Le Monde du rock
|Chapitre 4. Ce que peuvent les choses
Texte intégral
« Ces choses à l'intérieur de moi, peut-être avaient-elles une puissance, peut-être pourraient-elles m'emmener quelque part, tout comme la poussée en avant du rythme de cette chanson, de ce son, semblait m'emmener quelque part, tout comme des choses à l'intérieur des Rolling Stones les avaient emmenés quelque part, dans un endroit magnifique »
Nick Tosches, La lumière de l'été 65 [2000]
Introduction
- 1 Hennion, A., Maisonneuve, S. Gomart, E. 2000. Figures de l'amateur. Formes, objets et pratiques de (...)
- 2 La notion d'attachement évite l'emploi du terme « passion », beaucoup trop polysémique selon moi, s (...)
- 3 Leveratto, J.-M. 2000. La mesure de l'art. Sociologie de la qualité artistique. Paris : La Dispute, (...)
- 4 Hennion, A., Maisonneuve, S. Gomart, E. 2000, op. cit., p. 35.
- 5 Développement culturel, no 107. 1995. La musique en amateur et Donnât, O. 1996a. Les amateurs. Enqu (...)
1« La musique agit et fait agir1 ». Une émotion esthétique peut conduire à développer un attachement2 particulier à un objet artistique ou culturel. Comme Jean-Marc Leveratto le souligne, « l'événement personnel que constitue pour certains acteurs la rencontre d'objets artistiques qui s'avèrent capables de capter leur attention, de s'emparer de leur corps, et d'emporter leur adhésion, [est] la manière commune dont s'enclenche la passion pour un art3 ». À ce titre, on peut faire l'hypothèse que les objets propres au monde du rock ont une efficacité sur les acteurs. Ils conduisent à l'action. En même temps, ils contribuent à la production de nouveaux objets. Cette efficacité se traduit communément sous la forme d'une consommation culturelle : achat de disques et fréquentation de concerts. L'intensité de cette consommation culturelle est bien entendue variable selon les acteurs. Et elle va « de pair avec une intensification des pratiques en amateur, en particulier celle d'un instrument4 » comme le rappelle Antoine Hennion en s'appuyant sur une enquête du DEP5. Ces données sont incontestables. Mais en réduisant la pratique amateur à la seule pratique instrumentale, on néglige cependant quantité d'autres activités périphériques liées à la musique, nées elles aussi d'une rencontre avec un objet rock. C'est ce dont j'ai cherché à rendre compte à la fin du chapitre précédent, en tentant d'identifier et de dénombrer la variété des activités pratiquées par l'échantillon. Et comme on a pu le voir, la liste produite excède très largement la pratique instrumentale.
Cela étant posé, la question visant à comprendre ce que peuvent les choses reste entière. Pour tenter d'y répondre, il convient de procéder en plusieurs étapes. Premièrement, en prêtant attention aux processus de l'attachement. Deuxièmement, en observant les diverses modalités de l'attachement à travers deux types d'activités spécifiques. Ce qui, dans un troisième temps, conduira à évaluer le temps que les acteurs consacrent à leur attachement au rock.
1. Processus de l'attachement
- 6 Hennion, A., Teil, G. 2003. Les protocoles du goût. Une sociologie positive des grands amateurs de (...)
- 7 Le terme d'hapax est mobilisé par Michel Onfray dans plusieurs de ses ouvrages. Pour lui, « les hap (...)
- 8 La prise désigne une capacité de saisie sur les choses. Elle suppose que les objets offrent des acc (...)
2Le processus conduisant à un attachement au rock est observable et objectivable. Il suffit pour cela de retracer le trajet séparant la rencontre avec l'objet rock du moment de l'attachement à celui-ci. À savoir, le moment qui fonde un goût pour le rock, entendu « comme un faire et une relation avec des objets6 ». Un moment qui met en relation un amateur potentiel et un objet rock à travers une épreuve particulière dont la réussite peut ouvrir sur une émotion esthétique fulgurante, sur un rapport de fascination, voire sur un hapax existentiel7. Soit un état singulier du corps attestant d'une prise8 déterminant l'attachement et ses débouchés ultérieurs sous la forme d'une carrière d'amateur. L'observation ethnographique indique que ce trajet est jalonné de manière indissociable par un certain nombre d'objets et d'effets réunis à l'occasion d'un événement singulier : l'épreuve du goût.
1.1. Objets de l'attachement
3Le chapitre précédent a permis de souligner le rôle déterminant de la médiation familiale et amicale dans l'attachement au rock. Cette médiation initiatique, intentionnelle ou non, consiste à favoriser la rencontre d'un acteur avec le rock. Pour autant, cette médiation ne s'effectue jamais sans un certain nombre d'objets rock, qui, à leur tour deviennent médiateurs. Ces objets sont pluriels et souvent interdépendants. Mais on peut néanmoins tenter d'en isoler sommairement quelques uns au préalable. Par exemple, des disques, des médias, des « looks », et des instruments de musique.
1.1.1. Le disque
4Issu ou non de la collection familiale, le disque constitue fréquemment la pièce angulaire aux origines d'un amour pour le rock comme on peut le lire dans les quelques extraits d'entretiens ci-dessous :
Puis mon père m'a transmis son amour du rock'n'roll. Et rock'n'roll, rock'n'roll ! De Elvis Presley à MC5. Bon, pas trop le rock'n'roll de maintenant, parce qu’il est largué je pense, mais jusqu'à la fin des années 70, les Sex Pistols des trucs comme ça. Il m'a vraiment tout appris. Et puis un jour j'ai écouté un disque qui a tout changé : le premier disque de PIL et là, tout a changé. Je sentais bien que mon avenir venait de basculer. [Benjamin, 30 ans, Rmiste, manager, tourneur, musicien de rock expérimental]
Vers l'âge de six ans. Quand mon père a acheté une chaîne hi-fi, c'était les Who. Le Tommy des Who. Les trois premiers Pink Floyd, pas mal de classique, mais c'étaient les Who et les Floyd. C'est la musique que j'ai commencé à apprécier et à en comprendre les rouages. Enfin, à ressentir quelque chose. Éprouver quelque chose en écoutant une certaine musique. [Frank, 33 ans, fonctionnaire, grand amateur de rock des années 70, imposante collection de disques]
C'est mon grand frère qui m'a fait tomber dans le truc en ramenant les disques des Kinks, des machins, des Beatles, des Stones, et puis voilà, quoi. C'est le déclic quoi. Disons dès 66, quoi, c'est ça. À partir de 65-66 j'écoutais des trucs. [Patrice, 49 ans, disquaire spécialisé]
Donc dans ce cas-là, on va prendre la première chose qui m'a flashé. C'est le triple album de Trust (rire). C'est la première chose qui m'a flashé. À douze ans. Je connaissais rien avant en musique. J'écoutais comme tous les gosses, n'importe quelle connerie. Et puis un copain m'a fait écouter Trust Antisocial. J'ai trouvé ça vraiment bien, ça m'a éclaté. Et je me suis démerdé pour avoir 100 balles et j'ai acheté carrément le triple album. Je l'ai écouté en boucle pendant deux ans (rires). Ça et puis après Iron Maiden, AC/DC. C'était la grosse période punk au début des années 80. Et Trust maintenant, je peux plus écouter. Voilà. Et c'est à partir de là que j'ai commencé à m'intéresser, à écouter du rock. [Mark, 32 ans, assistant vétérinaire, guitariste-chanteur rock, rédacteur d'un fanzine rock]
L'objet disque étant livré dans une pochette agrémentée d'un graphisme, rien d'étonnant à ce qu'il puisse quelquefois précéder son contenu musical dans le processus de captation du corps de l'amateur :
Alors moi j'étais tout petit. Je me promenais avec mes parents dans une Fnac et j'ai vu une pochette d'Iron Maiden. J'étais déjà branché par les monstres et tout ça. Je vois cette pochette et j’hallucine. J'ai dis : « moi je veux ça ! ». Quand je l'ai mis sur ma platine, direct, j'ai halluciné et là, ça a changé ma vie. Pour moi c'était un truc ultra violent. C'était un truc complètement différent de ce que j'avais l'habitude de voir tous les jours. [Olivier, 22 ans, demandeur d'emploi, chanteur dans un groupe death/thrash metal, rédacteur d'un fanzine metal extrême]
Mais il se peut que l'amateur ne dispose pas en propre de l'objet disque. Ce qui n'empêche nullement la rencontre avec son contenu par le biais d'autres canaux de diffusion.
1.1.2. Les médias
5Le rock diffusé à la radio ou la télévision a également eu un rôle déterminant dans la carrière de certains amateurs de rock. Ce qui, à défaut de disque, rend évidemment nécessaire la possession d'un équipement technique adapté.
Je crois que c'est quand j'avais treize quatorze ans et, ouais après ma communion, donc ça doit être en cinquième, j'ai eu comme cadeau de communion un petit poste radio avec des piles et donc c'est là que j'ai pu commencer à pouvoir écouter la radio de manière autonome et indépendante. Avant y avait la radio qui marchait dans la cuisine, mais là j'avais une radio à moi, donc j'ai pu la faire marcher comme je voulais et quand je voulais et donc à l'époque là, sur les coups de 21 heures, y avait une émission d'un mec sur RTL puisqu'à l'époque, c'était donc en 71, douze treize ans, 71, 72. Donc à l'époque y avait que les radios périphériques, y avait pas l'explosion de la FM, des radios libres tout ça, donc c'était sur RTL, c'était un mec qui s'appelait Jean-Bernard Hébé, je me souviens plus du nom de son émission et le mec-là passait ce qu'on pourrait appeler du rock. Et donc bizarrement il passait aussi beaucoup de Julien Clerc que j'aimais bien en étant enfant et je crois que c'est Julien Clerc qui m'a emmené au rock finalement et bon je trouve que le Julien Clerc il faisait un produit artistique qui était peut-être un peu jeune à l'époque. Et finalement ce mec-là il passait d'autres trucs dont je me souviens le premier disque des Sparks dont « Cette ville n'est pas assez grande pour nous deux » et ça, ça m'a complètement bouleversé le morceau là et puis il passait les Rolling Stones, les Beatles les machins là et donc j'écoutais ça en cachette de mes parents avec le truc collé sur l'oreille. Et je crois que c’est comme ça que je me suis dit qu'il y avait un truc vachement bien là-dedans. Et que finalement ce qui m'a touché dans le rock c'était vraiment l'esthétique de la musique. J'avais pas du tout pigé moi que y avait une forme de rébellion, de décalage par rapport à certaines normes, j'ai pas du tout pigé la dimension là. J'écoutais ça parce que ça faisait du beau bruit et de la belle musique à mes oreilles. Voilà. [Philippe, 42 ans, directeur d'association, organisateur de concerts]
Moi je crois que ça remonte à quand j'étais ado, vers treize, quatorze ans. Je voyais les premiers groupes rock à la télé. Des groupes comme AC/DC, Queen, Kiss. Les premiers clips vidéo qu'on voyait. Je trouvais que ça avait... même les Rolling Stones avaient une image forte. Voir des gens avec des guitares comme ça, c'était magique. [Antoine, 35 ans, travailleur social, guitariste dans plusieurs groupes de rock, répertoire de reprises]
- 9 Hennion, A., Maisonneuve, S. Gomart, E. 2000, op. cit., p. 46.
Ces extraits soulignent le « caractère global, mélangé et solidaire9 » du rock. Ce dernier n'est en effet jamais réductible à la seule musique. À ce titre, il peut également faire référence, par exemple, à une attitude et à des attributs vestimentaires.
1.1.3. Le « look »
6Si le processus de captation s'effectue généralement sur la base d'une médiation entre un acteur et une musique, on ne peut négliger l'importance des attitudes et des « looks » singuliers à l'origine d'un attachement.
J'habitais un petit village, fallait prendre un bus pour aller au collège à cinq, six kilomètres. En fait, à l'arrêt de bus, les grands, les troisièmes écoutaient du hard. Je regardais un peu ces espèces de grands escogriffes avec leurs dossards Mötley Crüe, je croyais que c'était des filles. On était le premier arrêt du bus, donc on montait et après on prenait les autres. Les grands forcément ils allaient au fond. Ils avaient le magnéto à cassettes. Ils écoutaient Motley, Twisted Sister et compagnie, puis nous on était les petits qu'allions voir. C'est venu un peu comme ça. Je viens d'un coin (les Vosges) où c'était assez répandu. Au collège à l'époque, y avait plein de dossards, plein de vestes patchées. C'est venu un peu comme ça. [Bertrand, 28 ans, enseignant, grand amateur de hard rock et de heavy metal, imposante collection de disques]
J'habitais un quartier très pauvre et j'avais un voisin qui avait une guitare et une moto. Pour moi c'était un héros quand je le voyais partir sur sa moto avec la guitare sur le dos. Le samedi il disait qu'il allait voir les filles. C'était un pauvre jeune comme moi en fait, mais pour moi la moto et la guitare avaient la même puissance. C'était énorme. Puis j'étais un gros fan des Beatles. Le premier morceau de hard rock pour moi c'était « Helter Skelter ». C'est terrible. Puis j'étais aussi fan de Siade, de Gary Glitter, Suzy Quatro. J'avais également beaucoup d'admiration pour Elvis [il chante un air], Chuck Berry et tout ça. J'imaginais pas la vie autrement que dans la musique et la moto. [Yann, 42 ans, technicien musical, guitariste de très haut niveau, a enregistré quantité de disques]
En fait, si j'y réfléchis, le plus loin possible, ça remonte aux alentours de 7, 8 ans et je dirais qu'inconsciemment, t'y es peut être pour quelque chose (rires). Si, si, à l'époque où tu me faisais peur, à l'époque près des cyprès (rires). J'avais une peur terrible de ton bracelet à clous, mais au bout du compte, j'étais attiré par ça et ça me touchait vraiment, c'est vraiment le plus loin possible. [Jérôme, 27 ans, étudiant, guitariste d'un groupe stoner, imposante collection de disques]
Au-delà du « look » et de ses multiples attributs, il est également possible que des objets techniques tels que les instruments de musique interviennent dans le processus de formation du goût.
1.1.4. Les instruments de musique
7Pour certains amateurs, l'attachement au rock ne s'est pas tant constitué par la musique que par les instruments qui rendent sa performation possible.
En tant que batteur, c'est plus l'instrument qui a déclenché ça, que la musique en fait. C'était au primaire, y avait des mecs qui venaient faire de l'initiation musicale à des gamins. Ils venaient avec leurs instruments et ils nous faisaient jouer. J'écoutais rien de spécial à six ans. J'ai commencé par la percussion. Après, j'ai fait de la batterie vers 10 ans. Sinon, j'ai sûrement dû être influencé par ce qu'écoutait mon père. Il écoutait de la disco, mais aussi d'autres trucs comme Police ou Madness. Ce sur quoi j'ai accroché en premier, j'avais 10 ans, c'était Indochine (rires). Ça a duré assez longtemps. J'aime toujours Indochine. Après, j'ai un souvenir d’un concert que j'ai été voir avec mes parents quand j'étais petit : UB 40. J'aimais bien ça. Après j'ai rencontré des gens qui écoutaient d'autres trucs et c'est parti comme ça. Après j'ai commencé à monter des groupes dès la sixième. C'est toujours resté punk rock, je me suis jamais trop écarté. [Grégoire, 25 ans, graphiste, batteur dans un groupe punk rock garage]
Vraiment au tout départ, à six ans je devais jouer de la trompette dans la fanfare municipale. Mes parents m'avaient inscrit et tout. En fait, ça m'a vite gonflé. Jusqu'à l'âge de dix ans, ça m'a pas branché plus que ça la musique. J'en écoutais comme un môme de dix ans en écoute. Après ce qui s'est passé c'est que mes sœurs ont commencé à faire de la musique classique et ma sœur la plus jeune a pu faire de la guitare assez rapidement. Donc elle avait une guitare et moi ça m'a branché. J'ai voulu apprendre la guitare et chose très rigolote, je prenais là des cours de musique dans une académie qui préparait les gens au conservatoire et en même temps je prenais des espèces de cours parallèles avec un mec qui habitait... une espèce de manouche avec un black aussi je me souviens... et ils nous apprenaient la guitare folk, la guitare électrique quoi. En fait il y avait les deux approches de la guitare. Je pense que c’est ces deux mecs-là qui m'ont donné vraiment envie de jouer de la guitare. J'étais accro, j'étais vraiment mordu, j'en ai bouffé de la guitare. Alors que la musique classique j'y allais plus pour faire plaisir à mes parents et pour pouvoir prétexter l'achat d'un éventuel instrument. C'était bien aussi mais ça avait un côté un peu plus scolaire qui me branchait pas forcément. [...] Ouais, après il y a eu les premiers groupes. Alors tu vois bien le topo. Là c'était vraiment rock'n'roll. Même au fond des caves on se faisait jeter. C'était n'importe quoi. Le premier disque vraiment rock'n'roll que j'ai écouté, excepté Téléphone, Trust et Police qui étaient des gros groupes à l'époque, y avait du Hendrix. J'étais pas vraiment fan, y avait deux trois trucs, on reprenait Hey Joe je me souviens, c'est vrai, véridique, je devais avoir dans les quatorze, quinze ans, je devais être en troisième. [Xavier, 33 ans, luthier, guitariste dans un groupe punk rock garage]
8En définitive, ces extraits d'entretiens soulignent moins que l'attachement au rock s'effectue par la médiation d'un instrument qu'ils n'indiquent que la pratique d'un instrument est un facteur prédisposant à l'amour pour le rock. C'est d'ailleurs fréquemment au croisement d'objets et de circonstances favorables que naît l'attachement au rock. Des circonstances rendues propices par l'environnement familial, mais qui procèdent tout autant d'une succession d'événements.
1.1.5. Une succession d'événements
9Un grand nombre d'acteurs parvient à isoler l'objet ayant présidé au développement d'un attachement au rock de manière relativement précise. Comme les extraits d'entretiens en attestent, la majeure partie d'entre eux reconnaît que l'objet en question est indissociable des événements et des contextes au sein desquels il prend sens. Ce qui a pour effet de rendre l'analyse nettement plus complexe. C'est ce que l'on perçoit particulièrement bien dès lors que les acteurs approfondissent la thématique de l'attachement. Et c'est ce qui rend dans le même temps, la compréhension du phénomène plus dynamique et plus riche.
C'était en plusieurs coups. Le premier, c'était en colo, je devais avoir 13 ans. C'était un mec qui m'a passé des disques de Ted Nugent. Ensuite, c'était début des années 80, c'était mes potes d'école, c'était la période Trust, AC/DC. Parallèlement à ça, non juste un petit peu avant, comme j'écoutais WRTL la nuit, j'avais été acheter le 33 tours de Supertramp, Breakfast in America. Mais bon, là c'était comme ça. C'était les premiers émois. J'écoutais aussi un peu de blues, donc j'allais... c'était au moment où tu pouvais encore écouter des vinyles dans les magasins de disques où ils n'étaient pas trop chiants. Donc, je tâtonnais un peu, mais je n'avais pas vraiment de groupe préféré ou quoi que ce soit. C'était des petits essais. Bon, j'écoutais aussi la radio, un petit peu tout ce qui se présentait. Et, c'est plus vers le milieu des années 80, quand j'étais objecteur, j'ai rencontré quelqu'un qui avait une discothèque énorme et qui m'a fait découvrir tout les machins, Flamin' Groovies etc. Et qui était branché avec des types qui écoutaient çà. C'est là, que ça était vraiment le début. Mais, ça c'est assez tardif finalement. [Tanguy, 36 ans, psychologue, ancien animateur radio, chanteur dans un groupe punk, roadie, rédacteur dans plusieurs fanzines, intermédiaire dépôt-vente pour fanzines]
Et puis après, je traînais avec un copain. Son grand frère écoutait du hard. Je savais pas trop ce que c'était. En 84, « Stiil loving you » passe à la radio. Le pire c'est que c'est vrai. J'ai accroché avec ce morceau. On m'a dit que c'était du hard. Ah bon ! Mes parents étaient abonnés à France Loisirs. C'était pour moi. J'ai acheté la cassette de Love at first sting. J'ai écouté ça au casque pendant je sais pas combien de temps. J'ai accroché comme un maboul sur le disque. Et puis voilà. Après on m'a dit que c'était du hard. J'allais jouer au ping pong chez mon pote l'après-midi, y avait son frangin, il avait un parrain aussi qui écoutait ce genre de trucs. C'est venu comme ça. Ensuite j’ai acheté le Judas Priest, Defender of the faith. J'ai acheté Van Halen, 1984, que je trouvais à chier d'ailleurs. Puis après quand mon père me filait un peu de thunes, chez mon disquaire, y avait des cassettes avec des points rouges en réduction. J'ai acheté AC/DC, Dirty deeds, le Saxon, Power and the glory, puis je lorgnais vachement sur le Powerslave de Maiden, mais il venait de sortir, il était tout neuf et j'avais pas les moyens de l'acheter. Mon père me l'avait offert. Y avait l'autre, le parrain du gars qui amenait des trucs. Je me rappelle, j'avais copié des Saxon, le Blackfoot live que depuis je recherche justement. J'ai vu y a pas longtemps qu'il était ressorti. Ce truc là et c'est venu comme ça. Après j'ai acheté Hard Rock, c'était le six ou le sept. Je sais plus si c'était Helix en couverture. Je me rappelle d'un d'Helix avec une épée. Et c'est venu comme ça. après je les ai acheté tous les mois. J'ai acheté ceux qui me manquaient. J'ai tous les Hard Rock depuis moult. J'achetais aussi Enfer, Metal Attack.
Tu les as encore ?
Hard Rock je les ai gardés comme des reliques. Tout beau, tout neuf. Enfer, Metal Attack, Hard Force tout ça, je découpais dedans. On faisait des trucs avec les pochettes, des conneries. Y avait que Hard Rock qui avait droit à pas être découpé. En fait c'est venu comme ça. On allait au cathé en sixième ou en cinquième je sais plus. Y avait trois, quatre mercredi, tu te réunissais avec tous les villages du coin et t'allais au Thillot et t'avais des gars qui écoutaient du hard aussi. Ils te filaient des cassettes. T'écoutais. C'était comme ça. Après petit à petit tu vas à la Fnac. La première fois que j'ai vu une Fnac, wouah ! C'était Metal heart le coup là. Dans les magazines j'en avais entendu tellement de bien. C'est vrai que le collège... c'est à force de voir les autres zouaves. Et à la fois l'effet là, le grand frère, Still loving you à la radio, ça a commencé comme ça. C'est marrant.
T'as commencé directement avec le hard ?
Oui. Avant j'achetais pas de disques. J’écoutais la radio. Non, j'ai rien écouté d'autre avant. [...] Je me rappelle mes années collège. C'est rigolo, mais ça s'est plus fait après. En cours de musique, les grands avaient droit à des cours de hard par le proviseur.
Cours de hard ?
Le proviseur était hyper cool. Il venait leur parler de hard en musique. Et nous, et nous ! Les sixièmes y avaient pas droit. Il leur passait les disques de hard, l'histoire du hard. Nickel.
Il aimait ça le mec là ?
J'en sais rien, mais y avait une bonne ambiance dans le collège. Il était cool. Les mecs avaient tous des vestes patchées, mais ils étaient pas chiants. C'était pas un collège violent. On était ZEP, mais ça avait rien à voir. Milieu ouvrier. Y avait eu la fête du collège. Ça, ça m'avait plu aussi. Fallait se déguiser vers la fin de l'année. Les hardos étaient déguisés en hardos (rires). Y a eu un podium, ça pétait des grands disques, Scorpions et compagnie. Ça m'avait bien plu. Après t'achètes des cassettes, petit à petit. Tu lis la presse spécialisée. Et puis après je jouais au ping pong. Je jouais avec des potes plus vieux que moi qui écoutaient du hard, j'achetais des trucs, mais eux ils avaient beaucoup plus de trucs, ils me prêtaient et je copiais. C'est là que j'ai connu plein de trucs que je connaissais de nom par les bouquins. [Bertrand, 28 ans, enseignant, grand amateur de hard rock et de heavy metal, Imposante collection de disques]
10Au final, ces extraits d'entretiens rendent compte d'un processus procédant d'une multiplicité d'objets, de dispositifs et d'événements inaugurant les prémices d'une carrière d'amateur. Toutefois, avant d'aborder l'attachement sous l'angle de la carrière, il reste à se pencher sur les sensations produites par ce goût naissant.
1.2. Effets de l'attachement
- 10 Développement culturel, no 143. 2004. Transmettre une passion culturelle. Disponible sur : http://w (...)
- 11 Développement culturel, no 143. 2004, ibid., p. 1.
11Un bulletin récent du DEP, consacré à la transmission d'une passion culturelle10 s'ouvre avec les propos suivants : « Il est presque devenu banal d'affirmer que le désir de culture, son intensité et les formes qu'il prend, dépendent pour une large part des conditions de socialisation primaire des acteurs et que, par conséquent, les causes de son inégale distribution se situent, pour l'essentiel, au sein de l'espace familial ». Et de poursuivre plus loin : « Aussi est-on tenté de considérer que l'intérêt pour la culture [...] relève pour l'essentiel de deux logiques : l'une se situe plutôt sur le registre de la reproduction, quand une passion permet de prolonger une tradition familiale ou locale et ainsi, d'affirmer ou de renforcer une appartenance héritée ; la seconde s'inscrit plutôt dans un registre de rupture ou d'arrachement à ces appartenances héritées, quand la passion traduit une volonté de s'en affranchir ou répond à une recherche de libération ou d'expression de soi11 ». Cette bipolarisation, pour intéressante qu'elle soit, me semble cependant fixer des cadres beaucoup trop restrictifs. Pour trois raisons au moins. Premièrement, elle néglige l'importance de la médiation des objets culturels dans le processus d'attachement au rock. Deuxièmement, elle mésestime l'importance du corps et de sa sensibilité dans les capacités d'appréciation d'un objet artistique ou culturel, même nouveau et non nécessairement « médié » par une tierce personne. Troisièmement, elle pose la « passion » culturelle comme un déjà-là, inscrite au sein d'une simple relation entre passeurs et récepteurs devenant le cas échéant des « héritiers ». Ce qui interroge fortement la notion de transmission culturelle. Car si la socialisation primaire peut effectivement favoriser le désir d'art ou de culture, il est moins certain que le goût pour une forme d'art soit transmis dans des conditions analogues. On peut par exemple favoriser chez l'autre une disposition à aimer le rock. On peut accompagner la formation de son goût pour le rock. On peut s'en faire le médiateur en recourant à une série d'autres médiateurs indispensables (disque, chaîne hi-fi, etc.). Mais c'est tout. On ne transmet pas le goût comme on transmettrait une collection de disques. Transmettre un goût n'est jamais un processus linéaire ou à sens unique, pas davantage qu'il n'est un processus exempt de médiateurs humains et non humains.
- 12 Ce point a été largement soulevé par des auteurs tels que Shusterman, R. 1992. L'art à l'état vif. (...)
- 13 Onfray, M. 2000. Théorie du corps amoureux. Pour une érotique solaire. Paris : Le Livre de Poche, c (...)
- 14 Damasio, A. R. 1999. Le sentiment même de soi. Corps, émotions, conscience. Paris : Odile Jacob, p. (...)
12La réification du goût pour la culture est un procédé rhétorique trompeur. Car les analyses qui en découlent procèdent d'un rabattement exclusif sur les causes sociales et ce faisant, disqualifient l'expérience esthétique en tant que telle12. À ce titre, la compréhension du processus de l'attachement n'est envisageable qu'à condition d'enregistrer l'expression des effets ressentis par les amateurs au cours de leur expérience initiale à l'art. Autrement dit, et pour ce qui nous intéresse ici, sous la forme de sensations produites dans un face à face avec l'objet rock. Ces sensations sont relativement difficiles à faire émerger. Car elles sont difficiles à décrire. Notre langue ne dispose que d'un vocabulaire indigent pour en exprimer la richesse. Notamment pour ce qui concerne les perceptions plaisantes du corps que notre civilisation ne nous prédispose d'ailleurs pas à exprimer13 et encore moins à décrire finement car reléguées « en grande partie dans les domaines méprisables de l'animalité et de la chair14 ». On peut néanmoins tenter de les identifier. Il faut pour cela distinguer deux phases. Celle de la sensation séminale tout d'abord. Et de sa préfiguration sous la forme d'une émotion ensuite.
1.2.1. La sensation séminale
13La rencontre d'un acteur avec le rock peut s'effectuer par la médiation d'une multiplicité d'objets. Bien qu'il soit probablement vain de chercher à les hiérarchiser, c'est certainement avec la musique rock elle-même que cette rencontre semble produire ses effets les plus intenses et décisifs. Tous les discours d'amateurs concordent. Le trajet qui mène à une expérience esthétique réussie passe toujours par la musique. Et le corps. La musique contient donc potentiellement le pouvoir de procurer une sensation à son auditeur. À la condition, toutefois, que son corps soit disposé à la ressentir. Une sensation éloquemment exprimée dans les deux phrases suivantes : « Et puis un jour j'ai écouté un disque qui a tout changé : le premier disque de PIL et là, tout a changé. Je sentais bien que mon avenir venait de basculer » ou encore « Quand je l'ai mis [le disque d'Iron Maiden] sur ma platine, direct, j'ai halluciné et là, ça a changé ma vie ». On pénètre là dans le registre du choc, de l'élection, de la révélation et du basculement. Entre émotion physique et ébranlement psychique. Quelquefois, comme j'ai pu le relever dans d'autres entretiens, il est question de « blocage », de « scotch » ou encore de « magie ». Ce moment, véritable hapax existentiel, touche directement le corps, le submerge sans que les effets proprement physiques soient clairement descriptibles si l'on en juge les propos suivants :
au niveau du corps ? je sais pas... c'etait enorme, terrible. sur le moment, je savais plus ou j'etais. y avait aussi sur l'autre face le back in black de ac/dc, mais je me suis copie que le maiden et je l’ai ecoute non stop pendant les deux mois de vacances. [...] a l'epoque j'avais pas trop de thunes pour acheter les disques, donc j'avais de vieilles cassettes, j'ai tout vire et j'ai rencontre des potes a la fin du college, debut du lycee et c'est comme ça que ça venait. les potes sont arrives et m'ont fait ecouter ça. le deuxieme album que j'ai eu c'etait le razor's edge de ac/dc. la grosse baffe. scorpions aussi a fond, avec leurs vieux slows. [jerome, 27 ans, etudiant, guitariste d’un groupe stoner, imposante collection de disques]
je peux pas l'expliquer physiquement, mais je me suis dit, c'est quoi ça ? j'ai aime tout de suite. le son de guitare. j'avais jamais entendu ça en fait. et j'ai aime ça tout de suite. je comprends toujours pas pourquoi. je crois qu'il faut pas chercher a comprendre pourquoi on aime ou pas la musique. la musique c'est de l'art, pas des maths. c'est ça. meme encore maintenant, j’adore ce type de son. je peux pas considerer autre chose que ça. non, c'est comme ça. [florent, 33 ans, fonctionnaire, guitariste d'un groupe death metal]
Ça m'avait vachement plu, mais je peux pas te l'expliquer avec des mots. J'en sais rien. Plein d'émotions, mais je pourrais pas te dire exactement. Y avait le côté où ça pétait. C'était un peu violent, ça me plaisait bien. Mais pas violent bête et méchant. C'était différent. Même si « Still loving you » c'était un slow. Ça commençait mollo, mais à la fin, ça terminait par tu jettes Sa partenaire contre le mur (rire). En fait, ça m'a donné envie d'acheter l'album. Ça le faisait grave. [...] Ouais, j'écoutais ça tout le temps. Ce qui est marrant, c'est que mes parents m'ont dit, que c'était une mode et que ça me passerait au bout d'un an. Je saurais pas te l'expliquer, c'est dingue, mais c'est un truc qui m'a botté. Plus j'en découvrais... [Bertrand, 28 ans, enseignant, grand amateur de hard rock et de heavy metal, imposante collection de disques]
- 15 Hennion, A., Maisonneuve, S. Gomart, E. 2000, op. cit., p. 188.
- 16 Après tout, est-il possible de décrire précisément les effets produits par un orgasme sexuel ? Le p (...)
- 17 Christian Le Bart, dans son ouvrage sur les fans des Beatles a également noté cette dimension se ma (...)
14La difficulté qu'éprouvent les acteurs à décrire l'intimité des sensations corporelles ressenties lors de ces « bascules » tient à ce qu'elles relèvent « d'une expérience en partie intransmissible15 » et qu'à ce titre, les mots s'avèrent relativement inefficaces16. C'est ce qu'illustrent particulièrement les onomatopées (« ouch ! », « waouh ! »), les expirations profondes (« pffffff ! »), les silences (« ... »)17, les métaphores de la maltraitance (gifle, baffe, coup de poing, etc.) et autres gestes (mime de la submersion du corps par une vague), témoignant de l'intensité du ressenti corporel. Mais la difficulté à décrire cette sensation tient également à son caractère unique et à ce qu'elle relève d'un processus de reconstitution faisant appel à la mémoire des amateurs. C'est la raison pour laquelle il est probablement plus pertinent de tenter de faire émerger des perceptions plus proches, voire plus immédiates de la réalité des amateurs. Dans ce qu'elles ont de plus reproductibles aussi. Notamment sous la forme d'émotions.
1.2.2. Les émotions
- 18 On associe généralement le terme « émotion » aux six émotions primaires ou universelles : bonheur, (...)
- 19 Damasio, A. R. 1999. op. cit., p. 365.
- 20 Damasio, A. R. 2001. Rencontre avec Antonio Damasio. Propos recueillis par Gaëtane Chapelle. Scienc (...)
15La force de la sensation séminale tient dans sa capacité à induire des émotions18 plaisantes et reproductibles. Par conséquent, on peut en déduire qu'elles ont un « rapport nécessaire au corps19 » comme le souligne le neurologue américain Antonio Damasio. Au même titre que l'on peut supposer qu'elles exercent un rôle central dans le processus de l'attachement. En effet, si l'on suit toujours Antonio Damasio « le plaisir donne l'envie de réitérer ce qui s'est révélé bon pour l'acteur20 ». Ce caractère reproductible permet de penser que les émotions sont peut être plus facilement descriptibles que la sensation séminale dont elles procèdent. Ainsi, les propos de ces amateurs, parvenus à en isoler quelques prémices :
16C'est assez difficile de décrire ça dans la mesure où ce sont des sentiments... C'est même pas que c'est personnel, mais ça vient vraiment de l'intérieur. Je pense qu'il faudrait à la limite en parler quand ça se produit. Là de l'extérieur... Je commence à transpirer déjà. Je transpire facilement, puis j'ai la chair de poule, ça commence comme ça. [Et plus loin dans l'entretien, à propos de l'écoute de l'album Let us prey du groupe Electric Wizard, il déclare :] J'ai même pas pu l'écouter assis, il a fallu que je me couche par terre tellement c'était intense. [...] C'est vrai que cet album est tellement écrasant. C'est une pure folie. Ça m'a écrasé, on peut dire ça comme ça (rire). [...] Ça a fonctionné direct, ça m'a écrasé, j’ai dû me coucher, c'est bien le rare album, pour par dire le seul, qui ait eu cet effet là sur moi. [Jérôme, 27 ans, étudiant, guitariste d'un groupe stoner, imposante collection de disques]
17La première fois que je suis allé voir [Marilyn] Manson, j'avais un pote qui habitait là-haut. Il m'hébergeait. C'est quelqu'un que je connais depuis très longtemps. Il est même pas venu au concert. Je suis d'habitude pas quelqu'un de très nerveux. On a mangé ensemble, mais dès le début de l'après-midi, je tenais plus en place. Il m'a dit qu'il m'avait jamais vu comme ça. Je regardais sans arrêt la montre. On avait le temps. Mais le temps passe pas. T'as qu'une envie, c'est que ça arrive. Il m'a dit que c'était la première fois qu'il me voyait aussi excité. Des états comme ça, ça peut être que très, très rare. Si tu te mets dans cet état-là à chaque fois, ça fait plus les gamines qui vont voir des boys bands. Vraiment c'est une réaction que je comprends tout à fait. Cet état c'est seulement pour les choses qui nous touchent énormément. Ces choses là y en a pas 36 000. Trois, quatre, cinq, pas plus. En comptant tous les domaines qui soient. La musique ou les films. (Boris, 23 ans, étudiant, grand amateur de black metal et de metal industriel, imposante collection de disques]
- 21 En décrivant ses émotions sous le terme de sentiments, l'interviewé fait une confusion terminologiq (...)
- 22 Cette question de la méthode a déjà été soulevée par Antoine Hennion et semble occuper une large pl (...)
18L'exemplarité de ces quelques propos tient en deux points. Le premier, que les émotions21 sont fondamentalement des actions. Elles se traduisent par des états singuliers du corps. À savoir une combinaison de phénomènes externes et internes (nervosité, excitation, transpiration accrue, réaction épidermique, oppression physique). Soit des états du corps directement observables et objectivables. Ce qui conduit au second point, d'ailleurs suggéré par Boris, à propos de la méthode d'enquête elle-même22. Pour saisir les émotions, il est nécessaire de les observer en train de se produire. Faute de quoi, à la faiblesse descriptive générale se substitue avec régularité la terminologie de la passion, fourre-tout commode et récurrent pour tenter de circonscrire les émotions induites par la musique comme on peut le lire ci-dessous :
Noé : Disons que c'est une passion. Une passion ça se traduit automatiquement par des effets dans la tête et on ressent physiquement...
Olivier : C'est une jouissance corporelle.
Noé : Une passion ça se manifeste forcément sur le corps et l'esprit. Ça se manifeste de cette façon-là. C'est une passion dont on fait notre vie en fait.
Olivier : Possédés ! (rires) [Noé, 33 ans, intermittent du spectacle, guitariste dans un groupe death thrash metal, Olivier, 22 ans, demandeur d'emploi, chanteur dans un groupe death-thrash metal, rédacteur d'un fanzine metal extrême]
- 23 Selon Hans Robert Jauss, « l'attitude de jouissance dont l'art implique la possibilité et qu'il pro (...)
- 24 Joas, H. 1999. La créativité de l'agir. Paris : Les Editions du Cerf, coll. Passages, p. 152. Les p (...)
- 25 Berger, H. M. 1999. Metal, rock and jazz. Perception and the phenomenology of musical experience. H (...)
- 26 Frith, S. 1996. Performing rites. On the value of popular music. Cambridge, Massachusetts : Harvard (...)
- 27 Selon Antoine Hennion, ce schéma est au « cœur d'une théorie de la passion ». In Hennion, A., Maiso (...)
19La force du choc esthétique tient en sa capacité à générer des émotions plaisantes. À procurer de la jouissance corporelle comme l'indique Olivier23. Dès 1934, John Dewey postule que la confrontation aux œuvres artistiques suscite de « nouvelles possibilités d'expérience sensorielle24 ». Or, le rock, comme toute autre forme artistique, constitue une possibilité d'expérience sensorielle. Une expérience liée aux émotions. Et comme le souligne l'ethnomusicologue Harris M. Berger, les émotions sont intéressantes par définition25. Elles sont à la source de la conscience. Profondément inscrites dans le corps. Elles nous permettent de nous sentir vivant. Pour Simon Frith, la musique « nous procure la sensation (comme le sexe lui-même) d'être intensément présent. [... En cela], il ne s'agit pas exclusivement d'une expérience du corps, mais également (les deux sont inséparables) d'une expérience du temps26 ». On touche ici l'alpha et l'oméga du processus de l'attachement au rock. Tout part de là. Tout y retourne inlassablement. Circularité d'un processus. Où l'amateur alterne entre « faire arriver/laisser arriver27 » (cf. infra). Entre actif et passif. L'attachement et les effets qui lui sont associés sont donc produits en situation. Et ils ouvrent généralement sur une carrière d'amateur.
1.3. Une carrière d'amateur de rock
- 28 Hugues, E. C. 1996. Le regard sociologique. Essais choisis. Paris : EHESS, p. 175. Cette définition (...)
20J'entends le terme « carrière » au sens d'Everett C. Hugues, c'est-à-dire comme « parcours ou progression d'une personne au cours de la vie (ou d'une partie donnée de celle-ci)28 ». À l’évidence, une carrière d'amateur de rock se caractérise par un attachement au rock. Comme on vient de le voir, cet attachement procède d'une combinaison de dispositions, d'objets et d'effets. Il est dynamique. Pour le saisir à l'œuvre, il n'est probablement pas meilleur moyen que de suivre le parcours d'un attachement sur le long terme. C'est ce que je propose de faire en restituant quelques propos d'un amateur dont la carrière a démarré au début des années 60.
Tu vois, donc si tu regardes bien t'as souvent affaire a des mecs qui ont... un peu comme moi : 45... 45-50, c'est-à-dire un peu les enfants du rock. Les vrais, quoi ! Qui ont démarré, allez, dans le pire des cas avec Johnny Hallyday. Moi, ma première idole, c'était Hallyday, tu vois...
C'est vrai ?
Ouais, ouais, ben attends j'avais 12-13 ans, mais en même temps j'achetais les premiers Beatles, les premiers Who en 64, j'avais 12-13 ans. C'est comme ça que j'ai démarré. Et tu t'aperçois qu'il y a beaucoup de mecs, et ben ils ont démarré comme ça. Les Philippe Manœuvre, il a 50 ans, tu vois c'est le boss de Rock & Folk maintenant, ou ceux qu'ont fait des émissions de télé c'est des mecs qui ont démarré... Bon allez, pour simplifier, ils ont commencé à écouter de la musique en 63 avec les Beatles et les Rolling Stones. Comme moi d'ailleurs. Je suis un grand fan des années 60. On change pas, hein ?[...]
Alors toi, exactement, tu peux identifier le truc qui t'a vraiment foudroyé ?
Écoute, moi, comme je te l'ai dis, je pense qu'à 12 ans j'ai pété les plombs sur Hallyday.
Ah ouais ? Blocage ?
C'était mon idole. C'était mon idole. Je collectionnais les photos, je découpais... tu vois, non mais je faisais vraiment tout... Mon premier concert de Hallyday - remarque c'est vrai qu'après ça allait assez vite en fait - c'était en 66 je crois. Pour la première fois mes parents m'ont laissé aller à un concert : c'était Hallyday, tu vois, au Rio. Sauf qu'en première partie il y avait Hendrix.
Oui j'ai encore vu les photos la semaine dernière
Et donc voilà, moi je suis tombé sur Hendrix et je peux te garantir qu'à l'époque je te jure que même à Dupont [magasin de disques] tu le trouvais pas. Et je me souviens très bien qu'à l'époque il y avait un présentateur. Et... genre... authentique, hein, le mec il dit : « Alors vous allez voir c'est une découverte de Johnny : il joue de la guitare avec les dents ». C'est ça, tu vois : « Il joue de la guitare avec les dents »... Et Johnny à l'époque il chantait « Noir c'est noir » tu sais, avec ses cuivres, genre rhythm'n'blues, genre ils étaient 10-12 sur scène. Et là tu vois quand même ce qu'était quand même honnêtement - je voudrais pas raconter de conneries mais - complètement inhabituel. Peut-être les Cream. C'est le trio. C'était inhabituel le trio. Ils étaient quatre comme les Beatles, ou cinq comme les Rolling Stones, avec le chanteur devant. Les Them, les Who, les Beatles, ils étaient quatre. Les Stones... Écoutes tu les cites tous, tu vois. Le trio ça a été le truc... C'était complètement nouveau, ça. Les Cream, à la même époque, je pense, Clapton, Ginger Baker... et le barouf quoi : la guitare... excuse-moi, je suis plus trop fan... Hendrix ça pouvait passer mais... je veux dire... évidemment, l'autre qui chante derrière « Noir c'est noir » et l'autre derrière à fond de balle... Attends... Mais en plus de ça, je veux pas raconter de conneries mais le set de Hendrix a pas duré 20 minutes, hein ?
Ah bon ?
Ouais, en fait il pétait les câbles de guitare au fur et à mesure... bon... Gaucher. Guitariste gaucher : pas courant, si tu replaces dans le contexte, hein ? Mc Cartney à la basse. Ouais. Et après ? C'est tout. Guitariste gaucher, les murs de Marshall. Le trio. Des sons de guitare inouïs... Bon une attitude... Moi j'avais pas vu les Who. Et en fait, voilà, je sais plus ce qu'il a fait comme morceau, tu vois, c'était vraiment... J'étais au premier rang du balcon, le truc tremblait, comme ça, tu vois : « bleeeaaannnww ». Vraiment j'ai rien compris, tu vois ? J'ai rien compris et les cordes de guitare pétaient au fur et à mesure. Donc à la fin, genre... tu sais t'écoutes du larsen, et tout, il jette la guitare, qui tombe par terre, et je me casse. Et donc il te reste encore cinq minutes de truc... Mais c'était... Enfin moi j'avais jamais vu, quoi ! Sur le disque je l'avais pas. En écoutant « My generation » on voyait qu'à la fin il y avait des effets... Ça te rappelle les Yardbirds, tout ça, c'est bien. C'était la même époque, sauf que quand tu le vois en vrai, et en plus de ça, c'était pas connu tu vois ? C'est pas comme si... c'est pas comme si c'était les Yardbirds, parce que tu connaissais déjà les disques, le genre de musique, tu vois ? Et je me souviens que même à l'époque, je suis allé en stop à Metz le chercher chez un disquaire qui était en dessous de... On le trouvait pas à Nancy. Et à l'époque après j'étais pote avec le fils de la Bergère Lorraine - son père allait toujours aux Etats-Unis et il nous avait ramené Electric Ladyland en pressage américain. On était fous quoi ! D'autant plus que le pressage américain était bien meilleur que le pressage Barclay, c'était pas la même pochette, tu vois, en carton... Ça c'était une grande claque ! C'est ce qui a commencé à me faire changer par rapport à Hallyday. Bon pas trop Eddy Mitchell parce que c'était Eddy Mitchell ou Johnny Hallyday, ou les Beatles ou les Rolling Stones... Ceci dit, à l'époque je me souviens j'avais pris une correspondante exprès en Angleterre pour qu'elle m'envoie les... J'avais choppé le premier 45 des Rolling Stones.
Ah bon ? Tu l'as toujours ?
« Corne on », oui, oui !
C'était pas pour parfaire ton anglais ?
Non, alors tu vois, déjà accro. Après ça a été les Soft Machine à la salle Poirel. Enfin là, en tant que musique, après ça a été plutôt le premier Pink Floyd. Bon c'est à peu près à la même époque qu'Hendrix : 68-69. En plus les Soft, à la salle Poirel, en 69, ça c'était des grandes claques. Et puis après toute la scène anglaise : Genesis et compagnie, puis Yes et tous les trucs avant-gardistes... Et après ça a été, dans les grandes claques, le concert de Suicide à Metz. Ils ont tenu 20 minutes. Après j'avais fait une interview dans mon fanzine, une interview de Suicide. [...] C'est Alexandre qui m'a dit d'ailleurs : « ce soir il y a les Suicide qui jouent à Metz ». J'y suis allé. Écoute, je pense qu'au bout de cinq minutes il y avait les canettes qui volaient, à dix minutes je suis monté au balcon parce que ça devenait vraiment chaud en bas, et les mecs ont piqué le micro d'Alan Vega. Ils ont commencé à faire quasiment tomber les enceintes. Puis c'étaient les chaises qui volaient. C'était trop beau, tu vois, trop beau. Genre, il y a Martin Rev, tu vois et le public qui était là, son synthé comme ça, il avait ses lunettes de soleil et il jouait comme ça, quoi, tu vois il était vraiment comme ça, il esquivait les... Je te jure hein ! Demande au Jean-François. Je pense qu'il y était le Jean-François. Et tu avais l'autre, Alan Vega, qui se prenait pour Elvis Presley, en train de ramper devant tout le monde avec son micro, tu vois les mecs qui tirait sur le fil... Je te jure, c'était ça, avec les mecs qui montaient sur les enceintes... Avec une sorte d'arrogance, comme ça, jambes écartées, sans broncher, les lunettes de soleil, le synthé. Bon, tu sais le truc répétitif. Je te balance la boîte à rythme... Bon en plus de ça c'était... par rapport au punk et tout ce qu'on veut, c'était un peu la haine des machines. Je pense que c'est ça : il y a eu une sorte de haine des machines. Bon maintenant c'est à la mode, même si t'as pas une machine, mais... Avant c'était basse, batterie, guitare, chanteur. La machine c'est trop facile, t'as qu'à programmer le truc, enfin bon. Et eux c'était que ça. Un petit programme, parce que le matos était pourave. Il y avait pas de guitare, tu avais le mec qui se prend pour Elvis ou Iggy Pop, tu vois, et puis l'autre... Ça c'était une grande claque. Ça a été une des dernières je pense. [...] Aujourd'hui, si j'ai vraiment une idole, c'est Neil Young. Avant tout le monde.
C'est vrai ?
Ah ouais, ouais.
Plus que Johnny ?
Ah ouais, non mais... J’ai été fan depuis le début, depuis les Buffalo Springfield. Et à l'époque, chez Dupont [magasin de disques] quand je leur demandais Neil Young, ils ne savaient pas ce que c'était. Avec Sam, un coup, comme des blaireaux - on était des blaireaux quand on était jeunes - on achetait Melody Maker - à l'époque ça existait - on était au mois de novembre, alors on le recevait une semaine après que ce soit sorti en Angleterre de toute façon. On voit : « Neil Young - Royal Albert Hall - Londres ». Je te jure ! Authentique ! Ni une ni deux, on part à Londres en stop avec Sam. En stop, au mois de novembre, pour aller voir Neil Young. On arrive au Royal Albert Hall. On était allés assez vite pour y aller, on était partis le matin, le lendemain matin on était à Londres, ça s'était bien passé à l'aller. On arrive à l'Albert Hall, genre deux heures de l'après-midi : « Sold Out for Neil Young ». Et là, la nana : morte de rire ! Neil Young : complet depuis - déjà à l'époque - complet depuis six mois. Donc on l'a pas vu en fait. Voilà on a mis trois jours pour revenir. C'était une galère... (rires). C'est pour te dire que je suis fan, tu vois ?[...] C'est le meilleur. Pour moi Neil Young... J'ai dit au Philippe du Hall du Livre [magasin de disques] : « Attention le 21 novembre il y a un disque de Neil Young qui sort ». Et moi je suis au Hall du Livre. Il va me le chercher dans les cartons là-haut... Je te jure le Philippe du Hall du Livre à chaque fois qu'il me voit : « Non, non il n'y a pas de Neil Young ce matin ». Je te jure, hein ? Je suis encore fan de musique et j'achète encore. [Gabriel, 49 ans, disquaire spécialisé, label manager]
- 29 Feuerbach, L. 1990. Contre le dualisme du corps et de l'âme, de la chair et de l'esprit (II). Philo (...)
- 30 Poizat, M. 2001. L'opéra ou le cri de l'ange. Essai sur la jouissance de l'amateur d'opéra. Paris : (...)
- 31 Shusterman, R. 1992. L'art à l'état vif. La pensée pragmatiste et l'esthétique populaire. Paris : M (...)
21Ces propos sont exemplaires pour illustrer la dynamique d'un attachement. On voit qu'il consiste en une succession d'attachements et de détachements au gré d'un certain nombre d'événements marquants, de « claques » comme il est dit ici. Cet attachement se traduit souvent par un attachement à un artiste phare. Une idole en remplace une autre. Certaines restent. Le panthéon musical personnel agrège constamment de nouveaux artistes. Qu'il classe, déclasse et parfois élimine. Le hit-parade intérieur procède à un jeu de hiérarchisation continu à la faveur de disques remarquables ou de concerts spectaculaires. L'amateur veut vérifier si les émotions procurées par un disque peuvent être identiques en concert. Il les espère toujours supérieures. Le cas échéant, elles renforcent son attachement, sinon il se déporte ou s'émousse. Cette perspective le conduit à prendre des risques pour au moins les éprouver. Tout comme elle le conduit dans le même temps à développer des stratégies pour obtenir la gamme d'objets convoités et nécessaires à son « amour de la jouissance esthétique29 ». En définitive, une fois enclenché, le processus de l'attachement consiste en une quête, sans cesse renouvelée - voire impossible - « avec tout ce que cela comporte d'errances, d'épreuves, de privations et de souffrances30 », pour tenter d'atteindre l'émotion, le plaisir et la jouissance esthétique. Comme le souligne Richard Shusterman, ces états « forment une large part de ce qui donne une valeur à la vie, [et] ils peuvent être cultivés pour rendre la vie esthétiquement plus riche31 ».
- 32 Une posture alimentée par les réflexions que l'on trouve dans les ouvrages d'auteurs tels que Henni (...)
22J'ai tenté de retracer sommairement le processus à l'origine d'un goût pour le rock en prenant soin de ne pas le réduire à un modèle d'explication unilatéral fondé sur la notion de surdéterminisme social ou de stratification sociale du goût tel qu'il peut être développé par la sociologie critique32. Mais plutôt en mettant l'accent sur le corps et la dimension émotionnelle du plaisir. Car prendre les sensations des amateurs au sérieux permet, me semble-t-il, de mieux comprendre les origines d'un goût et de l'attachement qui en découle. Si cette première phase a pu être isolée et décrite, il reste maintenant à se pencher sur les modalités de l'attachement en action. A savoir tel qu'il se vit au quotidien.
2. Modalités de l'attachement
- 33 Ce continuum a été relevé par Catherine Doublé-Dutheil dans une enquête séminale sur les groupes de (...)
- 34 Leveratto, J.-M. 2000, op.cit., p. 316.
23L'attachement au rock conduit à la pratique d'une activité liée au rock. Elle se décline généralement sous deux formes cardinales. Celle de la consommation culturelle. Et celle de l'activité de production ou de création33. Elle renvoie à une double figure de l'amateur. Jean-Marc Leveratto la distingue avec pertinence de la manière suivante : l'amateur « qui accumule des choses représentatives de l'art qu'il aime particulièrement [et l'amateur] qui pratique personnellement cet art avec une constance et une ferveur qui le distinguent de pratiquants occasionnels34 ». Ces deux figures ne s'opposent en rien. Elles sont au contraire souvent interdépendantes, tant la consommation culturelle constitue habituellement le préalable à la pratique, qui elle-même se traduit fréquemment par un renforcement de la consommation culturelle. C'est donc sous l'angle d'un continuum circulaire entre ces deux figures et la somme des pratiques qui leur sont associées que doivent s'envisager les modalités de l'attachement.
2.1. La consommation culturelle
- 35 J'entends la consommation culturelle sur un mode actif. À savoir en tant qu'une série d’actes de co (...)
- 36 Cette triple partition procède d'une hiérarchisation. Il est évident que les disques et les concert (...)
24La consommation culturelle35 rock s'articule généralement autour de trois grandes pratiques. Premièrement, l'accumulation d'objets propres au monde du rock : disques, concerts, ressources culturelles (presse spécialisée, DVD, etc.)36. Deuxièmement, l'utilisation d'un certain nombre de ces objets. Troisièmement, leur valorisation publique ou privée.
2.1.1. Accumuler les objets rock
Disques rock
- 37 Par consommation il ne faut pas nécessairement entendre acte d'achat. Beaucoup d'amateurs, trop jeu (...)
- 38 Hennion, A., Maisonneuve, S. Gomart, E. 2000, op. cit., p. 230. Les auteurs considèrent le disque e (...)
25Entre tous les médiateurs de l'attachement cités au cours de l'enquête, c'est l'objet disque37 qui l'est le plus fréquemment38. Puisqu'il est possible d'en répéter l'utilisation afin d'en retirer des plaisirs sans cesse renouvelés, il est totalement indissociable de l'attachement au rock. Rien de surprenant donc à ce qu'une fièvre discophile s'empare des amateurs sitôt l'amour du rock ancré :
Ça m'a tellement plu que c'est devenu une folie. Moi avant quand j'étais jeune, c'était le foot, le foot. Et quand j'ai découvert ça, le rock, je crois que tous les sous que j'avais je les ai investis dans les vinyles. [Antoine, 35 ans, travailleur social, guitariste dans plusieurs groupes de rock, répertoire de reprises]
Puis vers 14, 15 ans, les premiers concerts. À l'époque on se prenait tous pour Angus Young. Qui n'a pas pris une guitare en carton, ou pensé à ça ? On en est loin, mais par là on se fait plaisir, c'est l'essentiel. Par contre, à une époque, c'est vrai que tout mon argent de poche passait là-dedans. J'avais pas grand-chose comme argent de poche, mais dès que j'avais un peu d'argent à Noël, etc., je m'achetais des disques. À l'époque, j'ai eu même la fâcheuse tendance d'acheter dès que j'en avais envie. Dans ce que j'ai comme disques, j’ai un paquet de merdes. Notamment mes 33 tours. Dès que le CD est arrivé, j'ai racheté beaucoup de trucs que j'avais déjà. Notamment tout ce qui est Maiden, ce genre de trucs. [Florent, 33 ans, fonctionnaire, guitariste d'un groupe death metal]
26C'est d'ailleurs souvent une réelle frénésie consommatoire qui s'empare des amateurs de rock :
La collection de disques c'est tout le temps le même truc. T'es en soirée, t'as envie d'écouter ce que tes potes écoutent et t'es toujours à la recherche de nouveaux trucs, bidules. T'es vachement ouvert, tu veux tout connaître, tu veux tout voir, tu veux tout entendre, donc tu consommes beaucoup, t'achètes beaucoup. [...] Ouais, j'ai un bon paquet de 45, j'ai quelques 33, mais ça m'est vraiment passé. Maintenant y a très peu de choses que j'écoute. Y a de moins en moins de trucs que j'écoute. Mais par contre, ce qui peut se passer et ça m'est arrivé y a encore pas très, très longtemps. J'arrive chez un disquaire, le mec il a plein de trucs qui m'intéressent, j'achète tout. Ça, ça arrive. Je peux brûler 1 500 francs sans regarder haut la main chez un disquaire. Sans hésiter une seule seconde. Me mettre mal pendant trois mois, ouais, je peux le faire. Ah ouais, ouais. [Xavier, 33 ans, luthier, guitariste dans un groupe punk rock garage]
Les disques j'en ai toujours acheté plein. Mon premier disque j'avais six ans, mais à l'époque j'en achetais pas beaucoup. Une fois que j'étais à Paris, vers treize, quatorze ans, j'en achetais plusieurs par mois, cinq, six, sept. J'allais au Virgin, les vinyles étaient à 60 balles, j'en achetais plein. Tous les disques de chez Earache. C'était marqué Earache, c'est bien (rires), j'achetais tout. Après y a eu une grosse période de folie au CM [abréviation pour Centre Musical et Créatif de Nancy]. J'achetais carrément vingt disques par mois. J'en ai carrément tellement que je sais plus où les foutre. Maintenant on me les donne c'est cool (rire). Mais j'en achète toujours beaucoup. Moi je grave pas, je suis contre ça. Quand j'aime bien j'achète. Ou alors je copie sur cassette si j'aime moyen et si ensuite j'adore, j'achète quand même. Je trouve ça essentiel de soutenir les artistes. Tout ma thune elle passe là-dedans. Les concerts et les disques. [Christian, 28 ans, enseignant, batteur dans un groupe death/th rash métal]
J'arrive à plus de 900 albums maintenant. Je lis la presse spécialisée à fond la caisse. Sur le moindre groupe, les trucs qui sortent, j'essaie d'avoir. Quand ça m'intéresse, je me casse le cul. Comme Clutch, j'ai mis cinq ans, mais j'ai eu l'album (rires). Je lâche jamais le morceau. [...] Mon budget CD ça me fait déjà mal la ganache tous les mois. Ça me fait 1 000 balles en moyenne, Sur un emploi jeune... Les mois où je m'en sors c'est les mois où j'achète pas trop de CD, où j'en achète quatre, cinq. [Hervé, 29 ans, emploi jeune, guitariste, grand amateur de metal, importante collection de disques]
27Comme ces quelques exemples en rendent compte, l'attachement au rock peut rapidement s'avérer dévorant dans le sens où les amateurs y consacrent quelquefois une grande partie de leur ressources financières. Cet attachement se vit alors sur un mode très exclusif au point de devenir une monomanie quelquefois très ritualisée :
Maintenant que j'ai un métier, je peux acheter beaucoup de disques. C'est vrai que je mets beaucoup de fric dedans.
T'as une estimation ?
Non, j'en sais rien. J'ai 1 300, 1 400 disques. J'en suis à 60, 70 concerts par an. Pas que du métal. Ça fait un paquet de pognon. Les disques ça va vite. J'achète deux, trois disques par mois, mais je rachète plein de vieilleries aussi. J'en sais rien par an. J'étais à la bourse aux disques j'en ai pris une dizaine, boum, t'en a dix sur les bras. Je regarde les prix, mais c'est sûr, je cherche les nouveautés. J'ai une liste de nouveautés dans le portefeuille, j'ai une liste de vieux trucs que je cherche.
Tu te balades toujours avec ?
Ouais. Des trucs que je cherche absolument.
La dernière fois qu'on s'est vus tu me parlais de ton circuit du mercredi après-midi auprès des magasins de disques
C'est géographiquement organisé. Ça fait Fnac, Hall du livre. Après je pars Parenthèse, Electric Ladyland, après je reviens CD Occases [série de magasins de disques]. J'essaie de faire ça au moins une fois par semaine.
Une fois par semaine, c'est comme un rituel ?
Ouais, c'est vrai. Quand je vais me promener en ville c'est ça. Pas me promener. Quand j'avais une copine, on se retrouvait plus tard. Ça la faisait chier. Alors en fait, là je suis pas trop chiant. Lorsque je le fais une fois par semaine, ça va vite. Tu vois ce qui a changé d'une semaine à l'autre. Mais si tu débarques dans une nouvelle ville, ça peut être très pénible si tu viens avec moi et que t'en as rien à foutre. « Bon, ben tu vas à la Fnac, t'en as pour combien de temps ? ». « Ben je sais pas, si le rayon est bien achalandé ou pas, je peux pas te dire ». Encore la Fnac, ça va encore parce que c'est jamais très bien achalandé, mais un disquaire indépendant avec des trucs que tu trouves pas chez toi, t'as vite fait d'y passer des heures. Quand je vais au Bang Your Head ou au Wacken [festivals allemands], tu calcules. Bon de telle heure à telle heure c'est un groupe pénible qui m'intéresse pas, allez, j'ai deux, trois heures, je vais à la foire aux disques. J'y vais souvent tôt le matin aussi, s'il y a des groupes qui m'intéressent pas, si j'arrive à me lever. Si tu veux bien chercher, ça met hyper longtemps. Et encore, je fais que le CD, pas le vinyle. Parce que si tu fais le vinyle, tu trouves des trésors terribles. La dernière fois qu'on a fait une foire à Strasbourg, j'ai quitté le boulot à 11 heures 30, je récupérai le pote à midi et quelques, on est arrivé à Strasbourg à une heure. On est parti à six heures, ça fermait. Moi j'ai tout fait tout juste, mais vraiment en courant. Lui qui fait aussi du vinyle, il a fait à peine la moitié de la foire. On compte pas. Ça fait plaisir en fait de chercher. Y a des trucs sur Internet, mais ça m'intéresse moyen. Ça me fait un peu peur le côté payer par la carte. Je sais pas, tu sais jamais. C'est vrai que j'aime bien fouiller dans un bac. Moi j'aime bien.
T'espères quoi alors ? Trouver le disque auquel tu penses pas ou que tu cherches ?
Y a les deux. Y a le côté le truc que tu cherches depuis longtemps et que t’as pas trouvé et le truc « oh tiens ! », je le cherchais pas spécialement, mais il est pas cher, en bon état, je vais le prendre, tu vois. Ou t'as entendu parler dans la presse. Ça t'intéresse pas spécialement, mais tu le trouves à huit, neuf euros. Ils en disent tellement de bien, pour ce prix-là on va tester. C’est variable. (...) Je suis pas collectionneur comme les gars qui collectionnent les vinyles. Je parlais avec les gars, il a acheté les premiers pressages de Thin Lizzy, il avait les autres pressages, il achète les mêmes albums avec des pressages différents, pas le même sticker collé dessus. J'en suis pas là. J'achète que des albums. Je suis pas comme les vrais qui achètent tous les maxis avec juste un titre. Ça m'intéresse pas. Par contre, côté album, j'ai un côté, c'est vrai, collectionneur. L'édition limitée au départ. Si je peux trouver l'édition limitée avec un bonus, ou en digipack, ou avec un bouquin. Oui, oui, je cherche ces trucs-là. Y a ça. Le côté je prête pas, c'est un côté hyper maniaque. Ben j'y tiens. Pour moi c'est des trucs précieux en fait. Donc ça m'insupporte quand on remet mal le livret d'un CD et qu'après il est déformé. Y a plein de livrets noirs en espèce de je sais pas quel papier et après quand tu mets les doigts dessus, t'as les marques des doigts. Ça m'insupporte. Voilà, y a plein de trucs comme ça. C'est plus le côté maniaque. Mais maniaque parce que j'y tiens. C'est important pour moi. J’ai vachement de mal à les prêter. J'ai un pote qui m'a raconté qu'il a un copain.,. C'est marrant que j'y ai pas pensé parce que je suis presque maniaque à ce point-là. En fait, les CD, quand tu les alignes, ils se rayent. Lui il met des bouts de carton entre chaque CD. Pour pas qu’ils se touchent, pour pas qu'ils soient rayés. Je l'ai pas fait, j'y ai pas pensé. Je pense que je le ferais pas parce que... mais je trouve l'idée vachement bien, parce que ça m'insupporte quand ils sont un peu rayés.
Même le plastique qui se change pourtant ?
Oui le plastique se change, mais après, tu mets plein de thunes dedans. Sauf si je gagne au Loto, ça me choquerait pas. Mais j'ai le côté, j'aime qu'ils soient nana, nana. Quand je vais à Electric Ladyland [disquaire d'occasion], j'ai racheté plein de Ratt. C'était encore à l'époque du franc. 59 francs. Les CD étaient corrects, les livrets corrects, les boîtiers, une honte. Je dis : « je te prends le lot, mais tu me changes tous les boîtiers ». Là ça me va. Sinon, je peux pas. J'y tiens à ces trucs-là. Y a combien d'albums que j'ai voulu, que j'ai pas acheté parce qu'ils étaient pas en bon état. Je comprends les gars en vinyle, mais jesuis maniaque aussi sur le CD. Ça s'explique pas. Je suis assez maniaque dans ma vie. Voilà. Pour moi c'est des trucs précieux. Tu fous plein de thunes dedans. [...]
Dans la recherche, qu'est-ce qui t'intéresse alors ? Le fait de chercher ou le fait de trouver ?
Les deux. Ouais, ouais. Ça dépend des jours. C'est rigolo. Quand t'es dans un festival. T'es en plein Bang Your Head. T'as deux heures sous la tente, tu rentres et y en a partout... moi je suis limite tremblant. Et en même temps, j'ai pas le temps de tout faire. Si une heure après, j'ai Motôrhead qui passe, je vais pas louper Motôrhead. J'essaie de trouver un créneau où c'est des groupes qui m'intéressent pas. T'as un côté excitation parce que tu veux trouver. Tu cherches, tu veux que ça aille vite, c'est vrai qu'en cherchant des disques, y a des grandes montées d'adrénaline. Ouais. Tu veux pas passer à côté et en même temps faut que ça aille vite. Quand y a un gros [les lorrains ont la particularité de s'appeler « gros » entre eux] devant toi qui avance pas, ça t'énerve (rires). En même temps, tu te dis que tu peux pas laisser la petite rangée là, y a peut être le truc que je cherche depuis deux ans. Je suis assez mauvais chez un disquaire. [Il hausse la voix] PARDON ! ! ! (rires). C'est assez bizarre. J'aime chercher. Ça dépend, par exemple quand je vais visiter une ville, que j'ai pas de temps imparti, c'est le bonheur. Je prends l'annuaire, je cherche le nom des disquaires, je téléphone, « bonjour, vous vendez quel style ? ». Puis après je coche, je prends le plan de la ville. Voilà comment je visite une ville. [Bertrand, 28 ans, enseignant, grand amateur de hard rock et de heavy metal, imposante collection de disques]
- 39 Dans le même ordre d'idées, un autre amateur interrogé déclare la chose suivante : « Je suis quand (...)
- 40 Leveratto, J.-Μ. 2000, op. cit., 313-315.
28On voit ici à l'œuvre la gamme d'émotions procurées par un amour nourri pour le rock. Soulagement procuré par les rentrées d'argent tirées d'une activité professionnelle permettant d'assouvir sa discophilie. Production de listes de disques recherchés. Rationalisation du temps, des recherches et des déplacements, avec l'éventualité d'un certain nombre de retentissements négatifs dans la vie du couple. Haut degré d'excitation lors de la recherche. Mobilisation d'instruments de mesure. Échelle de valeur attribuée aux objets sur la base de catégories préalablement définies. Développement d'une expertise. Jouissance de la découverte et de la prise de possession de l'objet. Systématisation des recherches. Inquiétude quant aux pièces de la collection constituée. Réflexions et mesures visant à leur préservation. Dérive hypomaniaque39. Ne serait le peu de crédit social dont bénéficient les pratiques de l'amateur de rock40, la démarche entreprise est peu ou prou comparable à celle d'un chercheur ou d'un conservateur de musée.
29Toutefois, à l'extrême, certains observateurs privilégiés de la relation disque/amateur, tels les disquaires, analysent la consommation de disques sous le registre de la pathologie dont ils se déclarent eux-mêmes quelquefois victimes :
Pour certains c'est comme une maladie. J'en connais qui se privent de manger de la bonne bouffe pour les disques. Pour d'autres c'est comme un jeu. Pour certains c'est leur seule raison de vivre. Moi je me contrôle, je suis devenu patient. Un truc qui est trop cher à un endroit, ou que tu as du mal à trouver, il faut attendre et tu finiras toujours par le trouver. Moi je collectionne les disques de Springsteen. Il y en a que j'ai en dix, quinze exemplaires mais avec des pressages différents. Ma femme me dit que je suis complètement taré. Des copains qui sont pas collectionneurs me le disent aussi. Ils comprennent pas que je rachète un disque que j'ai déjà [rires]. Mais moi je sais me limiter. Je dépasse jamais une certaine somme, cinq cent francs. Je vais pas mal aux bourses aux disques. L'année dernière j'étais à Strasbourg, une des plus grosses d'Europe. J'avais vu Highway to Hell d'AC/DC en vinyle jaune, un pressage qui est juste sorti en Allemagne. J'ai déjà ce disque en plein d'exemplaires, y a pas de titres en plus, rien. C'était au début de la bourse et je suis allé voir le mec qui me le proposais à 750 frs. Je l'ai reposé et j'ai fait le tour de la salle. Je suis revenu le soir avant la fermeture et je l'ai repris en main. Le mec se frottait déjà les mains en me voyant arriver. Je lui propose de lui en donner 450. J’avais prévu d'aller jusqu'à 600. Il me répond non et a pas voulu négocier. Je le repose et m'en vais. Le mec m'a suivi, il m'a tapé sur l'épaule et m'a dit ok. J'étais content, c'est un truc hyper rare. Faut être patient. Moi j'ai appris à être raisonnable depuis que j'ai le magasin parce que j'ai une autre position. Je sais comment c'est de l’autre côté de la barrière maintenant. [Claude, 37 ans, vendeur de disques d'occasion]
30Par la force des choses on est un peu collectionneur, parce qu'on se dit : « Oui on va prendre ceci-celà ». C'est toujours bien de sortir ton petit truc en disant : « Oui je les ai eu comme ça, la pochette elle s'ouvre comme ça alors qu'après elle s'ouvrait plus... », mais je suis pas à collectionner comme un fou tel ou tel artiste. Je crois que c'est ceux-là, Se plus, qui sont collectionneurs. Parce que là ils ont un problème... Non, c'est vrai ! [Patrice, 49 ans, disquaire spécialisé]
- 41 Pour une approche psychanalytique de l’activité de collectionneur, on peut par exemple se reporter (...)
- 42 Le Bart, C, avec la coll, de Ambroise, J.-C. 2000, op. cit., p. 11-22.
Je me garderai bien d'analyser la consommation de disques en des termes analogues à ceux tenus par ces disquaires41. Mon propos étant de rendre compte des formes de l'attachement. Certainement pas de les dénoncer en référence à une norme sociale improbable42. Ce qui me permet de formuler l'hypothèse selon laquelle la consommation de disques est probablement variable en intensité selon le degré d'attachement de l'amateur au rock (du plaisir qu'il en retire) tout autant que de ses ressources économiques. Dans cette perspective, l'argent consacré aux disques constitue un indicateur objectif de l'attachement au rock.
Données chiffrées
- 43 Toutefois, les estimations concernant le budget disque semblent être relativement difficiles à prod (...)
- 44 Donnat, O. 1998. Les pratiques culturelles des Français. Enquête 1997. Paris : Ministère de la Cult (...)
31Le nombre de disques possédés ainsi que le budget que l'amateur y consacre constituent deux instruments de mesure particulièrement fiables pour évaluer l'attachement d'un acteur à la musique rock43. Comme le graphique 1 en rend compte, plus de la moitié de l'échantillon (50,8 %) déclare posséder plus de 200 disques. Les travaux d'Olivier Donnat44 à propos des pratiques culturelles des Français indiquent une diminution progressive de la possession de disques au-delà de 50 exemplaires. On peut donc en déduire que l'échantillon se compose plutôt de gros consommateurs de disques. En effet, avant de décliner, la courbe atteint son apogée avec la frange des possesseurs de 201 à 500 disques (32,4 %). Ce qui porte par ailleurs, en moyenne, la possession de disques à 363 pièces par personne.
32On peut donc comprendre que les budgets consacrés à la consommation de disques soient relativement élevés. En effet, 41 % des acteurs de l'échantillon déclarent investir mensuellement une somme comprise entre 31 et 61 €. 18,1 % y consacrent des sommes supérieures. Inversement, 37,7 % d'entre eux limitent leur investissement financier mensuel à 31 €, voire n'y engagent aucune somme (4,3 %). Ce qui permet de dégager les chiffres présentés dans le tableau 1.
33Le croisement du nombre de disques possédés avec le budget mensuel consacré met en évidence le lien entre investissement et possession. En effet, les plus importants possesseurs de disques sont également ceux qui y consacrent le budget le plus élevé. L'âge des acteurs constitue également un facteur déterminant pour ce qui a trait à la possession de disques. Car ce sont majoritairement les plus de 25 ans qui possèdent plus 500 disques. Ce qui indique que la constitution d'une collection de disques nécessite du temps.
Si l'on croise le nombre de disques possédés avec les catégories socioprofessionnelles de l'échantillon, les catégories étudiants, puis employés arrivent très largement en tête. Les catégories, telles que les ouvriers et les chômeurs, en possèdent deux fois moins. Concernant la consommation mensuelle, les plus gros consommateurs de disques appartiennent tout d'abord à la catégorie des employés (pour d'évidentes raisons économiques), puis à celle des étudiants.
Concerts rock
- 45 Seul un acteur de l'échantillon a déclaré préférer le concert au disque : « Bizarrement j'ai toujou (...)
34Un certain nombre d'extraits d'entretiens présentés plus haut soulignent une relation étroite entre consommation de disques et fréquentation de concerts. L'objet concert est lui aussi un médiateur important de l'attachement au rock. Selon les amateurs, les effets produits par une prestation scénique peuvent être sensiblement équivalents à ceux produits par un disque45 Toutefois, contrairement au disque, le concert n'a pas vocation à être reproductible. Son caractère éphémère le rend totalement unique et augmente proportionnellement sa valeur en même temps qu'il trace une ligne de partage entre ceux qui y ont assisté et les autres. Les premiers s'en prévalent avec force tandis qu'il ne reste plus qu'aux seconds à se répandre en complaintes et en regrets. Toute occasion manquée est définitivement perdue. C'est pourquoi certains amateurs font montre d'une assiduité et d'une constance remarquable lorsqu'il s'agit d'assister à un concert :
Le boulot c'est quand même assez chiant, ça prend quand même une journée, plus le sommeil, qui est limité à cause des concerts. Mais c'est vrai que les gens de mon boulot sont impressionnés. Le peu qui connaissent ma vie, parce que je leur raconte pas ma vie. Les plus cool à qui je dis : « ce soir je vais à Bâle voir un concert ». « Ah bon, et demain tu travailles pas ? ». « Si ». Ils conçoivent pas que tu fasses 500 bornes dans une soirée pour aller voir un concert.
C'est vrai que ça te coûte beaucoup en temps de sommeil
Je pars après le boulot. Quatre heures et demi, cinq heures. Je fais une pause chez mes parents, j'ai de la chance, c'est sur la route. C'est bref, une demi-heure. J'arrive à Bâle il est huit heures, huit heures et demi. Le concert fini vers minuit. J'arrive à Nancy en roulant comme un cinglé sur les coups de deux heures du matin. Voilà. Le soir quand j'y vais y a plein de circulation, la nuit, c'est 110 en agglomération. C'est pour ça aussi que je bois pas. Si je me fais gauler j'aurais que l'excès de vitesse. Après j'ai le col de Bussang que je connais plus ou moins par cœur où je roule comme un maboul. Et puis les villages de Bussang jusqu'à Remiremont, je connais ça comme ma poche, donc je roule comme un cinglé. Après c'est de la voie rapide. Trois heures pour y aller. Deux heures pour revenir. Faut ça ou je serais trop nase. Je suis déjà nase le matin.
En plus tu le fais souvent
Ouais. Avant quand j'étais à Villerupt, je le faisais aussi.
T'allais à Bâle ?
Oui. Tu rajoutes une heure de plus. Une bonne heure.
La vache !
T'aimes hein ! Tu te dis, putain, ça je le reverrai jamais. Faut que j'y aille. Tu vois, j'ai fait un festival, y avait Demons and Wizard. Le projet des gars de Blind Guardian et d'lced Earth. J'ai pas de Blind Guardian, j'ai pas diced Earth, je les avais vu, mais bon. J'avais acheté ce truc là. La presse en avait beaucoup parlé. Je suis allé les voir. Je suis vachement content, c'est jamais repassé nulle part. Je suis vachement content de les avoir vus. C'était pas mal en plus. Peut être que le lendemain matin j'étais nase au boulot, mais après coup, ça fait un souvenir. Puis y avait cinq, six groupes, y avait des trucs bien. [Bertrand, 28 ans, enseignant, grand amateur de hard rock et de heavy metal, imposante collection de disques]
35Cette assiduité à la fréquentation de concerts comporte quelques prises de risques manifestes probablement justifiées par le caractère unique du spectacle. Elle témoigne également de l'emprise que peut exercer la musique sur un corps. Comme c'est le cas pour la consommation de disques, la fréquentation de concerts est probablement elle aussi variable en intensité selon le degré d'attachement de l'amateur au rock tout autant que de ses ressources économiques. Ce qui conduit cette fois-ci, à considérer que l'argent consacré aux concerts constitue un autre indicateur objectif de l'attachement au rock.
Données chiffrées
- 46 Le critère du nombre de kilomètres effectués pour se rendre à un concert ou à un festival aurait ég (...)
- 47 21,7 % des acteurs de l'échantillon n'ont pas répondu à la question concernant les budgets consacré (...)
36La fréquentation de concerts et le budget que l'amateur y consacre constituent deux autres instruments de mesure particulièrement efficaces pour évaluer l'attachement d'un acteur à la musique rock46. Toutefois, comme pour les disques, ces critères semblent tout aussi difficiles à produire47.
- 48 Donnat, O. 1998, op.cit., p. 102-103.
Les travaux d'Olivier Donnat48 indiquent qu'en moyenne les Français ont assisté à neuf concerts de rock au cours des douze derniers mois précédant son enquête. Les acteurs de mon échantillon ont quant à eux assisté en moyenne à 17 concerts de rock au cours des douze mois ayant précédé l'enquête. Ce qui, par comparaison, indique une fréquentation très assidue dont le graphique 2 rend compte de manière plus précise. Où l'on voit par exemple que les acteurs ayant assisté à plus de dix concerts au cours des douze mois ayant précédé l'enquête sont très nettement dominants.
37On peut donc comprendre que les budgets consacrés à la fréquentation de concerts soient eux aussi relativement élevés. Plus des deux tiers (67,6 %) des budgets mensuels consacrés à la fréquentation de concerts sont inférieurs à 31 €. Les budgets supérieurs à cette somme constituent la majeure partie du tiers restant (24,6 %), tandis qu'il apparaît que 7,8 % de l'échantillon ne consacrent aucun budget à la fréquentation de concerts. Ce qui permet de dégager les chiffres présentés dans le tableau 2.
38On note tout d'abord qu'en comparaison, l'échantillon privilégie l'achat de disques à la fréquentation de concerts. Il est évidemment souvent plus facile d'acheter un disque que de se rendre en concert. Ensuite, il apparaît que plus les acteurs consacrent de l'argent aux concerts, plus ils assistent à des concerts. Pourtant, la tranche des budgets mensuels compris entre 61 à 92 € compte majoritairement des acteurs ayant assisté à moins de vingt concerts à l'année. Certains concerts se trouvent donc être plus onéreux que d'autres. C'est ce que l'on perçoit également au travers de la tranche des budgets inférieurs à 31 € où il apparaît qu'avec cet investissement mensuel, certains acteurs peuvent assister à plus de 50 concerts à l'année. Il faut compter ici avec le fait que certains d'entre eux organisent des concerts et que d'autres, souvent les mêmes, ne paient que très rarement les concerts auxquels ils assistent, du fait de leur statut privilégié au sein du monde du rock. Toutes tranches d'âges confondues, il apparaît que la fréquentation de concerts culmine dans la catégorie d'âge des 18-24 ans avant de décroître de moitié lors de chaque passage de tranche d'âge supérieure. Concernant les catégories socioprofessionnelles, on retrouve une configuration sensiblement identique à celle relevée pour la consommation de disques. À savoir que les étudiants et les employés fréquentent deux fois plus de concerts que les ouvriers et les chômeurs.
Ressources culturelles rock
39Disques et concerts sont les deux premiers volets de la consommation culturelle rock. Les ressources culturelles en constituent le troisième. Cette expression regroupe l'ensemble des instruments de la connaissance contribuant au développement de la compétence culturelle de l'amateur. Ils lui permettent, par l'incorporation de références et de savoirs, d'avoir prise sur le monde du rock et donc d'y participer pleinement. Processus de familiarisation permettant par ailleurs la formation d'un jugement artistique exercé. Ces ressources sont de plusieurs types. Ainsi, il apparaît que les acteurs de l'échantillon alimentent rarement leur culture musicale auprès d'une seule source. Elle s'acquiert, se développe et s'entretient souvent tous azimuts. On peut néanmoins dégager un certain nombre de ressources privilégiées comme le graphique 3 en rend compte. La presse papier spécialisée (magazines et fanzines) est la plus fréquemment citée. Si on dénombre aujourd'hui une vingtaine de revues spécialisées rock en kiosques (tous genres confondus), les fanzines sont quant à eux innombrables. De la même manière, l'explosion d'Internet a engendré une croissance fulgurante de sites dédiés au rock. Ces sites constituent souvent une extension des fanzines papier, offrant, comme ces derniers, une source d'information complémentaire aux magazines à diffusion nationale. La télévision numérique et ses chaînes spécialisées et surtout les vidéos et DVD qui inondent actuellement le marché constituent la troisième ressource culturelle citée. Viennent ensuite des éléments moins directement identifiables (catégorie « autres ») car plus individualisés et moins matériels tels que les conversations au sein du réseau des proches qui sont souvent l'occasion d'échanges de disques, de conversations avec les disquaires, de fréquentation de bourses aux disques, de conventions, etc. Les émissions radiophoniques et les livres figurent parmi les sources d'informations les moins fréquemment citées. Concernant les livres, la production littéraire spécifiquement rock en langue française reste relativement réduite comparativement à celle produite dans les pays anglo-saxons. Ce qui explique probablement sa dernière position parmi l'ensemble des ressources culturelles rock.
Données chiffrées
40Vouloir dégager la masse budgétaire que représente la consommation de l'ensemble de ces ressources culturelles est un exercice périlleux compte tenu des caractéristiques propres à chacune d'entre elles. En effet, la parution de livres et de fanzines est aléatoire. Le coût de la consommation d'émissions radio, d'émissions télévisées ou de sites Internet est difficilement quantifiable. Par contre, les magazines spécialisés disposent d'un critère aisément objectivable : leur régularité. Ces mensuels spécialisés ont généralement un prix moyen de 4€. On peut supposer que les 213 personnes de l'échantillon ayant déclaré recourir à cette ressource culturelle en font chaque mois l'acquisition. Ce qui, à hauteur d'une revue par mois, représente un investissement global annuel de 10 224 €, soit 48 € par acteur.
Cumul des données chiffrées
41Le tableau 3 rend compte des budgets consacrés annuellement par l'échantillon à la consommation culturelle.
2.1.2. Utiliser les objets rock
Écouter
42Le disque est indissociable de l'écoute qui elle-même est inséparable d'un dispositif technique d'écoute. Il se trouve que l'écoute constitue une manifestation fondamentale de l'attachement au rock. On peut dès lors s'interroger sur la manière dont l'amateur écoute ses disques.
Les descriptions fournies par certains amateurs renvoient à des configurations d'écoute multiples :
Je me souviens en fait quand j'habitais chez mes parents, dans ma chambre, je headbangais comme un fou. Je les imitais, je bougeais les doigts, je me mettais à la place des gratteux, des batteurs aussi, j'étais le Rémy Bricka du metal (rire). J'alternais tous les instruments. Et dans le rythme s'il vous plait (rires). J'ai toujours vécu ça pleinement, un déluge d'idées comme ça, d’émotions. Ça venait de tous les côtés. D'un autre côté, je m'isolais pas mal du reste. Je vivais que pour ça. D'ailleurs je continue de vivre que pour ça. Je suis un peu plus modéré, je fais plus la part des choses, mais à l'époque, j'étais vraiment exclusif. Vraiment. [Jérôme, 27 ans, étudiant, guitariste d'un groupe stoner, imposante collection de disques]
- 49 Dans une certaine mesure, ce type d'écoute n'est probablement pas sans rapport avec un certain type (...)
- 50 Certains jeunes amateurs confectionnent des instruments en carton ou avec des matériaux de récupéra (...)
- 51 Une enquête menée auprès d'un échantillon de 3 306 enfants âgés de 6 à 14 ans a montré que ces dern (...)
43Cet exemple illustre une pratique récurrente chez le jeune amateur de rock49. C'est dans l'isolement de sa chambre, muni d'instruments virtuels ou « faisant fonction de »50, que s'expriment les premières formes de l'attachement51. Elles constituent souvent la première étape avant de s'engager dans la réalité de la pratique instrumentale.
44Mais ce type de pratique peut également se dérouler de manière collective, à condition toutefois de trouver des adeptes aux dispositions d'esprit similaires :
J'avais un pote, un Belge aussi qui venait des fois chez moi en France, on délirait. J'avais plein de boîtes en carton, je tapais dessus avec des règles en bois et lui il gueulait. On mettait les disques de Napalm Death derrière et on s'enregistrait [il pousse un grognement], [Christian, 28 ans, enseignant, batteur dans un groupe death/thrash metal]
C'est très lié à tout ce qu'on a pu vivre quand on avait 15-16 ans, qu'on écoutait - je sais pas - « Rock around the clock », par Bill Haley, qu'on mimait et tout, et puis qu'on entrait en transe parce qu'on était des jeunes cons et que c'était vachement bon d'être des jeunes cons. Et donc on partageait cette espèce de... on faisait semblant. Comme tous les mômes, aujourd'hui, doivent faire semblant devant Madonna, devant Prince, devant tout ça, et nous c'était devant les rockers. Pour nous une raquette devenait une guitare, ou même rien du tout et donc on avait toute l'admiration de la foule. [Vincent, 55 ans, formateur, grand amateur de rock des années 50 et 60, grand collectionneur]
45L'écoute « en mouvement » n'est pas exclusive d'autres formes d'écoute, plus paisibles, mais tout aussi engagées :
C'est parce que forcément quand t'écoutes que ça toute la journée et tout le temps, ben au bout des années ton attention auditive se précise. Maintenant, y'a des groupes, ça fait cinq ans que j'écoute enfin j'attends vraiment chaque battement au niveau des blast beat [jeu de batterie en rafale] de la batterie. Alors qu'il y a cinq ans en arrière je n'entendais rien de la batterie. J'entendais que les cymbales. Parce que tes oreilles dissèquent. Donc tu la vis à fond la zique. Mais bon pour ça il faut quand même du temps. Ouais c'est vraiment l'expérience qui fait que tu apprécies à fond. [Abel, 25 ans, intérimaire, éditeur d'un fanzine grind/death metal]
46L'engagement du corps dans l'écoute requiert sa concentration. Elle permet la formation d'une « oreille » d'amateur, d'une sensibilité cultivée qui peut se révéler très sélective quelquefois. En effet, alors qu'elle consiste en un agencement complexe de sons produits par plusieurs sources instrumentales, certains auditeurs semblent percevoir la cohérence de sa totalité mais s'attachent de manière exclusive à l'expressivité d'un instrument particulier comme l'illustrent les propos suivants :
C'était affolant quoi. J'écoutais le truc, tu vois comment ça commence « Legion of death ». Je pensais que c'était une guitare le cri [il l'imite], puis après la voix grave [il l'imite]. Mais c'est une voix ! J'adorais surtout en fait la batterie rapide. Un an plus tard, j'écoutais Metallica et je me demandais ce qu'il faisait à la guitare. J'ai découvert un an plus tard qu'il y avait des solos dans Metallica. J'ai jamais fait attention. Ça faisait un an que j'écoutais les cassettes. Tout ça pour dire à quel point j'étais que fixé sur la batterie. Et je jouais pas encore à ce moment-là. C'était inconscient. Au début t'as un gros amas de trucs et tu réfléchis pas. C'était trop marrant. Au bout d'un an je me suis dit que ça faisait un an que j'écoutais ce truc et que je découvre qu'y a un mec qui fait des mélodies par-dessus (rire), tu te sens tout con. [Christian, 28 ans, enseignant, batteur dans un groupe death/thrash metal]
- 52 Le Bart, C, avec la coll. de Ambroise, J.-C. 2000, op. cit., p. 41.
47Cet état, particulièrement frappant et révélateur marque l'intérêt singulier que peut éprouver un acteur pour un instrument et un rythme qu'il parvient manifestement à saisir non intentionnellement et de manière isolée à l'intérieur d'un ensemble musical pourtant indissociable. Cette occultation, fruit d'une déconstruction inconsciente, marque que la prise peut s'effectuer bien au-delà de la musique en tant qu'une combinaison de sonorités élaborées. En effet, l'exemple atteste que certaines sonorités instrumentales (en l'occurrence la batterie), situées au cœur d'un contexte musical (le groupe), semblent également dotées d'un pouvoir d'attraction, qui elles-mêmes vont pouvoir conduire vers de nouveaux « chemins de la passion52 ». Des chemins non empreints d'une certaine théâtralité si l'on en juge ces propos :
Tu sais que le solo là des fois, je l'écoute vingt fois de suite mais à fond. Je me mets même contre les enceintes, tu vois. Je ne sais pas, c'est... Je ne sais pas, le groupe là me procure des sensations. Je ne peux pas l'expliquer. C'est comme ça. [...] Tu sais, en première année d'anglais, au partiel de juin, je dis à mes parents : « Bon y'en a marre, avec la musique je n'y arriverais pas ». Donc, le poste, je l'ai ramené chez mes parents, une semaine avant. Genre, six heures du matin à minuit, que révisions, que ça, quoi. Et, quand mon père la veille est venu me ramener des affaires, il m'a dit : « Ouais, tu ne tiendras pas ». Il savait comment j'étais. Et toute la semaine où je n'ai pas eu le poste, je pensais qu'à une seule chose c'était d'écouter une chanson de Carcass. Que j'ai mis... La chanson de Carcass, comme je dis à mon père : « Même si Miss Monde vient à poil devant moi, je lui dirais casse-toi, il faut que j'écoute du Carcass ». Non, mais c'est vraiment... Là, t'as vraiment des sensations corporelles. Quand tu dis ; « wouah, c'est trop bien ». [Abel, 25 ans, intérimaire, éditeur d'un fanzine grind/death metal]
- 53 C'est une comparaison de ce type que l'on retrouve chez Hennion, A., Maisonneuve, S. Gomart, E. 200 (...)
48Dans le cas présent, la puissance de la musique, accentuée par une brève période de sevrage exerce une telle emprise sur le corps du protagoniste, qui la réclame de manière compulsive, que la comparaison avec l'addiction toxicomaniaque n'est probablement pas injustifiée53. L'urgence de l'écoute, sous les traits du manque, rend le « faire arriver » d'autant plus impérieux. Seule l'irruption d'une musique spécifique semble être en mesure d'atténuer la tension accumulée. Mais cet exemple indique également que l'espace musical de l'écoute permet de choisir ses moments privilégiés. Élément que l'on retrouve très fréquemment mobilisé dans le discours des amateurs :
49Bon, c'est vrai aussi comme le rock'n'roll c'est une énergie on peut pas en écouter tout le temps, c'est-à-dire que quand je reviens de mon boulot j'aspire à une espèce de calme, de tranquillité, et à ce moment-là c'est là que je vais m'écouter d'autres disques, et que je vais apprécier d'autres disques. Le matin, comme ça, en forme, là, tout : un petit Ricky Nelson, un Gene Vincent. [Vincent, 55 ans, formateur, grand amateur de rock des années 50 et 60, grand collectionneur]
- 54 Pour les compléter, on peut se reporter avec profit à l’ouvrage de Crafts, D. D., Cavicchi, D., Kei (...)
- 55 Hennion, A., Maisonneuve, S. Gomart, E. 2000, op. cit., p. 41.
Ces quelques exemples sont très loin d'épuiser l'ensemble des modalités de l'écoute54. Ils indiquent néanmoins que l'« espace musical de l'écoute55 » combine généralement quatre conditions. À savoir, un corps, un équipement technique, un lieu et un moment. Ce qui conduit maintenant à explorer leur articulation au travers des dispositions à l'écoute.
Se disposer à l'écoute
- 56 Hennion, A., Maisonneuve, S. Gomart, E. 2000, ibid., p. 209.
50Maintenant que l'on en sait davantage à propos de certaines modalités de l'écoute, il reste à préciser la manière dont l'amateur de rock se dispose à l'écoute. Autrement dit, comment procède-t-il pour faire advenir le plaisir de l'écoute musicale ? La réponse tient probablement dans une « série de stratégies de mise en disposition de soi-même56 ». C'est ce qu'indique en tout cas l'échange qui suit :
Tu peux m'expliquer comment tu te mets en condition pour bien écouter un disque ?
Par exemple, le dernier Ulver que j'ai acheté, au mois d'août 2001. Un album plus dans la veine ambiant au bout du compte. Pour bien en profiter, je le mettais de nuit, tard le soir, deux heures du matin, j'ouvrais la fenêtre pour avoir un peu les bruits extérieurs et je mettais l'album assez bas, complètement dans le noir, Ce qui est encore mieux pour cet album-là c’est au casque, parce que là on est complètement à l'intérieur de la chose. Pour les albums en général, pour bien en profiter, j'ai de bons amis qui comprennent la musique comme moi, qui ont vraiment envie de bien en profiter, faut être tout seul. Moi en tout cas, faut que je sois tout seul. Vraiment posé en face et ne rien faire d'autre.
T'as des rituels ?
Ça va pas jusqu'au rituel parce j'ai pas de choses à faire strictement avant, que tout soit dans une certaine place. Mais je considère que j'ai vraiment écouté l'album quand je l'ai écouté d'un bout à l'autre, tout seul, assis en face de la chaîne.
C'est la mise en condition minimale ?
51C'est la condition sine qua non pour l'écouter vraiment idéalement. Pour l'avoir entendu d'un bout à l'autre, avoir repéré tous les passages. Y a des choses qui sont pas systématiques. Certaines fois je lis les paroles en même temps que la musique défile. Des fois non. Des fois je commence et j'arrête. C'est comme je le sens. C'est pas lié à un groupe, c'est comme ça vient.
Mais tout à l'heure quand tu parlais des bruits extérieurs, c'est pour quoi ? C'est pour donner un caractère plus urbain à ton écoute ?
Non. Je sais pas trop en fait. Ça donne un à côté de la musique. On entend la musique, mais au fond y a des bruits extérieurs. C'est vraiment la dichotomie : l'extérieur alors que moi je suis quelque part à l'intérieur de la musique. Avec le casque encore plus, mais y a pas la barrière qui s'est établie.
Tu peux expliquer un peu comment t'es à l'intérieur de la musique ?
[silence] Difficilement. C'est comme on peut être à l'intérieur d'un livre. Quand on lit un livre, quand on est pris dedans, l'expression être pris dedans, c'est être à l'intérieur. T'entends plus trop ce qui se passe. Tu fais pas attention. La musique c'est la même chose, t'es à l'intérieur de la musique. Tu penses à rien d'autre. T'as presque une immobilité face à ça. T’es vraiment face à la chose et point, y a rien d'autre.
T'es captif ?
Ouais, captif. Essayer de se mettre en condition, je veux pas dire pour être captif du truc, mais c'est vraiment le terme capter, essayer de prendre tout ce qu'il y a dedans.
Y a des fois où ça fonctionne pas ?
Oui, pour plusieurs raisons. Des fois ça peut être parce que ça me plaît pas tant que ça. C'est trop riche. Je vais pas tout capter. Y a des albums qui ont besoin d'un certain nombre d'écoutes pour pouvoir tout comprendre, ou pour pouvoir bien l'apprécier. Y a des choses qui sont plus immédiates et d’autres demandent un certain temps.
Tu peux me dire quel effet un bon disque produit sur toi ?
Quand j'écoute le truc, je fais « pffff », tu vois, ça va être le truc qui va vraiment me souffler. Parce qu'autrement ça va être des trucs plus jouissifs où là je vais m'exciter. Une fois que l'écoute sera finie, j'aurais du mal à tenir en place. Pendant l'écoute, je me prends des baffes. Une fois que c'est terminé je tiens plus en place. Des trucs plus mélancoliques, ça me rend pas triste du tout, mais là par contre, ce sera le contraire, je resterai complètement immobile, je resterai en place. Ça dépend vraiment de l'album. Quand je l'écoute je bouge pas. C'est une fois que c'est terminé, je vais avoir la réaction soit d'être excité, soit d'être... pas abattu, pas du tout, je suis jamais triste, je suis heureux même, même si c'est le truc le plus dépressif qui soit, si je trouve ça super chouette, je vais être content de connaître le truc, content que ça existe. Autrement, pendant l'écoute, au niveau physique, je sais pas trop. En fait, je suis en standby. J'écoute, je fais pas trop gaffe, je suis à l'intérieur du truc, je sais pas du tout comment est mon corps. Je suis en standby un peu. C'est vraiment les oreilles, la tête. C'est une fois terminé que là [il souffle] je lâche le truc dans un sens ou dans l'autre. [Boris, 23 ans, étudiant, grand amateur de black metal et de metal industriel, imposante collection de disques]
- 57 Mauss, M. 2001. Sociologie et anthropologie. Paris : PUF, coll. Quadrige, 1re éd. 1950, sixième par (...)
52Ces propos, particulièrement exemplaires, synthétisent de manière quasi exhaustive l'ensemble des points de vue recueillis au cours de l'enquête. Les modalités de mise en disposition de soi exprimées ici donnent à voir qu'elle procède d'une orchestration serrée. Le « faire arriver » repose très clairement sur une maîtrise technique du temps (la nuit, ne rien faire d'autre), de l'espace (fenêtre ouverte), de l'équipement technique (le casque audio, équipement hi-fi) et du corps57 (solitaire, faire face à l'équipement hi-fi), sans négliger la part d'aléatoire que peut revêtir ce type d'organisation (lecture des paroles).
- 58 Hennion, A., Maisonneuve, S. Gomart, E. 2000, op. cit., p. 190.
53Une fois ce dispositif mis en place, le « laisser arriver » ne se résume pas à un simple effet de bascule entre actif et passif. Encore faut-il s'immerger dans la musique, se laisser prendre. La fenêtre ouverte, laissant échapper le bruit de la ville, marque la volonté d'établir une frontière entre l'amateur et sa musique avec le reste du monde. Comme pour délimiter un territoire, se rappeler que l'autre existe, mais qu'on le tient à distance, pour mieux l'oublier. L'emploi du casque audio anéantit cette séparation et renforce d'autant la sensation d'intériorité uniquement partagée avec la musique qui devient alors matrice (« je suis quelque part à l'intérieur de la musique »). Mais l'amateur n'est pas seulement captif (passif) de ce contenant. Il cherche à en capter le contenu (actif). Ce travail de captation simultané donne à penser qu'un mouvement à double sens est à l'œuvre au sein du « laisser arriver ». Il s'effectue donc en quelque sorte un rééquilibrage des pouvoirs (de la musique sur l'acteur et de l'acteur sur la musique) qui consiste en un effort de compréhension de l'œuvre visant à une élaboration analytique sur la base d'éléments de comparaison par exemple. Ce qui n'oblitère en rien l'afflux d'émotions, souvent intenses, mais toujours aussi difficiles à mettre en mots. Les propos cités font état d'un corps en suspension qui s'abandonne au point de s'oublier presque en totalité. Les zones corporelles toujours en fonction se réduisent ainsi aux oreilles et à la tête. Dans cet exemple, la perte de contrôle n'est donc jamais que partielle et évolue dans « l'articulation étrange que le plaisir musical trouve, dans le jeu entre le corps et l'esprit58 ».
54Bien que mentionnée une première fois au cours de l'entretien avec Boris, la question des conditions de l'écoute « en solitaire » se posera une seconde fois au cours de l'entretien pendant lequel l'interviewé procède à une comparaison avec le cinéma, autre objet d'attachement :
Quand il sort [un film de David Lynch], faut que je m'y précipite. C'est pareil, le premier coup, j'apprécie énormément de le voir seul. Un film de Lynch, ou les films que je mets tout en haut, je vais les voir plusieurs fois. La première fois, j'apprécie d'être seul.
Tu peux le partager qu'ensuite, t'as besoin de faire une analyse
C'est pas une analyse du tout. J'ai besoin qu'il soit à moi le film. J'ai besoin d’un rapport direct avec le film. Si toi tu venais, ou quelqu'un d’autre, je dirais presque que ça me gênerait. J'aurais pas ce rapport direct. Je serais pas tout seul face au film. Pourquoi, j'en sais trop rien. Si, c'est le rapport d'appartenance par rapport aux choses. T'as envie de l'avoir eu seul à toi, avant de pouvoir le partager. Tu peux peut-être faire un parallèle avec le concert. Pour que le concert soit exceptionnel, il faut un sentiment pas d'unité, mais d'appartenance l'un l'autre. Pour le public que le groupe lui appartienne et pour le groupe que le public lui appartienne. [Boris, 23 ans, étudiant, grand amateur de black metal et de metal industriel, imposante collection de disques]
55Cette mise en disposition repose ici très clairement sur un rapport d'exclusivité avec l'objet artistique. Il semble ne pouvoir être savouré pleinement que dans le cadre d'une intimité avec cet objet :
Mais alors, une fois que vous avez vos disques, vous les écoutez dans des conditions particulières, il y a toute une cérémonie du plaisir, ou... ?
Généralement les disques je les écoute seul. Je les écoute pas au casque, c'est marrant parce que je préfère les écouter sur les enceintes. Je les écoute seul et je dis d'ailleurs à mon disquaire : « Me passe pas tout, il faut que je découvre chez moi ». Et quand j'ai acheté quelques disques je rentre, j'écoute - parce que généralement j'ai du temps, l'après-midi et tout - et à ce moment-là je lui dis - enfin je me dis d'abord : « Ça c'est une bonne cuvée ». C'est-à-dire que t'as acheté trois disques mais c'est trois disques formidables. Ou bien t'as acheté trois disques, mais c'est pas ça. C'était un jour sans. T'as raté tes achats. [Vincent, 55 ans, formateur, grand amateur de rock des années 50 et 60, grand collectionneur]
56La présence d'un tiers, même s'il est un prescripteur talentueux (comme ici un disquaire connaissant les goûts de son client) devient indésirable. Le jugement esthétique définitif se prend seul, même s'il est déjà préalablement induit (de manière favorable, puisque ce disquaire lui a fait acheter un disque). Si on peut faire l'hypothèse que l'écoute solitaire représente quasiment un invariant pour tous les amateurs de rock, ces derniers accompagnent quelquefois leur écoute d'un certain nombre de rituels immuables comme on peut le lire ci-dessous :
Et tes manières de te mettre en condition pour écouter de la musique et la vivre vraiment profondément dont tu me parlais cet été ?
Ben depuis toujours, quand j'achète un CD, quand je vais à Sarrebruck, avant c'est mes parents qui m'emmenaient, eux ils allaient faire leur petit tour, mais j'allais faire la tournée des grands ducs (rires), et après je revenais et avant même d'écouter le CD, je regardais la pochette, j'ouvrais, je commençais à contempler et une fois que je m'étais imprégné on va dire de tout ce qu'il y a, je mettais le CD dans la platine. Maintenant, j'ai le permis, dans la bagnole je touche pas le CD, quand j'arrive à la maison j'ai mes rituels.
Tu l'écoutes jamais dans la voiture ?
Non. Le seul groupe pour lequel j'arrivais pas à tenir, c'est le Electric Wizard, pour le Let us prey. J'en avais tellement entendu de bien. J'avais plus envie de m'arrêter de rouler. Je bénissais les feux rouges (rires).
Et alors ici, lorsque t'arrives chez toi, tes petites cérémonies, c'est quoi ?
Quand j'arrive ici, je regarde le CD et tout, je l'ouvre délicatement, je mets le CD dedans et je commence à écouter. Je saute sur les plages pour appréhender un peu l'album on va dire et puis après je me pose et je l'écoute d'une traite. Je considère plusieurs types d'écoutes. Y a l'écoute qu'on fait sur les haut-parleurs de la chaîne. Y a l'écoute approfondie au casque. À partir du moment où l'album a atteint une certaine maturation, que je l'ai bien digéré, il est digne de rentrer dans la voiture (rires). Là je peux rouler, analyser les situations en savourant la musique en même temps. C'est vrai que paradoxalement, j'ai pas fait tout ça pour le Electric Wizard. Mais là je pense que j'en attendais trop et je pouvais plus tenir. C'est une faiblesse de ma part (rires). J'ai même pas pu l'écouter assis, il a fallu que je me couche par terre tellement c'était intense. [...] [Jérôme, 27 ans, étudiant, guitariste d'un groupe stoner, imposante collection de disques]
- 59 Maisonneuve, S. 2001, op. cit., p. 17.
57Les stratégies de mise en disposition de soi sont manifestement déterminées par une mise en forme de l'espace de l'écoute et de ses dispositifs techniques. C'est sous cette configuration que le plaisir musical est atteignable. On peut donc rejoindre Sophie Maisonneuve lorsqu'elle souligne que « l'amateur, acteur de ses émotions comme de la performance musicale, est celui qui sait et cultive l'art de mettre en adéquation dispositifs techniques et disposition personnelle59 ». Mais cette mise en disposition de soi ne doit pas faire oublier qu'elle passe par un autre type d'épreuve. Celle du choix d'un disque. Car l'écoute présuppose le choix d'un disque. Celui qui va conduire l'amateur à se mettre en disposition. On a vu plus haut que la presse musicale spécialisée était une ressource de premier ordre pour guider ce choix. Il est donc important de s'intéresser à la lecture de cette presse.
Lire
58L'usage que fait l'amateur de la presse musicale rock peut être très largement utilitaire. En effet, elle lui permet de s'appuyer sur le jugement d'un critique pour le guider dans ses achats de disques. Certains magazines, et plus encore certains journalistes, semblent même avoir contribué à nourrir l'attachement au rock de certains amateurs :
L'article là, ça t'a vraiment donné envie ?
Oui, c'était lui, l'Yves Adrien, c'est vrai que l'Yves Adrien, toutes ses chroniques qui étaient tous les mois... Moi j'en connais d'autres, comme moi, qui étaient pareils, ils achetaient le Rock et Folk : on allait pas à la page une, deux, trois ! On allait regarder l'Yves Adrien page... Pffuit : c'était directement le premier truc que tu lisais. Le reste tu le lisais après. Ça c'était : « Qu'est-ce qu'il va nous sortir ? » Tu vois ? On attendait ça.
C'était LA référence...
C'était LA référence. Il allait te sortir, toujours, un groupe... il a balancé les « Thirteen Floor Elevator », alors moi j'étais... : « Qu'est-ce c'est que ce truc ? » « Rocky Erickson... » et tout, le voilà qui te balançait le machin : « Texan allumé »... Alors ça y est, t'avais des images... « Vite vite, il me faut ça, quoi ». C'était mythique, t'arrivais pas. L'autre il disait : « Oui je l'ai vu circuler dans une boutique à Paris, cher et tout... à quand une réédition ? Il faut redécouvrir ce groupe... », tu vois ? Il se passait quelque chose. Et puis il te mettait sans arrêt : « punk-rock », « kitsch ». Il aimait bien, ça aussi. Tout était kitsch, quoi ! T'avais Eudeline, des gens comme ça, également, mais l'Yves Adrien avait une écriture qui était terrible. Vraiment c'était lui qui donnait le coup de sang, puis qui sentait qu'il allait arriver quelque chose : il était vraiment dans la vision... Quand il disait : « Les New York Dolls c'est grandiose » etc., tout le monde disait : « Qu'est-ce que c'est des tapettes-là, habillées en gonzesses ? L'autre il raconte n'importe quoi ». T'avais l'impression qu'on le laissait délirer dans sa page. En fin de compte : « Too much, too soon », c'est ce qui allait arriver après avec toute la scène anglaise. C'est le chaînon manquant. Entre le rock de la fin des années 60 et ce qui va arriver en 77. [Patrice, 49 ans, disquaire spécialisé]
59Qu'elle soit à l'origine de l'attachement au rock ou non, il est certain que la presse rock compose avec le disque et, dans une moindre mesure, avec le concert. En cela, elle contribue chez l'amateur, au développement et à l'entretien de ses connaissances sur le rock. Un possesseur de près d'un millier de disques le mentionnait dans un extrait d'entretien déjà cité plus haut : « Je lis la presse spécialisée à fond la caisse ». Pour certains amateurs, la collecte d'informations peut prendre des proportions équivalentes à celles de la consommation de disques ou de la fréquentation de concerts :
Et alors, tu continues à acheter des magazines régulièrement ?
Ben ouais en fait, je sais pas, c'est plus fort que moi. Alors y a Hard Rock, je te l'ai dit, je les ai tous. Au début c'était vachement bien, puis y a eu une période creux de la vague et je trouve qu’ils sont redevenus bien. Quand Hard Rock était au creux de la vague, j'ai acheté Hard N'Heavy qui était super. C'est pareil, je les ai tous depuis le numéro un, j'ai vachement de mal à le lire maintenant je t'avouerais. Mais je continue parce que je les ai tous. Côté collectionneur. Mais c’est très chiant, c'est neo metal, death, black, c'est très bourrin. C'est QUE du bourrin. Ils avaient pas la ligne éditoriale là avant. Et puis Rock Hard, déjà je connaissais le Rock Hard allemand. C'était les gars de Hard Rock, sauf qu'ils se sont tous barrés. Tu retrouves le même style d’écriture, c'est bien fait, c'est sympa, c'est facile à lire, t'en as pas mal, c'est gros, c'est épais, c'est assez précis, j'aime bien. Je suis abonné qu'à Hard Rock, et j'achète Rock Hard et Hard N'Heavy et de temps en temps, le Rock Sound spécial punk. Je lis Rock'n'Folk, je le feuillette.
Tu t'en sers comme d'un guide pour tes achats, ou alors simplement pour l’aspect collection ?
Tout. Je m'en sers pour avoir des infos. Je les ai aussi sur Internet. Je les ai avec les potes, avec les gens que tu rencontres. Toujours le côté info. Et puis oui, Hard N'Heavy, c'est pas ma ligne éditoriale, mais je l'achète toujours. J'arrive encore à le lire assez facilement. Ils font des trucs assez heavy que je lis assez volontiers. Mais c'est vrai, les trucs black, death, doom et ses amis, j'ai vachement plus de mal. Mais bon, je lis. Mais alors tout. Je lis tout. Comme dans Hard Rock, j'ai du mal à lire les pages spécial prog, tu sais. Le metal prog j'aime encore bien en écouter, mais eux ils ont du prog pas forcément metal. Mais je lis quand même. Je dis pas que je retiens. Si tu me demandes trois jours après ce que j'ai lu, je suis pas persuadé de m'en souvenir. Mais je lis. J'ai eu du mal à finir mon Rock Hard, alors que le Hard Rock a déjà paru. J'en suis à peu près à la moitié. Et Hard N'Heavy devrait paraître dans trois, quatre jours (rires). J'ai pas trop le temps de lire autre chose.
Ça constitue l'essentiel de ta littérature ?
Ouais. [...] J'ai plein de bouquins à lire, mais j'ai pas le temps. T'as le boulot, les concerts, trucs, un soir où tu vas pas à un concert, tu te tannes devant la télé. Moi j'ai quand même un métier à la con où tu ramènes du boulot à la maison, ça prend aussi du temps. Forcément, je lis quasiment rien d'autre. J'ai plein de trucs que je voudrais lire, mais j'ai pas le temps. Trois magazines dans un mois, c'est chaud. Quand y a les vacances scolaires, je rattrape un peu. [Bertrand, 28 ans, enseignant, grand amateur de hard rock et de heavy metal, imposante collection de disques]
- 60 Mignon, P. 1988. La production sociale du rock. Cahiers Jeunesses et Sociétés, no 10, p. 18.
- 61 Le Bart, C, avec la coll. de Ambroise, J.-C. 2000, op. cit., p. 103. Le statut d'érudit est raremen (...)
60L'amateur en question exprime ici une quête d'informations insatiable. Or, la manipulation de cet « appareil de commentaires60 » conduit l'amateur à affiner ses jugements esthétiques au travers d'opérations de sélection, de catégorisation et de hiérarchisation. Un travail de synthèse pouvant conférer progressivement à certains amateurs une position d'érudit61 ou de connaisseur. Un statut qu'il leur est éventuellement possible de valoriser ensuite en tant que personne ressource ou médiateur culturel :
Si tu regardes le questionnaire de Max, à un moment tu poses la question « qui vous fait connaître les nouvelles musiques ou je sais pas quoi », regarde ce qu'il a marqué [il se cite]. En fait ici, celui qui achète la nouvelle musique, les nouveaux CD c'est moi ! [...] Ici, le vendredi soir je ramène mon truc à CD, les jeunes fouillent et écoutent. J'aime bien. Des fois j'arrive à avoir les CD une semaine à l'avance. Je leur dis : « là vous me ramenez 100 balles, j'aurais le CD ». J'arrive chez le disquaire et voilà, « tu me mettras dix Pearl Jam s'il te plaît », des trucs comme ça. Jarny ça doit être la ville où il a vendu le plus de Mr Bungle. Ici j'en ai vendu quinze. [Hervé, 29 ans, emploi-jeune, guitariste, grand amateur de metal, importante collection de disques]
61Ce glissement entre la figure du consommateur et la figure du médiateur résulte ici d'une grande familiarité avec la production artistique rock. L'amateur devient à son tour guide pour l'action d'autres acteurs.
62Ce statut de prescripteur semble s'acquérir sur un mode analogue à celui d'un disquaire professionnel si l'on en juge les propos tenus par un responsable d'un grand magasin de disques généraliste lorsqu'il évoque son propre parcours et celui de ses employés :
De toute façon on n'a pas le choix. Les gens qui sont avec moi si on les a embauchés un jour, c'est qu'ils sont quand même passionnés par la musique. Donc de par leurs affinités ils suivent l'actualité musicale, la presse musicale. Moi des fois, je suis plus assez baigné dedans parce que je fais trop de gestion, de commercial, de truc comme ça. Mais si j'entretiens, j'essaie de suivre. C'est pas toujours évident de concilier les deux (rire). Moi, comme j'achète pour l'ensemble des catégories musicales, en fait, ce qu'on perd, c'est de plus être pointu sur un segment. On devient généraliste. C'est difficile de me parler d'un truc que je vais méconnaître complètement, je vais pas être assez pointu avec un client qui est à fond dans un style musical précis. Par exemple trip hop ou autre. Je vais connaître quelques disques parce que j'écoute beaucoup de musique [il n'y a jamais eu de musique diffusée dans le rayon lors de mes derniers passages], mais je serai pas suffisamment pointu. De toute façon, on peut pas être spécialisé en tout. D'ailleurs même les vendeurs qui ont chacun leur rayon, ne sont pas aussi efficaces dans un autre. Parce qu'on peut pas non plus les limiter à un seul rayon. Avec les plages d'ouverture qu'on a il faut aussi qu'ils soient polyvalents. On y arrive et on se met à deux, trois quand on sait plus (rires). Non mais moi je suis toujours, de toute façon je suis abonné à plusieurs revues que je lis mensuellement. Puis rien que par le fait des commandes, je sais ce qui sort, ce qui se fait. J'ai des échantillons, j'écoute, mais bon, pas toujours assez. Moins que quand j'étais vendeur ici. [Romain, la quarantaine, responsable du rayon disques d'un magasin généraliste]
- 62 Plusieurs extraits d'entretien ont clairement montré que les disquaires étaient également (voire av (...)
- 63 Maisonneuve, S. 2001, op. cit, p. 18.
63La lecture de la presse musicale spécialisée semble être indissociable des compétences du professionnel. Tout comme celles de l'amateur. Et pour cause. La presse rock a deux fonctions symétriques. D'une part, centraliser une grande partie de la production musicale rock (selon les genres). D'autre part, produire à son propos une série de jugements esthétiques. Étant donné qu'elle alimente sans restriction un lectorat composé aussi bien de disquaires que d'amateurs (sans qualité autre que celle d'amateur), seul l'usage qu'ils font de cette presse rock peut éventuellement les distinguer. En tout cas, tous deux sont des consommateurs culturels. En cela, ils sont tous deux des connaisseurs potentiels62. Le statut de connaisseur marque la possession d'un savoir de haut niveau en matière de culture rock. Ce savoir résulte généralement d'une combinaison de trois activités cardinales : lecture de la presse spécialisée, acquisition de disques et écoute de disques. Soit un mixte entre accumulation et usage d'objets, constituant des « ressources favorables à l'épanouissement et à la culture d'émotions63 ».
- 64 Leveratto, J.-M. 2000, op. cit., p. 21-22.
64Ce savoir ne repose évidemment pas sur une qualification scientifique au sens d'une reconnaissance par le biais d'un titre universitaire. En France, le rock n'est pas encore une forme artistique stabilisée par l'histoire de l'art. Un défaut de légitimité culturelle qui n'ôte cependant rien à la compétence d'un connaisseur de rock qui, en accumulant des savoirs rock, développe ce que l'on appelle une « oreille » ou un « œil ». Il s'agit là d'une disposition que chaque amateur peut potentiellement acquérir. C'est ce qui « interdit d'établir une opposition radicale entre la compétence scientifique de l'historien de l'art et la compétence ordinaire du spectateur [car] tout connaisseur peut devenir un historien réputé de l'art pour lequel il se passionne » comme le souligne Jean-Marc Leveratto64.
2.1.3. Valoriser les objets rock
- 65 Leveratto, J.-M. 2000, ibid., p. 322-324.
65L'accumulation et l'usage d'objets rock favorisent l'élaboration d'un savoir approfondi à leur sujet comme on vient de le voir. Ces pratiques s'accompagnent fréquemment d'un désir de valorisation de ces objets65. Plus précisément, je propose d'étudier deux types d'objets rock sujets à valorisation. Le premier relève plutôt de la sphère privée. Le second tient plutôt de la sphère publique. Il est entendu que ces objets sont constitutifs de l'attachement au rock. À ce titre, leur valorisation en tant qu'objet procède tout autant d'un désir de valorisation de l'attachement qu'on leur porte.
Valorisation privée d'un objet rock : un effort de patrimonialisation
- 66 Il s'agit manifestement d'un phénomène né au cours de l'entre-deux guerres consécutif de la démocra (...)
- 67 Certains amateurs déclarent également conserver d'autres objets attestant de leur participation à u (...)
66La constitution, puis la valorisation d'une collection de disques est un lieu commun déjà entrevu à plusieurs reprises au cours des extraits d'entretiens qui jalonnent cette recherche66. Par conséquent, je ne m'y attarderai pas. Ce qui permet de porter le regard sur un autre objet rock, plus discret, mais bénéficiant également d'une attention particulière chez les amateurs de rock : le ticket de concert. Il se trouve que la mémoire des concerts est plus complexe à valoriser que celle du disque qui, en tant qu'objet, trouve aisément place sur des étagères. C'est pour cette raison que la mémoire des concerts repose pour l'essentiel67 sur la conservation des tickets de concerts. Ce processus de réification prend généralement trois formes distinctes. Une conservation méticuleuse. Un classement chronologique et annoté au sein d'un classeur. Une valorisation muséale telle que retranscrite ci-dessous :
Par rapport à la collection toujours, le fait que tu gardes quasi religieusement, sous-verres, tes tickets de concerts, dans ton esprit ça a une fonction de mémoire, ou autre chose ?
Ouais, y a de ça. Y a le côté mémoire. Déjà honnêtement, au début j'aurais dû tout noter. Je voulais le faire, mais je me suis dit que je retiendrai tout. Maintenant y en a plein que j'ai oublié, je t'avouerais. Des fois la première partie, je me rappelle plus. Des fois c'est pas la même écrite sur le ticket. Ça, ça m'emmerde un peu. En même temps, je vois des fois des groupes d'ici, des petits jeunes qui font du neo metal ou machin, je me dis, tiens, c'est quoi ça, ah ben oui, je les ai déjà vu là-bas. Ça me rappelle vaguement. Ça m'aide un peu à me soutenir vu mon âge avancé. Et puis, au début les tickets étaient pas comme maintenant. Ils étaient beaucoup plus beaux. Je trouvais que ça ferait joli. J'aimais bien ce côté-là. C'est vrai que maintenant, y a un paquet de tickets beaucoup plus craignos. C'était pour les deux côtés, la mémoire et le côté décoratif.
C'est la première fois que je vois ça, je trouve ça admirable
Oui ? Je suis pas sûr que ça rende si bien que ça mais bon.
Esthétiquement peut-être pas, mais historiquement, c'est un musée
C'est pour ça que j'aimerais bien garder l'appartement. La pièce est petite, ça fait vraiment petite pièce dédiée à ça. [Bertrand, 28 ans, enseignant, grand amateur de hard rock et de heavy metal, imposante collection de disques]
- 68 Roccor, B. 2002. Heavy Metal. Kunst, Kommerz, Ketzerei. Berlin : I.P. Verlag. 1re éd. 1998, p. 221.
- 69 Kaufmann, J.-C. 1997. Le monde social des objets. Sociétés Contemporaines, no 27, p. 115.
- 70 Ne serait l'aspect historique du billet de concert, on pourrait presque parler d'une patrimonialisa (...)
- 71 Depuis quelques mois, le magazine Rock Hard consacre une petite rubrique aux tickets de concerts ay (...)
- 72 Leveratto, J.-M. 2000, op. cit., p. 374.
67Cette initiative spectaculaire témoigne d'une carrière d'amateur en cours. Et dans le même temps, de son attachement au rock et donc de son identité. Elle rend compte des « trophées acquis grâce au sérieux de sa condition de fan68 ». Mais elle représente également une somme d'investissements (argent, temps, déplacements), de savoirs et d'émotions. D'un autre point de vue, elle témoigne également du ticket de concert rock en tant qu'objet singulier, dont la tendance à la standardisation lui retire sa qualité esthétique (ou décorative selon les mots de Bertrand). Cette valorisation met donc l'accent sur une double logique. La première concerne l'itinéraire personnel d'un amateur de rock. La seconde concerne l'évolution historique du ticket de concert rock. Ce qui renvoie aux propos de Jean-Claude Kaufmann pour qui « les objets participent à la fois à la conservation de la mémoire collective d'une société et à la conservation de la mémoire individuelle69 ». Cette forme de valorisation et de préservation constitue un réel effort de patrimonialisation70. Un effort très peu célébré par l'histoire du rock71, qui de ce fait ne bénéficie d'aucune légitimité culturelle particulière. Ce qui en réduit mécaniquement la portée culturelle, mais ne diminue en rien sa valeur affective (pour l'amateur) ou historique (pour la communauté de goût). On peut donc suivre l'analyse de Jean-Marc Leveratto pour qui « l'efficacité propre d'un objet patrimonial provient de l'empreinte de la présence humaine qu'il conserve, et qu'il permet à l'acteur qui entre en son contact de ressentir72 ». Toutefois, le monde du rock ne valorise pas seulement des objets à titre privé. Il en compte un certain nombre qui trouvent à s'exposer de manière publique.
Valorisation publique d'un objet rock : un affichage ostentatoire
- 73 Le Bart, C, avec la coll. de Ambroise, J.-C. 2000, op. c/f., p. 93-117.
- 74 Un connaisseur peut facilement situer le goût du porteur de t-shirt au sein d'un courant musical pa (...)
- 75 Jean-Marc Leveratto note un rapport similaire pour ce qui concerne l'expérience esthétique qui selo (...)
68Comme Christian Le Bart l'a relevé, l'attachement à une musique particulière n'est pas uniquement vécu sur le mode de l'intime ou dans le cadre de la sphère privée. Ainsi, après qu'une identité d'amateur de rock se soit stabilisée pour soi, elle doit nécessairement se confronter à autrui73. À cette fin, l'amateur doit publiquement proclamer son attachement. Il dispose pour cela d'une technique largement éprouvée par la publicité : l'affichage. Le t-shirt à l'effigie d'un artiste en constitue probablement le moyen le plus ostentatoire. Il produit explicitement un message indiquant l'amour d'un amateur pour un artiste74. Si cette pratique relève d'un processus de stabilisation identitaire, il est également possible d'y voir une forme de communication non verbale à double effet. Soit elle agit comme un facilitateur d'échanges, soit elle contribue à maintenir les profanes à distance75. Ces éléments expliquent pourquoi les t-shirts de ce type font l'objet d'une forte valorisation chez les amateurs de rock.
- 76 Le genre musical metal désigne une multitude de genres et de sous-genres musicaux nés de l'appariem (...)
- 77 Dès 1975, la « Kiss Army », le fan-club du groupe Kiss propose un catalogue de produits particulièr (...)
- 78 Roccor, B. 2002, op. cit., p. 218.
69Je propose d'aborder cette question en adoptant un regard de type culturaliste en prenant l'exemple d'une communauté de goût singulière : les amateurs de metal76. En effet, le monde du metal a très tôt encouragé le développement d'un arsenal textile (merchandising) entièrement dédié à l'effigie des formations pratiquant le genre77. T-shirts, sweat-shirts, dossards et patches en constituent les produits phares. Autant d'objets permettant de célébrer un artiste et de soutenir l'amateur dans son désir à rendre son attachement public. Opération de traduction d'un attachement dans un objet. Ce que l'ethnologue allemande Bettina Roccor appelle « métalliser78 » sa vie. Et qui suppose l'accumulation et la valorisation d'une multitude d'objets de célébration, dont le t-shirt.
Ouais. Je suis étudiant, je suis pas forcément riche. La grande majorité de mon blé passe là-dedans. Hormis le loyer. C'est vrai que j'achète pas de fringues, j'achète des albums, j'achète des t-shirts. C'est vrai, la totalité de mon blé passe là-dedans. Hormis les frais que nécessitent la vie. Quasiment tout passe là-dedans. [Nathan, 20 ans, étudiant, batteur dans un groupe death metal]
70Ces propos confirment que le t-shirt à l'effigie d'un groupe constitue un attribut vestimentaire indissociable de l'attachement au metal. Cet amateur ne considère manifestement pas le t-shirt en tant qu'objet usuel. Il lui accorde un statut équivalent à celui du disque, soit celui d'un objet culturel. Son usage peut donc excéder la simple fonction utilitaire. Ce qui justifie probablement l'argent que certains amateurs lui consacrent et le traitement qu'ils lui réservent :
Et là, j'avais quelques autres t-shirts, je les ai tous revendus. J'ai gardé que les Carcass. Je ne sais pas pourquoi. Et, alors, je te dis pas les t-shirts, les plus récents ont quatre ans, ils sont comme neufs. Parce que je les mets que quelquefois en été. Et, je les mets sur des cintres. T'as vu, genre... Tu sais, j'en prends soin, grave. C'est pas des collectors, c'est des t-shirts, mais je ne veux pas qu'ils déteignent, je ne veux pas que le motif s'enlève. [Abel, 25 ans, intérimaire, éditeur d'un fanzine grind/death metal]
c'est pas une collection, mais depuis que je suis gamin, j'achete des t-shirts. ils sont trop petits, troues, mais je les garde. ça c'est vrai que je les jette pas. j'ai commence a l'epoque ou je te parlais de scorpions, machin... on habitait pas loin de belfort, y avait un magasin qui vendait des t-shirts comme ça. j'avais achete un scorpions et un judas d'ailleurs, le premier coup. super chouettes. ils etaient beaux les t-shirts la. c'etait pas les grandes qualites, ça partait. apres sur hard rock, j'avais fait venir ceux des twisted, d'accept. en accord avec maman, hein ! fallait pas qu'y ait des tetes de mort partout, des grands fuck, tu vois. ça je garde toujours.
Tu dois en avoir un paquet aussi
Ouais, pas tant que ça. Maintenant y en a beaucoup que je peux plus mettre parce que je grossis, mais ça, ça a plus rien à voir (rire).
Tu continues d'en acheter ?
Ouais, j'en achète plus qu'avant comme un con. J'arrive pas à tous les mettre et je me dis enfin bon... Là par contre, en même temps content et déçu. J'en ai trop. Je sais plus où les mettre. [...] J'en ai tellement. En même temps, ils me boudinent. Faudrait du extra, extra large (rires). C'est ça mon souci. Les t-shirts allemands, les XL, ils sont bien XL. Le teuton est un peu large, c'est bien. Oui, je garde un peu ça, oui. [Bertrand, 28 ans, enseignant, grand amateur de hard rock et de heavy metal, imposante collection de disques]
- 79 Certains t-shirts achetés au cours des tournées présentent un certain nombre d'indications objectiv (...)
- 80 Avec la difficulté, soulevée par Christian Le Bart. 2000, op. cit., p. 115, d'être anonyme au milie (...)
- 81 ] Si la comparaison avec les clubs de motards est envisageable sur la forme, elle mérite d'être nua (...)
- 82 Mignon, P. 1998. La passion du football. Paris : Odile Jacob.
- 83 Le Bart, C, avec la coll. de Ambroise, J.-C. 2000, op. cit., p. 102.
71Qu'on leur prodigue des soins particuliers, qu'on évite de les porter de peur de les abîmer, qu'on en fasse des reliques, qu'on se défende d'en faire une collection alors qu'on les accumule, qu'on les patrimonialise sous la forme d'un instrument de mémoire ou de preuve79, ou qu'on les porte en toute circonstance, l'objet t-shirt est un marqueur identitaire témoignant de l'attachement de celui qui le porte pour un genre musical. Il lui confère une identité culturelle tout comme il marque son appartenance communautaire. Cela se vérifie sans effort en fréquentant les concerts80 propres à ce genre musical par exemple. Le mécanisme semble être sensiblement identique à celui que l'on trouve à l'œuvre dans les clubs de motards81 ou chez les supporters de football82. Mais ce n'est pas tout. Il importe également de se distinguer au sein de cette communauté de goût afin de donner de la hauteur à son attachement. Pour Christian Le Bart, « les passionnés ne s'accomplissent dans la passion que parce qu'elle est distinctive, parce qu'elle les singularise »83. C'est ce qu'illustre l'extrait d'entretien suivant :
Y a un truc plus propre au metal extrême, c'est la volonté de différenciation qui est très forte. Tu vas être le gars qui écoute ça. Quelqu'un va dire qu'il écoute Michael Jackson, n'importe quoi qui passe à la radio. Ça va pas poser problème outre mesure. Si tu dis que t'écoutes Darkthrone, déjà les trucs que le gens ne connaissent pas. C'est pour beaucoup de gens comme moi, c'est quelque chose qui participe de l'intérêt qu'on porte à ça. La volonté de se différencier. Des fois je suis habillé avec des pantalons spéciaux, des chaussures spéciales. Ouais, c'est la volonté de se démarquer par rapport au reste. Le truc d'appartenance c'est ça. [Boris, 23 ans, étudiant, grand amateur de black metal et de metal industriel, imposante collection de disques]
72Dans ces conditions, l'objet metal détient une double fonction. Il est à la fois instrument de mesure permettant d'évaluer le degré d'investissement de ses semblables et moyen d'afficher sa propre expertise. À ce titre, on peut considérer le t-shirt comme un outil de valorisation d'un artiste et d'un genre musical. Mais également comme un instrument de valorisation de soi-même.
2.2. La pratique culturelle
73La pratique culturelle telle qu'elle est entendue ici se distingue de la consommation culturelle. Elle se fonde sur une activité de production. Une production d'objets propres au monde du rock. Soit une activité consécutive d'une consommation d'objets déterminés ayant déclenché un attachement au rock :
C'était un disque de Deep Purple. C'était Machine Head « Smoke on the water ». C'était ça. Quand c'est sorti, en 71. J'avais 12 ans, quoi. Quand j'ai entendu ce disque c'était : « Qu'est-ce qui se passe ? ». Parce que jusque-là j'étais chez mes parents. T'écoutes la radio, la télé, t'as que de la variété partout et puis d'un coup on me fait écouter ça, je dis : « Tiens, ça existe ! », et puis voilà, quoi. Après ça, le type qui m'a fait écouter ça, il voulait s'acheter une batterie, il voulait faire de la zique, il est venu avec un copain à lui qui avait une batterie, qui l'a installé dans le garage de mon père. Il a pris la batterie, tu vois, pour me montrer un peu ce que c'était, et quand j'ai vu le mec jouer de la batterie je suis devenu fou, quoi, je disais : « C'est ça quoi ! C'est ça que je veux faire ». Et puis voilà, c'était le déclenchement. [Richard, la quarantaine, ingénieur du son en studio, guitariste]
J'ai écouté Iron Maiden, AC/DC, Metallica, ces trucs-là, fin du collège, début lycée, même jusqu'à la fin du lycée, j'étais plus hard-rock. Mais je me suis rendu compte par après que c'était pas ce que j'aimais et c'est en arrivant en fac, en pouvant soit lire des magazines par la médiathèque, découvrir des trucs, que j’ai trouvé ce qui me plaisait le plus, c'est-à-dire le punk rock, en passant par autres choses. En passant par Nirvana par exemple pour découvrir les Supersuckers. C'était toujours par étapes. À partir d'un truc, d’une chanson ou d'un groupe ou du label d'un groupe qui m'amène à un autre groupe, pour arriver à ce que j'aimais vraiment, c'est-à-dire plus punk rock. Mais arriver au rock en général, je pense que c'est venu parce que j'ai toujours été plus attiré par ce qui était un peu guitares électriques, grosses batteries et je l'ai senti dans des bandes originales je pense. Ou alors des trucs plus rythmés, voilà. [...]
À partir de là, est-ce que tu peux expliquer le processus qui t'a amené à prendre une part active dans le rock, à ne plus être un simple consommateur mais quelqu'un qui...
J'ai essayé d'être musicien. Bon, ça n'a pas été une expérience très, très concluante. Parce que déjà j'étais bassiste. Je me suis mis à la basse parce que j'avais des copains qui s'étaient mis à la batterie et à la guitare et il fallait un bassiste, donc je me suis misa la basse pour essayer. Une fois qu'il n'y a plus eu de groupe, j'ai eu du mal à reprendre. C'est pas facile de faire de la basse tout seul. J'étais toujours attiré par... je lisais beaucoup de magazines et j'essayais de voir un petit peu comment écrivaient différents journalistes. Je faisais attention à des détails, je faisais pas seulement attention aux photos et aux articles, j'essayais de voir comment c'était agencé, comment ils tournaient leurs phrases, comment une chronique pouvait être vendeuse ou ne pas l'être. Des choses comme ça, comment ils posaient leurs questions. C'est d'abord parti de l'envie d'être journaliste, de parler de la musique. C'est quand j'ai constaté qu'on pouvait faire des fanzines que je me suis dit : « on essaye ! ». [Fabrice, 25 ans, emploi-jeune, organisateur de concerts, rédacteur d'un fanzine punk rock, gestion d'un catalogue de distribution, production de disques]
74Ces deux extraits d'entretiens soulignent le désir de performer un attachement. Ils indiquent également un passage entre consommation culturelle et pratique culturelle. Le premier débouche sur la production musicale. Le second ouvre sur la production d'un fanzine. Je m'appuierai sur ces deux exemples pour illustrer un certain nombre d'autres modalités d'attachement au rock. Il ne sera pas question de se livrer à une présentation linéaire d'objets comme dans le chapitre 2. Mais plutôt d'observer deux types d'objets spécifiques, en lien avec les justifications qu'en donnent leurs producteurs
2.2.1. Produire de la musique
- 84 Heinich, N., Schaeffer, J.-M. 2004. Art, création, fiction. Entre sociologie et philosophie. Nîmes (...)
75Interpréter la traduction d'un amour pour le rock dans la pratique instrumentale en tant que manifestation d'une « nécessité intérieure », pour reprendre une expression du peintre Kandinsky84, est un lieu commun :
Je suppose que le rock en tant que musicien c'est aussi pour exprimer quelque chose, mais je sais pas quoi. Je me suis pas posé la question et je pense que les trois-quarts des gens qui font du rock sont dans mon cas. C'est un truc dont je peux pas me passer. Faut que je le fasse. [Dimitri, 33 ans, fonctionnaire, guitariste-chanteur dans un groupe punk rock garage]
76Il s'agit néanmoins d'un lieu commun délicat à généraliser, notamment lorsque l'impulsion vers la pratique instrumentale est donnée par des parents soucieux de l'éducation artistique de leur progéniture :
En fait, quand j'ai commencé à écouter de la musique, j'avais dix ans. À l'époque, on fait plus du sport. Je viens d'un milieu, mes parents, moins mélomanes qu'eux tu meurs. Ma mère écoutait un peu la radio. Elle achetait le disque des Enfoirés pour faire une bonne œuvre. Mon père par contre, sorti de Georges Brassens, il s’en tape. Ses parents à lui étaient pareils. J'ai pas été élevé dans la musique. Par contre, à partir d'un certain âge, pour des raisons de lunettes, j'ai arrêté le foot. J'ai refait un peu de tennis de table. Mais comme j'étais à fond dedans comme auditeur, ma mère m'a dit : « plutôt que de glander à la maison, pourquoi tu t'y mets pas ? ». La réaction de mon père : « ok, on t'achète une guitare, mais dans trois mois elle est dans le placard ». Depuis j'en ai cinq à la maison, j'adore ça. Ça s'est jamais démenti. [Florent, 33 ans, fonctionnaire, guitariste d'un groupe death metal]
77Par ailleurs, vouloir produire de la musique rock n'est pas nécessairement déterminé par un attachement fort à son endroit, ce qui, il faut le noter, est très rare :
J'écoute pas beaucoup de musique. J'ai pas de culture rock d'auditeur. Je connais des trucs bien sûr par osmose, on connaît toujours un tas de choses. Mais j’écoute très peu de musique chez moi. Je fais ça parce que ça m'amuse. J'aime bien essayer de mettre trois sons qui font que ça fait glinglinglingling et que ce soit sympa. Je sais pas, c'est mon truc, j'aime bien, rien de plus que ça. Mais je suis pas consommateur. [...] J'aime bien chanter. Je chante pas très bien juste, mais j'aime bien chanter. J’aime bien. C'est marrant ça. Crier j'aime bien. Ça me botte ça. [Alain, 40 ans, intermittent du spectacle, musicien]
- 85 Leverato, J.-M. 2000, op. cit., p. 325.
78Quel que soit le processus menant à la pratique instrumentale, ces extraits d'entretiens rendent compte d'un attachement manifeste à son endroit. Ce qui signifie que l'activité exerce elle aussi un pouvoir sur les amateurs de rock. Le pouvoir de procurer des émotions plaisantes notamment. À cet égard, le monde du rock apparaît comme un terrain d'expérimentation multiple. Au sein duquel peuvent se produire des attachements tout aussi multiples. Le processus d'attachement au rock peut transiter par une somme d'objets médiateurs. Et comme on a pu le voir plus haut, l'instrument de musique est un médiateur potentiel. Au même titre que son pendant : le groupe de rock. Un grand nombre d'acteurs composant l'échantillon pratiquent un instrument de musique en groupe (cf. chap. 3). On peut faire l'hypothèse que s'ils engagent leur corps dans l'activité musicale, c'est « pour mieux s'approprier l'efficacité artistique de ces [instruments], qu'ils ne peuvent sinon manipuler que par l'intermédiaire du corps d'autrui85 ». Ainsi, en produisant du rock à leur tour, les amateurs stabilisent leur identité d'acteurs culturels sous couvert d'une participation concrète aux activités propres au monde du rock.
Comment j'y suis venu ? Tu passes du passif à l'actif. Tu te dis que t'aimerais bien faire comme eux [les groupes fétiches]. T'économises pour acheter une guitare. T'essaie de gratter un petit peu. Ça galère. Tu formes des groupes avec des copains. Personne ne sait plus ou moins jouer. [Antoine, 35 ans, travailleur social, guitariste dans plusieurs groupes de rock, répertoire de reprises]
79La production musicale est indissociable d'un engagement corporel et donc de la production d'émotions plaisantes dont on sait maintenant qu'elles soutiennent l'attachement. C'est ce que donnent par exemple à entendre les propos ci-dessous :
80Je suis une personne assez calme. Quand je monte sur scène, je sais pas, c'est l'adrénaline. Je tremble de partout. En concert l'autre fois, je commençais à faire le con et je me disais que je finirais pas le concert. Soit je me pète une guibole. Soit je vais tellement sauter que j'aurais plus de souffle. C'est plutôt pétage de plombs. Une fois en répète, on jouait, je sais pas ce qui m'a pris, je venais de m'acheter un ampli tout neuf. Je sais pas ce qui se passe, je cours et je saute sur l'ampli. Je me prends les pieds dans l'ampli, je me gaufre la gueule avec la basse. Le truc de con. On était trois dans la salle. Pété un boulon. J'ai rien cassé. Encore heureux. C'est un peu bizarre. Disons que c'est une émotion que tu retrouves nulle part ailleurs. C'est assez difficile à expliquer. C'est comme quand tu vas à un concert d'un groupe que t'adores, que tu te déchaînes. L'intensité est encore plus forte parce qu'en fait, y a un sentiment de satisfaction en plus parce que tu te dis « ils jouent super », mais là, en fait tu te dis qu'ils adorent ta musique. Tu rejoins les gens parce que la musique que tu fais, ça les touche. Tu rejoins les gens. C'est quelque chose d'indescriptible. Y a un sentiment d'excitation et d'énervement positif, d'énergie, d'adrénaline pendant tout le concert, mais après, je suis une vraie merde. Après, ça redescend tout d'un coup. Je me pose dans mon coin, je bois une bière et après je vais me coucher. C'est difficile à expliquer. J'espère que j'y suis arrivé tout de même. [Maurice, 28 ans, emploi-jeune, chanteur d'un groupe crossover metal] C'est le meilleur moment de la vie du groupe. Je dis tout le temps que le meilleur endroit pour faire de la musique, c'est sur scène. C'est génial d'être sur scène. C'est l'extase. Sans se prendre pour une star je suis sur une scène, les autres sont en dessous. Il se passe quelque chose. Tu te rends compte que tu renvoies au public ce que t'as créé dans ta tête. Tu vois les gens qui bougent la tête, qui suivent, qui gueulent et tout, c'est génial.
T'es attentif à la réaction des gens sur scène ?
Ouais, quand tu peux les voir. Moi je suis au fond avec ma batterie. C'est surtout après quand les gens viennent te voir. J'arriverai pas à le définir, c'est vraiment intense. Y a une communication qui se fait. Alors que sans la musique ça se trouve les gens se seraient jamais rencontrés. Je trouve ça génial. [Pierre, 25 ans, étudiant, batteur d'un groupe rap metal]
Et qu'est-ce que tu ressens lorsque t'es sur scène et que ça se passe bien par exemple
Pfff. J'ai pas envie que ça s'arrête. C'est génial. C'et un moment d'euphorie. Quand t'es sur scène quand ça se passe comme ça, t'es pas toi-même, t'es sur ton nuage. Quand ça finit, bloum, tu retombes sur terre. Tu te sens vraiment porté, c'est génial, limite en transe. C'est au moins aussi bon que faire l'amour (rires). C'est différent [...] [Nathan, 20 ans, étudiant, batteur dans un groupe death metal]
81Ces propos renvoient probablement la pratique instrumentale à un degré d'intensité au moins équivalent à celui de la première rencontre avec le rock. En effet, la pratique instrumentale génère elle aussi des états corporels singuliers. C'est ce que souligne l'emploi d'un vocabulaire spécifique : énergie, adrénaline, tremblements, euphorie, extase, transe, etc. L'idée d'un partage avec le public, certes moins fréquemment mobilisée, rend néanmoins compte de l'importance de l'échange et de la participation dont on attend qu'ils fonctionnent sur un mode symétrique.
82La pratique musicale génère également d'autres types de sensations, moins fréquemment verbalisées. On trouve par exemple celles liées aux propriétés physiques de l'équipement instrumental :
Puis j'ai acheté une guitare. C'était un petit ampli où y avait pas de gain [système permettant d'augmenter la puissance d'un amplificateur], j'ai mis le truc à fond, j'ai eu un semblant de saturation. Je jouais avec l'électricité tu vois. C'est ce côté électricité, énergie, vibration. C'est vraiment ce côté physique qui me plait vachement. Ce côté ondulatoire de la musique électrique. Les vibrations que tu émets et que tu reçois, je pense que c'est ça.
Tu le perçois vraiment
Oui, oui. D'ailleurs quand je suis sur scène j'adore ça. J'ai envie que ça vibre, que ça me remonte dans les pattes. T'entends ce que tu joues rarement. Donc je mise vachement sur les vibrations, les basses qui me remontent dans les pattes et ça me fait vibrer le corps. Tu le ressens beaucoup avec le ventre. [Constant, 28 ans, emploi-jeune, guitariste dans un groupe de metal hardcore]
83Les vibrations procurées par le ronflement ou la saturation d'un amplificateur peuvent ainsi contribuer à nourrir un attachement au rock. Dans ce cas, les effets retentissent directement sur le corps puisqu'ils le traversent et l'ébranlent physiquement. Mais faire de la musique ne consiste pas seulement à se produire sur scène. Faire de la musique, c'est aussi « aller » faire de la musique, se rendre vers un lieu pour s'y produire. Un moment qui contribue lui aussi à entretenir l'attachement si l'on en juge les propos suivants :
Moi ce que je cherche, c'est à tourner deux cent dates dans l'année. Si je pouvais faire deux cent cinquante concerts dans l'année, je le ferais. Moi je me sens bien que quand je vois la pancarte Nancy barrée. Je commence à me sentir bien, là. Et alors une fois que je vois la pancarte France barrée, alors là, je me sens très, très bien. T'es tellement loin de tout... C'est ce que je souhaite à tous les groupes. [Benjamin, 30 ans, Rmiste, manager, tourneur, musicien de rock expérimental]
84Et puis, il ne faut pas oublier que faire de la musique c'est aussi la répéter. Il est à ce titre particulièrement intéressant d'entendre le même amateur évoquer avec éloquence son attachement au local de répétition non pas en tant qu'un lieu de création, mais plutôt dans le rapport sensuel qu'il entretient avec ce lieu :
Cette odeur fantastique de poussière qui brûle sur les lampes, un peu de bière froide et de tabac froid, tout ça mélangé dans un local, ça fait une odeur de local de répète. Y a que dans les locaux de répètes qu'il y a cette odeur-là. Tu la retrouves quasiment dans tous les locaux de répètes. Où il y a des amplis à lampes (rires). C'est important les amplis à lampes pour l'odeur.
C'est la première fois que j'entends ça. Qu'on rapproche le plaisir de la musique à l'odeur
C'est un univers un local de répètes. Quelques dopes, quelques joints et quelques canettes et voilà. Je dis ça, mais on ne fume pas dans notre local, ni de dopes, ni de joints, mais y a quand même l'odeur du local de répètes. C'est peut-être lié aussi psychologiquement. [Benjamin, 30 ans, Rmiste, manager, tourneur, musicien de rock expérimental]
85À travers ces quelques exemples, on saisit mieux ce que peut la pratique instrumentale. Elle conduit à établir un rapport direct à la production musicale ainsi qu'à l'ensemble des médiateurs qui la rendent possible. Ce faisant, elle produit simultanément du musical et du social. C'est-à-dire qu'elle participe d'une construction identitaire individuelle et collective au même titre qu'elle contribue à faire exister le monde du rock. Or, le monde du rock est un monde mixte. Reliant humains et objets dans des chaînes innombrables et mouvantes. Un monde d'objets dotés de pouvoir sur les humains. Des objets encourageant inlassablement les humains à produire de nouveaux objets. C'est ce rapport qu'il s'agit d'étudier plus avant, au travers de la production d'un objet singulier : le fanzine.
2.2.2. Produire un fanzine
- 86 Mignon, P. 1988. La production sociale du rock. Cahiers Jeunesses et Sociétés, no 10, p. 20 ; Etien (...)
- 87 Hennion, A., Maisonneuve, S. Gomart, E. 2000, op. cit., p. 39.
- 88 Les illustrations qui accompagnent cette section proviennent toutes de fanzines lorrains (que je re (...)
86Le fanzine rock est un objet culturel très peu étudié en France86. Il est pourtant un excellent exemple d'objet rock. Car il est pourvu d'une matérialité physique, contrairement à la musique dont le caractère est « fluide et fuyant87 ». Mais aussi car il permet de saisir un certain nombre d'autres modalités d'attachement au rock que celles abordées jusqu'à présent. Toutefois, avant d'aller plus loin, il est nécessaire d'apporter un éclairage sur l'objet fanzine en tant que tel88.
- 89 Benetollo, A., Le Goff, Y. Historique du rock. In Gourdon, A.-M. Sous la dir. 1994. Le rock. Aspect (...)
- 90 On y trouve aujourd'hui plus de 30 000 références. Le dernier recensement en date (20.01.99) fait a (...)
87Le mot fanzine apparaît aux États-Unis au cours des années 30. Il est issu de la contraction de fanatic et de magazine. Ce sont des amateurs de science-fiction qui l'ont appliqué au support papier qui leur permettait d'échanger des informations sur l'objet de leur attachement. Il est traversé par l'idée que tout un chacun peut à la fois être rédacteur, imprimeur et éditeur d'une publication. Le concept de fanzine arrive en France à la fin des années 60, emboîtant le pas des mouvements contre-culturels dont il constitue alors un formidable outil d'information tous azimuts (politique, révolution sexuelle, musique, écologie, etc.). Ensuite, c'est le monde de la bande dessinée qui se l'appropriera pendant la première moitié des années 70 avant de le partager avec la musique (rock notamment) sous l'influence du moment punk, après 197789. Le déferlement de ce phénomène, vivace et éphémère, n'aura épargné que très peu de départements métropolitains si l'on se réfère au recensement établi par la Fanzinothèque de Poitiers90.
- 91 Ginsburg, D. D. 1979. The world of rock'n'roll fanzines and fandom. Serials Review : Central Michig (...)
- 92 Assurés essentiellement par les NMPP (Nouvelles messageries de la presse parisienne) qui distribue (...)
- 93 Etienne, S. 2003, op. cit., vol. 2, no 1, p. 11.
88Qu'est-ce qu'un fanzine ? David Ginsburg propose une distinction intéressante entre les fanzines et ce qu'il appelle les fans magazines que sont les publications spécialisées de la presse nationale (de type Rock'n'Folk, Rock Sound, Rock Hard, etc.). Selon lui, un fan magazine « exploite l'intérêt du public pour des célébrités du monde du sport ou du spectacle [et] sont des publications commerciales qui visent un public relativement large [tandis qu'un fanzine est un] périodique rédigé et supervisé par des amateurs [...] et qui est fréquemment ronéoté91 ». D'un point de vue empirique, on peut ainsi distinguer deux types de fan-zines. On a d'une part des publications élaborées pour des amateurs par des acteurs qui en font profession. Elles ont des buts commerciaux, sont produites par une équipe de journalistes rémunérés, font de la publicité, utilisent des moyens de diffusion conséquents92 et touchent un public important. On a d'autre part, des publications produites sur le temps de loisir par et pour les amateurs. Leurs rédacteurs revendiquent des valeurs de plaisir, de partage, de créativité, etc., mais ne visent pas explicitement la réalisation d'un profit. Selon Samuel Etienne, le fanzine « représente un mode de communication horizontal nivelé et bidirectionnel (les fans parlent directement aux autres fans et ceux-ci ont la possibilité de répondre), alors que la presse dominante est un mode de communication vertical hiérarchisé et descendant (les professionnels - sous entendus « spécialistes » autoproclamés - parlent aux profanes qui n'ont pas ou peu de possibilités de répondre)93 ». Les deux types de publications rendent cependant les mêmes services : l'évaluation de la qualité d'une production et la conservation de cette production.
89Il est question ici de fanzines musicaux rock. Ils se présentent comme des publications papier de faible diffusion, n'empruntant pas, pour la plupart d'entre elles, des circuits de distribution classiques, ni ne sont obligatoirement imprimées au sens industriel du terme. Leur périodicité est le plus souvent irrégulière et son ou ses rédacteurs cherchent à faire partager par l'écrit, des thèmes qui les passionnent. Les fanzines sont souvent très hétérogènes quant à leurs caractéristiques techniques, éthiques et esthétiques, mais ils ont pour trait commun de n'avoir que peu de visibilité publique. Leur lectorat restant pour l'essentiel confiné au sein d'un cercle d'initiés.
901ère de couverture du fanzine Abyss, 1999
91Comment un objet fanzine peut-il se cristalliser sous la forme d'un projet personnel ? Répondre à cette question nécessite de reconstituer le processus à l'origine de la création d'un fanzine avant qu'il ne se prolonge et ne se matérialise sous la forme d'un objet fanzine.
Le fanzine c'est parce que j'ai toujours consommé beaucoup, beaucoup de (ma femme a assez râlé) de musique et de publications et de journaux... J'étais abonné à Best, Rock'n'Folk, les Inrocks, pendant des années et j'ai toujours acheté beaucoup de fanzines indépendants et tout ça. Moi j'ai toujours été très curieux. Donc souvent j'allais à la Fnac ou chez d'autres disquaires, bon à Metz, c'était principalement la Fnac et je trouvais des disques que personne ne connaissait, perdus dans des rayons. Y avait juste une pochette qui m'intriguait, paf, j'achetais. Je me posais même pas la question. J'écoutais même pas, c'était pas possible. Donc je le prenais et j'achetais. Juste parce que la pochette me tapait bien. Le disque pouvait pas être mauvais, la pochette est bien. 99 % du temps je me trompais pas. Donc, j'achetais des disques et je les faisais écouter autour de moi et personne les connaissait. Je me suis dit que c'était pas normal. C'est génial, comment ça se fait que vous connaissiez pas ? Et puis je voyais que les gros journaux style Rock'n'Folk n'en parlaient jamais. Par contre, tous les autres petits indépendants que j'achetais, comme Abus Dangereux, Ritual, Espoir Ephémère ou un truc comme ça, ils en parlaient un petit peu. Je me suis dit merde, pourquoi pas moi essayer de faire un petit journal où je parlerais de ce que moi j'aime et de parler de ce que j'ai vu en concert ou des trucs comme ça. Et puis faire circuler le petit journal autour de moi. Essayer d'en faire pas mal d'exemplaires et d'en donner un peu partout pour voir si ça peut intéresser des gens et puis faire circuler les groupes, [il va répondre au téléphone] Et puis voilà, donc j'ai commencé le fanzine. Au début, ben j'étais tout seul à le faire. Je faisais comme je pouvais et puis j'ai rencontré Nathan, un gars qui bosse maintenant à la Fnac à Metz, qui lui aussi est passionné de musique comme moi, qui aussi écoutait plein de trucs que personne ne connaissait. Le premier numéro je l'ai fait tout seul, puis il est venu avec moi pendant les premières années. On faisait les interviews, on faisait les chroniques de disques, on se passait les infos, tout ce qu'on pouvait récupérer, puis après on a essayé de se faire connaître en en envoyant à d'autres zines, à des radios, dans des salles de concert et tout ça pour pouvoir faire bouger le truc. Parce que bon, les premiers numéros... déjà on peut pas dire vendre, parce que 5 francs le numéro, c'est pas de la vente, mais bon. Dès le premier numéro, on en a vendu peut-être dix. On était un peu déçu (rire) et on s'est dit : « ben merde, si on peut en vendre, on va en vendre et s'il en reste, on va les donner, on va les distribuer, on va les mettre partout pour que les gens puissent les lire et au moins ce sera pas perdu, quoi ! Et puis progressivement on a monté le tirage pour arriver jusqu'à presque 1 000 exemplaires. Au début c'était 150, 200. Et puis ça, c'était en 90, ça fait dix ans. Bon heureusement la formule a évolué. On a une mise en page qui est par ordinateur alors qu'auparavant on tapait à la machine à écrire (rire). C'est un peu mieux, c'est un peu plus joli. (Mark, 32 ans, assistant vétérinaire, guitariste-chanteur dans un groupe de rock, rédacteur d'un fanzine rock]
92Cet exemple confirme combien l'amour de la musique rock reste un élément moteur transversal à tous les acteurs culturels. Le plaisir de faire quelque chose pour le rock qu'on aime constitue la motivation principale de la fabrication d'un fanzine. Mais cet exemple souligne également l'importance des fanzines eux-mêmes dans le processus d'attachement.
- 94 Hennion, A., Maisonneuve, S. Gomart, E. 2000, op.cit., p. 39.
93Sans compter que la lecture est au fanzine ce que l'écoute est à la musique rock, à savoir « une ouverture de l'être à ce qui vient du dehors94 ». Ce qui est rappelé de manière très explicite dans les propos suivants :
Dans notre coin reculé des Vosges, nous n'avions jamais vu de fanzines, il n'y avait pas d'émission de radio... Nous étions complètement repliés sur nous mêmes, et la découverte des fanzines nous a vraiment ouvert d'autres horizons et nous a permis de nous intéresser à d'autres groupes que ceux que nous écoutions à ce moment là [...] Je dirais plutôt que des tas de gens s'intéressent d'abord aux fanzines en tant que lecteurs, et que fatalement, l'envie de faire leur zine, de monter leur distro ou leur groupe leur prend. Il ne faut pas s'en plaindre car c'est le but recherché ! J'en suis un exemple et je ne pense pas être le seul, non ? Donc ce n'est pas un cercle fermé, plutôt une spirale avec des gens qui s'arrêtent, et d'autres nouveaux qui commencent à s'impliquer activement. Et je crois que cette spirale va en s'élargissant petit à petit. [Fred, 32 ans, rédacteur du fanzine Earquake, figure historique du fanzinat punk rock, interviewé dans le fanzine nancéien Elektrochok, no 3,1999]
94La consommation de l'objet fanzine peut donc conduire à l'attachement à ce type d'objet. Et cet attachement peut se traduire par la production d'un fanzine. Cette production est très largement plurielle. Tout d'abord par la variété des genres musicaux qu'elle aborde. Ensuite, par les arguments qui soutiennent l'action de chaque rédacteur et dont seule une typologie peut rendre compte.
Typologie des fanzines
Le fanzine tremplin
95« C'est d'abord parti de l'envie d'être journaliste, de parler de la musique », déclare Fabrice à propos de son activité, un peu plus haut dans le texte. Ses propos illustrent parfaitement combien la rédaction d'un fanzine peut constituer une étape transitoire avant d'accéder à « autre chose ». L'activité peut ainsi être vécue comme une rampe de lancement, une sorte de marchepied vers une professionnalisation dans le monde de la presse musicale nationale. Pour filer la métaphore militaire, on dirait « faire ses classes ». En filigrane, c'est l'image du journaliste, voire de l'écrivain qui se dégage dans ce cadre, même si cette ambition s'affiche quelquefois de manière plus circonspecte :
J'y ai pensé l'autre jour, ça doit être depuis que je suis tout petit. Je ne sais pas, j'aime bien lire. Je faisais des tas de trucs, je faisais des BD quand j'étais gamin, j'écrivais des nouvelles quand j'étais ado. Donc, je ne sais pas, j'aime bien écrire. J'aime bien lire, j'aime bien écrire. Donc, c'est une façon de pouvoir faire ça. Parce que si j'attendais d'être dans un grand quotidien, ou d'être un grand écrivain, je pense que je ne sortirais jamais mon stylo. Donc, c'était une façon d'alimenter mes rêves cachés peut-être. Je n'en sais rien. [Tanguy, 36 ans, psychologue, ancien animateur radio, chanteur dans un groupe punk, roadie, rédacteur dans plusieurs fanzines, intermédiaire dépôt-vente pour fanzines]
1ère de couverture du fanzine Erzatz Troops, 2000

photocopié, format A 4, 24 pages, tirage aléatoire
96Cette image est entretenue par quelques exemples notoires de rédacteurs de fanzines dont le talent a permis de rejoindre des rédactions de fan-magazines diffusés par le circuit commercial classique. Il est indéniable que ce type d'activité permet de capitaliser un savoir-faire éventuellement valorisable et transférable dans des sphères professionnelles. Rédiger un fanzine permet de développer des compétences qui ne se réduisent pas seulement à ordonner des mots. On y apprend également la maîtrise de l'ensemble du mécanisme lié à la réalisation d'un fanzine. Autrement dit, le fanzine peut être considéré comme un modèle réduit d'un magazine ou d'un journal. Ce qui fait de lui un laboratoire. Le cas du fanzine Kérosène est à ce titre exemplaire. Au bout de cinq années de parution (dix numéros), le fanzine a obtenu une reconnaissance unanime dans la presse spécialisée nationale, ce qui lui vaut aujourd'hui d'être considéré comme une référence du genre. Dans le même élan, son rédacteur principal a pu mettre cette notoriété et ses compétences à profit pour stabiliser temporairement son activité par le biais du dispositif emploi-jeune. Ainsi, plutôt que de chercher à construire une passerelle vers un ailleurs (ce qui reste toujours envisageable), on observe ici un type de démarche innovant visant à pérenniser sa propre activité.
1ère de couverture du fanzine Putrid Dysentery, 1999

photocopié, format A 4, 90 pages, en anglais, tirage 300 exemplaires
Le fanzine service
- 95 Versins, P. 1961. Fandom français. Fiction, no 95, p. 125-129.
97Les rédacteurs de fanzines sont avant tout des amateurs. En tant qu'amateurs, ils constituent la frange la plus inquiète du monde du rock mais également la plus difficile à satisfaire95. C'est peut-être de cette insatisfaction que s'échafaude un itinéraire vers et dans le fanzinat. Le désir de participer à un secteur d'activités du monde du rock par l'intermédiaire de l'écrit est un facteur qui ne se suffit pas à lui-même pour justifier d'un investissement dans ce type d'activité. L'identification d'un besoin sur la base d'une expérience personnelle est une autre manière de s'engager dans la rédaction d'un fanzine.
Cette idée naquit par rapport au contexte du fanzinat français d'il y a deux ans. En France, il n'y avait pas à proprement parler de fanzine punk rock français avec une présentation professionnelle. [...] Donc on s'est dit, pourquoi ne pas essayer de faire un truc différent des trucs actuels photocopiés. [...] On désirait toucher un plus large éventail de personnes, du petit jeune au vieux punk. Avoir un impact promotionnel à une plus grosse échelle, et sans nous en rendre compte tout de suite, remplir le rôle d'un « magazine » de la scène punk rock. [Marc, rédacteur de Worst, extrait d'entretien tiré du fanzine québécois Macadam no 11, 1998]
98Si l'intérêt de la participation est manifeste dans l'activité fanzine, il se double de celui de proposer une alternative à l'existant quand bien même la publication n'occuperait que des espaces interstitiels. On peut donc faire l'hypothèse que l'existence de fanzines est souvent symptomatique d'un manque. Insuffisance qui repose sur le constat d’un terrain non desservi par la presse spécialisée traditionnelle. Ce que la profusion des genres et des sous-genres peut aisément justifier. Les fanzines ont ainsi une double fonction. Premièrement, réagir contre une forme de presse professionnelle « passoire », jugée trop conventionnelle et trop commerciale.
99Deuxièmement, combler des espaces esthétiques laissés vacants, y compris par les autres fanzines. Leur attention se portera donc avant tout sur les musiques à potentiel commercial réduit et les groupes débutants ou d'avant-garde, tout en développant, selon les cas, un point de vue régional. Ce qui conduit à terme, à une hyper spécialisation. Les fanzines se situent ainsi en aval et en amont de l'industrie musicale. En aval, car ils devancent les médias traditionnels en s'intéressant aux valeurs de demain. En amont, car ils continuent de suivre et de soutenir les artistes que l'industrie du disque n'a pas encore absorbés.
100Quand on a commencé, je me souviens dans le premier édito, on avait dit que si on pouvait faire vendre avec une chronique, faire vendre un ou deux disques de plus ou alors faire venir quatre, cinq personnes de plus à un concert, ce serait déjà bien et je me rends compte que on a dépassé ça, et on en est à un stade où une chronique peut dans certains cas vraiment commencer à faire connaître un groupe. Ben on a eu l'exemple avec Crane où l'interview a permis au groupe de trouver un label. Ça, ça nous a fait vraiment plaisir. Le but, et on le répète sans arrêt, c'est vraiment de servir à quelque chose. Que ce soit à trouver des concerts ou à vendre des disques, où à une personne de connaître des groupes. [Fabrice, 25 ans, emploi-jeune, organisateur de concerts, rédacteur d'un fanzine punk rock, gestion d'un catalogue de distribution, production de disques]
- 96 Maisonneuve, S. 2001, op. cit, p. 14.
- 97 Maisonneuve, S. 2001, op. cit., p. 26.
- 98 Dufresne, D. 1990. Enquête sur la presse rock nationale. Best, Rock & Folk, Les Inrockuptibles et S (...)
101Dans son étude sur la culture musicale de l'entre-deux guerres, Sophie Maisonneuve relève que la démocratisation du phonographe est concomitante de l'apparition de « revues d'amateurs96 » et du développement de la « critique discographique97 ». Rien de surprenant donc à ce que la presse spécialisée accompagne le développement de l'industrie musicale. Toutefois, pour nombre d'amateurs, la presse spécialisée traditionnelle apparaît comme le reflet de cette dernière, pour ne pas dire son outil98. Ce constat a eu pour effet d'inciter une frange d'amateurs à l'action. Par conséquent, il est donc permis de considérer la croissance de l'industrie musicale comme le premier générateur de formes d'expression tels que les fanzines. En tant que réaction conjoncturelle, les fanzines constituent ainsi des instruments de résistance.
Le fanzine de combat
102Beaucoup de rédacteurs opposent le fanzine qu'ils éditent au fan-magazine de différentes manières. La première opposition est d'ordre esthétique. Ces rédacteurs situent leur fanzine sur le terrain de l'avant-garde et des musiques alternatives. En cela, ils se veulent une réplique à la presse traditionnelle qui, pour survivre, doit s'inscrire dans une logique dictée par des impératifs commerciaux. Généralement dégagés de toute contrainte économique lourde, les fanzines ont toute latitude pour s'intéresser à des genres musicaux négligés par les médias traditionnels. Être le seul espace d'accueil pour un genre de rock, confère à certains fanzines un pouvoir et une force, limités certes, mais indéniables. Ils concentrent ainsi une production artistique singulière. Cette spécialisation peut à la fois résulter d'une focalisation sur un objet particulier et invariable (production d'un savoir à tendance encyclopédique), tout comme d'un déplacement constant sur des champs artistiques non occupés jusqu'alors (production d'un savoir à tendance ethnographique).
Et ça fait que j'en avais marre de voir un super groupe de grind que j'adore interviewé entre un groupe de doom et un groupe de black dans les zines. Ou n'y voir que des chroniques de black et de doom, choses dont je n'avais vraiment rien à foutre. Je voulais pas le lire dans un zine. Donc j'ai décidé de faire ça. (Abel, 25 ans, intérimaire, éditeur d'un fanzine grind/death metal]
- 99 O'Neil, M. 1997. Le narcissisme des micro-journaux américains. Le Monde Diplomatique, no 519, p. 24
- 100 Becker, H. S. 1988. Les mondes de l'art. Paris : Flammarion, éd. orig., 1982, p. 112-146.
103La seconde opposition est d'ordre économique. Ce que Matthieu O'Neil entend par « le désir d'opposer l'humanité individuelle à la standardisation des produits culturels99 ». La majorité des fanzines sont des produits photocopiés sans équivalence avec les objets standardisés de la presse traditionnelle. Souvent réalisés chichement, avec les moyens disponibles dans la sphère domestique, ils sont donc extrêmement personnalisés. On peut pousser ce raisonnement plus avant vers la distribution. Aucun d'entre eux, même les plus élaborés, ne bénéficie des facilités offertes par une distribution commerciale. Leurs rédacteurs ont donc dû développer d'autres stratégies de diffusion100. Elles sont prosaïques. La vente directe (de la main à la main), le courrier (électronique ou non), les stands lors de concerts, le dépôt-vente chez des disquaires sont les formules les plus courantes.
104Ce qui n'en exclue pas d'autres :
La distribution en général c'est trop casse-couilles. En général on procède par copains. Des gens qui ont envie de te soutenir, qui te commandent des fanzines. En général ils te les payent un peu après, souvent même beaucoup de temps après. Mais bon il y a des mecs qui t'arnaquent, faut le dire, faut trouver une solution pour pallier à ces trucs-là. T'as des gens qui t'en prennent que deux ou trois en s'imaginant qu'ils vont révolutionner le monde avec ça. Ça va pas. Envoyer trois fanzines j'ai déjà dix balles de port. Bon, sur Nancy on est distribué par la fille qui nous a aidé à la mise en page et qui les dépose à la Parenthèse [disquaire]. Si elle passe trois mois après, elle récupère ce qu'elle peut récupérer en argent. Par contre, sur Strasbourg et même sur Metz, on n'a pas de distributeur.
Ah bon ?
Non y a pas. Sur Metz, je crois que c'est une des villes qui marche le moins bien. Pourtant c'est notre ville. À l'époque il y avait l'Oiseau Rare, mais comme Denis a eu des gros problèmes, il a fermé. L'autre magasin on n'a jamais été payé. L'autre, Black Field, je sais que mon pote qui y a été, il a pas dû assurer. Il est pas retourné les voir. Ce qu'on fait c'est quand il y a un concert, c'est qu'on met une table et c'est là qu'ils partent les zines. Sur Metz on les vend à ce moment-là. On marche bien sur Paris, Toulouse, Nancy en VPC avec certaines personnes. Strasbourg les magasins veulent rien savoir. Dans le Sud on avait un copain qui zonait, il nous prenait toujours un sac de cartons, mais bon, entre deux défonces il allait proposer au gars du magasin s'il voulait pas prendre des zines, il en laissait quelques uns. Quand il revenait dans la ville six mois plus tard, il se souvenait plus du magasin. Alors il devait taper la manche pour nous payer les zines. La distribution c'est un gros problème en France. T'as pas de distributeur sûr. C'est pour ça que t'as beaucoup de gens qui coulent parce que tu t'aperçois que t'as beaucoup d'enculés, de mecs qui sont pas honnêtes et qui ont pas de respect pour beaucoup de choses. Et si t'as pas les reins solides, tu coules. [Robert, 29 ans, commerçant, responsable associatif, organisateur de concerts, éditeur d'un fanzine punk rock]
105La troisième opposition est d'ordre éthique. Les rédacteurs valorisent le fait que le fanzine est un moyen de dépasser le caractère impersonnel du rapport marchand. Leur fanzine est un moyen d'échange plutôt qu'une marchandise. Il produit un réel rapport de proximité entre un producteur et un consommateur et permet d'égaliser les relations.
Tout le monde se connaît et quand t'as la chance d'être activiste... t'as beaucoup de gens qui te connaissent par d'autres personnes. Donc, ça fait qu'en fait... t'as déjà une carte de visite qui fait que t'es même encore plus accepté. Et justement, ces gens-là, que ce soient les zines, les fans, les groupes, les maisons de disques te font confiance. C'est là que tu te dis : « ben, finalement ils ne font pas ça par intérêt ou n'importe quoi, c'est vraiment sincère ». C’est ça qui est bien. C'est ce qu'il y a de mieux dans la scène. Tu vas correspondre avec le chanteur d'un groupe que tu vénères, t'auras l'adresse personnelle du mec. Tu vas lui écrire et le mec va te répondre en te remerciant de lui écrire ou d'aimer sa musique et il va signer : « ton ami ». Pour moi, c'est normal. Mais pour un mec qui ne connaît pas la scène et qui adore les groupes, pour lui ça va être un honneur. C’est ça l'esprit de la musique. C'est d’égal à égal. C'est pas de fan à star. On est sur le même pied d'égalité. Certains n'ont pas conscience de ça. La plupart des fans, quoi. Quand je parle avec le gars qui a une boîte tchèque, que j'ai déjà vu en Allemagne, qui a sorti quinze CD de trucs que j'adore, le mec je ne le prends pas pour un Dieu, je le prends pour un gars comme moi. Même si j'estime que lui fait quelque chose de mieux que moi. Chacun apporte sa pierre à l'édifice. [Abel, 25 ans, intérimaire, éditeur d'un fanzine grind/death metal]
106Quelle que soit leur façon de travailler, les rédacteurs de ces fanzines sont généralement animés par l'idée d'un combat contre la culture dominante. À ce titre, ils se définissent sur un mode contre-culturel. Certains affichent ostensiblement des opinions politiques (anarchisme notamment) qui n'apparaissent qu'en filigrane chez d'autres. Mais la majeure partie des fanzines reste cependant relativement discrète à ce propos. Ce qui n'empêche pas les lecteurs de leur assigner une signification politique.
Le fanzine œuvre
- 101 Chastagner, C. 1998. La loi du rock. Castelnau-le-Lez : Climats, p. 89-90.
107Le besoin de s'exprimer est un thème récurrent dans les propos des rédacteurs. Ils saisissent la possibilité, laissée à tout un chacun dans un système démocratique, d'extérioriser ses émotions et ses sentiments - que lui ont procuré un disque ou un concert, voire un autre fanzine - en les diffusant sur un support papier. On touche ici à la dimension romantique du rock101. Ce désir d'expression est quelquefois associé à une lutte contre le système social. Mais les rédacteurs vont surtout souligner la réalisation personnelle que leur permet le fanzine. Celui-ci se rapproche en ce sens d'un geste artistique :
C'est un art. C'est vraiment... pour moi-même, même si c'est qu'un zine, c'est vraiment de la créativité. Tu crées quelque chose d'unique. Donc, comme j'ai la chance de m'exprimer... Seulement dans cette musique, pas dans le boulot ou autre chose. Donc, je m'investis à fond. [Abel, 25 ans, intérimaire, éditeur d'un fanzine grind/death metal]
108Y a le plaisir de fabriquer ton petit truc, de fabriquer un produit fini comme si tu faisais un gâteau, je pense que c'est un peu le même plaisir. Bon, y a le plaisir aussi qu'il y ait des personnes qui le lisent. C'est aussi agréable s'il y a des gens qui disent que c'est bien ou que si tu as été chroniqué dans un truc disant que tu fais bien. Toi t'es venu aujourd'hui, je trouve que c'est bien d'arriver à rencontrer quelqu'un par le biais de ce genre de chose, c'est tous les à-côtés qui sont motivants. C'est sûr que si je le faisais pour en tirer un exemplaire pour ma bibliothèque en me disant dans dix ans : « ah j'en ai fait des choses ! », ça aurait pas un grand intérêt. Y a une petite part de reconnaissance d'autrui. Ça fait du bien à ta petite estime de soi. T'es quand même fier d'un truc comme ça. Oui, je trouve que ça permet pas mal de choses. Moi ça me permet d'écrire, de me creuser un peu la tête. Ça permet de faire un produit, de le diffuser. Tu peux te dire à la limite que quelque part, chez quelqu'un y a un petit truc qui traîne. Pour ça c'est pas mal. Et puis ça permet aussi... plutôt que de regarder la télé ou des conneries comme ça, tu fais un truc. C'est créatif quoi. Ça te fait fonctionner les neurones, c'est pas plus mal. C'est plus un esprit créatif qui est important chez moi. C'est une extension de ma créativité on va dire. [Tanguy, 36 ans, psychologue, ancien animateur radio, chanteur dans un groupe punk, roadie, rédacteur dans plusieurs fanzines, intermédiaire dépôt-vente pour fanzines]
109Le rédacteur devient ainsi un artiste. La conception et la réalisation d'un fanzine requièrent une disposition à la création et à l'innovation. Elles s'exercent bien entendu dans un registre totalement différent de celui d'un musicien, bien que l'ordonnancement de mots dans le cadre d'un texte ou d'une chronique puisse évoquer une certaine musicalité. Éditer un fanzine (création) est une épreuve sanctionnée par un public (reconnaissance). La production d'un objet, quel qu'il soit, est toujours soumis à la critique. Le processus est comparable à celui d'un groupe de rock qui se produirait sur scène. Il ne se mesure pas à la quantité d'applaudissements, mais plutôt au nombre de courriers d'encouragement, de commandes, ou de réception de disques que des artistes ou des labels souhaitent voir chroniqués. Le plaisir de produire un objet de qualité, un bel objet, et de le voir apprécié explique l'existence de ce type de fanzine.
Page extraite du fanzine Kérosène no 8, 1999

imprimé, format A 4, 64 pages, tirage 1 500 exemplaires
Le fanzine promotionnel
- 102 Ginsburg, D. D. 1979, op. cit, p. 35.
- 103 Becker, H. S. 1988, op. cit., p. 147.
110« L'une des motivations est simplement le petit frisson qu'on ressent à la lecture de son nom imprimé dans un journal. Une autre est qu'on reçoit des exemplaires gratuits » selon Greg Shaw du fanzine Who Put the Bomb102. La position de rédacteur de fanzine donne incontestablement du pouvoir à celui qui l'occupe. Porter un regard critique et formuler un jugement sur une production est de nature à déterminer sa réputation. « Les diffuseurs et le public [mais également les maisons de disques, les tourneurs, les autres fanzines, la presse spécialisée, etc.] tiennent compte de ces réputations quand ils décident d'accorder ou non leur soutien moral et financier, ce qui a une incidence directe sur les ressources offertes aux artistes pour poursuivre leur travail103 ». Pour des groupes débutants, les fanzines représentent aussi, de ce fait, une rampe de lancement. Pour bénéficier d'une chronique de leur enregistrement, pour obtenir une interview, ces groupes font parvenir leurs disques aux rédacteurs de fanzines et les invitent à venir les voir sur scène. Il est difficile, voire impossible de postuler que les rédacteurs ne sont animés que par le seul intérêt d'obtenir des disques ou d'entrer aux concerts gratuitement. Ils sont peu à l'exprimer ouvertement, mais il n'en est pas moins que le fanzine permet d'obtenir ces disques et ces entrées gratuites sans que personne ne trouve à s'en offusquer. Il s'agit d'un échange de bons procédés. Bien perceptible au plan local, il est malaisé d'établir des frontières rigides entre intérêt et attachement. Ces deux dimensions semblant être indissociables.
Par contre, pour le deuxième fanzine y a eu 300 chroniques de CD dont la moitié étaient faites avec des CD reçus à l'œil. Et j'ai des partenariats avec certaines boîtes underground... [...] du genre y a une boîte espagnole qui sort des CD et qui est pas mal connue sur la scène underground. Chaque CD qui sort, ils me l'envoient en promo. J'ai reçu plus de 150 CD en trois ans. Au début c'étaient les CD promos sans les boîtiers, maintenant je les reçois en entier. Mais bon c'est pareil. Et un moment je tournais pratiquement à 20 CD à l'œil par mois. Je te dis pas le nombre de démos, de cassette, de trucs underground et les 45 tours. Même les 45 tours je les reçois à l'œil. Donc j'ai quand même une partie de ma collection avec des trucs reçus directement des groupes. En fait, ils m'aident à promouvoir la scène. [Abel, 25 ans, intérimaire, éditeur d'un fanzine grind/death metal]
111Devenir « rédacteur » d'un zine, c'est aussi facile que de faire cuire des pâtes en fait ! Simplement, je crois que l'on se faisait bien chier alors il fallait que l'on prenne les mesures nécessaires pour remédier à ce problème ! En plus, on rentre gratos dans les concerts et tout le bordel ! Génial non ? [Martin, 21 ans, étudiant, chanteur et guitariste dans plusieurs groupes hardcore, rédacteur d'un fanzine hardcore, label et catalogue de distribution]
1ère de couverture du fanzine The House Of Goo Goo Muck, 2000

photocopié, format A 3, 10 pages, entièrement manuscrites, tirage aléatoire
112La somme de travail qu'un rédacteur peut consacrer à des productions musicales semble justifier qu'il réceptionne des disques, qu'il figure sur la liste des invités d'un groupe, ou plus prestigieux encore, qu'il soit crédité dans les remerciements figurant sur une pochette de disque. Cela constitue en quelque sorte, un lot d'avantages en nature censés rétribuer les efforts des rédacteurs pour avoir évalué la production d'un groupe. On peut donc recevoir quantité de disques et voir des concerts gratuitement sans pour autant renvoyer une image de profiteur, bien au contraire. Tout semble résider dans le traitement que réserve le rédacteur aux objets reçus. Considérés comme du matériel promotionnel, ils ne sont ni cadeaux, ni tentatives de subornation. Il existe donc une règle du jeu implicite entre un rédacteur de fanzine et un groupe. Il est impératif que chaque partie s'y tienne. Les musiciens pour obtenir une visibilité accrue et les rédacteurs pour recevoir la matière permettant d'alimenter leur attachement.
1ère de couverture du fanzine Natures Mortes, 2000

photocopié, format A4, 90 pages, tirage aléatoire
Le fanzine forum
113La dimension du plaisir est transversale à tous les rédacteurs de fanzines. Pour ceux qui conçoivent le fanzine comme leur œuvre, le plaisir consiste à faire tout ce qui est nécessaire à l'évolution du fanzine (écouter des disques, aller voir des concerts, mettre en page, faire des photocopies, traiter avec un imprimeur, gérer des stocks, faire de la promotion, faire une tournée des lieux de dépôt-vente, etc.). Pour d'autres, le plaisir réside plutôt dans la communication, à la possibilité de pouvoir échanger des mots, des émotions et des idées.
Déjà un fanzine au départ, c'est un truc de fan, pour te faire plaisir. Donc déjà on se fait plaisir en faisant ça, mais si en plus tu peux toucher d'autres gens avec ton truc, c’est bien. C'est surtout ça, faire passer des coups de cœur, ce que t'aimes bien à travers un support écrit ou vidéo... faire passer des émotions, comme un musicien en fait. [Joël, 24 ans, étudiant, photographe et rédacteur dans un fanzine punk rock, organisateur de concerts, coréalisateur d’un vidéozine]
Mes espoirs : cela n'engage que moi, mais j'ai énormément de mal à communiquer alors j'espère que cela m'aidera à me faire de nouveaux amis. [Martin, 21 ans, étudiant, chanteur et guitariste dans plusieurs groupes hardcore, rédacteur d'un fanzine hardcore, label et catalogue de distribution]
Disons pour être bref que j’ai commencé le zine en 89. J'écoutais du punk/hardcore depuis de longues années et j'entrais dans une phase plus calme (l'âge où beaucoup de monde justement décroche). Je laissais petit à petit tomber le look et les attitudes outrancières, je voulais m'impliquer de façon plus concrète et moins égoïste. À cette époque je jouais dans un groupe et je lisais plein de zines, je trouvais que c'était un moyen génial de communiquer et de parfaire sa connaissance du mouvement, donc, j'ai acheté une machine à écrire (300 francs) et je me suis lancé à mon tour après quelques essais infructueux. [Fred, 32 ans, rédacteur du fanzine Earquake interviewé pour le fanzine alsacien Marché Noir, no 10]
114La rencontre avec des musiciens au cours d'une interview et avec d'autres amateurs est enrichissante sur le plan émotionnel. Parler de ce qu'on aime avec ceux qui savent aimer la même chose n'est pas donné à n'importe qui. Entrer dans le cercle des « vrais » amateurs d'un genre musical underground, c'est cumuler le plaisir de cultiver ce qu'on aime en développant des relations de sociabilité qui enchantent la vie. Un rédacteur de fanzine fait ainsi office de médiateur entre un certain type de producteurs et des consommateurs. La boîte aux lettres joue dans ce cas de figure un rôle fondamental. Le plaisir d'y trouver des commandes de fanzines, des CD, des retours d'interviews, d'autres fanzines, le tout agrémenté d'un courrier sympathique, lui assure des joies apparemment toujours renouvelées comme l'illustrent les propos suivants :
T'as des courriers vachement rigolos, c'est des trucs qui font délirer, puis c'est bien, t'as plein de surprises dans la boîte aux lettres. Ça c'est génial quoi... T'as qu'une envie quand tu rentres du taf, c'est d'aller voir ta boîte aux lettres. T'as des disques, des machins, des skeuds, des cassettes, ça fait vivre. C'est mieux que d'aller chercher tes impôts, ta fiche de machin et de la publicité. [...] Dernièrement, j'ai eu un contact en Malaisie. T'imagines ? Je vis dans une ville de 6 000 habitants, je sors un fanzine à 250 exemplaires. Putain, y a un mec de Malaisie qui m'écrit. Puis le mec motivé, une page recto-verso. Attends c'est super, je viens de lui répondre cette semaine. Non mais t'es content. Je fais un petit truc dans mon coin dans les Vosges avec un petit bout de papier, ça coûte quoi cinq biftons de 100 francs pour le photocopier. Et, t'as des contacts partout grâce à ça. [Aurélien, 26 ans, employé, rédacteur de fanzines punk rock français, organisateur de concerts]
115Par l'intermédiaire de sa boîte aux lettres, un rédacteur de fanzine trouve donc matière à alimenter son attachement en développant un réseau relationnel. Le fanzine quant à lui, constitue à la fois un outil et un vecteur de diffusion d'un attachement. Outil, car il est un objet contenant des émotions. Vecteur, car il les fait circuler. Il est communément admis dans le monde du rock que l'on puisse partager ses émotions sur ce mode. Les différer et les agencer au sein d'un objet conduit même à les valoriser. En cela, tout comme l'objet fanzine, elles participent des cadres de socialisation et peuvent constituer un lien puissant entre les acteurs.
- 104 O’Neil, M. 1997, op. cit., no 519, p. 24.
116Le caractère souvent passionnel de ce type de fanzines explique que les discours de leurs rédacteurs soient parfois empreints d'humour et de violence. Mais aussi qu'ils soient parfois démesurés et hermétiques. Ils justifient ainsi la recherche compulsionnelle et la présentation systématique de tout ce qui touche (même si cela n'est qu'anecdotique) les choses qu'ils aiment. À ce titre, si l'acte d'éditer un fanzine est l'expression d'un attachement, l'acte de consommer cette littérature l'est probablement tout autant. Ce qui donne à penser que les velléités de partage du rédacteur restent circonscrites à son monde d'appartenance. Ce que Matthieu O'Neil résume de la manière suivante : l'idée serait « beaucoup moins de gagner la majorité de la population à leurs idées que d'échafauder des phalanstères "alternatifs", où il ne sera plus nécessaire de se confronter à ceux que l'ignorance empêche de voir la lumière. C'est dire si l'énergie qui anime ces revues est profondément narcissique : la production d'un zine permet de jeter un pont dans l'inconnu et - bonheur suprême - de recevoir confirmation que votre message est bien reçu et décodé par un autre doté d'intérêts et de caractéristiques identiques104 ».
1ère de couverture du fanzine Vie d'ordures, 1999

photocopié, format A 3, 14 pages, tirage aléatoire
- 105 Leveratto, J.-M. 2000, op. cit., p. 325.
117Le désir de performation d'un attachement sous la forme d'une pratique culturelle conduit l'amateur à s'inscrire dans un rapport de production artistique ou culturelle. Dès lors, il produit des objets caractéristiques du monde du rock. À cette fin, il engage son corps dans des expériences stimulant sa créativité. En agissant de la sorte il reconnaît l'action propre des objets et tire satisfaction de sa propre maîtrise sur cette action. L'efficacité culturelle de ses actions est évidemment variable. Elle est tributaire de son investissement personnel et de sa capacité à rendre sa démarche convaincante. L'enquête ethnographique montre que ce n'est pas tant la légitimation de la pratique culturelle que recherchent les amateurs. Loin s'en faut. Mobiliser son corps dans la réalisation d'une activité culturelle procède avant tout d'un désir de vivre une expérience personnellement enrichissante105 Ce qui semble être la condition même de l'existence d'un monde du rock.
Engager son corps dans l'activité revient à y engager son temps. Par conséquent, le temps qu'y consacre un amateur peut constituer un critère objectivable pour évaluer son degré d'engagement dans le monde du rock.
3. Rythme de l'attachement
- 106 Menger, P.-M. 1997. La profession de comédien. Formation, activités et carrières dans la démultipli (...)
118Le chapitre précédent a permis de mettre en évidence que le monde du rock était un lieu de « démultiplication de soi106 ». En effet, rares sont les acteurs interrogés se contentant d'une activité unique au sein de ce monde. Répétitions, relances téléphoniques, rédaction d'articles, photocopies, promotion, réunions associatives, enregistrements, organisation de concerts, affichage, production discographique, déplacements en concerts - la liste est extensible à l'infini - sont des activités particulièrement chronophages. D'autant plus lorsqu'elles sont cumulées.
Moi j'essaie de faire un maximum de concerts. Je suis à fond dedans. Ça prend une grosse partie de ma vie. Ma copine fait la gueule des fois. Les répètes, les concerts, tout le boulot que je fais chez moi à côté. Je m'occupe du fanzine, je suis plus ou moins responsable du groupe. On fait aussi de la sono, je suis beaucoup investis dedans, je suis investis dans le site. Ça me prend pas mal de temps. [...] C'est clair que c'est fatiguant, que t'as pas de vie à côté, mais ça fait du bien. Tu rencontres plein de monde, c'est génial. [Pierre, 25 ans, étudiant, batteur d'un groupe rap metal]
On a commencé par faire des concerts, puis après, à avoir une activité de label. Donc ça a commencé par une compilation comme beaucoup de labels... Je sais pas quel est le cheminement psychologique qui m'a amené à être un activiste plutôt qu'un... passif. Toujours est-il que c'est parti plutôt du magazine, du journalisme et que devant les difficultés et les concessions à faire, j'ai davantage eu envie de faire autre chose. À partir du moment où j'ai vu comment ça se passait et que j'ai vu que c'était pas si compliqué que ça de sortir un disque, d'organiser des concerts, j'ai préféré carrément englober les différentes activités qui peuvent toucher à la musique.
Alors comment vous organisez-vous dans l’association pour fonctionner ?
Bon, c'est moi qui m'occupe de tout ce qui va être gestion au sens large. C'est-à-dire à la fois comptable que dans l'emploi du temps, dans la gestion du planning pour les concerts, la préparation des concerts, la préparation du fanzine, mais sinon, on arrive à se partager le travail au niveau des concerts, pour tout ce qui est affichage, le soir, l'organisation du concert, la billetterie, les choses comme ça. Pour le fanzine, on est une dizaine en tout à écrire et cinq, six disons, à faire les 80 %. Que ce soit en interviews ou en chroniques. Et donc en fait, moi je me contente de récolter tous les articles, de le mettre en page et de sortir le fanzine, faire en sorte qu'il sorte. [Fabrice, 25 ans, emploi-jeune, organisateur de concerts, rédacteur d'un fanzine punk rock, gestion d'un catalogue de distribution, production de disques]
On répète deux fois par semaine. Quand y a concert, les semaines qui précédent le concert, on a tendance à répéter un peu plus. Mais là on a levé un peu le pied. Comme j'ai deux groupes, dès fois je finis une répète pour aller en faire une autre (rire). Je te dis, quelquefois je rentre chez moi à deux heures du matin. Tu reprends le travail à sept heures... Mais c'est vrai que ce qui sauve c'est que j'ai vraiment que ça comme truc qui m'intéresse. Tu vois, y a des mecs qui vont s'intéresser au foot, au modélisme, faire du karaté, de la planche à voile ou je sais pas, moi je me suis pas éparpillé, j'ai toujours fait ça. Écouter du rock, acheter des CD. C'est vrai que 90 % des gens que je connais, peut être même 95, c'est par le biais de ça. Chez moi j'écoute toujours de la musique. J'achète toujours mes quatre ou cinq CD par mois. Des fois je me dis que j'en ai marre, que je vais revendre mon matos, mais je suis jamais resté deux mois sans groupe. Dès que quelque chose finissait, je repartais sur autre chose. Ça m'angoisserait de pas faire ça. Même si je fais pas des choses spectaculaires, faire un concert devant trente personnes à Nancy, c'est pas une gloire. À une époque quand j'avais vingt ans, ça me faisait plaisir, mais là tu prends plus de recul, t'essaie de jouer propre, de faire honneur aux gens qui viennent te voir. [Antoine, 35 ans, travailleur social, guitariste dans plusieurs groupes de rock, répertoire de reprises]
- 107 Après avoir préalablement testé cette question qui s'est révélée être particulièrement embarrassant (...)
119Pour un amateur, l'évaluation du temps qu'il consacre à l'ensemble de ses activités rock est une opération ardue. D'autant plus que ce temps est sujet à fortes variations. À l'actualité intense peut succéder une période creuse, puis une reprise d'activité ponctuelle, etc. Il va de soi qu'une tournée à préparer, un fanzine à éditer ou un concert à organiser nécessitent un travail. Si bien qu'en demandant aux acteurs de l'échantillon d'évaluer le temps qu'ils consacrent à l'ensemble des activités, les réponses se font très variables. Notamment lorsqu'on leur laisse le droit de déterminer eux-mêmes leurs catégories d'évaluation107. S'il ne se dégage pas d'unité analytique de l'ensemble des réponses obtenues, il est néanmoins possible d'en extraire les deux principales catégories d'évaluation mobilisées.
120La première catégorie se réfère à l'échelle de la semaine :
-
24,2 % déclarent y consacrer un minimum de 10 heures/semaine ;
-
15,3 % affirment y consacrer entre 10 et 20 heures/semaine ;
-
4,1 % stipulent y consacrer entre 20 et 40 heures/semaine ;
-
4,1 % assurent y consacrer plus de 40 heures/semaine.
- 108 L'évaluation est souvent chiffrée en pourcentage ou en fraction et assortie d'un petit commentaire. (...)
121La seconde catégorie d'évaluation se réfère à l'échelle du temps libre, voire de la vie108 :
-
31,9 % déclarent y sacrifier entre 50 et 90 % de leur temps libre ;
-
11,2 % déclarent y consacrer au moins 50 % de leur temps libre ;
-
8,8 % affirment qu'elles occupent tout leur temps libre ou leur vie.
- 109 Parmi elles citons : « 20 à 40 heures/semaine », « + de 40 heures/semaine », « 50 à 90 % » et « tou (...)
- 110 Parmi elles citons : « au minimum 10 heures/semaine », « 10 à 20 heures/semaine » et « jusqu'à 50 % (...)
122Il serait aventureux de se livrer à des commentaires sur la base d'une catégorie aussi floue que celle du temps libre. Il serait tout aussi hasardeux de tenter de croiser des données stables (heures/semaine) avec d'autres, dont on sait qu'elles sont nettement plus instables (pourcentage/temps libre). Si l'adverbe de quantité « beaucoup » et son superlatif « énormément » sont cités à 16 reprises, (« peu » et « pas passez » le sont à quatre reprises) ils n'en sont pas moins nébuleux sur un plan heuristique. Toutefois, c'est à ces adverbes qu'il nous faut recourir pour tenter de discriminer les différentes occurrences. Ainsi, si l'on regroupe les tendances les plus hautes de chacune des sous-catégories d'évaluation109, il apparaît que près de la moitié de l'échantillon (49 %) consacre un volume horaire « très important » à ses activités. Le regroupement des sous-catégories d'évaluation représentant les tendances les plus basses110 lui est très légèrement supérieur (51 %). Il indique un volume d'activités certes moins important, mais probablement plus compatible avec une activité professionnelle à temps plein, un cursus universitaire ou une vie familiale. Au final, ce partage reflète sensiblement les caractéristiques sociologiques de l'échantillon. Notamment lorsqu'on les rapporte aux situations professionnelles et familiales. Certains amateurs disposent de plus de temps que d'autres pour satisfaire leur attachement. Les étudiants, les demandeurs d'emploi et les célibataires par exemple :
J'ai tellement de temps pour moi que je ne fais que ça ! [Martin, 21 ans, étudiant, chanteur et guitariste dans plusieurs groupes hardcore, rédacteur d'un fanzine hardcore, label et catalogue de distribution]
C'est pas une catastrophe] pour moi d’être au RMI. Pas du tout. Au contraire. Je l'ai choisi. Ça me suffit 2 500 balles par mois. C'est pas bézef c'est sûr, mais ça me convient. Ça me laisse du temps pour faire de la musique pour moi et pour faire des trucs avec d'autres groupes. Je pourrais pas faire tout ce que je fais, les tournées, les disques tout ça, sans ça. En tout cas, pas aussi intensément. C'est clair. Je suis tout le temps sur la route. C'est pas avec le blé que ça dégage que je pourrais le faire. Peut être que ce sera possible un jour, mais pour l'instant, ça me va. [Conversation avec Pierre, 28 ans, roadie, bassiste dans un groupe noise rock]
- 111 Il s'agit d'un point relevé également dans l'enquête de Doublé-Dutheil, C. 1991, op. at., p. 149.
- 112 Ce qui renvoie au film de Pierre Caries, Attention Danger Travail, 2003.
123Ce dernier exemple illustre un recours stratégique au système de solidarité sociale111. Se satisfaire du RMI est un moyen d'avoir du temps112 pour faire du rock. Ce qui ne signifie pas que certains acteurs occupant un emploi à plein temps ne s'investissent que modérément dans leurs activités. Et ce, qu'ils soient célibataires ou chargés de famille :
Moi je suis toujours partant quand il s'agit d'organiser un truc, de filer un coup de main. Puis aussi par nécessité. Si tu te prends pas en main t'arrives à rien. Ça prend énormément de temps, mais je calcule pas. Tous mes loisirs passent là-dedans. Je pense qu'à ça. Même la nuit, je me réveille pour noter des idées de chansons, tu vois le truc. Je dirais pas que c'est une obsession, mais pour moi, c'est le truc qui passe avant toute chose. Je dis ça aussi parce que je suis célibataire, donc j'ai le temps (rires). [Maurice, 28 ans, emploi-jeune, chanteur d'un groupe crossover metal]
Parce que mine de rien, se taper des concerts le week-end, faut le faire aussi. T'as un moment, les concerts tous les week ends, je dis pas que t'as envie que ça s'arrête, parce que quand ça s'arrête, t'as envie que ça reprenne, mais t'as envie aussi un peu de souffler. C'est fatigant. La semaine prochaine on bouge pas. Le week-end d'après on va à Besançon, après on va en Belgique, le week-end d'après, on va au Mans et après on repart encore en Belgique. Après standby parce que accouchement. Y a la vie quand même derrière. Y en a certains qui ont des boulots chiants. Certains qu'ont des familles. C'est ça le problème. [Florent, 33 ans, fonctionnaire, guitariste d'un groupe death metal]
- 113 Au sens que donne à ce mot Lahire, B. 1998. L'homme pluriel. Les ressorts de l'action. Paris : Nath (...)
124L'échantillon présente une large gamme de niveaux d'engagement dans l'activité. Le facteur temps est un moyen de l'évaluer. Il illustre bien qu'engager son corps dans une activité n'est jamais neutre. Et moins encore lorsque ce corps agit dans un cadre artistique de type collectif (c'est-à-dire avec des temps qu'il faut ajuster les uns aux autres). L'inflexibilité du temps soumet le corps « pluriel113 » de l'amateur à une tension interne, à des aménagements externes (sociaux) et conduit inévitablement à porter des choix.
Moi j'ai des amis qui ont arrêté un peu à cause de ça. Mariage, maison à acheter, (rire) la femme qui commence à serrer les vis, qui fait la tête quand tu sors. C'est sûr, si tu ramènes une fortune à la maison... J'ai des amis qui ont une profession et qui font du bal. Ils jouent tous les week-ends en plus de leur boulot, mais ils ramènent trois, quatre mille balles par mois en plus de leur boulot, là ça passe mieux. Mais moi j'ai des réflexions du style pourquoi tu vas répéter, à quoi ça sert. Les gens comprennent pas que tu fais aussi ça par plaisir. Moi le fric que je fais, je dis pas que je m'en fous, mais je cours plus après ça, j'en suis plus là du moins.
Et les autres membres du groupe partagent le même état d'esprit ?
Ben ils sont plus jeunes que moi. Le batteur il travaille. Ils ont pas la même situation familiale que moi, ils sont plus libres. Ce qui est difficile c'est d'avoir des reproches de ta famille. Que t'es pas assez là, que tu les délaisses etc. Et puis t'as les reproches du groupe où on te dit que t'es pas assez présent. Moi j’ai peu de temps pour la musique. Je dois reconnaître que chez moi je bosse même plus mon instrument. Je vis sur des acquis, qui sont pas formidables d'ailleurs (rires). J'ai jamais voulu être un super bassiste. Tous les jeunes qui jouent maintenant me plantent en jouant technique. Je veux jouer rock, simple. J'ai jamais eu à l'esprit de vouloir être technicien ou virtuose. Je sais qu'à l'époque où j'étais seul, j'ai eu un quatre pistes et je passais beaucoup d'heures dessus.
Ça il faut du temps. C'est pas une demi-heure chaque soir en rentrant du boulot. Faut faire ça... ou alors être insomniaque. C'est vrai qu'une fois que tu travailles et que t'as une vie de famille, c'est très difficile. C'est un équilibre qui est fragile. [Antoine, 35 ans, travailleur social, guitariste dans plusieurs groupes de rock, répertoire de reprises]
C'est clair que la plupart des mecs que je connais, ils bossent, ils ont tout juste le temps de faire un groupe. Si demain on leur propose une grosse tournée, ils peuvent pas le faire parce qu'ils peuvent pas tous prendre leurs vacances en même temps. C'est clair, avec le groupe, on a cette chance-là, d'être tous les six complètement investis là-dedans. C'est dur de trouver ça, vraiment dur. Jean-Mi, c'est pour ça qu'il est pas resté. Avec son boulot c'était pas possible. On l'a plus ou moins viré parce qu'il était pas venu à un concert au dernier moment, ça nous a fait chier, mais il aurait fallu qu'il parte quand même, là, la tournée, il aurait jamais pu la faire. C'est le truc le plus dur. D'avoir dans le groupe cette harmonie-là et que ça dure. Qu'ils soient tous prêts à galérer.
Surtout à partir d'un certain âge, c'est vrai que quand t'es étudiant ça va, mais après
C'est vachement dur. Avec Didier et Claude c'est une chance énorme. Ils ont tous les deux une copine qui bosse et qui gagne de la thune. C'est déjà de la sécurité. Didier il fait plein de plans road, c'est pas comme s'il gagnait pas sa vie. Claude il a un CDI dans une MJC, il donne des cours trois fois par semaine. Ça l'empêche pas du tout de bosser tout le temps pour le groupe. C'est vraiment une chance. Nous on est vraiment les piliers du groupe. C'est une chance de trouver des gars comme ça, qui sont prêts tout le temps à se donner pour ça et à mettre toute leur vie entre parenthèse. C'est vraiment une chance inestimable. C'est pour ça que je pense qu'il faut pas qu'on arrête. Des fois t'es découragé. On a de la chance avec le MAI d'avoir toujours trouvé des zicos, mais quand Alain est parti, on pensait qu'on pourrait pas trouver de chanteur clair. Une semaine plus tard, y a eu Vincent qui chante cinquante fois mieux. Avec Phil c'est pareil. JeanMi il nous appelle en disant qu'il pourrait pas venir au concert. On a emmené Phil en concert. Alors qu'il est guitariste à la base, il a décidé de venir chanter. On reste jamais plus d'une semaine sans zicos, grâce au MAI [école de musique]. C'est cool. C'est quand même vachement dur parce qu'il faut réunir énormément de conditions. Je comprends bien qu'il y ait plein de groupes qui arrivent pas à aller aussi loin. Quand je vois ce qu'il faut financièrement, humainement. En plus faut que la zique soit bien. Pour être signé sur un bon label, on aurait pas pu l'être y a trois, quatre ans parce qu'on était pas assez bon. J'en suis tout à fait conscient. Maintenant on a fait un truc où notre personnalité est affirmée. Même l'album d'avant il était bien, mais il partait dans tous les sens. C'est huit ans de boulot. Trouver des mecs qui sont prêts à faire tout ça. [Christian, 28 ans, enseignant, batteur dans un groupe death/thrash metal]
125L'engagement du corps dans la pratique d'une activité est donc la manifestation concrète du continuum d'un attachement. Il s'épanouit dans une configuration propre aux réalités sociales de chaque amateur. Son engagement tient autant de ses dispositions que de sa disponibilité à l'action. Le facteur temps constitue un instrument de mesure de l'engagement. Tout simplement car le plaisir que trouve l'amateur dans la pratique d'une activité rock justifie qu'il lui consacre du temps et qu'elle rythme sa vie. Tout comme il justifie que l'amateur lui consacre de l'argent. Ce qui va faire l'objet du chapitre suivant.
Notes
1 Hennion, A., Maisonneuve, S. Gomart, E. 2000. Figures de l'amateur. Formes, objets et pratiques de l'amour de la musique aujourd'hui. Paris : La Documentation Française, coll. Questions de Culture, p. 48.
2 La notion d'attachement évite l'emploi du terme « passion », beaucoup trop polysémique selon moi, sans rien ôter à ses degrés d'intensité. Elle renvoie également de manière très directe à son pendant, le détachement.
3 Leveratto, J.-M. 2000. La mesure de l'art. Sociologie de la qualité artistique. Paris : La Dispute, p. 11.
4 Hennion, A., Maisonneuve, S. Gomart, E. 2000, op. cit., p. 35.
5 Développement culturel, no 107. 1995. La musique en amateur et Donnât, O. 1996a. Les amateurs. Enquête sur les activités artistiques des français. Paris : Ministère de la Culture, Dag, DEP, La Documentation Française.
6 Hennion, A., Teil, G. 2003. Les protocoles du goût. Une sociologie positive des grands amateurs de musique. In Donnat, O. Sous la dir. Regards croisés sur les pratiques culturelles. Paris : La Documentation Française, coll. Questions de Culture, p. 68.
7 Le terme d'hapax est mobilisé par Michel Onfray dans plusieurs de ses ouvrages. Pour lui, « les hapax sont des expériences n'ayant qu'une seule occurrence mais déterminant toute une existence chez un individu ». In Onfray, M. 1993. La sculpture de soi. La morale esthétique. Paris : Le Livre de Poche, coll. Biblio Essais, p. 213.
8 La prise désigne une capacité de saisie sur les choses. Elle suppose que les objets offrent des accès. Voir Bessy, C, Chateauraynaud, F. 1995. Experts et Faussaires. Pour une sociologie de la perception. Paris : Métailié, 236-253.
9 Hennion, A., Maisonneuve, S. Gomart, E. 2000, op. cit., p. 46.
10 Développement culturel, no 143. 2004. Transmettre une passion culturelle. Disponible sur : http://www.culture.gouv.fr/culture/editions/r-devc/dc143.pdf [consulté le 17.08.2004]
11 Développement culturel, no 143. 2004, ibid., p. 1.
12 Ce point a été largement soulevé par des auteurs tels que Shusterman, R. 1992. L'art à l'état vif. La pensée pragmatiste et l'esthétique populaire. Paris : Editions de Minuit, coll. Le sens commun ; Hennion, A. 1993. La passion musicale. Une sociologie de la médiation. Paris : Métailié ; Hennion, A., Maisonneuve, S. Gomart, E. 2000, op.cit. ; Leveratto, J.-M. 2000, op. cit.
13 Onfray, M. 2000. Théorie du corps amoureux. Pour une érotique solaire. Paris : Le Livre de Poche, coll. Biblio Essais, p. 101-133, et Onfray, M. 2003. Fééries anatomiques. Généalogie du corps faustien. Paris : Grasset, p. 209-221. Voir également Jaquet, C. 2001. Le corps. Paris : PUF, coll. Philosopher.
14 Damasio, A. R. 1999. Le sentiment même de soi. Corps, émotions, conscience. Paris : Odile Jacob, p. 54-55.
15 Hennion, A., Maisonneuve, S. Gomart, E. 2000, op. cit., p. 188.
16 Après tout, est-il possible de décrire précisément les effets produits par un orgasme sexuel ? Le problème tient probablement à ce que « nous ne disposons pas d'un langage commun qui nous permettrait de traduire et désigner de manière à peu près univoque des phénomènes ». In Teil, G. 1998. Devenir expert aromaticien : Y a-t-il une place pour le goût dans les goûts alimentaires ? Sociologie du travail, no 4, p. 507.
17 Christian Le Bart, dans son ouvrage sur les fans des Beatles a également noté cette dimension se matérialisant à l'écrit par des points de suspension, qui selon lui marquent l'entrée dans le domaine de l'indicible. Il cite à ce propos une enquête d'Anne-Marie Green (1986, p. 145), selon laquelle « Le plaisir que la musique procure est indicible ». In Le Bart, C., avec la coll. de Ambroise, J.-C. 2000. Les fans des Beatles. Sociologie d'une passion. Rennes : PUR, coll. Le sens social, note de bas de page, p. 36.
18 On associe généralement le terme « émotion » aux six émotions primaires ou universelles : bonheur, tristesse, peur, colère, surprise ou dégoût. Mais on peut également l'associer à la notion de plaisir. Antonio Damasio en dresse les contours exhaustifs dans Damasio, A. R. 1999, op. cit., p. 71-74. On peut également se reporter avec profit au no 37 de la revue Terrain, dont la thématique est « Musique et émotion ». Dans cette revue, Sophie Maisonneuve écrit que « le plaisir est une des composantes de l'émotion. Celle-ci, selon notre analyse, est plus élaborée (car inscrite dans la durée) et réflexive ». In Maisonneuve, S. 2001. De la « machine parlante à l'auditeur ». Le disque et la naissance d'une nouvelle culture musicale dans les années 1920-1930. Terrain, no 37, « Musique et émotion », p. 20, note0 8. On ne peut qu'être partiellement en accord avec cette analyse. Car si l'émotion relève effectivement du cognitif, et qu'à ce titre, il est possible de l'induire, il n'en faut pas perdre de vue que l'être humain ne peut pas contrôler les émotions à volonté, ce qui figure le caractère adaptatif de l'émotion, fortement souligné par Antonio Damasio.
19 Damasio, A. R. 1999. op. cit., p. 365.
20 Damasio, A. R. 2001. Rencontre avec Antonio Damasio. Propos recueillis par Gaëtane Chapelle. Sciences Humaines, no 119, p. 45-47.
21 En décrivant ses émotions sous le terme de sentiments, l'interviewé fait une confusion terminologique très répandue. Le sentiment est une conséquence de l'émotion. Les émotions sont objectivables (expression de joie ou de colère, accélération du cœur, etc.). À l'inverse, les sentiments sont totalement subjectifs. Autrement dit, les émotions sont des comportements, tandis que les sentiments sont des pensées. In Damasio, A. R. 1999, op. cit., p. 42-109.
22 Cette question de la méthode a déjà été soulevée par Antoine Hennion et semble occuper une large place dans les séminaires qu'il anime. Hennion, A., Maisonneuve, S. Gomart, E. 2000, op. cit., p. 31. Travailler sur l’attachement conduit à l'observation des émotions. La restitution verbale des émotions éprouvées par les acteurs n'est probablement qu’une étape de cette observation. Elle peut nettement s'affiner. Ce qui ouvre à un vaste programme de recherche. Et cela d'autant plus que les émotions sont objectivables. En effet, selon Antonio Damasio « nous pouvons essayer d'empêcher l'expression d'une émotion, et nous pouvons y parvenir en partie mais pas complètement ». In Damasio, A. R, 1999, op.cit., p. 69.
23 Selon Hans Robert Jauss, « l'attitude de jouissance dont l'art implique la possibilité et qu'il provoque est le fondement même de l'expérience esthétique. In Jauss, H. R. 1978. Pour une esthétique de la réception. Paris : Gallimard, coll. Tel, p. 137.
24 Joas, H. 1999. La créativité de l'agir. Paris : Les Editions du Cerf, coll. Passages, p. 152. Les propos de John Dewey sont tirés du livre Art as experience. New York : Perigee Books, Ve éd. 1934.
25 Berger, H. M. 1999. Metal, rock and jazz. Perception and the phenomenology of musical experience. Hanover : Wesleyan University Press, p. 272.
26 Frith, S. 1996. Performing rites. On the value of popular music. Cambridge, Massachusetts : Harvard University Press, p. 144.
27 Selon Antoine Hennion, ce schéma est au « cœur d'une théorie de la passion ». In Hennion, A., Maisonneuve, S. Gomart, E. 2000. op. cit., p. 186-188.
28 Hugues, E. C. 1996. Le regard sociologique. Essais choisis. Paris : EHESS, p. 175. Cette définition présente l'avantage de ne pas rabattre la notion de carrière à l’intérieur d'un système professionnel. On peut par ailleurs l'utiliser indépendamment de la question de la « réussite » comme le souligne Howard Becker, in Becker, H. S. 1985. Outsiders. Paris : Métailié, éd. orig., 1963, p. 47.
29 Feuerbach, L. 1990. Contre le dualisme du corps et de l'âme, de la chair et de l'esprit (II). Philosophie, no 25, p. 14. (1re éd. 1846)
30 Poizat, M. 2001. L'opéra ou le cri de l'ange. Essai sur la jouissance de l'amateur d'opéra. Paris : Métailié. Ve éd. 1986, p. 21.
31 Shusterman, R. 1992. L'art à l'état vif. La pensée pragmatiste et l'esthétique populaire. Paris : Minuit, coll. Le sens commun, p. 265.
32 Une posture alimentée par les réflexions que l'on trouve dans les ouvrages d'auteurs tels que Hennion, A. 1993, op. cit. ; Frith, S. 1996, op.cit. ; Leveratto, J.-M. 2000, op. cit. ; Le Bart, C, avec la coll. de Ambroise, J.-C. 2000, op.cit. ; Heinich, N. 2002. La sociologie de l'art. Paris : La Découverte, colt Repères, no 328 ; Lahire, B. 2004. La Culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi. Coll. Laboratoire des sciences sociales. Paris : La Découverte.
33 Ce continuum a été relevé par Catherine Doublé-Dutheil dans une enquête séminale sur les groupes de rock nantais. Doublé-Dutheil, C. 1991. Les groupes de rock nantais. In Mignon, R, Hennion, A. Sous la dir. 1991. Rock. De l'histoire au mythe. Paris : Anthropos, coll. Vibrations, p. 147-158.
34 Leveratto, J.-M. 2000, op.cit., p. 316.
35 J'entends la consommation culturelle sur un mode actif. À savoir en tant qu'une série d’actes de consommation reposant sur une curiosité suivie à l’égard d'une pratique artistique et en conséquence, sur une motivation liminaire, clairement identifiable. Il s'agit donc d'un acte reposant sur un travail de recherche préalable. Il s'exerce notamment par la fréquentation assidue de fanzines, concerts, émissions radio, voire TV spécialisées, sites web, groupes de discussions, etc. Il s'oppose à un type de consommation exprimant plus rarement ses préférences du fait d'un investissement moindre dans les actes qui précèdent l'achat.
36 Cette triple partition procède d'une hiérarchisation. Il est évident que les disques et les concerts constituent des ressources culturelles rock, mais leur supériorité dans l'échelle des valeurs des amateurs de rock rend leur distinction nécessaire avec les autres types d'objets. Par ailleurs, je ne cherche nullement à minorer l'importance du dispositif technique d'écoute dans la pratique de consommation phonographique. Sa présence est implicite dans mon enquête. L'équipement technique est indissociable du disque comme l'a fort bien rappelé Maisonneuve, S. 2001, op. cit.
37 Par consommation il ne faut pas nécessairement entendre acte d'achat. Beaucoup d'amateurs, trop jeunes pour disposer d'un pouvoir d'achat suffisant, recourent à l'emprunt de disques et à la copie privée.
38 Hennion, A., Maisonneuve, S. Gomart, E. 2000, op. cit., p. 230. Les auteurs considèrent le disque en tant qu'un « élément-pivot de la mélomanie ».
39 Dans le même ordre d'idées, un autre amateur interrogé déclare la chose suivante : « Je suis quand même fier que le CD de Carcass que je t'ai montré là, je l'ai depuis 90. Il est toujours intact, quoi. Je fais toujours gaffe. Tous les six mois, je change de boîtier, pour qu'il n'ait pas l'air trop usé ». [Abel, 25 ans, intérimaire, éditeur d'un fanzine grind/death metal]
40 Leveratto, J.-Μ. 2000, op. cit., 313-315.
41 Pour une approche psychanalytique de l’activité de collectionneur, on peut par exemple se reporter à Muensterberger, W. 1996. Le collectionneur : anatomie d'une passion. Paris : Payot et Rivages. Pour une approche plus littéraire de l'état de collectionneur, on peut se reporter au roman de Nick Hornby mettant en scène un trio de disquaires rock. Voir Hornby, N. 1996. Haute fidélité. Paris : Plon.
42 Le Bart, C, avec la coll, de Ambroise, J.-C. 2000, op. cit., p. 11-22.
43 Toutefois, les estimations concernant le budget disque semblent être relativement difficiles à produire. En effet, 14 % des acteurs de l'échantillon n'ont pas répondu à la question concernant leur budget disque, plus de la moitié d'entre eux se déclarant incapable de l'évaluer. Ce qui est à rapporter à l'intérêt porté à l'actualité musicale autant qu'à l'instabilité des ressources au moment de la passation du questionnaire.
44 Donnat, O. 1998. Les pratiques culturelles des Français. Enquête 1997. Paris : Ministère de la Culture et de la Communication, p. 102-103.
45 Seul un acteur de l'échantillon a déclaré préférer le concert au disque : « Bizarrement j'ai toujours préféré investir mon argent dans les concerts que d'acheter des disques, j'achetais pas beaucoup de disques et par contre j'étais vraiment un fan de concerts, je trouvais que c'était prodigieux que des gens, je trouvais que le live avait un attrait infernal par rapport à... t'écoutes un disque c'est toujours pareil alors qu’un groupe il fait jamais la même chose même s'il essaye de le faire. Y a toujours cette part de, comment on dit... d'aléatoire et puis vraiment ils t'envoient des trucs en pleine gueule quoi ». [Philippe, 42 ans, directeur d'association, organisateur de concerts]
46 Le critère du nombre de kilomètres effectués pour se rendre à un concert ou à un festival aurait également pu être mobilisé. Beaucoup d'amateurs n'hésitent pas à couvrir des distances très importantes en direction des festivals européens (Grande-Bretagne, Allemagne, Suisse, Belgique, Pays-Bas, Danemark, etc.), soit par leurs propres moyens, soit en prenant part à des voyages organisés par des associations d'amateurs, des magazines ou certaines agences de voyage.
47 21,7 % des acteurs de l'échantillon n'ont pas répondu à la question concernant les budgets consacrés aux concerts. Plus de la moitié d'entre eux se déclarent incapables de l'évaluer. Ce qui, comme pour les disques, est à rapporter à l’intérêt porté à l’actualité musicale autant qu'à l'instabilité des ressources au moment de la passation du questionnaire.
48 Donnat, O. 1998, op.cit., p. 102-103.
49 Dans une certaine mesure, ce type d'écoute n'est probablement pas sans rapport avec un certain type de danse. Curieusement, alors qu'elle est intimement liée aux origines du rock, la pratique de la danse n'est que très rarement citée parmi les différentes modalités de l'attachement au rock. Une seule personne interrogée en a brièvement fait mention au cours des entretiens.
50 Certains jeunes amateurs confectionnent des instruments en carton ou avec des matériaux de récupération.
51 Une enquête menée auprès d'un échantillon de 3 306 enfants âgés de 6 à 14 ans a montré que ces derniers disposaient à 91 % de leur propre équipement audio. Par ailleurs, ils sont 86 % à disposer de leurs propres CD. Ce qui conduit l'auteur de l'enquête, Sylvie Octobre, à parler d'une « culture de la chambre ». In Les loisirs des 6-14 ans. 2004. Développement culturel, no 144. 2004. Les loisirs culturels des 6-14 ans, p. 2. Disponible sur : http://www.culture.gouv.fr/culture/edltions/r-devc2dc144.pdf [consulté le 17.08.2004]
52 Le Bart, C, avec la coll. de Ambroise, J.-C. 2000, op. cit., p. 41.
53 C'est une comparaison de ce type que l'on retrouve chez Hennion, A., Maisonneuve, S. Gomart, E. 2000, op. cit, dans le chapitre 2, intitulé « Les conditions de la passion », p. 151-208.
54 Pour les compléter, on peut se reporter avec profit à l’ouvrage de Crafts, D. D., Cavicchi, D., Keil, C. 1993. My music. Exploration of music in daily life. Hanover : Wesleyan University Press et Hennion, A., Maisonneuve, S. Gomart, E. 2000, op. c/f„ p. 209-238.
55 Hennion, A., Maisonneuve, S. Gomart, E. 2000, op. cit., p. 41.
56 Hennion, A., Maisonneuve, S. Gomart, E. 2000, ibid., p. 209.
57 Mauss, M. 2001. Sociologie et anthropologie. Paris : PUF, coll. Quadrige, 1re éd. 1950, sixième partie « Les techniques du corps », p. 363-386.
58 Hennion, A., Maisonneuve, S. Gomart, E. 2000, op. cit., p. 190.
59 Maisonneuve, S. 2001, op. cit., p. 17.
60 Mignon, P. 1988. La production sociale du rock. Cahiers Jeunesses et Sociétés, no 10, p. 18.
61 Le Bart, C, avec la coll. de Ambroise, J.-C. 2000, op. cit., p. 103. Le statut d'érudit est rarement formalisé en tant que tel dans le milieu rock. On lui attribue plus facilement celui de connaisseur. C'est celui que je privilégierai également.
62 Plusieurs extraits d'entretien ont clairement montré que les disquaires étaient également (voire avant tout) des amateurs de rock. Il est donc impossible d'opposer cette figure du professionnel à celle de l'amateur « sans qualité » dont on suppose qu'il agit pour son seul plaisir personnel. De la même manière, plusieurs disquaires m'ont déclaré être totalement dépassés par l'actualité musicale, faute de temps. En conséquence, il est donc également difficile de prétendre que le disquaire dispose de plus de temps que l'amateur pour exercer son goût, Probablement que l'on oublie quelquefois que le métier de disquaire consiste en un travail.
63 Maisonneuve, S. 2001, op. cit, p. 18.
64 Leveratto, J.-M. 2000, op. cit., p. 21-22.
65 Leveratto, J.-M. 2000, ibid., p. 322-324.
66 Il s'agit manifestement d'un phénomène né au cours de l'entre-deux guerres consécutif de la démocratisation du phonographe. Voir Maisonneuve, S. 2001, op. cit., p. 11-16.
67 Certains amateurs déclarent également conserver d'autres objets attestant de leur participation à un festival ou à un concert. Parmi ces objets, les plus courants sont les t-shirts à l’effigie des groupes présentant au dos, le nom et l'année de la tournée ainsi que les différentes villes visitées ou encore les t-shirts affichant le nom d'un festival et récapitulant l’ensemble de sa programmation. On peut également citer les affiches des tournées (qu'il est possible d'acquérir soit en les achetant, soit en les décollant des murs, soit encore par l'intermédiaire d'un organisateur de concerts bienveillant) ou les gobelets consignés circulant dans certains festivals.
68 Roccor, B. 2002. Heavy Metal. Kunst, Kommerz, Ketzerei. Berlin : I.P. Verlag. 1re éd. 1998, p. 221.
69 Kaufmann, J.-C. 1997. Le monde social des objets. Sociétés Contemporaines, no 27, p. 115.
70 Ne serait l'aspect historique du billet de concert, on pourrait presque parler d'une patrimonialisation de soi.
71 Depuis quelques mois, le magazine Rock Hard consacre une petite rubrique aux tickets de concerts ayant marqués l'équipe de rédaction.
72 Leveratto, J.-M. 2000, op. cit., p. 374.
73 Le Bart, C, avec la coll. de Ambroise, J.-C. 2000, op. c/f., p. 93-117.
74 Un connaisseur peut facilement situer le goût du porteur de t-shirt au sein d'un courant musical particulier sans produire les généralités propres à l'observateur néophyte, qui au mieux réduira ce goût au rock.
75 Jean-Marc Leveratto note un rapport similaire pour ce qui concerne l'expérience esthétique qui selon lui, « permet à des individus étrangers les uns aux autres de se reconnaître une sensibilité identique aux mêmes choses ». In Leveratto, J.-M. 2000, op. cit., p. 401.
76 Le genre musical metal désigne une multitude de genres et de sous-genres musicaux nés de l'appariement du hard rock et du heavy metal. Voir Roccor, B. 2002, op. c/f. et Hein, F. 2003. Hard Rock, Heavy Metal, Metal. Histoire, cultures et pratiquants. Clermont-Ferrand/Paris : Mélanie Séteun/lrma, coll. Musique et Société.
77 Dès 1975, la « Kiss Army », le fan-club du groupe Kiss propose un catalogue de produits particulièrement fourni : outre les habituels t-shirts, on trouve des marionnettes à l'effigie des musiciens du groupe, un flipper Kiss, des boîtes de maquillage, des masques et des jeux de société Kiss. Pour un historique du merchandising et notamment sa réalité en France, voir Yaourt, no 9. 1991. « Marchandisage », p. 19-23.
78 Roccor, B. 2002, op. cit., p. 218.
79 Certains t-shirts achetés au cours des tournées présentent un certain nombre d'indications objectivables telles que les dates et les lieux des concerts.
80 Avec la difficulté, soulevée par Christian Le Bart. 2000, op. cit., p. 115, d'être anonyme au milieu de pairs partageant un mode d'expression identique. Ceux qui s'en accommodent sont rassurés à l'idée de faire partie d'une communauté. Pour les autres, il s'agit de trouver le t-shirt que personne ne porte pour tenter d'affirmer sa singularité. Dans ce cas de figure, le choix du t-shirt avant un concert est toujours un acte mûrement réfléchi.
81 ] Si la comparaison avec les clubs de motards est envisageable sur la forme, elle mérite d'être nuancée quand au fond, notamment à la lecture de Wolf, D. R. 1995. Les « Rebels ». Une fraternité de motards hors-la-loi. Montréal : Les Editions Balzac, coll. L'envers du décor, p. 123-141. Pour cet anthropologue canadien, les « couleurs », à savoir l'emblème du club, « sont le symbole physique de l'appartenance au club. Qui plus est, elles sont le catalyseur du comportement du hors-la-loi. Elles changent profondément la réalité sociale et psychologique de celui qui les porte » (p. 129). En outre, leur obtention suppose une très longue initiation sanctionnée par plusieurs rites de passage. Les « couleurs » de l'amateur de metal relèvent quant à elle exclusivement du libre arbitre.
82 Mignon, P. 1998. La passion du football. Paris : Odile Jacob.
83 Le Bart, C, avec la coll. de Ambroise, J.-C. 2000, op. cit., p. 102.
84 Heinich, N., Schaeffer, J.-M. 2004. Art, création, fiction. Entre sociologie et philosophie. Nîmes : Editions Jacqueline Chambon, coll. Rayon Art, p. 80. Cette expression est également mobilisée par Menger, P.-M. 1983. Le paradoxe du musicien. Paris : Flammarion, p. 22.
85 Leverato, J.-M. 2000, op. cit., p. 325.
86 Mignon, P. 1988. La production sociale du rock. Cahiers Jeunesses et Sociétés, no 10, p. 20 ; Etienne, S. 2003. « First & Last & Always » : les valeurs de l'éphémère dans la presse musicale alternative. Copyright Volume ! « Autour des musiques actuelles », vol. 2, no 1, p. 5-34 ; Hein, F. 2003. Les fanzines rock et leurs rédacteurs en Lorraine. Ethnographiques.org, no 3. Disponible sur : http://www.ethnographiques.org/documents/article/arHein.html.
87 Hennion, A., Maisonneuve, S. Gomart, E. 2000, op. cit., p. 39.
88 Les illustrations qui accompagnent cette section proviennent toutes de fanzines lorrains (que je remercie). Elles ne sont pas nécessairement en lien avec la typologie qui va suivre.
89 Benetollo, A., Le Goff, Y. Historique du rock. In Gourdon, A.-M. Sous la dir. 1994. Le rock. Aspects esthétiques, culturels et sociaux. Paris : CNRS Editions, coll. Arts du spectacle, p. 36.
90 On y trouve aujourd'hui plus de 30 000 références. Le dernier recensement en date (20.01.99) fait apparaître l'existence de 492 titres, dont 30 % se renouvellent chaque année. Disponible sur : http://www.fanzino.com/pages/docrok2.htm.
91 Ginsburg, D. D. 1979. The world of rock'n'roll fanzines and fandom. Serials Review : Central Michigan University, p. 30-45.
92 Assurés essentiellement par les NMPP (Nouvelles messageries de la presse parisienne) qui distribue près de 90 % de la presse vendue en France.
93 Etienne, S. 2003, op. cit., vol. 2, no 1, p. 11.
94 Hennion, A., Maisonneuve, S. Gomart, E. 2000, op.cit., p. 39.
95 Versins, P. 1961. Fandom français. Fiction, no 95, p. 125-129.
96 Maisonneuve, S. 2001, op. cit, p. 14.
97 Maisonneuve, S. 2001, op. cit., p. 26.
98 Dufresne, D. 1990. Enquête sur la presse rock nationale. Best, Rock & Folk, Les Inrockuptibles et Sub-Rock. Combo !, no 5, p. 85-110. On peut se référer également aux très éclairantes conférences données par Samuel Etienne au cours du premier semestre 2004 dans le cadre de la tournée GBH+ support (Clermont-Ferrand, Lille, Paris).
99 O'Neil, M. 1997. Le narcissisme des micro-journaux américains. Le Monde Diplomatique, no 519, p. 24.
100 Becker, H. S. 1988. Les mondes de l'art. Paris : Flammarion, éd. orig., 1982, p. 112-146.
101 Chastagner, C. 1998. La loi du rock. Castelnau-le-Lez : Climats, p. 89-90.
102 Ginsburg, D. D. 1979, op. cit, p. 35.
103 Becker, H. S. 1988, op. cit., p. 147.
104 O’Neil, M. 1997, op. cit., no 519, p. 24.
105 Leveratto, J.-M. 2000, op. cit., p. 325.
106 Menger, P.-M. 1997. La profession de comédien. Formation, activités et carrières dans la démultiplication de soi. Paris : Ministère de la Culture et de la Communication.
107 Après avoir préalablement testé cette question qui s'est révélée être particulièrement embarrassante pour les enquêtés, il m'est apparu qu'il était probablement plus simple de laisser à chacun le choix de ses catégories d'évaluation temporelle. Au final, j'ai obtenu 169 réponses mobilisant 126 valeurs différentes auxquelles il faut adjoindre 72 non réponses et 31 réponses inexploitables car trop fantaisistes.
108 L'évaluation est souvent chiffrée en pourcentage ou en fraction et assortie d'un petit commentaire. Entre autres commentaires, on peut citer : « je ne vis que pour la musique », « je bosse toujours dans ma tête », « tout mon temps libre en dehors des heures de travail et de sommeil ».
109 Parmi elles citons : « 20 à 40 heures/semaine », « + de 40 heures/semaine », « 50 à 90 % » et « tout le temps libre ».
110 Parmi elles citons : « au minimum 10 heures/semaine », « 10 à 20 heures/semaine » et « jusqu'à 50 % du temps libre ».
111 Il s'agit d'un point relevé également dans l'enquête de Doublé-Dutheil, C. 1991, op. at., p. 149.
112 Ce qui renvoie au film de Pierre Caries, Attention Danger Travail, 2003.
113 Au sens que donne à ce mot Lahire, B. 1998. L'homme pluriel. Les ressorts de l'action. Paris : Nathan.
Table des illustrations
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Titre | Graphique 1 - Possession de disques |
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Titre | Tableau 1 - Moyenne des budgets consacrés à l'achat de disques |
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Titre | Graphique 2 - Fréquentation de concerts |
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Titre | Tableau 2 - Moyennes des budgets consacrés aux concerts |
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Titre | Graphique 3 - Ressources culturelles rock |
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Titre | Tableau 3 – Moyenne des budgets annuels consacrés à la consommation culturelle |
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Titre | 1re de couverture du fanzine Kérosène, 1999 |
Légende | imprimé, format A 4, 64 pages, tirage 1 500 exemplaires |
URL | http://books.openedition.org/ms/docannexe/image/696/img-7.jpg |
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Légende | photocopié, format A4, 30 pages, tirage aléatoire |
URL | http://books.openedition.org/ms/docannexe/image/696/img-8.jpg |
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Titre | 1ère de couverture du fanzine Erzatz Troops, 2000 |
Légende | photocopié, format A 4, 24 pages, tirage aléatoire |
URL | http://books.openedition.org/ms/docannexe/image/696/img-9.jpg |
Fichier | image/jpeg, 88k |
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Titre | 1ère de couverture du fanzine Putrid Dysentery, 1999 |
Légende | photocopié, format A 4, 90 pages, en anglais, tirage 300 exemplaires |
URL | http://books.openedition.org/ms/docannexe/image/696/img-10.jpg |
Fichier | image/jpeg, 88k |
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Titre | Page intérieure du fanzine Déviance, 1999 |
Légende | photocopié, format A 4, 36 pages, tirage aléatoire |
URL | http://books.openedition.org/ms/docannexe/image/696/img-11.jpg |
Fichier | image/jpeg, 128k |
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Titre | 1ère de couverture du fanzine Worst, 1999 |
Légende | imprimé, format A4, 28 pages, tirage 1 500 exemplaires |
URL | http://books.openedition.org/ms/docannexe/image/696/img-12.jpg |
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Titre | Page extraite du fanzine Kérosène no 8, 1999 |
Légende | imprimé, format A 4, 64 pages, tirage 1 500 exemplaires |
URL | http://books.openedition.org/ms/docannexe/image/696/img-13.jpg |
Fichier | image/jpeg, 96k |
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Titre | 1ère de couverture du fanzine The House Of Goo Goo Muck, 2000 |
Légende | photocopié, format A 3, 10 pages, entièrement manuscrites, tirage aléatoire |
URL | http://books.openedition.org/ms/docannexe/image/696/img-14.jpg |
Fichier | image/jpeg, 100k |
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Titre | 1ère de couverture du fanzine Natures Mortes, 2000 |
Légende | photocopié, format A4, 90 pages, tirage aléatoire |
URL | http://books.openedition.org/ms/docannexe/image/696/img-15.jpg |
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Titre | 1ère de couverture du fanzine Vie d'ordures, 1999 |
Légende | photocopié, format A 3, 14 pages, tirage aléatoire |
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Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.