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Le Monde du rock

 | 
Fabien Hein

Chapitre 6. Socioéconomie du monde du rock

Texte intégral

« Don't just watch, hours happen, get in there kid and snap them » « Ne te contente pas de regarder les heures arriver, rentre-leur dedans et dévore-les »
Wire, It's SO Obvious [1977]

Introduction

1Les chapitres précédents ont été l'occasion de faire émerger un certain nombre de données numériques relatives à un échantillon d'acteurs du monde du rock. Le chapitre 4, a permis de dégager les dépenses que ces acteurs consacraient à leur consommation culturelle rock. Quant au chapitre 5, il a mis en lumière les dépenses qu'ils engageaient pour la réalisation pratique de quatre activités de production rock. Ces données ont fourni un certain nombre d'indications socioéconomiques qu'il est possible de déployer à un niveau macro. En effet, cette première analyse débouche sur trois nouveaux points. Premièrement, le poids économique d'un genre musical au sein d'une région. Deuxièmement, les cadres juridiques de la pratique rock. Troisièmement, les perspectives professionnelles au sein du monde du rock. Ce sont ces trois axes que j'entends aborder au sein de ce chapitre. Ils vont permettre d'esquisser une interprétation socioéconomique du monde du rock.

1. Poids économique du monde du rock

  • 1 Outre le caractère grossier de mes instruments de mesure, une autre limite de ce travail tient à ce (...)

2Jusqu'à présent, mon travail de recherche a visé, entre autre, à faire émerger la moyenne des dépenses consacrées par un échantillon d'acteurs du monde du rock à leurs activités (consommation et production). Ce travail permet de procéder à des estimations grâce auxquelles il est possible d'évaluer le poids économique de ces dépenses à l'échelle d'une région. Ces moyennes, référées à une strate ont invariablement été calculées sur la base de données réelles. Toutefois, les moyennes globales qui vont suivre correspondent à des estimations. Elles sont systématiquement rapportées à la strate de l'échantillon concernée. Ces strates sont évidemment toujours inférieures en nombre aux strates de la réalité. Par conséquent, ces estimations comportent davantage de probabilités d'induire un effet de sous-estimation que de surestimation. Ce panorama des dépenses est lacunaire1. Il est le produit d'un certain nombre de simplifications, je le reconnais volontiers. Mais elles permettent néanmoins de porter un éclairage sur le poids économique de certaines pratiques rock. À ce titre, ces estimations n'ont d'autre valeur qu'exploratoire. Il convient de les manipuler avec précaution.

1.1. Budgets de la consommation culturelle

3Ainsi, le tableau 1 présente une estimation de la moyenne des dépenses engagées annuellement par la globalité de l'échantillon dans la consommation culturelle.

Tableau 1 – Estimation des budgets de la consommation culturelle

Tableau 1 – Estimation des budgets de la consommation culturelle

1.2. Budgets du parc instrumental

4Le tableau 2 présente une estimation de la moyenne des dépenses engagées par les musiciens de l'échantillon pour l'acquisition de leur parc instrumental.

Tableau 2 – Estimation des budgets du parc instrumental

Tableau 2 – Estimation des budgets du parc instrumental

1.3. Budgets de la production rock

5Le tableau 3 présente une estimation de la moyenne des dépenses investies dans quatre activités de production spécifiques renvoyant aux strates de l'échantillon concerné. Soit la production musicale et phonographique pour un échantillon de groupes rock. L'organisation d'un concert pour un échantillon de structures de diffusion. La publication d'un disque pour un échantillon de labels. Et la production d'un fanzine pour un échantillon de rédacteurs.

Tableau 3 – Estimation des budgets des activités de production

Tableau 3 – Estimation des budgets des activités de production

6Les sommes présentées dans ces tableaux semblent a priori très importantes. Mais pour en mesurer le poids économique réel, il convient de les rapporter à des éléments de comparaison objectifs. Ainsi :

  • Les 272 acteurs de l'échantillon auraient consacré en moyenne et à l'année, 270 912 € à la consommation culturelle. Ce qui, à titre de comparaison, équivaut à 18 061 CD ou tickets de concerts (prix moyen : 15 €), ou encore à 67 728 magazines spécialisés (prix moyen : 4 €).

  • Les 216 musiciens rock auraient investi 946 728 € dans leur équipement instrumental. Ce qui, à titre de comparaison, équivaut à 567 guitares Gibson Les Paul Studio Gold (prix moyen : 1 670 €) ou à 676 kits de batterie Sonor Performer (prix moyen : 1 400 €) ou encore à 1 052 amplificateurs Orange Combo OR 80 (prix moyen : 900 €).

  • La production de 177 objets rock (disques, concerts, fanzines) aurait représentée un investissement de 441 838 €. Ce qui, à titre de comparaison, équivaut à 1 483 journées de studio (prix moyen : 298 €) ou au pressage de 245 465 CD (prix moyen à l'unité : 1,8 €) ou encore à 1 105 quatrièmes de couverture d'un fanzine édité à 3 000 exemplaires (prix moyen : 400 €).

7Encore une fois, ces estimations et ces comparaisons doivent être maniées avec une grande prudence. Un parc instrumental se constitue souvent sur le long terme, ce qui rend l'évaluation de sa valeur globale difficile. Toutefois, on peut penser que les estimations concernant l'échantillon sont bien inférieures à la réalité. Elles fournissent une échelle de grandeur quant aux investissements économiques d'une frange d'acteurs du monde du rock. Et elles permettent de souligner, toute proportion gardée, que la pratique rock représente un poids non négligeable pour l'économie locale.

À l'évidence, les dépenses consacrées par l'échantillon à la consommation culturelle et au parc instrumental s'effectuent dans un cadre généralement privé et individuel. Cela peut être également le cas pour les dépenses liées à la production de choses rock. Mais celles-ci s'effectuent aussi au sein de cadres juridiques qu'il s'agit à présent de faire émerger.

2. Cadres juridiques de la production rock

  • 2 Il faut préciser que l'échantillon comporte trois grands amateurs de rock n'exerçant aucune activit (...)

8Plus de la moitié de l'échantillon (60,5 %) exerce ses activités2 hors cadre juridique. Pour quelles raisons ? On peut émettre plusieurs hypothèses. Cette situation peut résulter d'une méconnaissance des formes juridiques existantes. Elle peut procéder d'un positionnement éthique déterminé par une volonté de se situer délibérément en dehors des procédures administratives légales. Elle peut découler d'une conduite d'évitement devant une somme de « tracasseries administratives » jugées fastidieuses à l'instar des propos suivants :

Tu fais des déclarations, des trucs, des dossiers, préfecture. Rien que pour un zine, j'avais pas envie de le faire. Pour une asso, j'ai vu le dossier, il faisait quatre pages. Ça m'a blasé le truc. Ça me prenait plus de temps pour répondre au questionnaire que de faire mon fanzine. Je critique pas ceux qui veulent faire un cran plus haut... [Aurélien, 26 ans, employé, rédacteur de fanzines punk rock français, organisateur de concerts]

9Mais le cadre juridique peut également, très ordinairement, n'avoir aucune utilité immédiate pour les acteurs. C'est le cas par exemple pour les groupes de rock en début de carrière, sans grand volume d'activité ou pour certains fanzines à diffusion très confidentielle.

L'utilité d'une structure juridique ne se vérifie généralement que sous deux conditions majeures. D'une part, dès lors que la gestion d'une activité se veut plus saine et plus rigoureuse, notamment du point de vue financier. Et d'autre part, sous l'effet de la contrainte administrative. Un bon exemple est celui de groupes de rock souhaitant donner des concerts en prison ou pour des collectivités :

Nous, pour pouvoir jouer en prison, il fallait qu'on soit en asso. Il fallait qu'on puisse leur délivrer une facture pour notre prestation. Comme ils nous payaient vraiment bien, on a pas hésité une minute. On a monté l'asso entre nous, on a déposé les statuts à la préfecture, on a ouvert un compte à la banque qui nous a filé un chéquier et une carte bleue au nom du groupe, on a acheté un facturier et hop ! Comme ça, dans la foulée on réglait aussi le problème de l'argent qu'on touchait en concert. Tout l'argent gagné va au groupe et basta. Pareil pour les dépenses. On paye toutes les activités du groupe avec l'argent de l'asso. Personne n'avance jamais rien. Ça évite de se prendre la tête avec les problèmes de thunes tu vois ? C'est vraiment plus relax pour tout le monde ! Bon, c'est sûr, faut faire un peu de compta, faut garder les factures de tout, c'est un peu chiant, mais au final, c'est quand même plus clair. On voit mieux où on en est par rapport à la thune. [Conversation avec Michel, 27 ans, intérimaire, chanteur dans un groupe rock fusion, a enregistré deux disques autoproduits]

  • 3 On peut évidemment sous-traiter ce service, mais ceci est relativement rare pour les groupes de roc (...)

10Dans cette illustration, le cadre juridique constitue la condition de réalisation d'un certain type d'activité. Pour vendre un concert, il faut être en mesure d'établir une facture3. Ce que seule une personnalité morale est habilitée à faire. L'équation est simple. Dans le même temps, comme l'indiquent ces propos, la structure juridique permet également d'éviter les problèmes d'argent entre membres d'un collectif.

  • 4 L'association est hégémonique dans le secteur culturel on peut le lire dans l’article de Baron, E. (...)
  • 5 Parmi eux, on trouve une grande majorité de musiciens (59) et de diffuseurs (28). On trouve ensuite (...)
  • 6 Il faut rappeler que la majeure partie des individus de l'échantillon exerce au moins deux activité (...)
  • 7 Les associations dont le siège est en Alsace-Moselle ne sont pas soumises à la « Loi 1901 » mais à (...)
  • 8 Ces entreprises sont de type SARL (Société à responsabilité limitée) ou encore de type SCOP (Sociét (...)

Lorsqu'il existe, le cadre juridique dominant est celui de la structure associative4. L'échantillon compte 38 % d'acteurs5 dont les activités6 s'inscrivent sous régime associatif de type loi 1901 ou 19087. Par ailleurs, 1,5 % des acteurs de l'échantillon exercent leurs activités sous régime juridique commercial ou artisanal de type entreprise individuelle ou société8.

  • 9 Une compétence à développer un potentiel artistique par exemple.
  • 10 Ce caractère pluriel des associations a été relevé par Eric Baron lorsqu'il note qu'elles sont « lo (...)
  • 11 La partition des financements culturels publics en Lorraine (Conseil régional, Drac, Conseils génér (...)

11Les raisons pour lesquelles un ou plusieurs acteurs décident d'exercer leurs activités sous une structure juridique commerciale ou artisanale semblent évidentes. Elles reposent sur une compétence personnelle9 qu'il s'agit de développer dans un cadre légal. Les raisons pour lesquelles d’autres acteurs choisissent d'inscrire leurs activités sous une structure juridique de type associative sont souvent aussi multiples que les modes de gestion associatifs eux-mêmes10. Mais elles sont généralement justifiées par trois grands arguments. Le premier d'entre eux tient au fait que le régime juridique de type associatif se trouve être probablement le plus adapté aujourd'hui pour une entreprise culturelle du fait de sa souplesse d'utilisation. Le second tient à ce que les activités du monde du rock sont souvent des activités collectives en développement pour lesquelles un cadre juridique devient nécessaire (la déclaration d'une association permet au collectif d'acquérir une personnalité morale). Il en découle un troisième argument fondé sur la possibilité, par exemple, d'ouvrir un compte en banque, de signer un bail, d'établir des factures ou encore de solliciter de l'argent public. Ce dernier point explique par exemple pourquoi les diffuseurs fonctionnent majoritairement sous structure associative. Car la nature même de leur activité peut aisément bénéficier du soutien de la puissance publique en vertu de sa logique de subventionnement du spectacle vivant11.

  • 12 Je distingue ici les amateurs des professionnels d'un point de vue purement économique. Les profess (...)

12Structure juridique ou non. Quelle que soit l'option retenue, il reste entendu qu'aucune activité artistique ou culturelle n'a besoin d'un cadre juridique ou légal pour s'exprimer. La question de la structure juridique n'est cependant pas anodine. Elle peut renseigner, dans une certaine mesure, sur le statut des activités et de leurs acteurs selon qu'elles sont pratiquées dans un contexte amateur ou professionnel12. Très concrètement, l'observation des structures juridiques indique que seuls 1,5 % des acteurs de l'échantillon exercent leurs activités dans le cadre d'une entreprise individuelle ou d'une société dont ils tirent leurs revenus salariaux. Ce qui peut être interprété de manière très basique comme le reflet de la situation économique du monde du rock. Soit un marché économique insuffisamment fertile pour encourager à l'initiative entrepreneuriale. Pour autant, l'observation ethnographique a permis de dégager qu'une poignée d'acteurs était néanmoins parvenue à stabiliser son attachement au rock sous la forme d'une carrière professionnelle. Indiquant par là qu'il est nécessaire d'aller au-delà du niveau de la structure juridique. Ce que je vais faire dès à présent.

3. Monde du rock et carrières professionnelles

  • 13 Mignon, P. 1988. La production sociale du rock. Cahiers Jeunesses et Sociétés, no 10, p. 29.
  • 14 Pour rappel, aucun des cinq intermittents du spectacle composant l'échantillon ne tire ses ressourc (...)

13En 1988, Patrick Mignon écrivait qu'un marché des biens spécifiquement rock pouvait être générateur de revenus et d'emplois13. Ce qu'il reste à vérifier à l'échelle de l'échantillon. Pour évoquer les carrières professionnelles de certains de ces acteurs, il est nécessaire d'opérer une légère conversion du regard. En effet, je propose de ne plus seulement restreindre l'observation à quatre activités de production menant à des acteurs comme je l'ai fait dans le chapitre précédent, mais plutôt de partir des acteurs pour aboutir à leurs activités professionnelles. Et plus particulièrement, à celles ayant trait au rock. Ainsi, il se trouve qu'une petite frange de l'échantillon (9,1 %) déclare tirer ses revenus de ses seules activités au sein du monde du rock14. Dans ce cas, les deux tiers des 25 acteurs concernés occupent un emploi au sein d'une structure associative, tandis que le tiers restant évolue sous un régime juridique de type société.

14Les 16 acteurs exerçant un emploi sous régime associatif se répartissent, par ordre d'importance, dans les secteurs d'activités suivants :

  • diffusion (5),

  • label (3),

  • centre de ressources (2),

  • studio d'enregistrement (2)

  • médiation culturelle (2),

  • fanzine (1),

  • manager d'artiste (1).

15Les 9 acteurs exerçant un emploi sous régime juridique de type société se répartissent quant à eux, par ordre d'importance, dans les secteurs d'activités suivants :

  • diffusion (3),

  • vente de disques (2),

  • studio d'enregistrement (2),

  • lutherie (1),

  • label (1).

  • 15 Il faut reconnaître que la frontière entre marchand et non marchand est quelquefois difficile à mai (...)

16En majorité, c'est donc le secteur de la diffusion qui est ici le plus fortement représenté en terme d'activité professionnelle. Ce qui n'est probablement pas sans rapport avec les politiques culturelles de soutien au spectacle vivant, déjà évoquées plus haut. Les labels et les studios d'enregistrement sont eux aussi plus fortement représentés que les autres secteurs d'activité. Ces éléments permettent d'observer qu'un même type d'activité peut relever à la fois du secteur marchand et du secteur non-marchand15.

  • 16 Le contrat « emplois-jeunes » relevait d'un programme d'aide à l'emploi des jeunes, intitulé « Nouv (...)

Toutefois, il convient de porter le regard sur les formes d'emploi occupées par ces acteurs. Il apparaît, ce faisant, que 13 d'entre eux bénéficient d'un contrat « emplois-jeunes16 ». Dans ce cas, ils exercent leurs activités sous régime associatif. Les autres sont soit salariés en CDI (9) ou en CDD (1), soit encore gérants de leur société (2). On note donc que plus de la moitié de ces emplois sont précaires.

La situation de l'échantillon par rapport à l'activité professionnelle semble être représentative du monde du rock en général. À savoir un monde particulièrement dynamique, mais économiquement improductif, du moins, pour la majorité de ses acteurs. Partagé entre activités rock relevant du secteur marchand (minoritaires) et activités rock relevant du secteur non marchand (majoritaires).

17En région, les activités de type non marchandes ont en commun d'être tributaires du bénévolat à caractère militant, de l'objection de conscience, de mesures d'insertion professionnelle (contrat emploi solidarité, contrat emploi consolidé), de politiques d'aides à l'emploi. Et pour cause. Les retombées économiques de ces activités sont souvent beaucoup trop faibles pour espérer générer de l'emploi. Elles sont en cela équivalentes à d'autres activités culturelles et artistiques subventionnées (théâtre, danse, musique contemporaine, opéra, etc.) pour lesquelles l'intervention des politiques publiques s'avère décisive. Mais le rock en région reste malgré tout le parent pauvre de l'action culturelle. Ce que rappelle la trajectoire de cet acteur :

Décemment il m'est de plus en plus dur intellectuellement et humainement d'accepter et de supporter que je sois l'impulseur, l'initiateur, le catalyseur de ce projet, des centaines d'heures de travail par semaine, tu cumules toutes les assos, les colleurs d'affiches, ceux qui font la bouffe, les assistants, les techniciens machin... tu as des centaines d'heures. Je crois qu'il y a des semaines où tu dois arriver quasiment à un chiffre à 4, peut-être dépasser le millier d'heures, tu vois, tellement on fait de trucs à beaucoup là-dedans. Alors là-dedans, finalement n'est payé que le technicien son intermittent du spectacle et un poste CES, vingt heures par semaine. Donc si tu veux, j'entretiens quelque part avec mes idées à la con, ma politique volontariste, militantiste, ce qu'on veut, j'entretiens une précarité extrême, de façon délibérée et consciente. J'ai accepté de le faire en me disant : on fait de la prospective, on préfigure ce qu'il pourrait y avoir aux Abattoirs. Actuellement les Abattoirs sont largement remis en cause. Ce qui veut dire que mes actions, nos actions, avec mes collaborateurs, etc., a perdu tout son sens. Tu vois ça perd du sens. Ça sert plus à rien de bosser là-dedans, à ramer comme des fous, pour faire des trucs agréables qui satisfont le public, qui satisfont également les artistes, mais en se faisant foutre de notre gueule puisque je t'ai dit... on travaille pour rien quoi. On travaille pour rien. Et on travaille énormément. Par rapport à ça si tu veux, ça remet beaucoup de choses en question. Et finalement, c'est pas tous les jours facile de se regarder dans une glace, parce que des fois tu te dis : mais attends, mais qu'est-ce que tu fais faire aux gens ? Alors je vais pas non plus me prendre pour le nombril du monde, mais quelque part c'est vrai que le truc-là c'est un projet fédérateur que j'ai initié et que ma responsabilité elle est engagée là-dedans. Et des fois je me dis : « mais qu'est-ce que je fais faire aux gens ? » Et puis d'un autre côté, si tu veux c'est pas toujours facile non plus avec les autres assos qui organisent dans ce lieu, et eux, j'ai peur qu'ils deviennent comme moi quelque part, certains. Par exemple Aymeric, le président de Rock Prod., il se retrouve dans une situation comme la mienne, c'est-à-dire qu'il est demandeur d'emploi, il est RMIste et il se retrouve employeur en sa qualité de président. Il emploie des artistes, il va employer un emploi-jeune, il risque peut-être d'employer des techniciens etc. Donc je trouve que c'est complètement antinomique, tu vois, ça n'a aucune cohérence. Des chômeurs longue durée comme moi depuis 12 ans qui passent leur journée à faire des DPAE (Déclaration préalable à l'embauche), faire des fiches de paie à leur comptable, signer des chèques, à gérer des budgets annuels de 7 à 800 000 francs alors qu'ils vivent avec 2 140 frs de RMI, qu'ils ont quarante ans et que c'est encore leurs parents qui payent leur loyer, leur EDF et leur paire de chaussette et leur calbute quoi. Donc c'est ça qui me fait un peu peur.

[...] En fait ça veut dire que tout l'engagement que tu as eu, parce que c'est vraiment un engagement, c'était quand même dans la perspective de pouvoir à terme vivre de la musique, enfin vivre de tes activités

Ouais... Disons que pendant longtemps, j'en ai rien eu à foutre. Et pendant longtemps, je trouvais hyper débile que en faisant du punk on doive avoir une fiche de paie je trouvais ça hyper débile. [...] Pour revenir à ta question, pendant très longtemps, j'ai pas eu d'ambition professionnelle dans le domaine de la musique. À un moment je me suis rendu compte, on m'a fait me rendre compte que toute la somme de travail que je produisais elle méritait un salaire et qu'il y avait des mecs qui gagnaient 15 000 balles par mois, qui étaient directeurs artistiques de je sais pas quoi et qui en branlaient la moitié. Donc quelque part, c'est vrai que moi j'ai envie de vivre de ça, que pour le moment j'en vis pas et que mon souhait ce serait d'en vivre, mais je suis pas hyper confiant par rapport à ça. Tu vois, je suis pas hyper confiant même si les démarches pour obtenir des aides du Conseil Régional avec l'initiative lorraine pour l'emploi, etc., etc., c'est hyper délicat d'y arriver. [Philippe, 42 ans, directeur d'association, organisateur de concerts]

  • 17 Mignon, P. 1988, op. cit, p. 29-31.
  • 18 Gourdon, A.-M. 1994. Le rock en France : 10 ans de politique culturelle (1981-1991). In Gourdon, A. (...)
  • 19 Teillet, P. 1996. L'Etat culturel et les musiques d'aujourd'hui. In Darré, A. Sous la dir. Musique (...)
  • 20 Dubois, V. 1999. La politique culturelle. Genèse d'une catégorie d'intervention publique. Paris : B (...)

18La prise en compte du rock - en tant que forme artistique et pratique culturelle - au sein des politiques culturelles a été décrite par Patrick Mignon17, Anne-Marie Gourdon18 et Philippe Teillet19. Mais on est loin d'y observer à l'œuvre une « politique de professionnalisation » telle que celle décrite par Vincent Dubois20. C'est la raison pour laquelle le recours à certaines politiques d'aide à l'emploi semble être la seule opportunité de professionnalisation d'activités rock de type non marchandes. C'est par exemple ce que le programme emplois jeunes a pu représenter ponctuellement, faisant suite à d'autres politiques publiques comme le rappellent les points de repères suivants :

Politiques publiques d'emploi et marché du travail rock, quelques points de repères

  • 21 Ce slogan fut lancé par une coordination d'associations régionales appelée Réseau Rocks, au cours d (...)

1984-89. Création des stages TUC (Travaux d'utilité collective). En 1986, dans le cadre de sa première tentative de structuration, des représentants du monde du rock appellent le gouvernement à créer des « TUC pour le rock »21.

  • 22 Parallèlement se mettent également en place des modules de formation courts, de « sensibilisation e (...)

1986. Lancement du plan pour l'emploi des jeunes. La formation en alternance constitue un des instruments essentiel de l'insertion des jeunes. C'est dans cette perspective qu'en 1989, le Cir (Centre information du rock) lance, en collaboration avec l'Inirep (Institut inter-régional d'éducation permanente), une formation longue (1 200 heures) et rémunérée, intitulée « Manager du monde de la musique »22.

  • 23 Kaiser, J. 2000. Approches sociologiques de l'insertion professionnelle des jeunes : le rôle de la (...)
  • 24 Le repérage est effectué au niveau national et concerne 15 groupes à l'année. Le Fair reçoit le sou (...)

1989. Les CES (Contrat emploi solidarité) succèdent aux TUC. L'emploi subventionné se développe et les emplois aidés ont désormais une forme salariale contractuelle23. Les CES et CEC constituent alors la principale forme d'emploi rémunéré dans le tissu associatif du monde du rock. La même année, le Cir est également à l'origine de la création du Fair (Fonds d'action et d'ilnitiative rock), qui consiste en un plan d'accompagnement des groupes ou artistes en phase pré-professionnelle24. Ce qui constitue à son échelle, une forme d'aide à l'emploi subventionnée, visant notamment à obtenir le statut d'intermittent du spectacle.

  • 25 Kaiser, J. 2000, op. cit.
  • 26 Centre de formation « professionnelle » de musiciens exclusivement dédié aux musiques actuelles. Il (...)

1993. « Désormais associées à la définition de la politique publique d'aide à l'insertion des jeunes », on observe une implication croissante du réseau des Missions locales dans la gestion et le suivi des dispositifs d'emplois aidés25. Les missions locales financent par exemple des formations de musiciens rock (type Music Academy International26) ainsi que des formations para-artistiques.

1997. Lancement du programme « Nouveaux services, emplois-jeunes ». À titre d'exemple, quelques acteurs du monde du rock lorrain s'en emparent dès 1998. En 1999, Arteca (Centre de ressources sur la culture en Lorraine) diffuse dans le secteur culturel, une lettre d’information sur le programme emplois-jeunes et organise des réunions en direction de porteurs de projets potentiels susceptibles d'intégrer le programme.

2002. Fin du programme « Nouveaux services, emplois-jeunes ». Possibilités d'aides complémentaires de l'Etat sur 3 ans en moyenne, à condition que le contrat se transforme en CDI.

  • 27 Hein, F. 2004. Les emplois-jeunes dans le monde du rock en Lorraine. Facteurs de changement ? In Ch (...)
  • 28 L’un d’entre eux a néanmoins été titularisé en tant qu'agent de la fonction publique territoriale.
  • 29 Certains emplois, dépourvus d’encadrement et de capital économique se sont quelquefois révélés être (...)

19La mise en œuvre du programme emplois-jeunes a localement permis de dessiner une nouvelle tendance dans le monde du rock27. Alors que la notion de travail salarié y était largement minoritaire, ce programme a conduit quelques acteurs à entrevoir un certain nombre de perspectives de professionnalisation. Toutefois, la « solvabilisation » de l'activité par elle-même au bout de cinq années n'a jamais été réalisée. Rendant d'autant plus improbable qu'elle puisse se dispenser d'un financement public. En effet, alors que plus de la moitié des emplois-jeunes de l'échantillon ont cessé d'exercer leurs activités sous cette forme contractuelle, les autres emplois-jeunes continuent de bénéficier d'aides complémentaires de l'Etat28. Si la stabilisation professionnelle des activités rock à caractère non marchand reste très incertaine, l'exemple des emplois-jeunes a néanmoins réaffirmé, avec plus ou moins de réussite29, l'existence d'un marché du travail rock.

4. Fonctionnement socioéconomique du monde du rock

20Le monde du rock est un (minuscule) marché du travail comme on vient de le voir. Mais il n'en est pas moins un (important) marché économique. Ce qui constitue un paradoxe. À l'échelle de l'échantillon, le monde du rock représente un poids économique considérable comme on a pu le voir. Tant par les investissements consacrés à la consommation culturelle et à l'acquisition d'un parc instrumental, que par les investissements consacrés aux activités de production rock. Toutefois, à l'échelle de l'activité proprement dite, il apparaît que les budgets d'investissement qui lui sont consacrés restent dans l'ensemble relativement modestes. Le capital économique des producteurs culturels étant plutôt faible et fragile. Les sommes investies permettent néanmoins de produire concrètement un certain nombre de choses propres au monde du rock. À cet égard, la somme investie dans la production d'un objet rock apparaît au final moins importante que ses modalités de financement, puis de distribution. Ainsi, hormis l'activité de diffusion qui bénéficie de subventions publiques (d'importance très variable, il faut le rappeler), les activités procèdent généralement d'un mécanisme d'autofinancement. Signifiant que les investissements proviennent généralement des ressources propres des acteurs. Quant à la distribution des objets, elle procède généralement de stratégies d'autodistribution.

  • 30 Becker, H. S. 1988. Les mondes de l'art. Paris : Flammarion, éd. orig, 1982, p. 116.
  • 31 Guibert, G. 2003. Le développement des musiques amplifiées au xxe siècle. Quelques éléments concern (...)

21Cette absence marquée d'intermédiaires dans le circuit de production et de distribution constitue un indicateur particulièrement éclairant. Elle signale un désintérêt du marché et de l'industrie culturelle à l'endroit de la majeure partie des productions rock de l'échantillon. Cette carence en « désirabilité » produit un marché culturel déséquilibré au sein duquel l'offre est très nettement supérieure à la demande. Pour Howard Becker « la participation au système de distribution officiel est un des indices qui permettent à un monde de l'art de distinguer les vrais artistes des amateurs30 ». Mais l'absence d'intermédiaires est également la manifestation objective d'une capacité d'initiative des acteurs, elle-même indissociable d'une démocratisation des moyens de production31. Étant donné que les objets se produisent et se distribuent malgré tout.

  • 32 Bourdieu, P. 1979. La distinction. Critique sociale du jugement. Paris : Editions de Minuit, coll. (...)
  • 33 Selon Bernard Lahire, une partie du rock est aujourd'hui en voie de légitimation. Lahire, B. 2003. (...)
  • 34 Lahire, B. 2003. In Donnat, O. Sous la dir., ibid., p. 60.

22À hauteur de l'échantillon, ces observations semblent indiquer que la pratique rock n'est rentable ni en terme économique, ni en terme professionnel. Ce qui, pour la sociologie critique constituerait un paradoxe. En effet, compte tenu du capital scolaire élevé de cet échantillon, la logique sociologique bourdieusienne32 voudrait qu'il investisse plutôt dans des pratiques culturelles bénéficiant d'une estime sociale supérieure33. Or, il n'en est rien. Ce qui semble aller dans le sens des analyses de Bernard Lahire lorsqu'il observe « un changement des goûts et du rapport à la culture d'une partie non négligeable des populations les plus diplômées34 ». Sachant par ailleurs que plus de la moitié des acteurs de l'échantillon exerce ses activités rock hors cadre juridique, le monde du rock prend indéniablement les contours d'un marché du loisir.

23Qu'est d'autre un monde au sein duquel on produit des objets culturels sans « trop » se soucier de leur rentabilité ? Un monde où les gratifications sont essentiellement extra monétaires. Un monde au sein duquel les acteurs n'affichent que d'infimes prétentions quant à une carrière professionnelle. Un monde au sein duquel les acteurs agissent généralement de manière désintéressée. À l'image des propos suivants :

Nous, on nous file mille balles, à bouffer et un coin pour dormir, on est content, on se fait plaisir. [...] Attends, mais faut être marbré pour répéter pendant dix ans, qu'il fasse chaud, qu'il fasse froid, dans un local où on se les gèle. Se taper des kilomètres pour jouer parfois devant cent personnes. Ça peut aller jusqu'à 600. Et pour pas grand-chose. [...] Ce qui anime les groupes à ce niveau-là, c'est le plaisir. Tu le vois automatiquement de toute façon. C'est tout. C'est comme le mec qui va jouer au foot tous les dimanches. Faut être con. Tous les dimanches matin ou après-midi, faut être con. Ben, non t'es pas con si t'aimes ça. C'est pareil. Il y en a qui vont se crever la paillasse en faisant des marathons et le lundi matin, ils viennent au boulot, c'est pareil. Le mec si c'est son truc, s'il s'éclate là-dedans, si ça l'aide à être mieux dans sa tête, il a raison. Nous on se marre, on se fend la gueule, on rencontre plein de gens qu'on connaît. Et puis c'est génial. Puis à côté de ça, on s'autofinance. Quelque part, c'est un hobby qui nous coûte pas cher. Puis c'est ce qui nous plait. [...] Se faire plaisir. Continuer à se faire plaisir, je crois que c'est ça. Faire les choses sérieusement sans se prendre au sérieux. C'est ça. Le jour où on en aura marre on arrêtera, c'est tout. (Florent, 33 ans, fonctionnaire, guitariste d'un groupe death metal]

A : Nous c'est faire vivre ce qu'on aime. Donc s'il manque 200 balles à la fin, si on se fait niquer de 500 balles à deux, on se paiera moins de demis au troc et puis voilà. De toute façon, si tu veux commencer à gagner de la thune, tu fais pas de truc underground.

B : C'est une passion, quand t'as une passion, t'hésites pas à mettre de la thune dedans. [Aurélien, 26 ans et Basil, 25 ans, tous deux employés, rédacteurs de fanzines punk rock français, organisateurs de concerts]

Bien sûr. On a rien sans rien. C'est une passion. Rien que le matos et tout. Si on voulait pas sortir de blé, on ferait pas de musique. On arrête pas de dépenser. C'est comme ça, c'est un choix. [...] Passion de la musique, passion du metal, c'est vraiment ce qui m'anime. Si t'enlèves ça, y a plus rien. C'est la passion, c'est la musique. C'est le metal et la musique en général, j'écoute pas que du metal. C'est une passion, c'est un mode de vie la musique. Ta vie c'est ça. Ecouter de la musique, vivre pour la musique, c'est un mode de vie. Tout bon musicien te dira ça. C'est pas du tout pour le blé, sinon je ferais du bal musette. Je ferais de la techno ou du rap même. [...] Non, c'est la passion vraiment, numéro un : passion. [Nathan, 20 ans, étudiant, batteur dans un groupe death metal]

Des groupes comme le mien ont envie de jouer pour le plaisir. Pas forcément pour gagner de l'argent ou si peu que ça permet à peine de se payer un jeu de cordes. Il faudrait un peu cadrer, un peu tout ce qui est amateur pour qu'il y ait pas de problèmes entre les amateurs et les intermittents. Qu'ils pensent pas qu'on veut leur ôter le pain de la bouche, ce qui est complètement faux. L'amateur, il veut jouer. Si on lui propose qu'un plan dans un café et que le patron lui propose que dix bières ou 200 balles de défraiement, il ira jouer parce qu’il a envie de jouer. [Serge, 35 ans, fonctionnaire, guitariste-chanteur d'un groupe thrash metal]

  • 35 Hennion, A., Maisonneuve, S, Gomart, E. 2000. Figures de l'amateur. Formes, objets et pratiques de (...)
  • 36 Shusterman, R. 1992. L'art à l'état vif. La pensée pragmatiste et l'esthétique populaire. Paris : E (...)
  • 37 Dewey, J. 1980. Art as experience. New York : Perigee Books, 1re éd. 1934.
  • 38 Joas, H. 1999. La créativité de l'agir. Paris : Cerf, coll. Passages.
  • 39 Frith, S. 1996. Performing rites. On the value of popular music. Cambridge, Massachusetts : Harvard (...)
  • 40 Bourdieu, P. 1979, op. cit. Le Bart, C., avec la coll de Ambroise, J.-C. 2000. Les fans des Beatles (...)
  • 41 Honneth, A. 2000. La lutte pour la reconnaissance. Paris : Les Editions du Cerf, coll. Passages.

24Que signifie concrètement cette dépense de temps (cf. chap. 4) et d'argent pour produire des objets rock si peu rémunérateurs ? À la lumière des extraits d'entretien, on peut formuler un lot d'hypothèses. La première, que l'acteur trouve dans la pratique d'une activité de quoi satisfaire son attachement au rock35. Deuxièmement, qu'il en retire une satisfaction esthétique36. Troisièmement, qu'elle l'autorise à multiplier les expériences37. Quatrièmement, qu'elle favorise l'expression de sa créativité38. Cinquièmement, qu'elle lui procure la sensation d'être intensément présent au monde39. Sixièmement, qu'elle le distingue relativement à d'autres acteurs culturels40. Septièmement, qu'elle contribue à sa reconnaissance sociale41. Ces hypothèses ne sont vraisemblablement pas indépendantes les unes des autres. Pas davantage qu'elles n'épuisent le spectre des motivations personnelles. Elles permettent toutefois de penser que les acteurs du monde du rock réalisent un bénéfice nettement supérieur à celui de leurs investissements. Simplement, sa valeur ne s'exprime pas en termes monétaires ou professionnels.

25À force de faire les choses, tu t'aperçois vite que si t'as envie de faire ça, il faut le faire pour l'amour de l'art et pas pour gagner des sous. [Oscar, 30 ans, demandeur d'emploi, guitariste dans plusieurs groupes rock, a enregistré plusieurs disques autoproduits]

  • 42 Leveratto, J.-M. 2000. La mesure de l'art. Sociologie de la qualité artistique. Paris : La Dispute, (...)

Si cette dépense semble a priori improductive pour les acteurs de l'échantillon, elle n'en est pas pour autant dépourvue de sens. Elle contribue notamment à la constitution d'un capital social et culturel déterminé. Et cette dépense est d'autant moins vaine qu'elle « est productive pour la communauté à laquelle [ils appartiennent, qu'ils font profiter de leur] amour de l'art, en le communiquant à d'autres individus42 ».

  • 43 Cohen, S. 1991. Rock culture in Liverpool. Popular music in the making. Oxford : Oxford University (...)

26En définitive, ce chapitre vise surtout à démontrer qu'il est parfaitement concevable de mener une carrière d'acteur rock satisfaisante, à distance des industries culturelles dominantes. Soit en marge des structures de production habituelles et des circuits traditionnels de l'échange économique. Ce qui peut contribuer à la grandeur de la pratique amateur. Il serait toutefois faux de penser qu'elle procède exclusivement d'une indifférence à la réussite matérielle. Car l'activité de loisir ne constitue jamais un cadre immuable. Au gré des opportunités et des projets de chacun, elle peut permettre des passages vers l'activité professionnelle. Ce qui permet de souligner que le fonctionnement socioéconomique du monde du rock découle d'une combinaison de logiques. Prises entre industrie et commerce. Entre réalisation de soi et don de soi43. Entre une petite part d'économie de marché et une grosse part d'économie du don.

L'investissement économique consacré à l'activité rock montre comment elle peut se pratiquer concrètement. Elle révèle le fonctionnement d'un monde du rock local. Pour autant, ce dernier n'est pas réductible à un système économique. Il tient aussi par l'action des corps, des choses et d'une diversité d'instruments de mesure. Ce qui va être l'objet du chapitre suivant.

Notes

1 Outre le caractère grossier de mes instruments de mesure, une autre limite de ce travail tient à ce qu'il aurait dû opposer des recettes globales à des dépenses globales. Exception faite des cachets de concerts, cela n’a pas été possible. Si l'évaluation des dépenses a été un exercice souvent laborieux pour les acteurs, l'évaluation de leurs recettes semblait être hors de portée.

2 Il faut préciser que l'échantillon comporte trois grands amateurs de rock n'exerçant aucune activité artistique particulière pour lesquels le statut juridique n'a évidemment aucune importance.

3 On peut évidemment sous-traiter ce service, mais ceci est relativement rare pour les groupes de rock. Ce qui marque bien néanmoins le caractère incontournable de la structure juridique.

4 L'association est hégémonique dans le secteur culturel on peut le lire dans l’article de Baron, E. 2001. L'association comme mode de gestion des activités culturelles. In Moulinier, P. Sous la dir. Les associations dans la vie et la politique culturelles. Regards croisés. Paris : DEP, p. 53-63.

5 Parmi eux, on trouve une grande majorité de musiciens (59) et de diffuseurs (28). On trouve ensuite 5 rédacteurs de fanzines, 4 label managers, 4 techniciens son en studio d'enregistrement, 3 distributeurs, 2 animateurs de centre de ressources, 2 managers, 2 médiateurs culturels, 1 gérant de studio de répétition et 1 webzine.

6 Il faut rappeler que la majeure partie des individus de l'échantillon exerce au moins deux activités. Toutefois, j'ai pris le parti de ne retenir que la première activité citée par chacun d'entre eux.

7 Les associations dont le siège est en Alsace-Moselle ne sont pas soumises à la « Loi 1901 » mais à des dispositions particulières. Elles relèvent impérativement des dispositions du droit local, c'est-à-dire des articles 21 à 79 du Code civil local et de la Loi d'Empire du 19 avril 1908. La loi française du 1er juillet 1901 ne leur est donc pas applicable. Il n'y a pas de choix possible entre les deux législations. On peut relever plusieurs différences notables entre les deux types de lois. Pour la loi 1908, les statuts doivent être signés par sept membres fondateurs au moins alors que la loi de 1901 n'en réclame que deux. Les activités d'une association sous loi 1908 peuvent être à but lucratif ou non (le partage des bénéfices entre les membres doit alors être prévu par les statuts) contrairement à la loi 1901 dont le but doit être exclusivement non lucratif. En outre, les associations sous loi 1908 ont pleine capacité juridique, avec la possibilité d'accomplir tous les actes de la vie juridique, même ceux sans rapport avec l'objet de l'association, tandis que les associations loi 1901 ont une capacité juridique restreinte et ne peuvent accomplir que des actes en rapport direct avec l'objet de l'association.

8 Ces entreprises sont de type SARL (Société à responsabilité limitée) ou encore de type SCOP (Société coopérative ouvrière de production). Parmi elles on trouve 3 diffuseurs et 1 label manager.

9 Une compétence à développer un potentiel artistique par exemple.

10 Ce caractère pluriel des associations a été relevé par Eric Baron lorsqu'il note qu'elles sont « loin de constituer un ensemble homogène ». Il relève plusieurs critères de distinction parmi lesquels : « la taille (nombre de membres et/ou importance du budget), la nature des activités (activité privée ou mission de service public ; activité marchande et non marchande...), les modalités d'organisation (libre organisation ou soumission à des contraintes dans le cadre de la reconnaissance d'utilité publique ou d'un agrément), les modalités de fonctionnement (associations ouvertes, ayant vocation à accueillir de nombreux membres et associations fermées) ». In Baron, E. 2001, op. cit., p. 54.

11 La partition des financements culturels publics en Lorraine (Conseil régional, Drac, Conseils généraux, municipalités) s'effectue exclusivement sur le spectacle vivant comme on peut le voir dans le rapport réalisé par Arteca, intitulé « Tableaux de bord des financements culturels publics en Lorraine ». Disponible sur http://www.arteca.fr/actu/actu.htm [consulté le 11.09.2004] Ce qui n'est probablement pas sans rapport avec la « loi de Baumol » concluant à « l'inéluctabilité de l'accroissement des déficits des spectacles vivants ». In Benhamou, F. 1996. L'économie de la culture. Paris : La Découverte, coll. Repères, no 192, p. 32. Par ailleurs, le même auteur ajoute plus loin, qu'il « n'existe pratiquement pas de festival qui puisse totalement se passer de l'aide de l’Etat », p. 40. Toutefois, le Centre Régional des Musiques Actuelles de la ville de Nancy, avec le soutien de la Drac et du Conseil Régional de Lorraine accorde également depuis 2002 des financements pour la production phonographique. In Catalogue des productions discographiques en région Lorraine 2002/2003, no 1, p. 23.

12 Je distingue ici les amateurs des professionnels d'un point de vue purement économique. Les professionnels tirent leurs revenus de leurs activités de production rock. Les amateurs tirent leurs revenus d'autres sources.

13 Mignon, P. 1988. La production sociale du rock. Cahiers Jeunesses et Sociétés, no 10, p. 29.

14 Pour rappel, aucun des cinq intermittents du spectacle composant l'échantillon ne tire ses ressources exclusivement de la pratique rock au sens d'un travail de création. La pratique rock reste donc toujours un à-côté. Ils ne sont donc pas comptabilisés ici, même si au cours de leurs activités professionnelles, il leur arrive de temps à autre de travailler pour un artiste rock (manutention notamment lors d'un spectacle).

15 Il faut reconnaître que la frontière entre marchand et non marchand est quelquefois difficile à maintenir au sein du monde du rock. Pour simplifier, disons qu'il existe d'un côté les activités à but lucratif (entreprises/secteur marchand) et les activités sans but lucratif (associations/secteur non marchand). Evidemment, les associations Loi 1908 brouillent quelque peu la lisibilité d'ensemble, étant donné qu’elles peuvent avoir un but lucratif. Pour simplifier toujours, je les considérerai ici sans but lucratif, au même titre que les autres associations.

16 Le contrat « emplois-jeunes » relevait d'un programme d'aide à l'emploi des jeunes, intitulé « Nouveaux Services, Emplois-Jeunes » (NSEJ), initié par le ministère de l'Emploi et de la Solidarité (Martine Aubry). Il a été opérant entre 1997 et 2002. Ce programme se présentait de la manière suivante : « Il se caractérise par la double volonté de créer durablement de nouvelles activités et de participer à la lutte contre le chômage des jeunes. Le caractère des emplois n'est pas absolu mais relatif au territoire où se situe l'emploi. Les emplois doivent être créés dans le secteur non marchand : employeurs publics ou parapublics, associations ou fondations. Deux particularités sont marquantes : il s'agit d’une logique de projet et non de guichet, et l’aide versée par l’Etat est associée à un poste, et non à une personne particulière. Elle représente 80 % du Smic (soit un peu plus de 96 000 francs par an) et est versée pendant cinq ans à l'employeur. Au-delà des cinq ans, l'activité doit avoir démontré son utilité et d'autres solutions de financement doivent prendre le relais de l’aide de l'Etat. Le public concerné par les embauches est celui des jeunes de moins de 26 ans (ou moins de 30 ans sous certaines conditions) ; il est difficile pour les jeunes d'acquérir la première expérience qui leur permettra d’entrer durablement dans le monde du travail. NSEJ peut constituer un tremplin vers l'emploi durable ». In Cahiers Lorrains. 1999. Les emplois-jeunes en Lorraine : un premier bilan. Nancy : Direction régionale du travail, de l'emploi et de la formation professionnelle de Lorraine, p. 1.

17 Mignon, P. 1988, op. cit, p. 29-31.

18 Gourdon, A.-M. 1994. Le rock en France : 10 ans de politique culturelle (1981-1991). In Gourdon, A.-M. Sous la dir. Le rock. Aspects esthétiques, culturels et sociaux. Paris : CNRS Editions, p. 141-151.

19 Teillet, P. 1996. L'Etat culturel et les musiques d'aujourd'hui. In Darré, A. Sous la dir. Musique et politique. Les répertoires de l'identité. Rennes : PUR, coll. Res Publica, p. 111-125 ; et Teillet, P. 1998. Eléments pour une histoire des politiques publiques en faveur des musiques amplifiées. Paris : DEP. Groupe de travail « Histoires et politiques culturelles locales ».

20 Dubois, V. 1999. La politique culturelle. Genèse d'une catégorie d'intervention publique. Paris : Belin, p. 239-275.

21 Ce slogan fut lancé par une coordination d'associations régionales appelée Réseau Rocks, au cours du Forum Culturel de Montpellier et sera repris au journal télévisé.

22 Parallèlement se mettent également en place des modules de formation courts, de « sensibilisation et de formation professionnelle » portant sur des thèmes suivants : « Profession manager », « Profession producteur », « Le statut de l'artiste », « Droits d'auteurs, droits voisins, l'édition musicale ».

23 Kaiser, J. 2000. Approches sociologiques de l'insertion professionnelle des jeunes : le rôle de la formation dans l'accès à l'emploi. Intervention à la journée d'étude organisée par le Cafoc de Nantes, ANFJT, le 17 mars. Disponible sur : http://www.cafoc.ac-nantes.fr/publicatlon/resso024.htm [consulté le 03.04.2001]

24 Le repérage est effectué au niveau national et concerne 15 groupes à l'année. Le Fair reçoit le soutien de l'Etat par le biais du Fonds de soutien jazz, rock et variétés, mais également de la société Ricard qui représente 20 % du budget global. Se pose alors la question d'une forme de rock « officiel ».

25 Kaiser, J. 2000, op. cit.

26 Centre de formation « professionnelle » de musiciens exclusivement dédié aux musiques actuelles. Il est basé à Nancy.

27 Hein, F. 2004. Les emplois-jeunes dans le monde du rock en Lorraine. Facteurs de changement ? In Champy-Remoussenard, R, Meyer, V. Sous la dir. Être emploi-jeune et après ? Nancy : Presses Universitaires de Nancy, coll. Questions d’éducation et de formation, p. 93-109.

28 L’un d’entre eux a néanmoins été titularisé en tant qu'agent de la fonction publique territoriale.

29 Certains emplois, dépourvus d’encadrement et de capital économique se sont quelquefois révélés être de véritables catastrophes, tant sur le plan humain que financier.

30 Becker, H. S. 1988. Les mondes de l'art. Paris : Flammarion, éd. orig, 1982, p. 116.

31 Guibert, G. 2003. Le développement des musiques amplifiées au xxe siècle. Quelques éléments concernant technologies, industries et phénomènes sociaux. In Laffanour, A. Sous la dir. Territoires de musiques et cultures urbaines. Rock, rap, techno... l'émergence de la création musicale à l'heure de la mondialisation. Paris : L'Harmattan, coll. Communication et civilisation, p. 39.

32 Bourdieu, P. 1979. La distinction. Critique sociale du jugement. Paris : Editions de Minuit, coll. Le sens commun.

33 Selon Bernard Lahire, une partie du rock est aujourd'hui en voie de légitimation. Lahire, B. 2003. La légitimité culturelle en questions. In Donnat, O. Sous la dir. Regards croisés sur les pratiques culturelles. Paris : La Documentation Française, coll. Questions de Culture, p. 61.

34 Lahire, B. 2003. In Donnat, O. Sous la dir., ibid., p. 60.

35 Hennion, A., Maisonneuve, S, Gomart, E. 2000. Figures de l'amateur. Formes, objets et pratiques de l'amour de la musique aujourd'hui. Paris : La Documentation Française, coll. Questions de Culture.

36 Shusterman, R. 1992. L'art à l'état vif. La pensée pragmatiste et l'esthétique populaire. Paris : Editions de Minuit, coll. Le sens commun, et Schaeffer, J.-M. 2000. Adieu à l'esthétique. Paris : PUF.

37 Dewey, J. 1980. Art as experience. New York : Perigee Books, 1re éd. 1934.

38 Joas, H. 1999. La créativité de l'agir. Paris : Cerf, coll. Passages.

39 Frith, S. 1996. Performing rites. On the value of popular music. Cambridge, Massachusetts : Harvard University Press.

40 Bourdieu, P. 1979, op. cit. Le Bart, C., avec la coll de Ambroise, J.-C. 2000. Les fans des Beatles. Sociologie d'une passion. Rennes : PUR, coll. Le sens social, p. 93-118.

41 Honneth, A. 2000. La lutte pour la reconnaissance. Paris : Les Editions du Cerf, coll. Passages.

42 Leveratto, J.-M. 2000. La mesure de l'art. Sociologie de la qualité artistique. Paris : La Dispute, p. 103.

43 Cohen, S. 1991. Rock culture in Liverpool. Popular music in the making. Oxford : Oxford University Press, p. 134.

Table des illustrations

Titre Tableau 1 – Estimation des budgets de la consommation culturelle
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Titre Tableau 2 – Estimation des budgets du parc instrumental
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Titre Tableau 3 – Estimation des budgets des activités de production
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© Éditions Mélanie Seteun, 2006

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