Technomedia
|Conclusion
Texte intégral
1De grandes tendances se dégagent dans les cultures musicales et juvéniles. Sur un premier axe, se distinguent les cultures « dark », à l’esthétique sombre ou martiale, de celles valorisant une forme d’hédonisme, de légèreté, de célébration festive. Sur un autre axe, on peut distinguer d’un côté les mouvements alternatifs, animés par les pratiques amateurs, souvent contestataires ou critiques vis-à-vis de la société conventionnelle, et de l’autre côté, les cultures bien intégrées au système économique dominant, animées par des acteurs professionnalisés, où les grandes firmes de l’industrie culturelle tiennent une place centrale. Si l’on place un curseur entre ces grandes tendances, les danses électro se situent incontestablement du côté des secondes. Portées par la marque et sa stratégie d’expansion mondiale, la Tecktonik a semblé surgir brutalement pour s’éteindre comme un feu de paille une fois l’effet de mode passé. Mais en réalité, quelque chose était déjà en gestation depuis plusieurs années. La diffusion fulgurante s’est aussi produite parce que ces danses avaient déjà trouvé écho chez de nombreux jeunes, plus encore parce qu’elles étaient portées par eux-mêmes via la danse en discothèque, les blogs, les réseaux sociaux et les diffusions de vidéos sur Internet. Bien qu’à droite de nos curseurs des cultures juvéniles, les danses électro ne sont pas que le résultat d’une stratégie d’entreprise. Si la manière dont elles ont été portées par les industries culturelles, la marque Tecktonik et les médias ont beaucoup à nous dire sur la culture dans la société contemporaine, les pratiques amateurs et numériques qui ont participé à leur essor révèlent aussi beaucoup de choses sur la jeunesse contemporaine.
- 1 D. Hervieu-Léger, B. Léger, Le retour à la nature, Paris, Éditions de l’Aube, 2005, p. X-XI.
2Si les musiques ne sont pas qu’une affaire de jeunes, les adultes restant d’ailleurs bien souvent attachés aux goûts de leur jeunesse, elles ont une importance particulière à ces âges de la vie. Les courants musicaux sont en effet des terrains de prédilection pour s’engager dans des goûts différenciant le monde adulte et de l’enfance, pour s’investir dans des activités, pour développer des liens amicaux, qui sont cruciaux à cette période. Parler des cultures jeunes comme des espaces de socialisation et de maturation est juste mais réducteur. Car ces courants participent aussi de l’évolution continuelle de la société. D’abord parce qu’ils en sont bien sûr partie prenante : les dimensions économiques, technologiques, sociales et culturelles d’une époque informent nécessairement les esthétiques, les modes de production, les manières de se rassembler, les pratiques sociales qui y sont liées. Mais elles en sont aussi pleinement actrices. L’innovation et la créativité sont en partie le fait des mondes professionnalisés, et en partie le fait des jeunes générations, au travers des pratiques amateurs, de l’invention d’esthétiques, de manières d’investir l’existence. Au-delà donc du renouvellement des productions artistiques, les courants juvéniles sont acteurs du renouvellement culturel au sens large. Pensons par exemple au phénomène hippie et au mouvement communautaire qui lui a fait suite dans les années 1970. Certes, les expériences de vie en communauté et de retour à la nature ont été pour la plupart de courte durée, et n’ont pas abouti au changement radical de la société et de ses grandes institutions, telles que la famille et la propriété privée. Mais les thématiques du mouvement hippie et communautaire se sont diffractées dans la société, elles sont devenues des aspirations courantes, que l’on retrouve par exemple dans la sensibilité écologique, dans l’essor des médecines douces, ou encore dans le tourisme vert1.
- 2 E. Morin, Les stars, op. cit., p. 26.
3Si l’on ne peut parler d’innovation en matière d’expression musicale, ces danses ayant pour support des styles de musiques électroniques qui existaient auparavant, on peut par contre lire dans ces expressions des tendances sociales très contemporaines. Parmi ce qui se donne à voir dans les danses électro et la Tecktonik, on peut retenir trois faits marquants. D’une part, le rajeunissement du public impliqué dans les cultures juvéniles. L’extrême médiatisation et la diffusion de ces danses sur Internet ont contribué à fédérer un public très jeune, préadolescent. Se manifeste ici la manière dont, aujourd’hui, les plus jeunes conquièrent à leur tour une autonomie culturelle, après les adolescents. D’autre part, leur forte présence sur Internet, au travers des contenus, des pages et des blogs créés par les jeunes, manifestent la manière dont les nouvelles technologies de la communication ont pris corps dans le quotidien et la sociabilité des jeunes. Ce sont là de nouveaux espaces où se joue la construction identitaire, qui portent des nouveaux enjeux et manifestent de nouvelles tendances : la propension à « se raconter », à exposer son intimité, ce qui implique une redéfinition de la manière dont se gèrent les frontières entre vie publique et vie privée. Enfin, le troisième grand fait marquant est le mouvement de diffraction de la célébrité et la manière dont les jeunes créent leurs propres espaces de starification. Après avoir été portées par le star-system et le cinéma, les stars se diffusent dans la chanson, les magazines, la publicité, la télévision. Elles se « profanisent », c’est-à-dire que tout en restant idéalisées et divinisées, elles deviennent plus proches de la réalité et de la condition humaine ordinaire. Si ce mouvement a été diagnostiqué dès les années 19702, il a depuis continué à s’amplifier. Il est un des ressorts de la téléréalité, mais trouve aussi à s’exprimer sur Internet. Il se cumule alors avec des phénomènes liés à la culture numérique et tout particulièrement aux applications du Web 2.0. Le mouvement de banalisation des stars rencontre le développement des réseaux sociaux et des applications participatives. Deux tendances sont à l’œuvre dans ces espaces virtuels : d’une part la dimension participative, facilitant la contribution des internautes aux contenus du web, d’autre part les mécanismes de popularité, où l’agrandissement de son réseau et l’acquisition de renommée deviennent des enjeux, mesurables par toute une série d’outils de comptage. La rencontre entre le développement des réseaux horizontaux créés par les jeunes eux-mêmes et le mouvement de banalisation des stars est sans aucun doute ce qui fait la singularité des danses électro. Si ces tendances dépassent largement ces expressions, elles s’y sont manifestées de manière particulièrement forte.
4Elles sont des ressorts du succès qu’ont connu ces danses, de par la possibilité de participer à l’élection des vedettes, mais aussi la possibilité entrevue par chacun d’être possiblement soi-même une star, une figure d’identification pour les autres. On assiste donc à une reconfiguration des espaces de starification, où les réseaux sociaux s’entrecroisent avec les grands médias. Là encore, si le phénomène est loin de ne concerner que les danses électro, il s’y est exprimé de manière exemplaire, lorsque l’intérêt des grands médias est venu amplifier en engouement déjà présent sur Internet. Doit-on s’inquiéter de ces tendances à l’exposition de l’intimité et de ces aspirations à la célébrité telles qu’elles s’expriment sur Internet ? Comme toute pratique, celles-ci comportent sans doute leurs risques propres. Mais elles sont aussi susceptibles de s’appuyer sur quelques garde-fous, comme trier les informations sur soi que l’on rend publiques, et distinguer l’existence sociale de l’existence médiatique.
- 3 L’accès à Internet permet la diffusion d’une grande variété de contenus culturels à faibles volume (...)
5Trois ans après la surexposition médiatique, que reste-t-il des danses électro et de la Tecktonik ? Une première réponse consiste à recenser ce qui subsiste dans les pratiques des jeunes aujourd’hui : des dizaines de teams toujours actives, des amateurs passionnés qui continuent d’alimenter leurs blogs ou profils et de mettre en ligne des vidéos, quelques stars qui continuent à se produire en France et à l’étranger, des championnats nationaux et internationaux où se mesurent les meilleurs danseurs. Si les danses électro ont pu susciter des espoirs de professionnalisation, seul un petit nombre de danseurs continue de se produire contre rémunération. L’engouement des plus jeunes provoqué par la médiatisation a sans doute accéléré le désinvestissement des adolescents : s’affilier à ces expressions renvoyait en effet par trop au monde de l’enfance. Et ce désintérêt des adolescents a sans doute à son tour accéléré la perte d’ampleur de ces danses : à la préadolescence, les goûts et les passions changent vite, les investissements sont moins larges. C’est finalement chez les jeunes adultes que les danses électro semblent aujourd’hui se maintenir le plus. Les danses électro ont émergé dans les discothèques et dans la blogosphère. Aujourd’hui, elles sont davantage portées par les pratiques amateurs et les réseaux sociaux. Si certaines teams de la première heure existent toujours, comme la Mafia Electro et la Blackout, de nouvelles se sont constituées dans le cadre du championnat Vertifight. C’est principalement celui-ci qui anime aujourd’hui le dynamisme des danses électro, en France mais aussi à l’étranger : une vingtaine de pays sont représentés dans ces compétitions. Par ailleurs, des collectifs Dance Generation qui se sont créés à l’étranger sont toujours actifs, aux États-Unis notamment. Cette diffusion rappelle le phénomène de « longue traîne » : la circulation de ces danses sur Internet, au travers notamment des réseaux horizontaux créés par les jeunes, leur permet de se propager aux quatre coins du monde, tout en y restant confidentielles3. Les danses électro ont disparu des grands médias mais pas du paysage culturel contemporain, même si elles se sont faites plus discrètes. La marque Tecktonik continue quant à elle son aventure, sous d’autres rivages. Après avoir suscité un grand engouement au Maroc, les créateurs de la marque cherchent à la développer en Asie. Une licence au Japon a donné lieu à la commercialisation de séries de chaussures urbaines estampillées « Tecktonik Footwear ». La marque continue aussi de se diffuser de manière moins contrôlée, à la faveur des contrefaçons dans plusieurs pays du monde, notamment en Amérique du Sud. Les créateurs n’excluent pas de lancer de nouveaux projets en France, forts de ce développement international.
6Une deuxième réponse consiste à affirmer que rien ne meurt complètement jamais en matière de courant culturel. Le punk fut un courant particulièrement fulgurant : né au milieu des années 1970, on diagnostiquait dès la fin de cette même décennie sa mort, sa « récupération ». Pourtant, le punk a alimenté les courants musicaux suivants et continue d’exister au travers de ces nouvelles expressions comme des groupes et des amateurs qui continuent de le jouer, de l’apprécier, ou de le transfigurer dans de nouvelles expressions musicales, de s’inspirer de son esprit et de son esthétique. Les danses électro sont elles-mêmes un très bon exemple de la manière dont les cultures se sédimentent, se renouvellent, se mettent en sourdine puis réapparaissent à nouveau, transfigurées. Ni tout à fait une mode, ni un courant culturel d’ampleur, les danses électro peuvent être saisies comme un sous-genre au sein des musiques électroniques. Elles ne sont finalement qu’une émanation de ce grand courant, dans lequel la jeunesse de l’époque s’est pour un temps reconnue, tout en lui donnant de nouveaux contours. Elles portent également en elles de nombreuses empreintes des mouvements juvéniles et musicaux passés. Elles donnent à voir cette manière qu’ont les cultures de toujours se nourrir des précédentes, y puisant des esthétiques, des gestes, des codes, des imaginaires.
Notes
1 D. Hervieu-Léger, B. Léger, Le retour à la nature, Paris, Éditions de l’Aube, 2005, p. X-XI.
2 E. Morin, Les stars, op. cit., p. 26.
3 L’accès à Internet permet la diffusion d’une grande variété de contenus culturels à faibles volumes, dont le cumul peut concurrencer les quelques contenus les plus largement diffusés. Cf. C. Anderson, La longue traîne, Pearse Education France, 2007. Je remercie V. Susca de m’avoir signalé cette comparaison.
© Éditions Mélanie Seteun, 2011