chateauraynaud, F. 1996. Essai sur le tangible. Entre expérience et jugement : la dynamique du sens commun et de la preuve. Paris : EHESS, document de travail, p. 24. Disponible sur http://prospero.dyndns.org:9673/prospero/acces_public/06_association_doxa/Tangible.pdf [consulté le 27.10.2004], L'aboutissement de la prise est le « régime d'emprise », à savoir un régime où l'objet est pris dans le monde implicite des individus au point de ne plus apparaître comme objet. In Bessy, C., Chateauraynaud, F. 1993, op. cit., p. 158.

45 Thévenot, L. 1994. Le régime de familiarité. Des choses en personne. Genèses, no 17, « Les objets et les choses », p. 84.

46 Chateauraynaud, F. 1996, op. cit., p. 24.

47 Jean-Marie Barbier regroupe sous cette expression le triptyque savoir, savoir-faire et savoir-être. In Barbier, J.-M. Sous la dir. 1998. Savoirs théoriques et savoirs d'action. Paris : PUF, coll. Biennales de l'éducation. Dans une certaine mesure, on pourrait également convoquer ici la notion de « plis » chère à Francis Chateauraynaud, et Christian Bessy (qu'ils tiennent de Gilles Deleuze) qui se forment au sein d'un apprentissage dans le corps-à-corps avec l'objet.

48 Thévenot, L. 1994, op. cit., p. 84.

49 En d'autres termes, c'est le lieu où s'effectuent les « prises », à savoir, un « lieu de réunion des épreuves » : épreuve de qualification, exploration du réseau, expérience sensorielle et examen instrumenté des matériaux. In Bessy, C., Chateauraynaud, F. 1995, op. cit., p. 240-244.

50 Je rejoins sur ce point Bernadette Courtois pour qui il ne s'agit pas de jouer « la formation expérientielle contre la formation instituée, mais plutôt de réfléchir à l'articulation la plus satisfaisante pour l'individu et la collectivité des différentes approches formatives ». In Courtois, B. 1989, op. cit., p. 10.

51 Bien évidemment, comme on a pu le voir dans les chapitres 4 et 5, l'engagement peut combiner des registres économiques, tout autant qu'affectifs ou éthiques, etc.

52 Je rappelle que j'entends le terme dispositif au sens qu'en donnent BESSY, C., Chateauraynaud, F. 1995, op. cit., p. 245. « Les dispositifs sont composés de réseaux d'entités organisés par des conventions définissant des états, des modes et des relations. Ils permettent des économies interprétatives, des attributions (de fonctions, de responsabilités, de propriétés, etc.) et surtout, peuvent être transportés par les personnes sous la forme de représentations ».

53 Bessy, C, Chateauraynaud, F. 1995, op. cit., p. 245.

54 Selon les mots de Laurent Hénart, adjoint à la Culture de la Ville de Nancy, qui rajoute, par ailleurs, que « ce lieu permettra de créer les conditions de répétition, de diffusion et de formation des groupes musicaux, en dynamisant la création locale ». Lettre d'invitation à une réunion de présentation du projet CRMA en date du 23 novembre 2001. Il est plus vraisemblable que le lieu ouvre en 2006 conformément à ce qui est annoncé dans le programme de l'Austrasique du second trimestre 2004, p. 4.

55 Dans un court entretien à la presse locale, Laurent Hénart précise qu'avant l'ouverture du CRMA, « il faudra tester des idées pour voir ce que le public apprécie ». L'Est Républicain, 25 août 2000. Par ailleurs, le dossier intitulé Les actions de préfiguration du Centre régional des musiques actuelles à Nancy. Année 2001/2003, p. 1, stipule : « il est essentiel d'expérimenter sur Nancy différentes actions qui préfigureront les projets qui seront développés dans le futur par le CRMA et qui augureront les objectifs qu'il aura à atteindre et le rôle qui lui sera conféré ».

56 Ce qui représente une aide directe de 1 069 à 1 527 € selon les concerts.

57 Par ailleurs, le dossier Les actions de préfiguration du Centre régional des musiques actuelles à Nancy. Année 2001/2003, p. 5, mentionne explicitement la chose suivante : « Ayant connaissance en amont des aides qui pourront leur être versées, [les structures de diffusion] pourront réellement mesurer leurs risques financiers ».

58 On ne peut s'empêcher de penser que ce dispositif s'inscrit dans une perspective d'éducation populaire. En effet, dans les grandes lignes, l'éducation populaire s'effectue hors des structures éducatives traditionnelles (famille, école, université), au sein du temps de loisir par la pratique volontaire de la vie de groupe, sous l'effet de chacun par chacun, selon une vision démocratique des pratiques culturelles avec pour finalité, l'apprentissage de la citoyenneté.

59 Quatre d'entre elles officient alors dans un registre rock entendu au sens large. Soit plus de la moitié des associations organisant des concerts à l'Austrasique.

60 Douze d'entre elles officient alors dans un registre rock entendu au sens large. Soit un peu plus d'un tiers des associations organisant des concerts à l'Austrasique. Ce qui n'empêche pas la programmation du lieu d'être pour moitié à coloration rock, si l'on en juge les statistiques de l'année 2003 fournies dans le programme de l'Austrasique du second trimestre 2004, p. 4

61 Il faut noter que le dispositif proposait également pendant un temps, un programme d'accompagnement aux associations de diffusion.

62 « Les corps ne se laissent pas enfermer dans les dispositifs » comme le rappellent fort justement Bessy, C., Chateauraynaud, F. 1995, op. cit., p. 245. Toutefois, seul un nombre très réduit d’associations s'est retiré du dispositif. Dans ce cas, le responsable de l'une d'entre elle a fait état d'une incompréhension rétrospective quant aux exigences du règlement intérieur, avec son lot de récriminations adressées aux responsables de l'Austrasique.

63 « La prise est le produit de la rencontre entre un dispositif porté par la ou les personnes engagées dans l'épreuve et un réseau de corps fournissant des saillances, des plis, des interstices ». In Bessy, C, Chateauraynaud, F. 1995, op. cit., p. 239.

64 Je ne tiens pas compte ici de la méconnaissance, parfois réelle, des acteurs locaux quant aux dispositifs existants.

65 Bessy, C, Chateauraynaud, F. 1995, op. cit., p. 252. Pour ces auteurs, une prise est pertinente et fait l'objet d'un accord solide « 1 / Si et seulement si elle rassemble [les éléments mis en jeu lors d'une épreuve] en favorisant des rapprochements et des recoupements, sans créer d'opacité supplémentaire, de contradiction flagrante ou de décrochage entre les catégories, les réseaux, les corps et les matériaux. 2 / [Si elle] peut être partagée au moindre coût, par un effort réduit, un engagement minimal de l'ensemble des protagonistes ».

66 Le détail de ces deux axes est disponible sur : http://www.zic-zac.com/index1.php?page=risques/index.html [consulté le 02.07.2004]

67 La version web de cette plaquette est disponible sur : http://www.confort-moderne.fr/risques/index_flash.htm [consulté le 02.07.2004], Il faut signaler par ailleurs qu'elle a été réalisée conjointement par le Pôle régional des musiques actuelles de Poitou-Charentes et le Confort Moderne de Poitiers. Ces deux structures ont élaboré un dispositif de prévention aux risques auditifs particulièrement fécond.

68 Quatre soirées d'information ouvertes au grand public ont eu lieu entre février 2001 et juin 2002. Cinq autres séances d'information se sont tenues dans le cadre de l'opération « Metal en Lorraine » entre le 3 février et le 10 mars 2001. J'ai eu l'occasion d'assister à deux d'entre elles.

69 À titre d'exemple, le CRMA a fait l'acquisition de 5 000 paires de protections auditives en 2001, 1 750 paires en 2002, 3 250 paires en 2003, et 15 000 paires en 2004.

70 Le corps de l'amateur de rock doit souvent faire avec une extension des pathologies de l'audition (acouphènes ou hyperacousie notamment).

71 Dans un courrier d'invitation « à une soirée d'information relative aux risques auditifs et au décret d'application sur le bruit du 15 décembre 1998 », datant du 7 novembre 2000, le réseau de diffuseurs Zic Zac en Lorraine indique la chose suivante : « La prévention du risque auditif constitue pour nous une priorité ». Il est par ailleurs assez amusant de constater que cette même invitation s'articule autour de deux thématiques a priori contradictoires. La prévention des risques auditifs d’une part. De l'autre, une loi anti-bruit ayant eu des répercussions funestes sur un lieu de diffusion emblématique en Lorraine : le Gueulard à Nilvange. Les apparentes contradictions contenues dans cet énoncé à double entrée s'atténuent dès lors que l'on reconsidère sa provenance. En effet, en tant qu'un réseau de diffuseurs, Zic-Zac en Lorraine cherche à la fois à préserver le fonctionnement de ses lieux d'activités ainsi que la capacité de son public à les fréquenter.

72 Il faut noter que la lutte contre l'extension des pathologies auditives, pas plus que la déficience auditive entendue au sens large (frappant 10 % de la population française selon le rapport Lecomte portant sur « Les aides techniques aux personnes handicapées », Secrétariat d’Etat aux personnes Handicapées, mars 2003), ne constitue un problème de santé publique à ce jour en France. Ce qui n'empêche pas la tenue d'initiatives locales ponctuelles. Je fais référence à l'opération mise en œuvre par la Caisse primaire d'assurance maladie de Nancy « Nos oreilles ! On y tient ! ». Elle s'est tenue du 24 avril au 25 mai 2002 au Carrefour Santé, autour d'expositions, de dépistages auditifs et de conférences.

73 Plus précisément, ces observations ciblées ont essentiellement été réalisées à l'Austrasique tout au long de l'année 2001. Elles se fondent sur deux séquences d'observation depuis la caisse de la billetterie, trois séquences d'observation depuis le contrôle billet et six séquences d'observation depuis le bar. Evidemment, ces observations ne sont pas en mesure de pouvoir restituer les spectateurs équipés préalablement de protections auditives à l'instar de Bertrand. Il s'agit de la première limite de ces observations. Il faut préciser par ailleurs que l'Austrasique est équipé d'un limiteur de décibels empêchant de dépasser un volume sonore supérieur aux limites autorisées par la loi, soit 105 dB. Le risque auditif est évidemment nettement plus prononcé au sein de lieux de diffusion non équipés en limiteur de décibels, qui par ailleurs ne distribuent jamais de protections auditives. C'est la seconde limite de ces observations.

74 Je fais ici volontairement abstraction du caractère rébarbatif que peut présenter une plaquette d'information.

75 Selon la responsable de l'Austrasique, certains spectateurs dévalisaient littéralement la corbeille en question. Elle est aujourd'hui revenue sur le zinc, mais sous le contrôle des barmen.

76 Une opération de ce type constitue le cœur même de la notion de médiation.

77 Cette terminologie a été largement reprise par le directeur de Zic-Zac en Lorraine au cours des séances d'information. Le président de l'association s'en est également saisi, comme on a pu le lire dans l'édition de l'Est Républicain du 21 novembre 2000.

78 La fermeture du Gueulard à Nilvange a eu pour conséquence l'annulation d'une soirée et donc de réduire le dispositif à cinq concerts pour 15 groupes.

79 Zic-Zac News # 3, janvier-avril 2001, p. 4.

80 Il s'agissait à la fois d'acteurs généralistes et spécialisés : presse quotidienne régionale, fanzine, radio, TV, site web, diffuseur, tourneur, label, manager, collectif d'artistes et groupes.

81 Zic-Zac News # 6, janvier-avril 2002, p. 12.

82 Callon, M. 1999. Ni intellectuel engagé, ni intellectuel dégagé : la double stratégie de l'attachement et du détachement. Sociologie du Travail, no 1, vol. 41, p. 66.

83 Pour Christian Bessy et Francis Chateauraynaud, « les troubles suscités par les choses proviennent [...] de deux sources qui peuvent d'ailleurs se conjuguer : un changement de dispositif [...] ; une rupture, un moment d'arrêt, un état critique, une catastrophe qui altère ou menace l'action routinière et conduit à une mise en présence radicale des corps ». L'exemple sur lequel je m'appuie indique que les acteurs sont plutôt pris dans le second schéma. In Bessy, C., Chateauraynaud, F. 1993, op. cit., p. 157-158.

84 Callon, M. 1999, op. cit., p. 70.

85 Zic Zac News # 7, mai-septembre 2002, p. 22. Dans un courrier daté du 30 juin 2002 adressé aux acteurs et structures concernées par le dispositif, le président de l’association mentionne : « que ce forum, et les retours que nous en avons eu ont révélé, de la part des acteurs lorrains et du secteur Métal, une incompréhension - voire un refus - des objectifs poursuivis par Zic-Zac en Lorraine ».

86 Bessy, C, Chateauraynaud, F. 1993, op. rit., p. 142.

87 Bessy, C, Chateauraynaud, F. 1993, ibid., p. 160.

88 Bessy, C., Chateauraynaud, F. 1993, ibid., p. 142.

89 Teiger, C. 1993, op. rit, p. 87.

90 Leveratto, J.-M. 2000. La mesure de l’art. Sociologie de la qualité artistique. Paris : La Dispute, p. 14.

91 Comme le souligne Antoine Hennion « Seuls les controverses, polémiques, négociations et compromis entre médiateurs [...] donnent l'accès, au sens le plus empirique qui soit, à la façon dont se définissent peu à peu les usages réels de la musique ». Hennion, A. 1993, op. cit., p. 379.

92 « Le propre d'une prise réussie est d'être pratiquement invisible en tant que telle au moment de l'action » selon Bessy, C., Chateauraynaud, F. 1993, op. cit, p. 161.

93 Boltanski, L., Thévenot, L. 1991. De la justification. Les économies de la grandeur. Paris : Gallimard, coll. NRF Essais.

94 Ce programme s'inspire en toute humilité du travail de Jean-Marc Leveratto que l'on trouve développé dans Leveratto, J.-M. 2000, op. cit.

95 J'emploie ici un procédé métonymique dans la mesure ou « musique rock » désigne également « groupe de rock ».

96 Ces objets techniques sont aujourd'hui fréquemment accessibles depuis les sites Internet des groupes. Ce qui semble indiquer d'une part, que ces derniers n'établissent aucune distinction entre producteurs et amateurs. Et d'autre part, qu'ils cherchent peut être à affirmer leur « professionnalité » de cette manière.

97 Cette même biographie est agrémentée d'illustrations sur le site Internet du groupe. Disponible sur : http://www.charge69.com/ [consulté le 13.07.2004]

98 Il ne faut pas non plus mésestimer la qualité de l'objet lui-même qui, selon qu’il est imprimé ou photocopié, affirme une identité différente.

99 Il l'a été en avril 2001, mais dans le cadre d'une opération de soutien aux groupes régionaux, devant une assistance très clairsemée.

100 Outre l'équipement technique minimal requis de la part du diffuseur, la fiche technique mentionne généralement si le groupe dispose ou non d'une équipe technique (techniciens son, lumière, chauffeur, vendeur merchandising). Elément non négligeable dans l'appréciation de l'état d'avancement d'une carrière.

101 Ces objets techniques ne sont pas les seuls. Les programmateurs cherchent également à savoir si les groupes disposent d'un matériel promotionnel (disques, affiches).

102 http://www.musiqueinfo.com [consulté le 27.12.2004]

103 La Férarock édite plusieurs classements des titres et albums les plus diffusés par les 23 radios affiliées. On peut les trouver dans Musique Info Hebdo, dans les Inrockuptibles et bien entendu, sur le site de la Férarock. Disponible sur : http://www.ferarock.com/ [consulté le 27.12.2004]

104 Start Up est un magazine mensuel édité par le réseau Starter regroupant 80 disquaires indépendants français. Il produit entre autre un classement des 30 meilleures ventes de disques réalisées par les disquaires du réseau. Disponible sur : http://www.startermusic.fr/aj)ropos_de_starter.html [consulté le 27.12.2004]

105 Le magazine publie le classement des meilleures ventes metal réalisées dans un Virgin Megastore parisien.

106 Cette décision est quelquefois précédée elle aussi d'un certain nombre de conditions techniques comme l’indiquent les propos suivants : « Donc avant la prise de décision, il y a la décision d'écouter qui est subjective. Et que s’il y a un mec qui me tanne trop pour que je l'écoute, ça va me gaver et je vais pas l'écouter. Si un mec me tanne pas assez, je vais peut-être pas l'écouter non plus. Et donc tout ça c'est vachement subjectif. Ça dépend des relances du groupe. Comment ils le font. Si je les trouve sympas au téléphone. S'ils me donnent envie d'écouter leur truc sans savoir ce que c'est. Déjà c'est hyper subjectif. Après j'écoute ». |Philippe, 42 ans, directeur d'association, organisateur de concerts]

107 Becker, H. S. 1988, op. cit.

108 « Le nom du groupe est bien une forme d'étiquette : signature commune et façon d'être ensemble ». In Ribac, F. 2004. L'Avaleur de rock. Paris : La Dispute, p. 83-86.

109 La question de l'ajustement est traitée de différentes manières dans Bennett, H. S. 1980. On becoming a rock musician. Amherst : University of Massachusetts Press, p. 131-189.

110 J'ai ainsi pu recueillir les propos de musiciens d'un groupe lauréat ayant décidé de mettre un terme à sa carrière deux mois après sa prestation dans le cadre d’un des festivals. Cet événement a constitué pour eux, selon leurs propres mots, l'aboutissement de leur carrière.

111 Ce tremplin s'adresse exclusivement aux groupes dont l'un des membres au moins est lycéen. Les dernières éditions du tremplin (ayant lieu au Zénith de Nancy) se sont déroulées devant un parterre de 3 000 à 4 000 personnes. Les lauréats bénéficient d'un séjour en studio ou d'un stage de perfectionnement musical.

112 Une programmation hors système de tremplin confère évidemment un prestige supérieur. Mais alors, c'est l’heure de passage (ainsi que l'épaisseur et la taille de la police de caractère attribuée au groupe sur l'affiche du festival) qui fixe la hiérarchie.

113 Bien majoritairement discréditée, la formule du concert-animation n'en constitue pas moins un véritable marché pour le monde du rock. Un marché que se partagent généralement une poignée de formations proposant un répertoire de reprises.

114 Le critère du public est particulièrement intéressant dans un monde du rock régional. Outre la question du nombre, s'agissant d'un milieu d'interconnaissances, il repose sur un certain nombre d'attendus de part et d'autre. Par exemple, un groupe de rock appréciera la présence d'un certain nombre de figures : rédacteur de fanzine, diffuseur, label manager, etc., qu'il aura éventuellement pris soin d'inviter. Mais un groupe de rock attend aussi de reconnaître dans le public ses amis, parents ou pairs. C'est ce qu'illustrent les propos suivants : « Le mec qu'est venu plusieurs fois te voir en concert, lorsqu'il monte un groupe et qu'il t'invite, il faut y aller sinon, t'es un gros connard prétentieux. Y a des trucs à faire et pas faire ». [Barthélemy, 40 ans, Rmiste, manager, responsable de production phonographique]

115 Il existe évidemment d'autres formes de presse papier comme les magazines gratuits ou la presse généraliste. Je ne retiendrai ici que les trois formes les plus fréquemment mobilisées par les groupes de rock de l'échantillon.

116 Sans compter que la presse spécialisée adjoint aujourd'hui fréquemment à ses publications un CD sampler présentant un certain nombre de titres d'artistes évoqués dans ses pages. Un magazine tel que Rock Hard accorde chaque mois une place à un titre démo.

117 L'adresse du site Web du groupe est la suivante : http://www.scarve.net/ [consulté le 27.12.2004]

118 Rock Hard, no 29, janvier 2004, p. 78.

119 Rock Hard, no 30, février 2004, p. 64-66. L'interview du groupe est annoncée en couverture du magazine, au même titre (police de caractère identique) que quatorze autres artistes internationaux. Un clip du groupe est également présent sur le CD sampler du même numéro. Par ailleurs, la presse papier metal européenne, unanime, n'a attribué à Irradiant, aucune note inférieure à 8 sur 10.

120 Rock Hard, no 32, avril 2004, p. 26-27.

121 Il est souvent difficile de dire s'il s'agit d'une stratégie de dissimulation ou non étant donné que certains de ces labels se lancent quelquefois réellement dans la production d'autres artistes qu'eux-mêmes.

122 Nick Tosches rappelle qu'au début des années 50 « les labels indépendants prirent l'habitude d'atttribuer à leurs premières sorties des numéros de référence élevés, afin que les distributeurs croient qu'ils étaient dans le business depuis un bail et leur octroient des conditions plus avantageuses ». In Tosches, N. 2000. Country. Les racines tordues du rock'n'roll. Paris : Allia, p. 54. La stratégie de l'« affranchi » semble donc ne pas dater d’hier.

123 Si la « lecture » d'un disque ne révèle pas l'ensemble des réalités de la production d'un disque, il est néanmoins possible d'y trouver quelques indications objectives quant aux conditions ayant abouties à sa réalisation par le truchement (ou l'absence) de logos (label, distributeur), de lieux et de personnes créditées (studio, producteur artistique, remerciements, etc.). La qualité de l'objet disque lui-même est un indicateur fiable : digipack, épaisseur du livret, impression quadrichromie ou bichromie.

124 D'Angelo, M, 1997. Socio économie de la musique en France. Diagnostic d'un système vulnérable. Paris : La Documentation Française, p. 51-54. On peut également se faire une idée de cette hiérarchie en feuilletant les pages du chapitre « Disque » de l’Officiel de la Musique édité par l’Irma.

125 Voir : http://wvwv.roadrunnerrecords.fr/ [consulté le 27.02.2004]

126 Notons ici que seule une minorité de groupes de rock interrogés déclare n'envisager une collaboration avec un label que sous la condition d'une convergence éthique. Une frange très marginale de groupes évalue la qualité artistique en fonction de sa totale indépendance vis-à-vis de l'industrie du disque. Lorsque c'est le cas, ils prennent en référence des exemples stabilisés par l'histoire du rock. Je pense ici au groupe hardcore américain Fugazi et au label Dischord de son leader lan MacKaye, fréquemment cités en exemple. Dominique Mesmin décrit le groupe de la façon suivante : « Formé à Washington en 1987, ce groupe incarne les principes idéalistes du rock hardcore américain : autarcie, ascétisme – ni alcool, ni drogue–, violence sèche et expérimentation sonore. Son exigence morale et artistique a fait de lui un modèle ». In Assayas, M. Dictionnaire du rock. Paris : Robert Laffont, p. 651-652.

127 J'aurais également pu évoquer le programme Défi Jeunes mis en œuvre par le ministère de la Jeunesse et des Sports. Celui-ci attribue des aides d'une valeur de 1 600 à 8 500 euros à des projets portés par des 18-28 ans. Quelques groupes de rock ont pu en bénéficier pour enregistrer un disque. Voir : http://www.defijeunes.fr [consulté le 27.12.2004]

128 Ironie de l'histoire, le musicien en question est fonctionnaire au sein d'un Conseil Général !

129 Les collectivités publiques lorraines ont ces dernières années lancé un certain nombre de dispositifs d'aide à la diffusion. Elles ont été présentées dans le chapitre 2. Depuis 2002, ces aides touchent également à la production phonographique.

130 RITTER, K. 2002. Swedish bands rock world with new twists. The Columbia Daily Tribune. Disponible sur : http://www.showmenews.com/2002/Nov/200211100vat023.asp [consulté le 20.08.2004] On peut d’une part se faire une idée de la politique culturelle suédoise au travers de l'organisation Export Music Sweden qui vise à apporter une aide concrète aux labels et aux groupes de rock locaux. Voir : http://www.exms.com [consulté le 20.08.2004] On peut d'autre part se faire une idée de la politique culturelle norvégienne en visitant le site du Music Information Centre Norway. Disponible sur : http://www.mic.no/english [consulté le 20.08.2004]

131 Ces supports ne sont évidemment pas les seuls à être mobilisés par les amateurs. Ils peuvent notamment recourir à toute la gamme d'instruments de mesure rendus disponibles par les médias.

132 Il ne s'agit pas de minorer ici la possibilité d'une découverte lors d'un concert. Il se trouve simplement que les amateurs procèdent essentiellement dans le sens du disque vers le concert. « Faut déjà que le groupe soit bon. Faut que je l'aime au départ. Enfin, faut que je l'aime, faut que je connaisse les trucs. Si je connais pas, j'aime bien, mais tu participes pas pareil ». (Bertrand, 28 ans, enseignant, grand amateur de hard rock et de heavy metal, imposante collection de disques] Il faut noter par ailleurs, que ce processus est également en vigueur chez les artistes pour qui il s'agit de « défendre » un disque en concert.

133 « Les concerts qui m’ont marqué, j'en ai vu un paquet de concerts, ce sont plutôt les petits concerts que les gros. C'est le même rapport qu'avec le disque. Qu'ils t'apportent ce que t'as envie. C’est égoïste. Tu veux que le mec fasse ça, qu'il t’apporte ça. [...] Quand je vais à un concert, ce que j'attends d’un groupe, des fois il me le donne, des fois il me le donne pas. Parfois j'aime un groupe sur disque et pas en concert ». [Florent, 33 ans, fonctionnaire, guitariste d'un groupe death metal]

134 Mauss, M. 2001. Sociologie et anthropologie. Paris : PUF, coll. Quadrige, 1re éd. 1950, p. 372.

135 L’engagement de la somme des corps qui constituent le public d'un concert est lui aussi un indicateur fiable. Elle atteste d’une circulation d'énergie entre l'artiste et le public. Chacun communiquant la sienne à l'autre. C'est ce qui ressort des propos suivants : « Une fois on avait joué à trois heures du matin à une fête de bikers. Y avait plus que quinze pelés dans la salle. Tout le monde sautait dans tous les sens. Franchement, y avait une super ambiance, ça gueulait et c'était super. Alors qu'à l’Austrasique, y avait 160 personnes et ça bougeait pas. Il faut que les gens prennent leur pied et que moi je prenne mon pied. Une fois on avait joué au Rock Café un dimanche après midi. Y avait vingt personnes qui sont venues nous voir, des amis. Les gens discutent, applaudissent pas. Là tu te dis que les gens n'en ont rien à branler. Au bout d'un moment t'as envie de leur demander si tu les fais pas chier. Là tu galères, c’est affreux ». [Maurice, 28 ans, emploi jeune, chanteur d'un groupe crossover metal]

136 Dans ce cas, c’est souvent au travers de la voix qu’est mesurée la force de cette énergie intérieure. Une force que le dispositif de commentaires reconnaît à des artistes actuels tels que Tom Yorke (Radiohead), Bjork, PJ Harvey, Nick Cave, Tom Waits ou encore Mark Lanegan. Pour Richard Middleton, « la voix est communément décrite comme la plus plus profonde marque de l'être humain ». In Middleton, R. 2002. Studying popular music. Buckingham : Open University Press. 1re éd. 1990, p. 262. En plus de cet ouvrage remarquable, la question de la voix est également traitée dans Poizat, M. 1991. La voix du diable. La jouissance lyrique sacrée. Paris : Métailié ; Deniot, J., Dutheil, C, Vrait, F.-X. Sous la dir. 2000. Dire la voix. Approche transversale des phénomènes vocaux. Paris : L'Harmattan, coll. Univers musical ; Lacasse, S. 2000. "Listen to my voice". The evocative power of vocal staging in recorded rock music and other forms of vocal expression. Liverpool : Thèse de doctorat. Disponible sur http://www.serge.lacasse.com/ [consulté le 02.01.2003].

137 Lacasse, S. 2000, op. cit.

138 Becker, H. S. 1988, op. cit., p. 139.

139 Leveratto, J.-M. 2000, op. cit., p. 124.

140 L'intégrité artistique peut se mesurer à la lumière d'une carrière en prêtant attention, par exemple, à des critères objectifs tels les labels : plutôt un label indépendant qu'une major ou inversement.

141 Il n'est bien entendu pas nécessaire d'être musicien pour apprécier la qualité technique d'une composition. D’autant que la qualité technique sous-entend deux valeurs distinctes. La technicité instrumentale virtuose et/ou démonstrative d'une part, et le feeling, ou toucher, de l'autre. Il faut retenir aussi par ailleurs que l'absence de technicité bénéficie quelquefois d'un statut supérieur à la virtuosité dans certains genres musicaux. C’est le cas par exemple du punk rock garage.

142 Heinich, N., Schaeffer, J.-M. 2004. Art, création, fiction. Entre sociologie et philosophie. Nimes : Editions Jacqueline Chambon, coll. Rayon Art, p. 75.

143 Cette singularité touche également l'objet qui lui sert de support, à savoir le disque et sa pochette, ou son livret.

144 Sur le thème de l'originalité, on peut se reporter à la deuxième partie du livre de Heinich, N., Schaeffer, J.-M. 2004, op. cit.

145 « Les conditions du jugement font partie du jugement lui-même ». In Hennion, A., Maisonneuve, S. Gomart, E. 2000, op. cit., p. 252.

146 Un certain nombre de ces conditions a par ailleurs déjà été analysé au chapitre 4.

Table des illustrations

Titre Graphique 1 – Être presque autodidacte
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Titre Graphique 2 – Études musicales
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Fichier image/jpeg, 60k
Titre Tableau 1 – Rapport charges/produits réalisé sur la base de 30 concerts à l'Austrasique
Légende source : Austrasique, ville de Nancy
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Titre Graphique 3 – Progression du nombre d'associations de diffusion à l'Austrasique
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Fichier image/jpeg, 88k
Titre Biographie Nag-Snail, 2001
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Titre Biographie et dossier de presse (page de droite) Orange Bud, 2003
URL http://books.openedition.org/ms/docannexe/image/705/img-6.jpg
Fichier image/jpeg, 200k
Titre Biographie et dossier de presse Death To Pigs, 2000
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Titre L'Est Républicain, édition du 8 novembre 2000
URL http://books.openedition.org/ms/docannexe/image/705/img-8.jpg
Fichier image/jpeg, 204k
Titre Fiche technique et plan de scène, Rock Band, 2000
URL http://books.openedition.org/ms/docannexe/image/705/img-9.jpg
Fichier image/jpeg, 92k
Titre Article issu de la PQR à propos du groupe vosgien Orange Bud
Crédits Disponible sur : http://orange.bud.free.fr/​reg.htm
URL http://books.openedition.org/ms/docannexe/image/705/img-10.jpg
Fichier image/jpeg, 132k
Titre Flyer promotionnel du groupe Translucence, 2000
URL http://books.openedition.org/ms/docannexe/image/705/img-11.jpg
Fichier image/jpeg, 100k
Titre Flyer promotionnel du second album de Translucence, 2002
URL http://books.openedition.org/ms/docannexe/image/705/img-12.jpg
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Titre Rock Hard, no 32, première de couverture
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Fichier image/jpeg, 64k
Titre Entretien, Est Républicain, édition du 31 mai 2000
URL http://books.openedition.org/ms/docannexe/image/705/img-14.jpg
Fichier image/jpeg, 220k
Titre Promo album Mary-X, fanzine Kérosène, no 10, p. 11
URL http://books.openedition.org/ms/docannexe/image/705/img-15.jpg
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Titre Flyer Muckrackers, photocopie couleur
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Fichier image/jpeg, 120k
Titre Flyer Flying Donuts, imprimé, bichromie & flyer Exkrement
Légende photocopie noir et blanc
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Titre MCD Death To Pigs, 2000, recto et verso
Légende pochette cartonnée, quadrichromie
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