Introduction

1Cet article vise à dresser un état des lieux des savoirs académiques français portant sur les genres musicaux appartenant à la catégorie « musiques amplifiées ». Au sein de la communauté scientifique, il est commun d’entendre ou de lire que ces savoirs sont peu nombreux. Or, après recensement, il s’avère que le fonds documentaire est plutôt volumineux. J’ai pu en effet en dénombrer près de 550 (articles, ouvrages, etc.).

Le problème des catégories

2Les catégories « musiques amplifiées », « musiques actuelles » ou encore « musiques populaires » interrogent. Leurs avantages et leurs inconvénients ont été largement démontrés1. Sans que l’on sache d’ailleurs très précisément ce qu’elles recouvrent, si ce n’est une somme de genres musicaux extrêmement composites et à prolifération constante. Finalement, ces catégories ont les qualités de leurs défauts, et inversement. Elles sont à la fois imprécises, spongieuses et dynamiques. D’une certaine manière, font partie des musiques amplifiées/actuelles les genres musicaux programmés dans des lieux de diffusion spécifiquement dédiés à ces musiques. Font partie des musiques populaires, les genres musicaux traités dans les revues scientifiques dédiées à ces musiques. À partir de quoi, le spectre musical s’étend dès lors du blues aux musiques électroniques en passant par le rock et le rap et la techno, etc.2 Ce qui ne va pas sans poser d’autres types de problèmes. Que recouvrent ces dénominations ? De quoi parle-t-on exactement lorsqu’on mobilise le terme rock ? Est-il question de punk, de metal ou encore de hardcore ? Si l’on admet qu’il est plutôt question de metal, reste alors à savoir à quel genre de metal il est fait référence. Du black metal ? Du grindcore ? Du power metal ? Et si oui, américain ou européen ? Il est assurément une division des genres musicaux comme il est une division du travail. Le caractère gigogne des catégories musicales pose des questions vertigineuses. Sans être insurmontable, cet état d’indifférenciation entraîne néanmoins des généralisations souvent abusives. Car les catégories ne sont jamais interrogées en tant que telles. Comme si elles allaient de soi. Ce qui est loin d’être évident. Il est important de savoir que dès 1987, Patrick Mignon3 soulignait combien le rock était une catégorie fourretout incontrôlable. Hélas, sans que cela ne soit véritablement suivi d’effets auprès des chercheurs français. Compte tenu de cette situation, je m’en tiendrais donc strictement aux catégories mobilisées par les chercheurs eux-mêmes.

La production académique française

3À ma connaissance, nous sommes donc globalement en présence d’un corpus comprenant quelques 550 documents scientifiques produits sur le territoire national. Avant d’en aborder les cadres épistémologiques, autrement dit la question du « comment », il me semble important de porter le regard sur le « quand » (année de publication), le « où » (support de publication), le « quoi » (genre musical) et le « qui » (discipline des chercheurs).

Les origines du corpus

4Ce corpus s’inscrit dans une chronologie qui court des années 1960 à aujourd’hui. En 1964, Yvonne Bernard4 publie le premier des 300 articles à thématique musicale parus au sein de revues généralistes ou dédiées. En 1973, Bernard Gensane5 soutient la première des 75 thèses de doctorat traitant de genres appartenant aux musiques amplifiées6. En 1981, Gérard Herzhaft7 publie le premier d’une centaine d’ouvrages consacrés à une thématique musicale. En 1983, Marie-Christine Pouchelle8 publie le premier des 70 articles issus d’un ouvrage collectif.

Les supports de publication

5Les revues constituent incontestablement le support principal de la production savante pour ce qui concerne les musiques amplifiées. Parmi elles, seuls deux titres sont exclusivement dédiés aux musiques populaires (Vibrations9, Copyright Volume !10). Il arrive que d’autres revues consacrent un dossier ponctuel, voire un numéro spécial aux musiques amplifiées (Sociétés, L’Homme, Mouvements, Autrement, Musurgia, Cercles, Réseaux). Mais dans l’immense majorité des cas, les articles abordant une thématique musicale sont publiés dans des revues sans objectif prioritaire, même ponctuel, vis-à-vis des musiques amplifiées.

Les genres musicaux

6Le corpus renvoie à 38 catégories musicales. De manière à en restreindre le nombre, je propose de les regrouper par grandes familles musicales. À partir de quoi, il apparaît que les familles rock (38,5 %), techno (20,4 %) et rap (15,7 %) se partagent les trois quarts des recherches. Le tiers restant se compose de huit familles parmi lesquelles le jazz (11,8 %) et la chanson (4,2 %) détiennent les parts les plus significatives. Les familles pop, blues, soul, world music, reggae et country/folk y occupent quant à elles des positions relativement marginales (inférieures à 2 %). Il est évidemment impossible d’analyser chacune de ces familles de façon exhaustive ici. C’est la raison pour laquelle cet article s’en tiendra à présenter les trois composantes dominantes des musiques amplifiées : rock, techno et rap.

Les disciplines scientifiques

7La discipline sociologique domine très largement (44,1 %) la recherche française portant sur les musiques amplifiées. La sociologie est fortement représentée sur les terrains du rock (20,6 %), de la techno (11,6 %) et du rap (7,2 %). Mais la science politique, l’histoire, la philosophie et la musicologie investissent également fortement ces familles musicales. Ces éléments étant posés, il reste maintenant à voir comment ces genres musicaux sont problématisés. L’idée générale étant de voir comment sont élaborés les savoirs à propos de ces différents genres musicaux.

1. Étudier les musiques amplifiées

1.1. Approche macro

8L’expression « musiques amplifiées » renvoie à une catégorie administrative11 signalant l’implication de l’État français dans le domaine. Elle désigne un vaste ensemble musical qui, dans les grandes lignes, rassemble rock, rap, techno, et bien d’autres genres encore. Cette catégorie a été préconisée par le sociologue Marc Touché courant 1994. Pour lui, ce terme « représente un outil fédérateur regroupant des univers qui peuvent être très contrastés : certaines formes des musiques de chansons dites variétés, certains types de jazz et de musiques dites du monde, de fusion ; le jazz-rock, le rock’n’roll, le hard-rock, le reggae, le rap, la techno, la house music, la musique industrielle, le funk, la dance music… et tous les bricolages sonores non encore identifiés12 ».

1.1.1. Une terminologie ambiguë

9La catégorie « musiques amplifiées » a donné lieu – sous cette dénomination ou sous une dénomination voisine – à plus de vingt-cinq travaux, dont trois thèses de doctorat, cinq ouvrages et près d’une vingtaine d’articles publiés au sein d’ouvrages collectifs ou de revues. La catégorie de classement « musique amplifiée » est ambiguë car elle se veut globalisante. Elle engage une approche macrosociologique. Concrètement, elle cherche à embrasser plusieurs grandes familles musicales, sans nécessairement les articuler entre elles. L’idée étant de n’en exclure aucune. Ce qui est précisément l’ambition des politiques culturelles françaises. Toutefois, ce jeu de catégories globales est trompeur. Il masque des approches nettement plus ciblées. En effet, à l’observation, les analyses des quatre chercheurs français les plus investis dans l’étude des musiques amplifiées sont fréquemment puisées dans le monde du rock. Marc Touché est un fin sociographe des pratiques musicales rock. Philippe Teillet, éminent spécialiste des politiques culturelles dans le secteur des « musiques amplifiées » puise ses références dans le monde du rock. Gérôme Guibert et Emmanuel Brandl, sont eux aussi très marqués par la famille rock. Toutefois, leurs travaux touchent également, mais dans une moindre mesure, à d’autres familles musicales telles que le rap, la techno ou encore le jazz13. Ils les comparent et tentent de les articuler. En cela, leur travail est effectivement celui auquel l’expression « musiques amplifiées » convient le mieux. Hormis ces exceptions, qui permettent aux chercheurs de produire des montées en généralité, les études portant sur les « musiques amplifiées » rendent finalement très peu compte de la techno par exemple. Le rock à tendance à lui faire de l’ombre. Ce qui est probablement à mettre en regard du poids historique du rock en France14 ainsi qu’avec la proximité affective des chercheurs avec ce genre musical. À quoi il faut ajouter qu’étant donné leur démarche socio-historique, la catégorie rock apparaît incontournable, puisqu’elle constitue le point de départ de toutes les réflexions menées sur les musiques amplifiées. Il est difficile de lever l’ambiguïté inhérente à l’expression « musiques amplifiées ». Pour essayer d’en sortir, nous allons examiner la manière dont sont étudiés spécifiquement le rock, la techno et le rap.

2. Étudier le rock

10Sur un plan quantitatif, le rock est de loin la famille musicale la plus étudiée en France. Soit environ cent quatre-vingts travaux dont une vingtaine de thèses de doctorat, une trentaine d’ouvrages et près de cent quarante articles disséminés dans un grand nombre de revues et d’ouvrages collectifs. On vient de voir que le rock pouvait être étudié à mots couverts en tant que genre des musiques amplifiées. Mais plus généralement, les chercheurs l’envisagent de deux manières. Premièrement, en tant que catégorie générique. Deuxièmement, en tant que sous-genre spécifique. Ces deux niveaux de lecture offrent une vision plutôt contrastée du rock. D’une part, le rock est entendu comme un mot-valise. On lui reconnaît la paternité d’une descendance proliférante et indifférenciée. Ce qui engage un niveau d’analyse mésosociologique. D’autre part, on l’envisage de manière plus différenciée en tant que segment d’une famille musicale élargie. C’est-à-dire comme un sous-genre du rock. Ce qui implique un niveau d’analyse microsociologique.

2.1. Approche méso

11Le niveau d’analyse méso est actuellement le plus fréquemment emprunté par les chercheurs français. Il tend à considérer le rock comme une catégorie générique du monde de la musique. Les premiers ouvrages abordant le rock de cette manière – Rock. De l’histoire au mythe dirigé par Patrick Mignon et Antoine Hennion15 ; Le rock. Aspects esthétiques, culturels et sociaux dirigé par Anne-Marie Gourdon16 – sont traversés par deux axes qui vont déterminer l’ensemble des recherches ultérieures. Le premier axe concerne les recherches localisées. Le deuxième axe concerne les recherches thématiques.

2.1.1. Premier axe : les études situées

12Les études localisées sont réalisées au sein d’un territoire spécifique que le chercheur exploite en tant qu’espace d’analyse délimité. Ces travaux se déclinent généralement en fonction de quatre types d’échelons administratifs : la commune, le département, la région et le territoire national. L’analyse à un niveau national tend globalement à privilégier les questions politiques. Les niveaux d’analyse inférieurs se focalisent généralement sur la pratique musicale.

2.1.2. Second axe : les recherches thématiques

13Les recherches localisées sont généralement combinées à des thématiques particulières. Par contre, les recherches thématiques ne sont pas systématiquement localisées. Elles sont alors situées dans un espace territorial diffus, dont il est éventuellement possible de deviner les contours. On peut identifier six grandes thématiques récurrentes touchant à l’histoire, à la politique, à la production, aux amateurs, aux objets et aux médias.

L’histoire du rock

14Quantité de travaux portant sur le rock présentent des synthèses introductives avec une perspective historique internationale (Royaume-Uni/États-Unis). Dans le meilleur des cas17, le contexte français y est réduit à une portion congrue, le plus souvent, il y est absent. Dans un article récent, Philippe Le Guern souligne qu’il est « frappant de voir qu’une partie des rares travaux consacrés à l’histoire du rock en France est faite par des passionnés érudits – qui font un travail souvent remarquablement documenté – et non par des universitaires18 ». Et lorsque quelques rares universitaires produisent des données historiques, elles sont l’œuvre de sociologues, jamais d’historiens. De toute évidence, l’histoire du rock en France reste encore très largement à écrire.

Politiques culturelles et cultures politiques

15L’histoire des politiques culturelles françaises destinées au rock a été abordée de manière plus approfondie. Ponctuellement, par Anne-Marie Gourdon19. Et sur le temps long, par Philippe Teillet20. Un temps long au cours duquel il est intéressant d’observer le glissement terminologique conjoncturel des travaux, passant progressivement du rock aux musiques amplifiées/actuelles. Il n’en est pas moins que les travaux de Teillet constituent en France un arrière-plan structurant un grand nombre de recherches. La question politique peut également être envisagée à l’inverse, sous l’angle de l’engagement politique des artistes. Une initiative amorcée par Anne Benetollo21 récemment poursuivie par Jean-Marie Seca22. Mais là aussi, les chercheurs ont tendance à se focaliser sur l’étranger plutôt que sur la France.

Du musicien aux producteurs culturels

16Les producteurs du rock sont tout d’abord envisagés sous leur forme la plus commune, celle du groupe de rock et des musiciens qui le composent. Les premiers à s’y être intéressés sont Jean-Marie Seca23 et Catherine Dutheil24. Puis, plus récemment, Damien Tassin25. Ces travaux, généralement fondés sur un travail sociologique empirique, visent à présenter la dimension sociale et expérientielle du rock.

17Fortement inspiré par Howard Becker, Patrick Mignon26 propose d’élargir la perspective au réseau de coopération nécessaire à la production du rock. Pour lui, le rock est le produit de l’action collective d’un ensemble d’acteurs. Cette perspective va guider quantité de travaux dont celui de Gérôme Guibert27 est peut-être le plus représentatif. Son projet vise à rendre compte du réseau de production culturelle de l’industrie de la musique en France. Ce qui le conduit à en dresser un large panorama sociologique, économique et historique. Il en dégage une partition marquée entre d’une part, une industrie culturelle dominante, professionnelle, centralisée et intégrée et d’autre part, une production culturelle locale, non-professionnelle, décentralisée et souvent invisible. Mais il souligne également la forte interdépendance qui lie ces deux sphères. Ce double système de production culturelle est indissociable d’un système de consommation. Ce qui va poser la question de la réception des produits culturels rock et notamment de leurs amateurs.

Des producteurs culturels aux amateurs

18Au sein des recherches françaises, la figure dominante de l’amateur de rock est celle du consommateur culturel. Cette figure n’est cependant pas envisagée de manière homogène et peut prendre plusieurs visages dont il est possible de dresser une chronologie.

19Premièrement, l’amateur de rock en tant que consommateur culturel aliéné par la société de consommation capitaliste. Dans la première moitié des années 1980, Jean-Charles Lagrée28 et David Buxton29 publient des études à tonalité marxiste, très marquées par Adorno, visant à dénoncer la consommation de masse. Pour eux, le rock renvoie à une identité de classe dominée dont les jeunes sont les victimes inconscientes.

20Deuxièmement, l’amateur de rock en tant que consommateur culturel « jeune ». Dans ce cadre, le lien entre rock et jeunesse est établi dans la seconde moitié des années 1980 à travers une série d’ouvrages collectifs séminaux aux titres évocateurs tels « Les musiques des jeunes30 » et « Jeunes et musique31 ». S’il est aujourd’hui permis de douter de l’univocité de ce lien, ces travaux visent néanmoins à faire la démonstration du caractère socialisateur de la pratique rock et d’un nouveau rapport au temps libre.

21Troisièmement, l’amateur de rock en tant que consommateur de produits psychoactifs. À partir des années 1990 sont apparus une série d’études présentant la consommation d’alcool ou de drogue comme un élément indissociable de la culture rock. Le caractère festif du rock combiné à l’alcool en tant qu’agent de socialité a été souligné par Patrick Mignon32. Sylvain Aquatias33 a quant à lui affiné ses observations sur les usages lui permettant de faire émerger un usage de routine (visant à soulager le quotidien) et un usage d’excès (visant la rupture avec le quotidien).

22Quatrièmement, l’amateur en tant que consommateur culturel sous le régime de la passion. Rompant avec les trois types d’analyses précédents, les années 2000 repensent l’amateur à nouveaux frais. Dans un ouvrage consacré aux fans des Beatles, Christian Le Bart34 interroge le processus identitaire de l’amateur. Gabriel Segré35 interroge quant à lui le culte rendu à Elvis en mobilisant les apports de la sociologie des religions.

Des amateurs aux médiateurs

23Dans l’ensemble, les études précédentes restent centrées sur les interactions humaines. Elles sont profondément marquées par l’école interactionniste américaine et notamment, les travaux d’Howard Becker36. La sociologie de la médiation développée par Antoine Hennion37 va pousser la logique interactionniste jusqu’au bout en soulignant la mixité irréversible entre humains et objets. Autrement dit, si le rock est le produit d’un réseau d’actions collectives, il faut envisager de repeupler ce réseau avec l’ensemble de ses médiateurs, humains et non-humains. Et donc de reconnaître un pouvoir équivalent aux hommes et aux choses en tant qu’ils sont à la fois constitutifs et participant de ce réseau. À partir de quoi, les disques deviennent des médiateurs au même titre que les amateurs. C’est dans cette perspective élargie, que j’ai moi-même38 tenté de rendre compte du fonctionnement du monde du rock. Je me suis non seulement intéressé aux acteurs du monde du rock, mais également aux choses produites, à ce que peuvent les choses, à leur coût. Ce qui m’a permis d’une part, de dégager des données socioéconomiques, et d’autre part, de restituer un monde du rock dynamique et équilibré ou l’action se distribue entre des corps, des choses et des jugements et tient par l’attachement, le plaisir et la participation. Cette option épistémologique est également mise en œuvre par François Ribac39 qui va porter une attention soutenue à l’objet disque pour en reconstituer les réseaux sociotechniques menant jusqu’à l’amateur.

24Si le modèle de la médiation est encore relativement peu mobilisé au sein des études portant sur le rock, l’intérêt pour les objets et les dispositifs est manifeste. L’importance de la chaîne d’électro-amplification a été soulignée dès 1985 par David Buxton40. La question sera spécifiquement développée par Marc Touché41 qui ne se contente d’ailleurs pas seulement d’en faire la sociologie, mais qui en est également le muséographe42. Au-delà de cet aspect matériel, l’autre intérêt du travail de Marc Touché est d’avoir élargi sa réflexion à l’environnement sonore des musiciens, notamment sous l’angle de la répétition43. Une poignée de chercheurs se sont ponctuellement intéressés aux lieux de diffusion du rock (bars44, concerts45, festivals46). Une série de travaux d’autant plus importants qu’en règle générale, l’aspect spectaculaire du rock est moins fréquemment traité sous l’angle du dispositif sociotechnique que sous celui du dispositif émotionnel.

Des médiateurs aux médias

25Les médias sont des médiateurs de choix pour le rock. En France, la radio et la télévision restent les parents pauvres des études portant sur les rapports entre rock et médias. La presse bénéficie d’un investissement plus important. Elle renvoie à trois types de supports majeurs. La presse musicale généraliste ou spécialisée (magazine), la presse d’information quotidienne (journal) et la presse musicale alternative47 (fanzine). Dans ce contexte, ces travaux interrogent généralement trois aspects de la presse. Premièrement, la réception des productions culturelles rock48. Deuxièmement, l’activité critique sous l’angle du discours49. Et troisièmement, le critique rock sous l’angle du travail50.

2.2. Approche micro

26On sait le rock saturé de logiques contradictoires. On sait aussi qu’il est une catégorie fourre-tout tellement vaste qu’il est impossible d’en avoir une véritable vision globale. À ce titre, on peut faire l’hypothèse que les travaux plus différenciés vont permettre de gagner en clarté et en précision. Cette approche micro produit trois niveaux d’observation. Premièrement, le niveau des sous-genres musicaux rock. Deuxièmement, le niveau des mouvements/milieux musicaux rock. Et troisièmement, le niveau des artistes rock.

2.2.1. Les sous-genres musicaux rock

27Le punk et le metal sont les deux genres musicaux rock les plus investis par les chercheurs français. Les études sur le punk, dont l’histoire est la plus ancienne, sont à la fois éparses et relativement caricaturales. Souvent peu fondées empiriquement, elles sont également peu convaincantes. Plus récemment, le genre metal a été l’objet d’une série de travaux. J’ai moimême réalisé une ethnographie sociohistorique sur le sujet51. Ouvrage suivi de la publication de deux dossiers thématiques « metal » au sein des revues Sociétés52 et Copyright Volume !53. Ces travaux indiquent qu’il est finalement tout aussi difficile de parler de certains genres musicaux en des termes généraux. Par exemple, mon ouvrage recense plus de 70 genres et sous-genres musicaux appartenant à la famille metal. Difficile d’y voir une quelconque unité.

2.2.2. Les mouvements/milieux musicaux rock

28Après les genres, ce sont plutôt des mouvements/milieux fortement liés au rock qui ont été étudiés. On dénombre trois grandes tendances. Premièrement, le mouvement hippie. Deuxièmement, le phénomène skinhead. Et troisièmement, le milieu gothique. Le mouvement hippie est généralement abordé sous l’angle de la bande ou du groupe contre-culturel54. Le phénomène skinhead est abondamment traité sous l’angle politique55. Quant au milieu gothique, il est avant tout envisagé sous ses aspects esthétiques56. Curieusement, ces travaux n’abordent finalement que très peu la question musicale. Elle y est traitée comme une évidence. Seul Gildas Lescop57 aborde véritablement le sujet en retraçant la sociohistoire de la musique oi !, genre de prédilection des skinheads.

2.2.3. Les artistes rock

29Une poignée de chercheurs choisissent d’étudier directement les carrières ou les œuvres d’un certain nombre d’artistes rock. C’est ainsi que Noir Désir, les Pretenders, Frank Zappa, Marilyn Manson ou encore Living Colour ont pu faire l’objet d’articles. Les travaux les plus conséquents dans le domaine sont ceux consacrés à Elvis Presley par Sébastian Danchin58, à Bob Dylan par Thomas Karsenty-Ricard59 ou encore à Jim Morrison par Jacob Thomas Matthews60.

30Il est finalement particulièrement difficile de dégager de grandes lignes épistémologiques tant les études portant sur le rock renvoient à des choix thématiques, des options théoriques et des disciplines variées. Reste à voir s’il en va de même pour les autres familles musicales.

3. Étudier la techno

31En quantité de publications, la techno est le second genre musical le plus étudié en France. Soit près de quatre-vingt-dix travaux dont une demi-douzaine de thèses de doctorat, une dizaine d’ouvrages et près de soixante-dix articles principalement disséminés au sein d’ouvrages collectifs et de revues.

32La techno est très marginalement étudiée en tant que catégorie des musiques amplifiées. Elle est plus volontiers envisagée en tant que catégorie générique. C’est-à-dire à un niveau de lecture méso. Ce qui offre une vision relativement peu contrastée de la techno puisqu’on la considère de manière indifférenciée comme un genre parmi d’autres des musiques électroniques.

3.1. Approche méso

33Considérer la techno comme une catégorie générique est une façon d’affiner le regard. Elle renvoie à un genre des musiques électroniques, puis à un genre de la dance music. Si ces catégories gigognes peuvent temporairement faire illusion, il ne faut pas perdre de vue que mot techno, au même titre que le mot rock, est un vaste fourre-tout regroupant une multitude de sous-genres spécifiques (house, jungle, drum’n’bass, etc.). Or, ces sous-genres sont très peu abordés dans les études françaises qui préfèrent se focaliser sur un seul axe comportant quatre grandes thématiques : la fête, la consommation de drogues, les pratiques artistiques ainsi que les outils et les techniques.

3.1.1. Premier axe : les recherches thématiques

34Le phénomène festif représente un aspect fondamental des recherches portant sur la techno. Son traitement est généralement partagé entre deux thématiques centrales. D’une part les raves. D’autre part, les free parties.

De la rave à la free partie

35La fête est un élément commun et fédérateur pour les deux dispositifs. De manière générale, les chercheurs l’envisagent comme un temps fort qui stimule et encourage la cohésion du groupe. Elle est à leurs yeux une expérience individuelle et collective. Et notamment, une expérience éphémère de convergence des émotions61. Soit un événement qui renforce le lien social et qui, dans le même temps, autorise le défoulement, ou plus précisément, l’« effervescence62 ». En ce sens, le phénomène techno permet de mettre l’accent sur la dimension fonctionnelle de la musique. Mais aussi sur la dimension participative et hédoniste de toute pratique musicale. Quoi qu’il en soit, Stéphane Hampartzoumian63 et Jean-Christophe Sevin64 ont retracé l’histoire des raves, les conditions de leurs mutations en free parties ainsi que les formes de sociabilité qu’elles génèrent. Ces chercheurs sont en outre, parmi les seuls à proposer une réflexion sur le corps dansant.

36En dépit des nombreux travaux disponibles sur la fête techno en général et sur les free parties en particulier, il apparaît que l’on ne dispose somme toute que peu d’informations concernant les acteurs de ces dispositifs festifs. Loïc Lafargue de Grangeneuve rappelait récemment qu’en France, « les travaux universitaires sur la techno ressemblent souvent davantage à un récit enchanté d’expériences festives qu’à une véritable enquête65 ». Avec pour conséquence, une masse de travaux généralement peu incarnés et pour laquelle l’enquête ethnographique est très peu mobilisée. L’étude de Sandy Queudrus66 compte parmi les rares travaux en mesure d’inverser cette tendance67. Car elle fournit des clés de compréhension concrètes, quant au fonctionnement des free parties, et ce, aussi bien au niveau des participants que des organisateurs.

Fête et consommation de drogues

37La consommation de produits psychotropes est indissociable des études portant sur la techno. Beaucoup de recherches renforcent la mythification de la techno. On peut lire par exemple que « La subculture technoïde est une culture d’évasion, où d’ailleurs la drogue a sa place. Mais elle est plus que cela en ce sens qu’elle est moins totalitaire et plus diversifiée en termes de stimuli68 ». À l’inverse, les auteurs de la revue Psychotropes (Revue internationale des toxicomanies) semblent moins complaisants et plus objectifs69.

38Les liens entre techno et drogue ont été soulignés dès les premières enquêtes sur la techno70. Mais les études spécifiquement centrées sur le sujet ne paraissent qu’au début des années 2000. Un collectif d’économistes71 va retracer les différentes filières du marché de la drogue auxquelles les fêtes techno ont offert de nouveaux débouchés. Dans la troisième partie de son ouvrage, Sandy Queudrus72 décrit elle aussi l’économie de la drogue au sein des free parties. Mais en outre, se fait aussi observatrice rapprochée des usagers des drogues. Elle insiste sur deux points. Le premier, globalement partagé, souligne que la consommation de drogues est à la fois un facteur de socialisation et une composante de la fête. Le second, moins répandu, souligne que la consommation abusive de drogues présente des risques graves pour la santé, notamment mentale.

Des producteurs aux œuvres

39Au-delà du dispositif festif, les études portant sur la pratique artistique techno mettent très clairement l’accent sur la figure du DJ en tant que producteur culturel. Ou plus précisément en tant que créateur et performeur. Les chercheurs y accordent une place centrale, généralement selon trois niveaux d’analyse distincts. La sociologue Anne Petiau73 se focalise sur le musicien électronique. Lionel Pourtau74 le considère comme un élément du Sound System. Morgan Jouvenet75 tente quant à lui d’élargir la perspective pour le restituer au cœur de l’industrie musicale à partir d’une architecture théorique issue de la sociologie du travail artistique. Si la figure de l’artiste est peu interrogée, l’œuvre techno l’est encore plus rarement. Seule une poignée de musicologues semblent s’y être intéressés. Emmanuel Grynszpan76 sous la perspective globale du son tandis que Guillaume Kosmicki77 s’est plus directement penché sur un tube techno.

Des œuvres aux outils et à leurs techniques

40Au-delà des figures, des pratiques et des œuvres, la techno est inséparable d’une série d’avancées technologiques. Les outils de la techno renvoient à l’équipement des musiciens électroniques. Du disque à la platine disque en passant par le synthétiseur et le sampler, etc. Mais ces outils renvoient également à leur manipulation et donc à des aspects techniques (mixage, remix, sampling). Dans les faits, au vu des recherches disponibles, il semblerait que les outils et les techniques rendant la fête possible soient nettement moins importants que les fêtes elles-mêmes. Curieux déséquilibre. Une poignée de chercheurs se sont néanmoins penchés sur ces objets aussi banals que fondamentaux. La revue Mouvements en a rendu compte dans un dossier spécial78. Le premier à introduire une réflexion quant au rapport fondamental entre la musique techno et ses outils technologiques est Joseph Ghosn. Pourtant, sa clairvoyance programmatique n’a, semble-t-il, pas encore eu la résonance qu’elle méritait. Il écrit :

« Il faudrait pouvoir mener des enquêtes extensives dans les raves de manière à pouvoir dessiner une approche statistique de la population. […] Il faudrait mener des études auprès des divers endroits où se vendent les instruments nécessaires à la composition de la techno et tenter d’appréhender la pratique même du genre en intégrant le monde des musiciens de techno et ce, tout en gardant présente l’idée que la techno ne correspond pas à un seul genre musical mais à une variété de sous-genres, eux-mêmes bien souvent répartis selon des aires géographiques spécifiques79 ».

41Il apparaît qu’une grande partie des travaux sur la fête techno ont été publiés au sein de la revue Sociétés dont Michel Maffesoli est le rédacteur en chef. Les chercheurs publiant au sein de cette revue sont principalement des étudiants inspirés par sa pensée. Rien d’étonnant donc, à ce qu’ils mobilisent abondamment ses paradigmes et concepts. Ce qui a évidemment des conséquences sur leurs travaux. À leurs yeux, la techno doit être envisagée comme un symptôme de notre société contemporaine. En ce sens, les chercheurs maffesoliens (dominants le champ) ont l’ambition de produire des travaux à visée explicative, tandis qu’une poignée d’autres chercheurs (plutôt proches de la revue Mouvements) tentent de produire des travaux à visée descriptive et compréhensive au sens d’un « monde » à la Becker. La volonté de mythifier d’une part et de démythifier d’autre part constitue une ligne de partage épistémologique majeure. Dont il reste maintenant à voir si elle opère de la manière aussi nette pour les études portant sur le rap.

4. Étudier le rap

42En nombre de publications, le rap est le troisième genre musical le plus étudié par les chercheurs français. Ce qui représente environ une soixantaine de travaux dont huit thèses de doctorat, une dizaine d’ouvrages et une quarantaine d’articles parus au sein d’ouvrages collectifs et de revues.

43Le rap est généralement étudié de trois manières en France. Premièrement, au même titre que le rock et la techno, il peut être étudié plus ou moins explicitement en tant que genre des musiques amplifiées. De même qu’il peut l’être sous l’angle des « cultures urbaines » ou en tant qu’élément de la culture hip-hop. Ce qui positionne l’observation à un niveau macro. Deuxièmement, il peut être étudié en tant que catégorie générique à un niveau méso. C’est-à-dire comme un genre auquel on reconnaît la paternité d’une descendance proliférante et indifférenciée. Troisièmement, il peut être étudié de manière nettement plus différenciée en tant que segment d’une famille musicale élargie. On l’envisage alors à un niveau micro, sous l’angle de l’artiste ou d’un sous-genre rap (new school, gangsta-rap). Avec pour effet d’offrir une vision relativement contrastée du rap.

4.1. Approche macro

44Le rap est l’une des quatre disciplines du hip-hop avec le DJing, la danse et le graf. Or ces disciplines coexistent aujourd’hui sans nécessairement partager les mêmes valeurs, ni participer des mêmes réseaux de sociabilité. Le hiphop ne peut donc plus être envisagé comme une « culture commune » telle qu’on a pu la penser dans les années 1980-1990. En dépit de ce constat, une poignée de travaux pionniers occupent une place importante dans le développement des recherches sur le rap. Si Christian Bachmann80 établit très tôt un lien entre smurf et rap, les travaux les plus importants dans le domaine restent probablement ceux d’Hervé Bazin81 et de Virginie Milliot-Belmadani82. Leurs travaux portent un regard macro sur la culture hip-hop, en tant que culture de rue. Évidemment, ces études n’accordent jamais que quelques paragraphes au rap. C’est pourquoi il est important de se pencher sur des travaux qui vont progressivement se focaliser plus spécifiquement sur le rap en tant que catégorie générique.

4.2. Approche méso

45Le niveau méso est le niveau d’analyse le plus fréquemment emprunté par les chercheurs français. Il présente des travaux qui abordent la dimension musicale du hip-hop, à savoir le rap et dans une moindre mesure, le DJing. Il repose sur deux axes majeurs. Premièrement, l’axe des recherches localisées. Deuxièmement, l’axe des recherches thématiques. Ces travaux sont généralement accompagnés, en guise d’introduction, d’une présentation historique du rap. Ce qui constitue de ce point de vue, une entrée thématique partagée, dont on peut cependant déplorer n’avoir pas encore fait l’objet d’une recherche historique exclusive et approfondie.

4.2.1. Premier axe : les recherches situées

46Le marquage social et géographique définissant une appartenance locale est extrêmement important pour quantité de rappeurs. Il l’est tout autant pour certains chercheurs. Les recherches localisées portant sur le rap présentent des niveaux de découpages spatiaux légèrement moins élaborés que ceux que l’on trouve dans les recherches portant sur le rock83. L’espace national, l’espace municipal et l’espace périphérique (banlieues) en constituent les trois grandes échelles. Étant donné que le rap est considéré comme une culture urbaine, l’espace national est généralement à entendre comme un espace situé en périphérie d’une grande ville. Certains chercheurs emploient explicitement les termes « banlieues », « cités » ou encore « quartiers de relégation84 ». Mais la majorité d’entre eux, se situent au niveau national. Seule exception à la règle, l’étude de Manuel Boucher85, particulièrement mobile, parvient à alterner des observations entre niveau national, niveau régional et niveau municipal. L’autre sous-entendu à décrypter est que cet espace, à la fois national et périphérique, se situe en banlieue parisienne. La capitale est cependant rarement mentionnée, contrairement à la ville de Marseille, seconde ville de France, qui est avec Paris, l’un des pôles de la culture hip-hop en France. L’espace municipal marseillais est fortement investi par une poignée de chercheurs, dont Béatrice Sberna86. Cette focalisation massive sur le caractère urbain du rap occulte évidemment ses développements en milieu rural qui ont pour l’heure fait l’objet d’enquêtes très marginales, mais qui présentent l’immense avantage de contrebalancer l’aspect « malaise des banlieues » traditionnellement attaché au rap. Il apparaît par ailleurs que les recherches restent majoritairement centrées sur la France.

4.2.2. Deuxième axe : les recherches thématiques

47Les recherches localisées sont habituellement combinées à des thématiques particulières. À l’inverse, les recherches thématiques ne sont pas nécessairement localisées. Dans ce cas, elles sont alors situées dans un espace territorial diffus, dont il est quelquefois possible de deviner les contours. Les thématiques récurrentes touchent aux formes d’expression, aux formes politiques, à la jeunesse et à la pratique musicale.

Une forme d’expression

48Le rap est très fréquemment envisagé comme une forme d’expression. Avec leur ouvrage fondateur, Le rap ou la fureur de dire, Georges Lapassade et Philippe Rousselot87 ont très largement donné le ton. L’idée générale est celle d’un cri articulé à un son. D’une expression à la fois parlée et musicale reposant sur un message et un médiateur. Un message dont on sait qu’il est potentiellement producteur d’identité, producteur de sociabilité, producteur de sens. Au-delà, on sait également que ce message est porteur d’un discours sociopolitique empreint de contestation et de violence.

49Ce discours repose sur une dimension esthétique incluant texte et musique. Christian Béthune88 en a largement dessiné les contours, accordant au rap une valeur esthétique autonome. Plus généralement, l’interprétation intertextuelle a intéressé quantité de chercheurs français. Une poignée d’entre eux l’étudie en tant que forme de poésie orale89. D’autres, plus nombreux, envisagent les textes dans leur aspect politique. Toutefois, quelle que soit l’approche retenue, il apparaît que ces études ne visent pas tant à faire œuvre philologique qu’à faire émerger un rapport au monde spécifique, notamment sous l’angle politique. Avec en creux, l’idée que la violence des paroles est un moyen de substitution à la violence réelle. Autrement dit, que « le mot remplace le couteau » et dont le titre de l’ouvrage Je texte termine90 est une bonne illustration.

50En recourant à la notion de katharsis, Anthony Pecqueux91 parvient à démontrer que si cette violence verbale est effectivement une réponse psychologique à un problème social vécu par une frange d’exclus, elle souligne également sa portée intensément politique, qui, en ce sens, interroge plus largement l’ensemble des citoyens. Manière de mieux comprendre que popularité du rap en France ne se réduit pas à la population immigrée des quartiers défavorisés. En contrepoint, le travail de Nathalie Karanfilovic92 sur le rap américain permet de prolonger cette réflexion. En opposant le rap « conscient », protestataire et politisé au « gangsta » rap, violent et nihiliste, le paysage rap gagne incontestablement en complexité et surtout en clarté. La simple mise en perspective de deux genres rap augmente la précision scientifique et permet de mesurer toute la fécondité d’une approche de ce type.

Du texte politisé aux politiques culturelles

51La question politique est indissociable du rap. En dépit de son aspect contestataire, le rap bénéficie de l’intervention publique, au titre des politiques culturelles dédiées aux musiques amplifiées, tout comme le rock ou la techno. Plus largement, il est communément admis en France qu’il faille tenter d’établir des passerelles entre pratiques culturelles et action sociale. Le rap, comme le sport, est envisagé comme un moyen permettant de créer ou de maintenir un lien avec certaines franges de la jeunesse. En ce sens, on lui prête des vertus intégratives et une capacité à maintenir la paix sociale. Mais au-delà, ce type d’action vise également à encourager la production de richesses artistiques et économiques93, avec pour horizon, l’insertion sociale et professionnelle de ses acteurs. Ce qui ne va pas sans générer un certain nombre de problèmes nés de la tension entre enjeux institutionnels (contrôle social et stratégies d’images des élus) et enjeux éthiques (rappeurs tiraillés entre authenticité et reconnaissance). Ces logiques d’encastrement de la culture hip-hop dans le social et l’économique ont été très finement abordées par Loïc Lafargue de Grangeneuve94. Mais également, par une série de chercheurs dans le cadre d’un numéro spécial « hip-hop » de la revue Mouvements95.

Des politiques culturelles à la politique jeunesse

52Le rap est devenu un enjeu politique par le biais de l’intervention publique au cours des années 1980. Dans le même temps, la jeunesse est elle aussi devenue un enjeu politique. Notamment, cette frange de la jeunesse, issue de l’immigration, qui vit dans les quartiers de relégation. Cette jeunesse populaire turbulente qui fait peur mais pour laquelle le rap peut aussi constituer le moteur d’une trajectoire sociale96. Par sa capacité à favoriser l’expression, la créativité et l’expérimentation, le rap permet aux jeunes de dénoncer leurs conditions de vie mais également de s’impliquer dans le jeu social. À l’instar de l’étude menée par Véronique Bordes97, la majorité des chercheurs français soulignent l’effet socialisateur du rap. Il favorise la construction, voire la conversion identitaire des jeunes rappeurs, notamment par les interactions qui en découlent avec les institutions locales (de type services municipaux de la jeunesse, chargées de relayer les décisions politiques sur le plan socioculturel). Mais dans le même temps, et c’est tout l’intérêt de cette étude, il apparaît que cette socialisation n’est pas unilatérale mais réciproque. Les conflits et les négociations entre les deux parties ont également des effets socialisateurs sur les institutions. En somme, les interactions qui procèdent d’un investissement dans le rap, permettent la participation sociale, avec son lot d’ajustements nécessaires. En d’autres termes, le rap est une ressource pour l’action socioculturelle qui elle-même est une ressource pour les rappeurs. Mais cette vision du monde n’en est pas moins relativement idéalisée. En outre, la perspective « jeune » présente un double inconvénient. Premièrement, celui de faire l’économie d’une investigation sur les différents genres rap. Deuxièmement, celui de faire l’impasse sur le vieillissement des rappeurs.

De la jeunesse à la pratique musicale

53La pratique musicale rap est un sujet relativement peu traité par les chercheurs français. Les travaux de Morgan Jouvenet98, précédemment évoqués dans la section consacrée à la techno, figurent probablement parmi les plus aboutis dans le domaine à l’heure actuelle. Il insiste sur le continuum entre pratique amateur et pratique professionnelle. Mais il aborde également les figures du MC et le DJ sous l’angle de leurs sources de création, mais aussi sous l’angle de la technologie (home studio, laptop) et des techniques (sampling). À partir de quoi, Jouvenet fait émerger l’idée que la critique sociale n’est pas un domaine réservé au MC et à sa parole qui « tue », mais qu’elle est également un élément constitutif du DJ. La pratique du sampling, peut en effet relever d’une critique de la propriété privée ou d’une critique de la domination marchande. Il devient une sorte de braconnage créatif. Un propos qui contredit une idée fausse, couramment répandue en France, selon laquelle la parole serait centrale dans le rap.

4.3. Approche micro

54Exception faite de quelques rares travaux, le rap n’est pas abordé sous l’angle de ses sous-genres. Ce qui constitue un problème épistémologique de taille. Car comme pour la catégorie rock, ou rap, c’est une catégorie fourre-tout qui brouille le regard plus qu’elle ne l’affine. Néanmoins, le rap peut être parfois envisagé sous l’angle microsociologique de la figure de l’artiste. Dans ce cas, aucun autre artiste que le groupe marseillais IAM n’a obtenu autant d’attention de la part des universitaires français, notamment musicologues99. Ce qui semble somme toute assez singulier compte tenu de la quantité de rappeurs en France, qui sont évidemment mentionnés dans quantité de travaux, mais auxquels il n’est jamais consacré de chapitre ou d’article spécifique (hormis NTM auquel Manuel Boucher100 a consacré un petit chapitre pour rappeler sa condamnation pour propos outrageants à l’endroit des forces de police).

Conclusion

55Une comparaison entre les trois familles musicales abordées dans cet article permet de mesurer à la fois les similitudes et les différences de traitement que leur réserve la recherche académique en France. Le premier point de similitude frappant est que l’histoire culturelle hexagonale de ces genres musicaux est quasiment inexistante101. Le second point de similitude transversal est celui de l’indifférenciation des genres musicaux au sein de leurs familles d’appartenance. Cette logique d’indifférenciation se répercute également sur le plan générationnel, ethnique, esthétique ou encore de l’identité sexuelle. Un peu comme si tout se valait. Comme s’il n’y avait aucune différence dans la composition du public de Diam’s (rappeuse de 27 ans) et de celui de Joey Starr (rappeur de 40 ans, ex-NTM). Ni aucune différence entre leur carrière, leur production discographique et leur influence sur le monde du rap. Si les deux premières similitudes soulignent un certain nombre de faiblesses propres à la recherche française, la troisième similitude semble au contraire plutôt encourageante. Il semblerait en effet que les recherches engagées privilégient de plus en plus les enquêtes empiriques au détriment de la spéculation philosophique, à la faveur notamment d’une revalorisation de la pratique ethnographique102. Cette démarche conduit à ne plus seulement s’intéresser aux interactions humaines, mais vise également à en retracer les réseaux sociotechniques. Toutefois, dans ce cadre, il est regrettable que les recherches portant sur les amateurs et les « petits » producteurs culturels (souvent invisibles) soient surtout développées dans le rock.

56Sur le plan des disparités de traitement, il apparaît que la techno, contrairement au rock et au rap ne propose guère de recherches situées. Ce qui permet de souligner par ailleurs, que de manière globale, la distinction entre monde rural et monde urbain ne se pose véritablement pour aucune des trois familles musicales. Ce qui est d’autant plus curieux que les free parties se déroulent d’ailleurs fréquemment en milieu rural par exemple. De manière évidente, le rock a suscité le plus grand nombre de recherches thématiques. Celles-ci présentent des situations et soulèvent des problèmes dont les études sur le rap et la techno sont encore vierges. Peu de données socioéconomiques, sur les médias spécialisés ou les amateurs par exemple. Lorsque les comparaisons sont possibles sur la base de thématiques communes, il reste à les réaliser.

57Il serait évidemment pertinent de lier les différentes approches, macro-méso-micro, entre elles. Mais en partant modestement du micro. En effet, au sein de la communauté scientifique, il semble de plus en plus difficile de maintenir une catégorie macro telle que « musiques amplifiées ». Pour trois raisons au moins. Premièrement, en raison des logiques contradictoires qu’elle recouvre. Deuxièmement, compte tenu du trouble qui en résulte. Troisièmement, étant donné que nous disposons de catégories autrement plus efficaces, telles que les scènes musicales par exemple. Le concept de scène musicale permet de penser à la fois le local et le global. Mais aussi d’articuler micro, méso et macro. À la manière de l’ethnographie, de l’ethnologie et de l’anthropologie. Il ne peut y avoir de discours anthropologique sans données ethnographiques ni analyse ethnologique. De même qu’il ne peut raisonnablement pas y avoir de musiques amplifiées sans scènes musicales, ni genres musicaux. Au vu du contexte international, c’est probablement sur la base de cette orientation épistémologique que se développeront les recherches futures en France.