1Les modestes aides dont les musiques populaires1 ont bénéficié de la part de l’État français (à partir du début des années 1980) portaient une critique des politiques culturelles antérieures et de leur conception restrictive de « la » culture2. La présentation des actions en ce domaine invite donc à y associer (à grands traits) le rappel des analyses dont les politiques culturelles dans leur ensemble ont fait l’objet3.

2Ces premières interventions eurent plus d’importance symbolique que par l’ampleur des moyens mis en œuvre4. En 1997, les crédits affectés à ce domaine (pourtant fort vaste) étaient comparables à ce que recevait la caisse de retraite de l’Opéra de Paris…5 Ce sont plutôt les villes qui ont fourni des lieux de répétitions et de concerts, des moyens financiers pour l’organisation de festivals6. À l’origine, leurs conditions de production et de diffusion, ainsi que leurs rapports aux industries culturelles et aux médias, opposaient ces musiques aux habitudes et valeurs des milieux culturels traditionnels et conduisaient à envisager pour elles des mesures spécifiques. Vingt ans plus tard, les aides accordées à ces musiques se sont rapprochées des standards de l’action culturelle publique7 (1).

3Ces actions sont en outre contemporaines de critiques sévères des politiques culturelles menées depuis 19818, mais aussi d’interrogations sur leur sens9 et leur conduite (rôle dominant des collectivités territoriales dans le financement de la vie culturelle). Elles ont également accompagné et nourri un phénomène que G. Saez a qualifié d’« insécurité culturelle10 », soit la mise en cause de la culture légitime que les politiques culturelles entendaient porter aux publics11. Les mesures prises en faveur des musiques populaires se trouvaient donc au cœur de toutes ces questions : semblant traduire une mutation nécessaire des politiques culturelles tout en cristallisant une partie des critiques émises à leur encontre (2).

1. Les politiques en faveur des musiques populaires face aux standards des politiques culturelles

4Deux inspecteurs généraux du ministère de la culture12 ont fait le bilan de l’action de l’État en faveur des musiques « actuelles » (terminologie qui s’est finalement imposée). Plutôt que de résumer ce rapport13, nous allons examiner l’action de l’État au regard des standards apparus au sein des politiques culturelles, notamment dans le champ du spectacle vivant.

1.1. L’écart initial

5Il y a 20 ans, il s’agissait de faire pour ces musiques autre chose que ce qui se faisait pour d’autres domaines artistiques. Ces dérogations étaient justifiées par le souci de ne pas institutionnaliser des expressions musicales qui, disait-on, ne pouvaient s’épanouir que hors de toute officialisation. La défiance des services de l’État à l’égard de leurs propres pratiques ne surprend pas les observateurs de l’action publique habitués à ses contradictions. Mais dans tous les champs de la création, l’activité artistique y est opposée à la rationalité managériale, bureaucratique ou économique14. En vérité, ces préventions s’expliquaient par le fait que les agents du ministère impliqués (très peu nombreux) ne connaissaient pas bien ces musiques, le rock en particulier. Plus que d’autres, ce dernier symbolisait la transgression des frontières de l’action culturelle. Le jazz, la chanson, les musiques traditionnelles avaient déjà connu une certaine légitimation. Le rock récent en revanche était pour eux un continent inconnu. Les vagues successives de genres (la « valse des étiquettes15 ») constituent en effet un puissant mécanisme de ringardisation des générations passées… vite dépassées par les événements ! L’expertise des services de l’État disparaissait ici, passant du côté de leurs interlocuteurs issus des associations « rock ». Pour sortir de cette difficulté (indéniable) à désigner ce nouveau champ d’intervention, le ministère fit le choix des agrégats. Le rock, la chanson, le jazz, les musiques traditionnelles ont été associés, par-delà les différences promues par leurs représentants16. Mais il restait à qualifier cet ensemble. Après avoir tenté « les musiques d’aujourd’hui », c’est au milieu des années 1990 que la terminologie de « musiques actuelles » va s’imposer malgré tous ses défauts. L’expression « musiques amplifiées », plus restrictive mais aussi plus précise17, a connu un certain succès mais elle limitait les possibilités d’alliances avec des représentants d’esthétiques musicales ne s’y reconnaissant pas (jazz, musiques traditionnelles). L’expression « musiques populaires » ne s’est jamais imposée. Deux raisons au moins peuvent l’expliquer : si la popularité est avérée, l’intervention publique fondée sur le projet de démocratisation, ne se justifie plus ; en outre, le terme « populaire » est lesté d’une charge symbolique et politique encombrante18.

6Le désappointement des agents de l’État face à des productions artistiques dont ils maîtrisaient mal les classements et hiérarchies, s’est renforcé d’un positionnement ambigu du soutien public accordé à ces musiques. La création du ministère de la culture en 1959 s’était traduite par une différenciation inédite entre éducation, éducation populaire et action culturelle, relevant progressivement de trois ministères distincts19. Les services du ministère de la Culture, soutenus par les professionnels de leur champ d’intervention, n’ont eu de cesse de naturaliser les limites de ce découpage administratif. Exclus du champ des politiques culturelles et de leurs équipements, des acteurs de scènes rock locales avaient trouvé refuge dans les équipements « socioculturels » et initié des carrières dans ce secteur. Mais d’autres ont préféré revendiquer une intégration aux politiques culturelles. La reconnaissance de ces musiques comme expression musicale de la jeunesse accentuait cette ambiguïté : soutenue par le ministre de la culture, Jack Lang, elle tournait le dos à deux décennies d’action de ses services renvoyant les questions relatives à la jeunesse à « jeunesse et sports ». Enfin, le rapport de J. Hurstel sur les relations de la jeunesse aux équipements culturels et socioculturels20 encourageait les pouvoirs publics à soutenir les lieux que les jeunes se choisissaient indépendamment de leurs rattachements administratifs. Plus encore, l’amplification de ces musiques et les comportements de leurs publics exigeaient des lieux adaptés, indifférents aux différences entre catégories d’équipements.

7Ce brouillage des territoires administratifs que la politique de l’État avait délimités, se manifestait également à travers la question de la professionnalisation. L’opposition du culturel au socioculturel était construite autour de la distinction entre professionnalisme et amateurisme. Or, dans le champ de ces musiques, les conditions d’apprentissage et les modes de rémunération des artistes, effacent ces différences. Les diplômes de l’enseignement musical, les distinctions et cursus de formation n’y ont aucune valeur (à l’exclusion relative du jazz) et en tout état de cause ne conditionnent ni les recrutements au sein de formations musicales ni les décisions des responsables de salles de concerts ou de labels discographiques. Le montant des rémunérations compte d’ailleurs moins que le temps consacré aux activités musicales21. De plus, le système de l’intermittence du spectacle, qui dépasse le secteur de ces musiques22, tend à consacrer comme professionnels ceux qui accèdent à ce régime d’assurance-chômage. Mal réglée par un décret de décembre 1953 (qui devrait être modifié en 2007), la question de la place des amateurs dans des spectacles est un sujet de tensions avec les syndicats d’artistes vigilants quant à la défense des droits des professionnels. Et, malgré la référence aux pratiques artistiques (sous entendu : des amateurs) dans les missions des ministres de la culture depuis 1997, les services culturels de l’État se sont longtemps distingués par le souci exclusif des artistes professionnels. Ajoutons encore, que dans de nombreuses structures vouées aux musiques actuelles, l’emploi précaire, les emplois assistés et le bénévolat occupent une place bien plus importante que dans d’autres types d’équipements culturels. La « fragilité durable » de ces équipes23 va de pair avec celle des entreprises commerciales de production de spectacles qui, dans ce domaine sont souvent de très petites structures à l’activité encore plus intermittente que celle des artistes qu’elles emploient24. C’est pourquoi si la professionnalisation a constitué un axe majeur de la politique de l’État depuis les années 196025, le secteur des musiques populaires en est relativement resté à l’écart.

8Enfin, alors que la démocratisation de la culture légitime constituait le credo des administrations culturelles, les musiques populaires, notamment celles considérées comme expression de la jeunesse, ont incarné un autre cadre normatif et intellectuel : la « démocratie culturelle26 ». Non sans contradiction : la démocratie culturelle suppose l’attention à des pratiques et valeurs déjà présentes au sein de groupes sociaux27, alors que dans de nombreux cas il s’agit, même pour des musiques « populaires », de faire découvrir au public des artistes émergents ou de référence dont la valeur a été fixée par des « experts » (programmateurs, producteurs de spectacles, associations spécialisées, journalistes, etc.). La démocratie culturelle n’a occupé qu’une place marginale au sein de la politique culturelle. Seuls les Arts et Traditions Populaires et les écomusées ont illustré cette orientation. Elle fera retour à travers le renouvellement de la question sociale dans les quartiers périphériques des métropoles. Pour y faire face, le gouvernement français, reprenant la main sur les problèmes urbains délaissés au profit des autorités locales depuis le début des années 1980, va bâtir une « politique de la ville » à la fin de cette même décennie. Programme interministériel, elle mobilisait des crédits issus de différentes administrations, notamment culturelles. De leur côté, les pratiques artistiques des « jeunes de quartier » souvent issus de l’immigration obtiendront une plus forte visibilité médiatique avec la réussite commerciale du rap français. Les services du ministère de la culture, sur une impulsion du cabinet du ministre, vont inventer au début des années 1990, les « cafés-musique ». Mais le clivage né 30 ans auparavant entre le culturel et le socioculturel va faire des volets culturels de la politique de la ville une catégorie d’action sans cesse traversée de tensions entre « culture légitime et culture relativiste, entre démocratisation et démocratie culturelle, entre intégration républicaine et valorisation des expressions culturelles spécifiques, entre culture et cultures28 ». Le hip-hop pouvant être pris en compte comme vecteur d’intégration sociale ou de prévention de la délinquance, utilisé comme modalité d’attraction de jeunes « des quartiers » vers des formes artistiques considérées comme plus « nobles29 » ou envisagé comme un pan de la création contemporaine conservant une dimension identitaire30.

1.1.1. Glissement progressif vers les standards

9Sur le long terme, les structures vouées aux musiques actuelles se sont rapprochées des normes du soutien public au spectacle vivant31. L’humeur anti-institutionnelle du début des années 1980 a fait place à une forte demande d’interventions publiques. Dans un tel contexte, il n’est pas surprenant de voir progressivement se déployer pour les musiques actuelles les instruments32 de l’action culturelle publique dans le champ du spectacle vivant. Or, celle-ci a été principalement une politique d’équipements et de soutien à la création artistique.

10La nécessité de construire ou d’aménager des locaux spécifiques pour les musiques « des jeunes » et généralement amplifiées, a induit des politiques d’investissement (à l’origine polarisées entre des petits lieux et des salles de plusieurs milliers de places, les zéniths) et la mise en œuvre de toutes les ressources, procédures et compétences acquises antérieurement dans l’aménagement culturel du territoire. Progressivement, sont apparues des salles de capacités intermédiaires rejoignant le mainstream des équipements culturels (entre 500 et 1 000 places) et dont le montant des investissements réalisés à l’occasion de leur construction – de plus en plus élevé33 – a impliqué la croissance des sommes affectées à leur fonctionnement. Le besoin de lieux spécifiques a ainsi conduit le soutien aux musiques populaires à se couler dans des politiques d’investissement puis de soutien au fonctionnement, ce qu’on peut désigner comme une « logique d’équipement » qui a marqué les politiques culturelles, en particulier au niveau des villes34.

11Les acteurs des musiques actuelles partagent avec les professionnels de la culture le souci des enjeux artistiques. Attentifs aux talents en émergence, ils partagent la hantise de l’académisme et des contraintes que les impératifs commerciaux font peser sur le travail artistique. Or, ceci est conforme aux caractéristiques majeures des politiques culturelles en France depuis Malraux. Sans doute, on ne considère plus que seuls de rares individus ont le pouvoir de créer, mais que l’innovation peut venir « d’en bas », de la rue ou des marges de la société. Mais tout ne se vaut pas et la disqualification des productions musicales les plus commerciales désigne en creux des valeurs esthétiques plus autonomes. Ce qui se crée ou s’invente reste au cœur des préoccupations de beaucoup d’acteurs ou de lieux, partageant ainsi une valeur identitaire à l’ensemble des milieux culturels.

12Au début des soutiens publics accordés à ces musiques, une forme de cultural gap frappant les décideurs publics et les responsables administratifs les a détournés d’un type d’aides (à la création ou à la production) dont la place parmi les rapports entre pouvoirs publics et artistes est l’une des plus anciennes. Puis le jazz et la chanson ont progressivement bénéficié de mesures de ce type alors que les musiques amplifiées en sont restées longtemps éloignées. Mais leur régime dérogatoire s’efface avec l’extension du dispositif des « résidences » associant à la mise à disposition d’un lieu pour une production, un travail de sensibilisation des publics. Les mesures de soutien à des projets artistiques se sont développées par la mobilisation d’experts (intégrés ou extérieurs aux administrations) dont les avis « éclairent » les décideurs officiels, comme cela se pratique dans d’autres domaines des politiques culturelles. Dans le champ de la formation artistique, M. Fleuret s’était efforcé de diversifier les musiques enseignées dans les établissements de formation contrôlées par l’État. Se heurtant à des obstacles culturels et professionnels, cette action a diversement bénéficié aux musiques actuelles : le jazz et les musiques traditionnelles ont connu ici aussi une intégration plus précoce même si souvent « ornementale » et variable d’un établissement à l’autre. La formation dans le champ du rock, du rap, des musiques électroniques a été portée par d’autres structures : le Studio des variétés (créé en 1983 par le ministère de la Culture et la Sacem35), de nombreuses écoles associatives fédérées au sein de la Fneijma36, ainsi que des salles de concerts ayant développé une activité de formation, dite d’accompagnement. Mais la perspective d’intégration de ces musiques aux établissements d’enseignement musical spécialisé continue d’orienter l’action du ministère. Elle a conduit à la création d’un certificat d’aptitude (CA) de professeur en 2001 et d’un diplôme d’État (DE) pour l’enseignement de ces musiques. Malgré les faibles résultats obtenus, fruits de réticences diverses relevées par le rapport Berthod-Weber, ses auteurs invitent à poursuivre l’intégration de ces musiques au sein de l’enseignement spécialisé.

13Sans doute, la régulation étatique des relations entre la scène, le disque et les médias, est une dimension spécifique des politiques en faveur des musiques actuelles37. Le rapport Berthod – Weber invite à une politique articulant les trois branches de la filière (spectacle vivant – via le CNV38 –, disques, médias). Les autres domaines des « arts de la scène » n’ayant pas de relations équivalentes avec des industries culturelles, il s’agit donc d’inventer une politique inédite. Mais, c’est une action en devenir plus qu’une réalité présente.

14Pour comprendre les raisons du glissement global de ces interventions vers des standards inventés pour d’autres domaines, deux explications principales peuvent être avancées. La première est proposée par l’analyse des phénomènes de Path Dependency39. Les dispositifs éprouvés, les instruments d’action reconnus ont l’avantage de faire l’économie des coûts d’apprentissage de mesures nouvelles. Ensuite, la récurrence du terme de « reconnaissance » dans les demandes exprimées par les acteurs de ces musiques indique une aspiration à une égalité de traitement entre formes culturelles. Or, le déploiement de ces modèles d’action constituait un bon signe de reconnaissance. À l’inverse, il était peu envisageable de maintenir ces politiques musicales dans le régime dérogatoire qui était le leur à l’origine sans laisser penser qu’on ne reconnaissait pas à ces musiques la même dignité qu’à d’autres et, surtout, que leurs publics ne bénéficiaient pas de la même considération que d’autres. C’est en ce sens que les politiques en faveur des musiques actuelles témoignent d’une logique de la reconnaissance40.

2. Les politiques en faveur des musiques populaires : symptômes et remèdes de la crise des politiques culturelles

15C’est donc au moment (années 1990) où les politiques culturelles ont commencé à être de plus en plus mises en cause, qu’elles ont intégré les musiques populaires à leur champ d’intervention. Considérées comme symptomatiques de cette phase, les actions conduites en faveur de ces musiques peuvent aussi être envisagées comme porteuses de nouvelles façons de concevoir et de faire des politiques culturelles.

2.1. Crise ? Quelle crise ?

16L’état des lieux dressés par M. Berthod et A. Weber présente clairement la politique menée dans le champ des musiques actuelles et en fait une évaluation synthétique. Il est en revanche difficile d’y percevoir le cadre général dans lequel prendraient place tous ces dispositifs. En ce sens, elle reflète une situation qui est celle des politiques culturelles dans leur ensemble. C’est ce dont témoignent des événements de la dernière campagne présidentielle de 2007.

17À cette occasion les milieux culturels se sont inquiétés du silence des partis politiques concernant l’avenir de ces politiques. Pourtant, dans leurs programmes, les principaux compétiteurs répondaient à leurs attentes, du moins aux plus fondamentales d’entre elles41. Mais, au-delà de mesures précises, ce qu’attendaient ces professionnels, c’est ce qu’André Malraux était parvenu à faire aux débuts des années 1960 : « La mise en cohérence réussie, c’est-à-dire acceptée, d’une représentation du rôle que l’État veut faire jouer à l’art pour changer ou consolider la société avec un ensemble de mesures publiques (nominations, financements, créations de divers dispositifs et établissements)42. » Si Jack Lang avait renoué avec ce souci d’articuler son action sectorielle au projet d’ensemble du gouvernement, les ministres de la Culture suivants se sont plutôt limités à la maîtrise de leurs dossiers. Sans doute les problèmes sociaux urbains et les enjeux de la mondialisation culturelle (négociation du Gatt puis de l’OMC, travaux de l’Unesco) ont suscité de leur part des prises de positions idéologiques. Mais le déficit de sens et de lyrisme politique est aujourd’hui patent et explique la déception, voire la nostalgie, des milieux culturels.

18Or, la disparition d’une « conception cohérente et socialement ambitieuse de l’action culturelle de l’État43 » est un phénomène dont les mesures en faveur des musiques actuelles paraissent symptomatiques. Les services confiés à Malraux délimitaient un champ restreint. On doit à Jack Lang d’avoir tenté d’accorder le domaine d’action de ses services avec des conceptions de la culture échappant au légitimisme culturel. Aux côtés du cirque, de la bande dessinée, des arts culinaires, de la mode, des sciences et techniques, les musiques populaires et le rock en particulier ont souvent été présentés comme les éléments les plus significatifs de cet élargissement. Mais un si vaste domaine oblige à mener des actions très diversifiées et difficiles à mettre en ordre dans un grand projet politique.

19Cette dispersion des activités est aussi un facteur important de la « surpopulation » des politiques culturelles. Services des collectivités locales, agents de l’État, personnels des salles de concerts ou lieux de répétition, musiciens amateurs ou semi-professionnels, multiples associations, (micro) entreprises du domaine du disque, de la production de spectacles et des médias : le secteur des musiques actuelles témoigne particulièrement de cette situation. Elle se traduit par des initiatives multiples, peu coordonnées, voire concurrentielles que les pouvoirs publics tentent de réguler, tout en ayant le plus souvent le sentiment de ne pouvoir jamais être en mesure d’y faire face de façon satisfaisante.

20Enfin, cette surpopulation est directement liée à l’absence de référentiel des politiques culturelles. Certains travaux d’analyse des politiques publiques – approches cognitives – ont montré qu’un ensemble de mesures a d’autant plus de chances de constituer une politique qu’elle est portée par un groupe social doté d’une vision claire de sa place et de son rôle dans la société. C’est autour de cette matrice intellectuelle et pratique, qualifiée de « référentiel44 », que s’organise une politique, assurant le leadership du groupe qui en est porteur. De ce point de vue, les difficultés que connaissent aujourd’hui beaucoup de politiques publiques s’expliquent par l’absence d’un tel leadership. C’est ce qui se passe en particulier dans le domaine culturel : l’élargissement du champ d’intervention est allé de pair avec la diversification des groupes mobilisés, certains relevant des administrations publiques, d’autres du secteur privé non lucratif, d’autres encore du secteur marchand, certains dotés d’une qualification professionnelle reconnue, d’autres de compétences floues ou acquises « sur le tas ». Il en résulte une situation fragmentée où aucun groupe ne peut porter une vision de l’ensemble du secteur culturel capable de fédérer les autres. Au sein même du (sous) secteur des musiques actuelles, les différences entre esthétiques, l’inscription dans des logiques lucratives ou non lucratives, dans le domaine du spectacle vivant, du disque ou des médias, le professionnalisme recherché des uns, l’amateurisme revendiqué des autres, voire des options politiques, constituent autant de différences qui, sans empêcher toute coopération, rendent difficile la construction de valeurs communes autour desquelles pourrait se définir une politique publique. La création fin 2005 du Conseil supérieur des musiques actuelles, à la suite d’une concertation nationale entre la plupart des organisations nationales et régionales de ce secteur, est un moyen de rapprocher les positions de ces différentes organisations. Elle permet aussi d’observer les écarts encore sensibles qui les séparent. On comprend alors, au regard de cette dispersion, tant la difficulté des responsables culturels à construire une politique cohérente, que celle des analystes à reconstituer les options politiques dont ces politiques seraient l’expression. Le domaine des musiques actuelles étant, on l’a vu, particulièrement exemplaire de cette situation.

2.2. Un secteur exemplaire ?

21Mais, les faits montrent qu’il est possible de trouver des aspects plus positifs à cette exemplarité et de considérer ce qui se passe dans ce domaine comme un avenir possible pour l’ensemble des politiques publiques de la culture.

22En premier lieu, les actions en faveur des musiques actuelles témoignent d’un nouvel âge des politiques culturelles désormais polarisées autour des villes. La décentralisation culturelle a favorisé une gouvernance multiniveaux qui rend mal compte du rôle clef qu’y jouent les villes. Leurs ressources financières, leurs services culturels, les professionnels de leur territoire, font qu’elles exercent des responsabilités dépassant leurs frontières. Les agglomérations sont le siège de la plupart des gros équipements culturels et des manifestations les plus importantes. Elles se sont beaucoup investies dans le champ des musiques actuelles. Le rock, le rap, les musiques électroniques sont historiquement et esthétiquement associées au monde urbain. La vitalité des scènes locales est aussi liée aux concentrations universitaires et à des seuils de population suffisants. En outre, les problèmes sociaux caractéristiques des territoires urbains ont conduit de nombreux gouvernements locaux à associer la culture à leur nouveau développement et à lui consacrer une place importante dans leurs stratégies de régénération urbaine45.

23En France, la tradition centralisatrice, le morcellement du territoire et les luttes entre niveaux d’action (communes, départements, régions, structures intercommunales), tendent à freiner l’affirmation des pouvoirs urbains et la prise de conscience à laquelle devrait conduire, de façon générale, le « retour des villes en Europe46 ». En outre, les acteurs des politiques culturelles, y compris ceux des musiques actuelles, sont parfois inquiets d’une évolution dont ils sont pourtant les premiers bénéficiaires. Une certaine culture jacobine (l’attachement à un développement indifférencié des territoires) peut expliquer ces craintes. Mais, elles doivent surtout beaucoup au fait que la recomposition des pouvoirs entre centre et périphérie oblige à une recomposition parallèle des organisations professionnelles et sectorielles afin de bénéficier auprès de toutes les autorités locales de la bienveillance précédemment obtenue au niveau central.

24En second lieu, les politiques en faveur des musiques populaires ont été fondées sur le principe de reconnaissance. Orientation non affichée en raison de ses contradictions avec le modèle républicain d’intégration47, elle apparaît pourtant dans le cadre des politiques de la culture depuis les années 1970, à travers les revendications régionalistes puis, et surtout, les questions relatives à l’immigration48. Il résulte de cette situation des politiques ambivalentes ne répondant pas strictement à des critères ethnoculturels, mais, dans le cadre ou dans la logique de la politique de la ville, abordant les différences culturelles via des considérations sociospatiales.

25La promotion du thème de la diversité culturelle invite à sortir de cette ambivalence. Jean-Michel Lucas, universitaire, ancien membre du cabinet de Jack Lang et ancien directeur régional des Affaires culturelles, a publié sous le pseudonyme de Doc. Kasimir Bisou, une série de textes stimulants afin de surmonter cette contradiction et ouvrir de nouvelles perspectives pour les politiques culturelles49. Soulignant le double langage d’un pays qui fait aujourd’hui de la diversité culturelle l’un de ses étendards mais où les politiques de la culture restent essentiellement construites autour de valeurs définies par des experts convaincus de la nécessité de les rendre accessibles au plus grand nombre, les travaux de J.-M. Lucas sont avant tout soucieux de mettre l’action publique en cohérence avec les principes auxquels elle fait référence50. Ses réflexions puisent à la fois dans les déclarations et conventions de l’Unesco, les travaux de cités et gouvernements locaux unis (CGLU) – organisation mondiale de gouvernements locaux qui ont adopté en mai 2004 à Barcelone les principes d’un Agenda 21 de la culture51 –, les recherches concernant l’économie sociale et solidaire (afin de donner réalité à la fameuse « exception culturelle » et sortir la culture des rapports marchands propres à une économie capitaliste), ainsi que dans le travail du juriste P. Meyer-Bisch (université de Fribourg) sur les droits culturels, qui a servi de base à la déclaration de Fribourg sur ce thème adoptée en mai 200752.

26Forme savante d’un militantisme culturel, ces réflexions opposent aux responsables politiques les textes qu’ils ont eux-mêmes adoptés (comme ceux de l’Unesco) et fournissent à certains acteurs culturels un corpus intellectuel leur permettant de sortir d’une conception de ces politiques qui leur est défavorable. Ceci explique l’intérêt du milieu des musiques actuelles pour ses travaux53, malgré certaines contradictions. Les critiques globales de K. Bisou ne les épargnent pas en effet, dans la mesure où, sur le long terme, les actions en faveur de ces musiques et les pratiques de nombreux professionnels de ce secteur se sont rapprochées des standards des politiques culturelles. À l’inverse, l’adoption de pratiques participatives (comme y invitent les Agendas 21 pour la culture) suppose une profonde transformation des valeurs et des façons de faire, y compris dans le champ des musiques actuelles. Surtout, la notion d’identité culturelle – au cœur des textes de l’Unesco – n’est pas sans poser problème. Qu’il s’agisse des différentes formes de rock, de rap ou de musiques électroniques et de leurs hybridations, on ne voit guère quels pourraient être les groupes sociaux dont elles seraient caractéristiques sans les assigner autoritairement à certains d’entre eux. De ce point de vue, la déclaration de Fribourg sur les droits culturels semble plus adaptée en considérant les droits culturels comme étant liés à des individus et non à des groupes.

27Mais par-delà ces ambivalences, la logique du soutien public aux musiques actuelles est bien celle, novatrice en France, de la reconnaissance. Il ne s’agit pas ici de prendre en compte des différences ethniques, religieuses, de genre ou d’orientations sexuelles ou de toute autre nature, susceptibles de distinguer des groupes spécifiques parmi l’ensemble d’une société. Mais, si on veut éviter de naturaliser des différences qui sont les produits « de processus incessants de décomposition et de recomposition54 », une politique culturelle de la reconnaissance devrait plutôt consister, en fonction de ce qu’ont apporté les Cultural Studies55, à prendre acte de dynamiques culturelles qui ne sont pas seulement verticales (descendantes) mais aussi horizontales et donc relativement autonomes des normes de la légitimité culturelle. Il s’agit alors de reconnaître la capacité de groupes sociaux extérieurs aux élites culturelles à produire des formes symboliques et des œuvres qui sont constitutives de la culture de notre temps, susceptibles de servir à des constructions et recompositions identitaires, tout en répondant à une pluralité de normes esthétiques. Dans le cas des musiques actuelles, il s’agit par exemple de conceptions différentes du travail musical, du rapport aux œuvres, voire avec des modalités d’investissement dans les activités musicales. Si les défis ne sont pas minces, ce qui s’est produit dans le champ des musiques actuelles témoigne d’orientations qui, pour être nouvelles, n’en sont pas moins nécessaires pour le devenir de l’ensemble des politiques culturelles et la mise en conformité de leurs contenus avec leurs principes.

Conclusion

28Ce qui a été montré témoigne d’une inépuisable capacité à politiser les questions de culture. Les prises de position des acteurs culturels, comme les travaux des chercheurs, sont des matériaux autant susceptibles de contribuer à mieux comprendre ces politiques et à les transformer, que de nourrir à leur sujet une controverse. De plus, l’implication forte et directe des autorités politiques fait que tout débat à ce sujet les met en cause. La rhétorique du service public avait relativement neutralisé et dépolitisé ce terrain. Aujourd’hui, les questions de légitimité et de diversité culturelles le repolitisent. Les mesures en faveur des musiques populaires sont alors au cœur de ces évolutions et des conflits qui les accompagnent.

29Pendant ce temps, des musiciens jouent, répètent et enregistrent. Longtemps la France a surtout produit une excellente critique de rock. Elle n’a connu que récemment la consécration internationale de ses artistes (à travers la fameuse French Touch des musiques électroniques et sa place dans les musiques du monde). Mais, les politiques publiques ne sont pas responsables de ces succès.

30C’est en revanche au niveau local que leur action a été plus sensible. Les soutiens publics aux musiques populaires ne sont pas une spécificité française56. En France comme ailleurs, ils dépendent des « chemins parcourus » par les politiques culturelles. Là où elles ont moins de légitimité et pour ce motif moins d’autonomie, c’est au titre par exemple de la prévention de la délinquance ou du développement économique que ces musiques seront aidées57. Les données rassemblées par S. Frith58 suggèrent aussi qu’une forme de convergence apparaîtrait dans les interventions des autorités locales de différents pays. Cette hypothèse est à vérifier mais elle est en partie cohérente avec ce qu’on peut observer en France où l’action des collectivités territoriales tend au final à soutenir des scènes locales menacées par la globalisation de l’industrie musicale59.