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Le Monde du rock

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Fabien Hein

Préface

Antoine Hennion

Texte intégral

1Il n'est pas si fréquent de pouvoir saluer, presque dans sa totalité, le caractère inédit et novateur des analyses proposées par un ouvrage qui traite du rock. Comme c'est souvent le cas sur des domaines « jeunes », d'abord surtout défrichés par leurs propres membres, l'abondance des publications cache mal leur caractère répétitif. Certes, le rock a maintenant la cinquantaine, mais sa bibliographie française est deux fois plus jeune que lui. À côté d'ouvrages marquants, elle s'est heurtée depuis les origines à la difficulté de s'abstraire de quelques thèmes obligés : l'effet de génération et l'apparition internationale d'une identité propre de la jeunesse, la relation intime du rock au disque et aux médias, l'ambivalence du rapport aux États-Unis - sans compter la misogynie du rock, le rapport au corps et à la sexualité, la drogue, etc. ; puis, dans un second temps, la succession des genres et les retours périodiques aux origines primaires du rock, la suprématie des grandes vedettes d'un âge d'or mythique et la formation du marché figé de leurs anciens adorateurs, la diversification par l'audiovisuel et Internet - et toujours, en arrière-plan, le spectre de la mort programmée du genre.

Comment, tout en se montrant capable d'analyser le fonctionnement de l'industrie culturelle et d'un marché de masse produit pour les adolescents (puis pour ceux qui l'ont été un jour...), rester fidèle à l'expression d'une révolte, surtout quand on l'a soi-même vécue comme telle : cette équation qu'il fallait résoudre, d'abord à ses propres yeux, a dessiné le cadre de l'écriture de bien des auteurs, même si les solutions et les compromis trouvés ont été très variables.

2Fabien Hein se réfère assez peu dans son livre à cette littérature rock, issue principalement des cultural studies et des rock studies, aux États-Unis et en Grande-Bretagne, et de la sociologie en France. Il refuse clairement de rentrer dans ces « grands débats », qui visiblement l'agacent un peu. Non que l'ouvrage utilise moins la sociologie : au contraire, il la prend plus au sérieux. Pour l'auteur, « le » rock n'existe pas. Il n'y a que des lieux, des acteurs, des mondes précis, hétérogènes, formant un ensemble de pratiques et d'objets liés entre eux, dans lesquels « un » rock vient exister et faire exister en retour le milieu qui le prend comme objet. C'est pour cela que Fabien Hein, s'appuyant sur l'interactionnisme et les « mondes » de H. S. Becker (1988), préfère analyser l'ensemble du milieu du rock dans une région précise que, de toute évidence, il connaît parfaitement de l'intérieur. On est impressionné par le travail réalisé, un peu comme s'il avait écrit plusieurs livres en un : ethnographie quasi exhaustive sur le milieu rock d'une région, enquête chiffrée sur les pratiques et ressources des musiciens et des amateurs (deux populations qui se recouvrent largement), campagne nourrie d'entretiens avec des amateurs, travail original sur les supports et le matériel de cette activité. Faisant feu de tout bois (insertion longue dans le milieu, observations directes, dénombrements patients, entretiens dont il faut souligner la richesse), l'auteur utilise toutes les méthodes disponibles pour en décrire les moindres aspects, de la scène professionnelle aux premiers émois du petit frère, des critiques aux festivals régionaux, des concerts et de la circulation multiforme des disques et CD officiels ou artisanaux, aux salles de concert ou de « répète », de la démographie des amateurs à l'économie du système, « structurellement déficitaire », et, en définitive, au coût supporté par chacun pour faire tenir sa passion, coût qu'il calcule avec méthode. Le centrage de l'enquête sur une région particulière ne sert nullement à l'enfant du pays à défendre l'existence ou la spécificité d'un rock lorrain - mais bien au contraire à se fonder sur un cas précis pour montrer comment, partout ailleurs, le rock peut fonctionner, son travail d'auto-définition donnant lui-même corps aux catégories plus générales qu'on peut lui appliquer.

3De façon plus originale encore, l'auteur met l'accent, tout au long de ce parcours minutieux, d'une part sur le rôle actif des objets et des dispositifs dans ce processus continu, d'autre part sur l'engagement des corps et des émotions dans la formation d'un goût collectif. Non seulement « qui fait du rock ? », donc, mais qui fait le rock et que fait-il, que fait-il faire, en quoi et comment produit-il ses amateurs, au sens large (et les formats particuliers de ce goût), autant que ses amateurs le font. Fabien Hein renoue ainsi avec une posture pragmatiste dont, certes, la sociologie des acteurs et l'interactionnisme viennent tout droit mais non sans qu'ils aient quelque peu oublié en route cette attention décisive à « ce que peuvent les choses » : souci qui sert au contraire de fil rouge à l'auteur dans son exploration méthodique, avec l'effort symétrique qu'il fait pour donner toute sa place à l'expression variée du plaisir du rock - effort tout aussi iconoclaste, cette fois par rapport aux injonctions de la sociologie critique.

4On voit aisément tous les bénéfices retirés de cette posture. D'abord, de façon centrale, l'accent mis sur les amateurs, à tous les sens du terme. Ce monde, peu professionnalisé (même parmi ceux qui en vivent, il y a par exemple très peu d'intermittents), repose sur le très important investissement de tous dans l'activité, en temps, en énergie, en argent, en idées. Un engagement multiforme, mais qui ne produit que très peu de recettes ou de revenus : c'est bien l'attachement de chacun, individuel et collectif, qui « tient » l'ensemble, et en fait une création continue, dont les ressorts se situent dans la musique elle-même, dans son plaisir, obtenu et recherché, toujours réinventé. Autre avantage de la posture, aussi dû à la familiarité de l'auteur avec ce milieu : la mise en avant d'acteurs et d'objets jusqu'ici très peu étudiés, comme les organisateurs de concerts, les responsables de labels, les rédacteurs de fanzines, mais aussi les lieux de répétition, les instruments, les livres, les T-shirts des fans, les affiches et flyers annonçant les prochains événements. Ou encore l'analyse très fine de l'entrée du jeune débutant dans l'univers de sa passion, envisagée à la fois depuis la parole, très riche, de nombreux interviewés et par la mise en évidence du réseau de relations et d'objets qui lui donnent consistance ; c'est un bon exemple pour comprendre le profit tiré de la méthode de l'auteur : on voit ce que le fait de s'en tenir à un seul de ces deux aspects ferait manquer de cette expérience, à la fois très personnelle, dans l'attachement qu'elle décrit, et très encadrée, voire stéréotypée, dans les formats et les parcours qu'elle emprunte. Mais il en va de même lorsque Fabien Hein retrace les « carrières » de divers amateurs, au sens de Becker ou peut-être plus précisément d'Appadurai, ou encore lorsqu'il prend au sérieux les véritables techniques de l'écoute qu'ils développent.

5Sur le plan théorique, le livre fait ainsi une démonstration intéressante, dans sa façon très personnelle de gérer une tension un peu étrange, entre d'un côté, en conformité avec le programme affiché, l'insistance sur la production par les acteurs eux-mêmes d'une réalité partagée, le rôle des objets et dispositifs dans ce processus, l'engagement corporel et affectif des amateurs dans le maintien de leur passion commune ; et, de l'autre, le recours systématique à une méthodologie qui donne au contraire beaucoup de poids aux mesures objectivées de l'activité : nombre de pratiquants, de lieux et d'événements, catégories socio-professionnelles, revenus, coûts, etc. Il en résulte un fort contraste, dans l'écriture, entre une présentation faite sur le mode du scientifique décrivant son objet de l'extérieur à l'aide des variables qu'il a définies, et un compte rendu plus interne, laissant la parole aux interviewés pour voir peu à peu se configurer les uns par les autres les éléments de leur univers et les catégories par lesquelles ils le décrivent et le constituent. Loin d'être une limite, selon moi, cet effort pour garder à la fois en main ces deux modalités d'analyse se révèle à l'usage très fécond. Il n'y a en effet aucune raison de limiter le quantitatif à la mesure positiviste d'une réalité externe. Il n'y a pas plus de raison, inversement, de réduire le programme pragmatiste, affirmant que les acteurs font leur monde, à l'application exclusive de la méthode ethnographique ou au compte rendu littéraire, subjectif, d'un vécu censé être peu transmissible sous d'autres formes.

6Fabien Hein a situé délibérément ses objets d'enquête dans une zone intermédiaire, celle des dispositifs matériels, des instruments, des lieux, des supports mobiles et des modes de communication. Ce faisant, ce n'est pas tant les subjectivités des amateurs négligées par une sociologie trop objectivante qu'il s'est donné les moyens pratiques de saisir, ni inversement les éléments factuels, mesurables, d'une activité qui serait froidement mise à plat par la statistique. C'est plutôt la façon dont ces acteurs du rock parviennent à stabiliser leur monde, à le faire durer, à en faire circuler des éléments repérables, et donc à partager des expériences. C'est l'échafaudage, l'armature d'un goût commun, dont ce couplage fait apparaître la construction progressive avec beaucoup de netteté, de façon un peu inattendue - en tout cas très peu habituelle en sociologie. L'attention au surgissement d'une relation forte des amateurs à une certaine musique et au milieu qui la partage permet à l'auteur d'en relier les traces plus personnelles, en soi, dans les corps, et les manifestations plus collectives ou matérialisées, et cela de façon très convaincante, en passant des unes aux autres justement, ce qui n'est pas souvent réalisé.

7Je soulignerai pour finir le plaisir du lecteur devant le mélange de rigueur et de modestie de l'auteur, ce qui est une grande qualité (elle est à la source de la sincérité et de l'honnêteté du propos, de la précision et de l'intelligence dans l'analyse, du refus des généralisations hâtives ou des interprétations prétentieuses), si c'est sans doute parfois un frein à une expression plus audacieuse de la posture qu'il défend. Que voilà un « défaut » plus plaisant que son contraire ! Ainsi, même à propos des « grands problèmes » dont il se méfie - transformations actuelles et oppositions entre genres et sous-genres du rock, soumis à rude épreuve depuis l'avènement des musiques dites nouvelles, esthétisation croissante et transformation en un répertoire de ce qui avait été un genre total, à la fois musique, style de vie et engagement collectif, ou encore influence du CD et de l'ordinateur sur la technicisation du genre et ses relations avec les autres musiques actuelles - le point de vue adopté par Fabien Hein est très suggestif : repris de l'intérieur, ces problèmes, qui ont bien aussi un sens pour les acteurs de ce monde, pourraient sans doute être pensés à nouveaux frais, à partir de la compétence critique et réflexive des amateurs de rock, et non plus du point de vue surplombant du journaliste ou du sociologue critique. Espérons que ce sera l'objet d'un prochain livre de l'auteur !

© Éditions Mélanie Seteun, 2006

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