« Pour cohabiter, il faut partager des choses, des intérêts communs
et nous n’avons rien à partager !
Ni rien de commun avec... Eux.
[…]
Nous vivons dans les banlieues ou aux limbes des villes...
Un rêve urbain et implacable, sans aucune naïveté
et la rage au ventre... avec une détermination himalayesque
[…]
Cette dernière aventure est la nôtre et nous ne laisserons rien,
ni personne, nous empêcher de la vivre1… »

1L’extrait ci-dessus écrit par les créateurs d’un label punk indépendant et dont la tournure emprunte au genre du manifeste une certaine véhémence, aurait pu être signé par les acteurs du wagon, tant il résume avec justesse l’esprit de ce « rêve urbain » qui était le leur pendant les sept ans où ils ont fait vivre à Saint-Brieuc une scène punk. En effet, de 1997 à 2004, suite à un mouvement de protestation né entre squats et rue, ils obtiennent des pouvoirs publics un terrain au fin fond d’un port, qu’ils transforment en un lieu de création et de diffusions culturelles doublé d’un habitat communautaire. Baptisé « le wagon », cet interstice industriel en marge de la ville devient très vite une place forte du punk, une scène reconnue et consacrée comme telle en 2001 par un reportage de l’émission Tracks, sur la chaine Arte. À ce statut de scène, les protagonistes de cette aventure sont très attachés. Car pour eux, le punk n’est pas réductible à un goût musical, voire à une esthétique vestimentaire, mais se décline au quotidien comme un socio-style, ou un « lifestyle movement » (Haenfler, 2004, 2012), c’est-à-dire une véritable forme de vie associant non seulement une scène musicale (Guibert et Hein, 2006) et un style vestimentaire, mais aussi un mode d’habiter.

2Les punks de cette histoire sont aux côtés des mods, des teddy-boys, des skins, et des rastas, les représentants d’une de ces nombreuses subcultures qui ont fait leur apparition dès les années 1960 en Angleterre et à la fin des années 1970 en France. Placées au cœur des premiers travaux des Cultural Studies, les subcultures ont très tôt été conceptualisées par les pionniers de ce courant comme un style et une esthétique de la résistance des classes populaires contre la société de consommation, et définies à partir d’un détournement et d’une subversion des codes sociaux dominants (Hall, Jefferson, 1975 ; Hebdige, 1979 ; Willis, 1978). Si l’analyse de l’histoire et des significations des subcultures est largement défrichée dans la société britannique, côté français, elle reste encore à faire (Beauchez, 2014), malgré l’existence de quelques textes témoignant notamment de la réception du courant punk de la première heure en France (Eudeline, 2002 ; Pacadis, 2002 [1978]). Ces livres-témoignages émanent d’une jeunesse aisée qui a les moyens de laisser des traces de son histoire à l’opposé de celle des milieux populaires. Depuis, des travaux ont apporté un correctif à cette configuration et ont démontré l’ancrage populaire de la scène du punk indépendant en France (Humeau, 2011). Pour rendre compte des différentes appropriations de ce courant musical par les classes sociales, on pourrait reprendre l’opposition entre les deux catégories de style punk conçues par Stuart Borthwick et Ron Moy (2004) : à savoir art rock et plébéien (ou social réaliste). Ce dernier se caractérise par l’extraction populaire de ses membres et une expérience de la précarité. Et c’est précisément au style plébéien que l’on peut identifier une fraction tenue dans l’ombre d’un punk en voie de patrimonialisation, mêlant musiciens et fans, fraction à laquelle appartient le wagon. À la confluence du macadam et des squats2, ses membres ont érigé le punk en une expérience totale (Fernandez, 2007), ordonnant autant les sphères de la vie quotidienne que leur engagement moral et politique. En ce sens, l’expérience des punks du wagon a pour particularité de croiser des enjeux de reconnaissance3. D’une part, parce que leur lutte porte sur le refus des typifications négatives véhiculées par les désignations SDF (sans domicile fixe), jeunes en errance, et les solutions d’insertion classique, en tant qu’elles véhiculent des formes de déni de reconnaissance. D’autre part, parce qu’ils opposent à cela une identité, un mode de vie alternatif tous deux auto-définis et basés sur l’existence de la scène, laquelle conditionne les relations de reconnaissance et revêt par conséquent la fonction d’un territoire de reconnaissance.

3Sur la base d’une enquête ethnographique semi-participante4 réalisée entre 2003 et 2005, auprès des vingt-trois habitants du lieu – quinze hommes et huit femmes – (au moment de l’enquête) mais aussi de ceux et celles qui participaient à la construction de cet univers punk (soit une cinquantaine de personnes en tout), l’objet de ce texte de nature multimodale, mêlant des descriptions de terrain, des extraits d’entretien, et des références musicales, est de présenter l’histoire du wagon et de ses acteurs afin de documenter l’urgence et la nécessité d’être punk pour une certaine frange de la jeunesse populaire en France à la fin du deuxième millénaire.

La scène : seule entrée possible dans la logique de l’enquête et dans l’histoire du wagon

4« Les trains ne se mettent à exister que lorsqu’ils déraillent, et plus il y a de voyageurs morts, plus les trains existent. » (Perec, 1989 : 9) Expurgée d’une référence à la fin funeste des voyageurs, l’image du train de George Perec garde un intérêt en tant que parabole du travail de terrain, pour approcher la manière dont les problèmes posés aux chercheurs dans la conduite de l’enquête font exister l’objet d’étude sous un jour nouveau, voire imprévu. Dans mon cas d’étude, les enquêtés se sont invités dans la construction de la logique même de l’étude, en me mettant en garde sur l’usage de catégories exogènes qui leur seraient appliquées, en l’occurrence celles du chercheur. Pour eux, la seule condition d’un échange tourne autour d’une définition du wagon avant tout comme une scène punk. Une fois le contrat gérant nos interactions accepté, j’ai pris la mesure des nombreuses filiations de cette scène héritière d’influences diverses à commencer par le rock alternatif et le punk breton et dont l’univers des significations est aussi forgé au creuset des contacts avec les mouvements des anarcho-punks et des Travellers d’Outre Manche.

« Viens aux concerts », là où commence l’enquête

5J’entends parler pour la première fois du wagon au sein du réseau Jeunes en errance, créé par François Chobeaux auteur de l’ouvrage Les nomades du vide. Ce réseau regroupe des travailleurs sociaux concernés par la problématique émergente à l’époque d’une jeunesse mobile et précaire, qui circule de festival en festival, avec des chiens, et qui refuse les formes d’insertion sociale classique. L’éducateur et médiateur de Saint-Brieuc chargé de suivre les habitants du wagon est présent et m’invite à venir les rencontrer. C’est donc avec lui que je me rends la première fois sur le terrain à Saint-Brieuc. Au cœur de la vallée du Gouédic, au port du Légué à quelques kilomètres du centre-ville, dans un paysage d’entrepôts industriels, est installé un groupe vivant en communauté depuis déjà cinq ans. Le site tire son nom d’un train wagon-couchettes acheminé par la SNCF pour les y loger.

6En arrivant sur les lieux, on entend une voix éraillée de fumeur, lancer sur un ton sans appel « Grouille-toi, y a de la route à faire ». Arrive alors un homme d’une vingtaine d’années, crâne rasé, bomber, jeans retroussés et docs aux pieds, chargé de sacs plastiques pleins de canettes de bière ; il active le pas vers un camion, d’où sort la voix intimidante. « Ils doivent être sur le départ », me dit l’éducateur qui fait alors office de traducteur. On se dirige vers le véhicule ; au volant de celui-ci je découvre le propriétaire de la voix pressée : peau mate, à peine trente ans, crâne rasé presqu’à blanc, portant bomber et kilt écossais. Ses mains pleines de bagues sont posées sur le volant. Après un bref échange de bonjours, l’information de l’éducateur est confirmée : ils s’apprêtent en effet à partir en Angleterre, dans le nord-est où doit se dérouler un festival punk organisé par leurs amis anglais. L’éducateur me présente au chauffeur. Je complète les informations, et indique mes intentions de faire une enquête sur le wagon. Le jeune homme acquiesce de la tête en me regardant du coin de l’œil. « OK, mais faut voir ça avec les autres », indiquant avec le regard et un sourire de défi, l’intérieur du camion. L’éducateur est en retrait, je fais le tour du camion et glisse la tête à l’intérieur, j’interromps alors une conversation ponctuée de rires de deux filles et trois garçons (dont celui aperçu à l’arrivée), bières à la main et coupes de cheveux défiant les lois de la gravité. L’un d’eux a une crête mohawk orange et affiche le look classique du punk : docs et perfecto. Une autre arbore un style capillaire plutôt skin : cheveux coupés courts, avec des mèches sur les tempes et petite touche personnelle, quelques touffes de cheveux sont dressées comme des oreilles de chat sur sa tête, accentuant efficacement son regard vert. En me voyant, tous s’arrêtent de parler. Je sens instantanément la réserve et la défiance. Et sous leurs regards scrutateurs, je me présente avec les seuls mots qui me viennent à l’esprit à ce moment-là : « Je suis chercheure, je travaille sur les lieux en marge, je m’intéresse à votre histoire, j’aimerais pouvoir vous rencontrer et vous poser quelques questions. » Silence de mort, puis très vite le grand froid, est brisé par l’interpellation de la jeune femme à la tête de chat qui me lance sûre d’elle et de son effet : « Tu cherches des cobayes, c’est ça hein ? » Ses acolytes saluent la saillie par des rires sonores pendant que je cherche une meilleure justification à ma présence. Au moment où je constate que je m’enlise dans des explications aussi peu audibles que convaincantes, le sauvetage vient de l’un d’entre eux, l’homme à l’iroquoise parfaite, prend la parole en me disant : « Viens aux concerts. » Il ajoute que je pourrai alors les rencontrer le soir si je le souhaite. Il m’indique la date de leur prochain concert, qui se tient peu de temps après. J’apprendrais plus tard que celui qui m’invite est le chanteur et guitariste d’un groupe notoire dans le milieu punk hardcore : les Mass Murderers. Ce groupe, qui a écoulé plus de 10000 albums, n’existait plus au moment de l’enquête (séparé en 1999 puis reformé en 2011). L., mon interlocuteur joue aussi dans les Bacchus Temple Addicts et Drug Dealers. Il est dès le départ un de mes informateurs privilégiés, faisant office de traducteur d’un monde qui m’est étranger, et dont j’avais tout à apprendre. À ce titre, une des leçons tirée de ce premier contact est l’importance de cette petite injonction « viens aux concerts ». Plus qu’une invitation, le sésame, de ce micro-monde se trouve tout entier logé dans ces trois mots, dans ce conseil, véritable leitmotiv scandant la plupart des échanges avec les enquêtés. Ces derniers guident l’étranger curieux, et l’enjoignent à délaisser ses catégories de perception pour emprunter les leurs, de sorte qu’il ou elle comprenne que derrière ce groupement où on a vite fait de voir un cliché suranné du monde de la zone où l’anomie le dispute au chaos, se tient un micro-monde structuré par une scène musicale. Cette dernière ne relève pas d’une singularité mais tout au contraire d’une double histoire : d’une part celle liant la Bretagne au punk, et d’autre part celle construite dans le sillage de différents mouvements inspirés par l’anarchisme venu d’outre-Manche.

À la source du Punk BZH

7La scène du wagon ne surgit pas de nulle part, elle continue à sa manière l’histoire que la Bretagne entretient avec le rock, une histoire qui commence très tôt dès les années 1960, du fait d’une proximité géographique avec l’Angleterre. Elle se poursuit à partir des années 1980 sous la forme du rock alternatif et puis du punk. Pour les spécialistes, la Bretagne constitue une terre d’élection du punk (Darcel, 2013), qui s’est diffusé notamment grâce aux magasins de disques mais aussi à de jeunes musiciens rennais qui se rendent à Londres et New York, dès les années 1976-1977, et en reviennent fascinés par les prestations des Sex Pistols et des 101ers, (le premier groupe de Joe Strummer) et les soirées du CBGB’s. Sous leur influence, se forment alors très tôt, à Rennes plusieurs groupes composés d’une jeunesse mélangeant musiciens et fans réunie autour d’un slogan emblématique de l’esprit du punk de l’époque « l’important est de bien rater sa vie » (Darcel, 2013 : 179).

8À partir des années 1980, le mouvement punk se développe en Bretagne avec des groupes davantage ancrés dans les classes populaires et apparentés au courant oi ! et dont les groupes phares sont Trotskids et les Collabos. Durant les décennies des années 1980, les petits groupes se multiplient et se produisent, à l’image d’Al Kapott (Brest), dans les MJC ou dans des petits festivals soutenus par des petits labels comme Chaos Productions, qui contribuera à la visibilité des petits groupes de la scène punk oi ! et skin autour de groupes comme Komintern Sect (Orléans), Trotskids (Rennes), Reich Orgasm (Orléans), Camera Silens (Bordeaux). À cette époque-là, « c’est dans la province que le mouvement se développe, la capitale est à la traine » (Darcel, 2013 : 267). À Saint-Brieuc, au milieu des années 1980, la scène punk et le rock alternatif se structurent autour d’une salle de concert : le Barracuda qui a programmé nombre de grands groupes français tels que les Parabellum, OTH, les Sheriffs, et également autour d’un festival le Carnavolorock créé au début des années 1990. Sa fin en 1997 coïncide avec la naissance du wagon, destinée en partie, selon les enquêtés, à combler l’absence de lieu de concert à Saint-Brieuc dédié au rock alternatif et au punk.

9S’il tire ses filiations de cet héritage musical, le wagon aux côtés du label Mass Prod’ et des Mass Murderers impose une signature sonore hardcore. C’est pour produire les Mass Murderers, que le label Mass Prod’ (Mass productions) est créé en 1995 par V., originaire de Normandie, fils d’une professeure d’anglais, et qui a appris selon ses dires « le punk dans la rue avec les clochards » (Entretien, 2004). Très actif, le label fait la promotion du punk breton notamment grâce à leur propre festival Breizh Disorder et via la production de groupes bretons : TV Men, Tagada Jones. Depuis quelques années, l’identité celtique de la Bretagne se mêle au punk de manière originale à l’image de ce que fait le groupe Les Ramoneurs de Menhirs mené par un ancien de Bérurier Noir, et dont L. des Mass Murderers est l’ingénieur du son. Cette formation combine les chants bretons de Louise Ebrel, figure de la culture traditionnelle, et les riffs du punk hardcore.

10Le wagon a par ailleurs été forgé au creuset d’une autre influence, celle du mouvement anarcho-punk, qui déborde l’idée de scène musicale (Guibert et Hein, 2006) pour définir tout un ethos et une esthétique de l’existence radicale. Apparu à la fin des années 1970, clôturant la première vague historique du punk par le slogan Punk’s Dead, qui dénonce une récupération du mouvement par les majors, un collectif anglais devient le porte-drapeau de l’anarcho-punk : Crass, désigné ainsi en opposition à Clash (l’éclat). Ce groupe vit en communauté à Essex, de 1977 à 1984, et a ouvert la voie à une extension de la lutte politique à toutes les sphères de la vie ordinaire et notamment à l’habiter. Patriotisme, patriarcat, sexisme, domination de classe, le groupe attaque tout ce qu’il identifie comme des sources de domination. Il a son propre label et produit les groupes qui sont en adéquation avec ses valeurs politiques, tel le groupe Poison Girls. À l’identique, le wagon a créé son propre label. Les membres de Crass ont également initié un genre vestimentaire particulier, se distinguant du punk fashion par le port de vêtements paramilitaires noirs, style courant au wagon. Pour le collectif de Saint-Brieuc, Crass n’est pas une référence mythique, qui les aurait influencés à distance. Ils étaient en contact direct avec quelques des anciens de la communauté d’Essex, via en particulier le groupe Conflict, programmé au wagon et avec lequel ils ont des liens étroits.

11Les Travellers britanniques constituent une autre source d’influence déterminante au wagon sur le plan du mode de vie dont les spécificités sont d’être centrés sur la valorisation de la mobilité et la vie collective en squat. Les Travellers se sont formés au milieu des années 1980 en réponse à la précarité qui a fortement touché les jeunes des classes populaires durant les années Thatcher. Dès le départ, le mouvement anarcho-punk a rejoint les Travellers pour s’opposer au gouvernement Thatcher qui menait une politique offensive d’expulsion des squats. Sous l’effet de cette répression, les Travellers finissent par quitter l’Angleterre pour sillonner l’Europe en camion et en bus aménagés. Leur mode de vie itinérant fait des émules sur leur passage. En 2006, la Grande-Bretagne leur accorde, ce qu’ils revendiquaient, un statut analogue à celui des populations tsiganes Roms et autres gens du voyage (Frediani, 2006). C’est ce que revendique d’une certaine manière le groupe du wagon dont le message est résumé par l’interrogation rhétorique d’une des habitantes justifiant leur mode de vie mobile et communautaires : « Pourquoi on nous considère pas comme des tanj [comprendre gitans en verlan] ? » (Entretien octobre 2003) Toutes ces influences traversent l’histoire du wagon et les parcours de ses acteurs.

« Kill the poor » : l’art et la manière de s’engager dans le punk

12Il s’agit ici de relater l’histoire de la lutte à l’origine du wagon et de restituer à partir de fragments ethno-biographiques, les motifs de l’engagement dans la subculture punk.

« Plouc City Attacked by Punks » : la naissance d’une lutte

« Des punks de Saint-Brieuc et Rennes s’installent (dans la rue) et dès le premier soir la petite toiture (des halles) est transformée en cabane à l’aide de palettes de cartons de bâches et d’autres matériaux de fortune acheminés sur place. La fête peut commencer. Ça fait un peu désordre de voir une cinquantaine de personnes vivre là, au milieu de la rue principale […] la musique à fond et la bière qui coule à flots ! Tout ce cirque en centre-ville, c’est vraiment trop drôle. Voir ça à Saint-Brieuc la provoc à l’état pur… Je suis content d’avoir vécu ça ! » (Boulaire, 2013 : 220)

13Dans le livre Rok, L. des Mass Murderers raconte dans un texte intitulé Plouc City Attacked by Punks – clin d’œil au titre de GBH, City Baby Attacked by Rats – l’ambiance joyeuse et insurrectionnelle de la mobilisation à la suite de laquelle est né le wagon. L’histoire du lieu débute en 1997 lorsqu’un groupe de jeunes se fait expulser d’un immeuble tout juste ouvert et dans lequel ils projetaient de squatter et d’en faire à la fois un lieu de vie et de concerts. Ils avaient tout prévu : la création d’une association Chaotic Assault devait permettre la pérennisation du projet. Aussi, lorsque la mairie décide de les en priver, ils vivent cela comme une injustice qui entrave un projet auquel ils tiennent.

« On avait décidé de se prendre en main, de se bouger pour faire des trucs et pas que squatter pour squatter, arrêter de glander quoi, on avait un super chouette squat un immeuble entier rue Corneille et vachement grand, et comme je te disais on voulait ouvrir un bar, faire des activités des concerts, et puis juste le weekend où on voulait ouvrir le bar, nous ont foutus dehors, ça caillait à mort, on s’est dit qu’on n’allait pas se laisser faire ? » (Entretien, octobre 2003)

14À l’invisibilisation ordonnée par les pouvoirs publics, avec la fermeture de leur squat, ils répondent par une survisibilité de leur sort et manifestent le refus d’une situation qui devient à leurs yeux insupportable. Des négociations se mettent alors en place. De cette première étape, il faut relever l’incompréhension générale face aux revendications du groupe qui souhaite un squat légalisé pour vivre en communauté quand la municipalité et la DDASS leur proposent des logements d’urgence en foyer ou en HLM, ce qu’ils refusent tout net. Les manifestants font état d’une solution communautaire pour développer des activités culturelles. On note un décalage entre la manière dont eux se perçoivent, c’est-à-dire comme un groupe uni par des projets sur la base d’une spécificité culturelle auto-définie, quand les pouvoirs publics, les habitants et les médias voient en eux des « jeunes sans abri », un groupe « de jeunes zonards » dont le but est de « garder la communauté et les chiens qui les accompagnent » (Ouest France, 6-7 décembre 1997). Ils souhaitent être davantage identifiés comme punks que comme SDF et autres exclus, ce qui relève de l’essentialisme stratégique, posture propre aux catégories subalternes qui dans le vif de la lutte ont besoin d’une identité unique pour faire valoir leurs droits, quitte à effacer leurs singularités et être réifiés dans cette même identité (Spivak, 1988). De plus, ils veulent rester ensemble et réclament une forme d’habitat alliant l’informel et la protection de l’institution : « un squat légalisé ». Ce qui peut apparaître comme un oxymore du point de vue des pouvoirs publics de Saint-Brieuc, est vu comme réaliste par les protestataires qui ont constaté son existence ailleurs, au cours de leurs voyages, dans la fréquentation régulière des squats, comme à Berlin dans les Wagenburgen (Marsault, 2010), dont l’occupation est tolérée par les pouvoirs publics, ou plus près encore à Rennes, encouragés par l’exemple du squat d’artistes L’Élabo soutenu par la mairie au milieu des années 1990.

15À quelques mois des élections municipales, la municipalité soucieuse de mettre fin à leur bivouac leur octroie un lieu. Très vite, ils montent une association chargée d’organiser des concerts punk, « la Sauce aux gravos ». Le lieu devait alors être temporaire, le temps de trouver le site idoine aux exigences du groupe. Pour ce faire, une structure GIP (groupement d’intérêt public) réunissant la préfecture, le conseil général, et la ville de Saint-Brieuc, est créée. Et c’est ainsi qu’un mouvement anarcho-punk se retrouve sous l’égide des pouvoirs publics.

16Leur histoire fait vite le tour du monde de la zone et s’élève au rang de mythe partagé, celui d’une réussite surgie des pavés, confirmée par la fulgurance du développement du rayonnement de la scène. P., une jeune habitante qui après un concert a fini par s’installer avec son compagnon et ses enfants au wagon, en livre un récit.

« Et c’est la SNCF qui a des wagons parce que, ça coûte plus cher de les détruire que de les filer, donc ils proposaient un wagon-couchette qu’ils ont fait venir par les rails. Au début, ils vivaient tous dans le wagon, ils leur ont mis un bungalow ; ils ont demandé des douches et des toilettes, et après ils ont monté l’association, pour pouvoir faire plus de concerts, au début ils faisaient juste, le Fucking [le festival]. C’était une journée et puis c’était dehors, ça commençait tôt, parce qu’il faisait nuit, et finissait vers 10-11 heures, puis ils ont monté l’asso, et y avait Mass prod’ parallèlement donc ils pouvaient faire venir pas mal de groupes avec Mass prod’, et comme ils sont musiciens ils avaient plein de petits groupes du coin, bretons, puis des groupes anglais puis plus ça allait, plus ça s’est étendu, avec le bouche à oreille, dans le milieu punk, tous les gens se retrouvent, l’année dernière le premier coup que je suis revenue, je trouvais que ça avait pris de l’ampleur. Je trouvais qu’il y avait des gens de partout, des gros groupes étrangers, maintenant ils ont plein de contacts avec des squats, et des gens qui font tourner les groupes dans des villes. » (Entretien, octobre 2003)

17Dès 1998, les concerts prennent de l’ampleur, grâce d’abord à l’ouverture de la bâtisse de l’ancienne gare qui leur donne la possibilité d’avoir une salle de concert de 150 places. Dans la foulée, ils se lancent dans l’organisation d’un festival, le Fucking Art Rock, raillant le festival Art Rock initié par la ville de Saint-Brieuc.

« Puis en 2001, les voisins dockers vident leur grand hangar et nous disent qu’on peut en disposer. Sitôt dit sitôt fait il est aménagé en salle de concert (bar, installations électriques, une scène en dur y est même construite). On peut y organiser des rassemblements de plus de 1000 personnes tout au long de l’année. » (Boulaire, 2013 : 221)

18Derrière le succès de cette scène, se rassemblent des hommes et des femmes pour qui le punk n’est pas seulement un genre musical mais s’impose comme un engagement inconditionnel et total de soi dans un mouvement.

Backstage : les motifs biographiques de l’engagement punk

« Punks fonctionnaires, skins légionnaires
Avenir incertain…
Bonjour la galère5. »

19Le groupe Wunderbach chante un « nous », celui des punks et des skins, partageant une même vie d’expédients et d’incertitude. Cela n’est pas sans évoquer la réalité du wagon où dans les coulisses de la scène musicale, se tient un espace biographique traversé par un vécu commun. Sur la base des données recueillies, il apparaît que les vies des vingt-trois habitants du wagon, (habitant régulièrement le site au moment de l’enquête) musiciens ou pas – la distinction n’est pas valide dans leurs représentations – convergent vers un même thème, celui de la précarité.

20Âgés au moment de l’enquête entre 18 et 40 ans, (à noter la présence de deux enfants de 3 et 5 ans), les habitants du wagon sont en leur grande majorité issus de Saint-Brieuc, de ses quartiers populaires comme la cité Balzac et aussi de communes rurales avoisinantes. La ville se distingue du reste de la Bretagne car elle est à la fois industrielle, ouvrière et paysanne par ses environs. À partir du milieu des années 1980, cette région est traversée par la crise de l’emploi. De parents ouvriers ou employés, les occupants du wagon sont en grande partie issus de cet univers social des classes populaires malmenées par la crise salariale et sont selon la pertinente formule d’Anoop Nayak une non-working class (2006). Leurs parcours scolaires s’arrêtent dans la très grosse majorité au secondaire. Leur expérience professionnelle est composée de petits emplois précaires à temps partiels, en intérim, dans le bâtiment ou dans l’agriculture comme saisonniers. Quelques uns d’entre eux travaillent de manière régulière sur des chantiers et en usine. Les autres vivent alors du revenu minimum d’insertion sociale.

21Le travail est vécu de manière générale comme une contrainte et comme un élément de distinction vis-à-vis du reste de la société à la fois en termes de rythmes de vie et aussi de valeurs comme l’illustre l’extrait de terrain suivant.

« Une discussion s’engage sur le meilleur moment pour prendre la route et rentrer à Saint-Brieuc après le festival de Tintorock (Espagne). A. prend la parole pour rappeler qu’il faut partir au bon moment pour éviter d’être pris dans les bouchons. “C’est mieux si on part maintenant, on ne sera pas bloqués par les travailleurs”. » (extrait carnet terrain, Espagne, août 2004)

22« Les travailleurs », le terme n’est pas anodin et résume une part de leur rapport au travail. Cette expression ordonne une scission du monde en deux, opposant un nous à un eux, ce dernier étant composé de la silhouette sociologique des salariés. Il s’agit là d’un signe de distinction fort qu’ils veulent afficher au point parfois de vouloir l’inscrire à même la peau à l’instar de T. qui confie : « J’ai failli me faire tatouer Fuck Work. » (Entretien, juillet 2004)

23Au-delà de cette communauté de destin autour de la précarité et du travail, deux éléments les distinguent les uns des autres : le rapport à la famille et le temps passé à la rue, les deux étant dans bien des cas corrélés, nourrissent des différences de profils. Les situations familiales présentent une certaine diversité : des conflits avec l’un des parents, souvent le père, une famille monoparentale à la tête de laquelle se trouvent les mères, placement en foyer, une adolescence marquée par des délits, qui conduisent certains devant le juge des enfants. Le cumul des difficultés a contribué à mener quelques-uns d’entre eux à la rue dès l’adolescence. Les leaders du wagon, ceux qui ont une autorité dans le lieu et qui sont aux commandes, sont les moins touchés par le cumul des fragilités d’ordre personnel. Ce clivage jouera par ailleurs un rôle clé à la toute fin du wagon, nous y reviendrons plus tard. Il est important de préciser que les souffrances individuelles n’étaient pas un objet de conversation ; chacun taisait sa propre histoire, et s’effaçait devant celle du groupe : « les punks du wagon », entité totale couvrante dans laquelle tout le monde s’abritait. Les surnoms portés attestent en partie de cet effacement des vies passées, des surnoms souvent raccords avec l’esthétique punk : Kleenex, Destroy, Cirrhose… et qui évoquent une forme de stigmatisation sociale générée par une position sociale inférieure, et redéployée non dans le sens d’une inversion du stigmate comme moyen d’une valorisation sur le principe de Black is beautiful par exemple, mais plutôt dans la perspective d’une mise en scène outrancière du stigmate et des hiérarchies sociales, contribuant à rendre caduques et inopératoires ces mêmes classifications sociales qui affectent leurs vies.

24« Y a du punk là où il y a de la misère », déclare H., ami du groupe, bénévole à Mass Prod’, et habitué des concerts au wagon (Entretien, mai 2004). Par cette assertion, il donne une possible explication au ralliement au mouvement punk. La précarité conduirait les individus à trouver dans le punk une solution et une interprétation de leur situation dans le langage politique d’une critique sociale. Les propos suivants d’un des habitants en fournissent une illustration :

« J’étais jeune, j’ai commencé par trainer dans les squats. Après j’ai essayé d’avoir un appart comme tout le monde, rentrer dans le rang mais tout mon RMI passait dedans, dans les charges… Puis, j’ai laissé tomber comme plein de gens. Et je n’étais pas le seul à laisser tomber pour des problèmes d’argent. » (Entretien, juillet 2004)

25L’expression de l’intérêt pour le punk s’accompagne souvent de sentiments de colère, de révolte et d’indignation, dont la manifestation se fait ressentir très tôt sous la forme de désaccords voire de conflits avec la famille pour s’étendre largement à la société dans son ensemble, formant là les ferments d’une critique sociale amenée à se développer.

« J’ai passé mon adolescence en révolte contre mes parents, mais plus après sur le monde, comment on vivait, j’ai entendu des chansons qui m’ont fait tilt, j’ai lu des choses dessus, j’ai vu qu’on ne pouvait pas laisser faire. Après à notre échelle on ne peut changer le monde, mais déjà à petite échelle entre nous y a des choses de la société qu’on arrive à dépasser », dit P., la jeune mère de famille qui a choisi de vivre au wagon avec son compagnon et leurs enfants (Entretien, mai 2004).

26L’expression de cette colère s’élabore dans une dynamique tournée vers l’action, support d’une forme de résistance. Il s’agit là d’un thème récurrent du punk, véhiculé par des groupes comme La Fraction, un groupe punk parisien, et dont les mots font écho au choix de la marge fait par une partie du public du wagon : « À vous qui avez su briser ses chaînes, la tyrannie de la normalité, puisque vous ne voulez pas l’accepter6. »

27Rompre avec la norme pour redéfinir sa vie en fonction de ses propres priorités et recouvrer une forme de liberté entravée par des conditions de vie précaire est clairement expliqué par L. :

« On vit dans un monde où de toute façon maintenant tu galères, alors quitte à galérer un peu plus mais en faisant ce que tu as envie, moi c’est tout ce que je demande, je suis quelqu’un qui fait ce qu’il a envie de faire7. »

28La prise de conscience des contraintes socio-économiques conduit à trouver des solutions, telles que la vie collective en squat sur le modèle « des communautés de pratiques » (Wenger cité in Frediani, 2017). Il s’agit de trouver une solution à la précarité instituée. Ce type de phénomène s’observe dans d’autres sociétés, comme en Angleterre avec le mouvement des Travellers, qui devant l’impossibilité de payer un loyer et les charges afférentes, préfèrent vivre en camion ou en bus. Dans le cas du wagon, le mouvement punk fournit un cadre d’interprétation qui permet de justifier la colère et de lui donner un contenu politique.

29Pour beaucoup la musique joue le rôle important de déclencheur d’une prise de conscience et de vecteur d’une réflexivité qui permet de reprendre son destin en main. Comme un des habitants, M., qui parle peu de lui et s’avère, en revanche, plus prolixe au sujet de la musique. Vivre au wagon lui a permis de s’adonner à cette passion, d’apprendre à jouer de la batterie, au contact des musiciens habitant le lieu et ceux de passage. Puis il a monté un groupe avec d’autres habitants du wagon, un groupe dans lequel il est batteur. Originaire de la campagne avoisinante du coté de Binic, il est d’abord passé par le metal et puis a découvert la musique punk à l’adolescence dans la rue au contact d’autres jeunes de son âge. Cette socialisation par le punk a été pour lui importante, si l’on en juge par cette petite phrase dite avec une certaine force de conviction et qui scandera la plupart de nos échanges : « Sinon j’aurais fini bandit, sans le punk je serais un voyou. »

30Le punk fournit un système d’interprétation qui permet à l’individu d’articuler sa propre expérience à celles des autres et de l’introduire dans une lutte sociale qui selon Honneth, est « un processus pratique au cours duquel des expériences individuelles de mépris sont interprétées comme des expériences typiques d’un groupe tout entier, de manière à motiver la revendication collective de plus larges relations de reconnaissance » (Honneth, 2000 : 194). Pour le groupe du wagon, le punk offre un potentiel de critique politique destiné à combattre des structures qui génèrent l’exclusion et en cela il porte un espoir qui remet d’une certaine manière en cause la fameuse logique nihiliste No Future. Pour Ch., une des habitantes les plus âgées du lieu, « le punk rock peut changer des choses dans cette société de privilégiés qui se fout de sa jeunesse » (Entretien, novembre 2003). Pour beaucoup d’enquêtés, investir ce mouvement donne les moyens de porter une critique des conditions qui leur sont offertes et la possibilité de construire un monde commun, de leur point de vue autrement plus « habitable ».

Le wagon : un territoire de reconnaissance

31Le wagon s’apparente à une zone d’autonomie (Bey, 1998) où l’habiter de type alternatif s’oppose en tout point à l’habiter normé en vigueur dans la société instituée (Castoriadis, 1975). S’y déploie une forme de vie travaillée par une contestation des normes perçues comme relevant des structures même de la domination sociale. Cette critique en actes de l’habiter classique passe par l’adoption d’un modèle dissident prenant appui sur la vie communautaire en squat et sur la production d’une scène musicale. Dans ce cas précis, il est essentiel, pour les habitants, de se soustraire aux normes pour adopter un mode alternatif, car celui-ci constitue le vecteur des relations de reconnaissance, lesquelles ont la particularité d’être au cœur de la socialité du collectif. Ils y puisent là une forme de valorisation de soi significative, mais toutefois fragile dès lors que cette reconnaissance ne peut exister en dehors de lieux physiques qui composent le maillage de cet univers punk. Tenir compte de cette importance de la matérialité dans les processus de reconnaissance permet d’appréhender le wagon comme un territoire de reconnaissance.

Relations de reconnaissance et territoire

32Les modalités d’habiter du wagon constituent le socle d’une socialisation tournée vers des relations de reconnaissance, lesquelles relèvent de deux logiques, une interne au monde punk et l’autre externe à celui-ci. Avant d’en préciser le contenu, il importe de souligner la dimension spatiale de ces relations qui opèrent au wagon et lui confèrent un statut de territoire. Il s’agit principalement d’aborder les formes spatiales comme les conditions des relations de reconnaissance à l’intérieur du groupe du wagon en tant que groupe punk et de voir inversement la manière dont elles sont fondées par des relations de reconnaissance. Celles-ci ont également pour particularité de ne pouvoir être obtenues que par les pairs parce qu’elles portent exclusivement sur la vie que l’on mène, sur un mode de vie spécifique, basé sur la vie communautaire, la mobilité et la fréquentation active de lieux alternatifs tels que les squats ainsi que des concerts, que cela soit en tant que fan ou musicien. Un collectif est d’autant plus estimé que l’appropriation territoriale qui lui assure un terrain d’expression de son autonomie a un rayonnement national et international. Grâce à leur réseau de connaissances des groupes punk, les membres du wagon ont au fil des années multiplié les concerts devenus de plus en plus importants. Progressivement, ils sont reconnus comme les piliers d’une scène internationale punk, faisant jouer des groupes du monde entier. En 2003, vingt-six concerts ont eu lieu au wagon ; en 2004, c’est au rythme de trois concerts par mois que le lieu vit. Les concerts et notamment le festival sont de gros succès et drainent plus de 1500 personnes. Le squat du Légué a programmé des groupes comme les Red Flag 77, Combat Smock, Stat Ford Mercenaires, GBH…

« Le wagon devient alors un lieu incontournable pour les tournées en Bretagne de têtes d’affiche de la scène punk, ska ou hardcore. Y viennent jouer Conflict, Poison Idea, Burning Heads, Inner Terrestrials, Les Apaches… » (Boulaire, 2013 : 221)

33La ville de Saint-Brieuc est ainsi devenue grâce au groupe du wagon, une sorte de capitale punk connectée au Royaume-Uni, à l’Allemagne, à la Suisse, à la Belgique, au Québec, au Brésil, aux Pays-Bas…

34Le lieu s’est progressivement transformé en un établissement culturel répertorié sur Internet comme une salle de spectacle. L’habitat s’est adapté à cette fonction centrale : des pièces sont dédiées aux répétitions des groupes. Du matériel professionnel est acheté. Ils participent à leur tour à la création d’un label du même nom que leur association : la Sauce aux gravos. Toute cette activité a permis au groupe du wagon et en premier lieu à ses organisateurs d’obtenir une image positive d’eux-mêmes. Outre la confirmation de son appartenance à un monde commun punk, l’individu obtient un certain prestige, une forme de distinction. Dans cette économie de l’underground social, les concerts occupent une place centrale ; en y participant, on contribue collectivement et individuellement à la vie d’une scène.

35Chaque prestation musicale se vit comme une manière de sortir du silence et de l’invisibilité sociale, comme une manière de faire exister le mouvement et par voie de conséquence s’éprouver soi-même comme sujet de cet ensemble. Cet investissement nécessite un engagement du corps, vecteur à part entière de la constitution ou d’affirmation du sujet. On n’est pas seulement celui qui assiste, on est un supporter actif, un militant. « Ça fait du bien des concerts toutes les semaines pendant un mois, trop bien », déclare C., une femme de 31 ans originaire du sud de la France venue s’installer au wagon. Elle poursuit « quand y a des concerts, j’ai la pêche, à fond les ballons, et puis le dimanche tout retombera, je ferai la gueule ». Elle signifie l’importance presque charnelle de la participation aux concerts. Au-delà de la fréquentation des concerts, chacun et chacune tente de participer à la fabrique de la scène musicale, en essayant de faire valoir des contributions et d’être reconnu pour des compétences particulières. Pour reprendre, l’exemple de C., celle-ci ne cache pas son admiration pour le collectif et le milieu punk, qu’elle connaît bien pour y être déjà insérée dans une ville du Sud. Portant crête, jupe courte et rangers, elle tente de trouver au wagon une intégration autrement que par le partage d’un look. Dès son arrivée au wagon, se sentant isolée, elle me fait très vite part de sa difficulté à entrer dans l’intimité du groupe et se sent un peu invisible, elle trouve deux des leaders du lieu plutôt inaccessibles et regrette leur indifférence. Consciente des réticences, elle opte pour une intégration progressive. Elle propose d’abord son aide au niveau des repas. Cette prestation appréciée lui permet d’entrer en contact avec le groupe et d’obtenir une certaine valorisation. Puis, elle entreprend d’améliorer le confort du lieu en allant chez Emmaüs pour récupérer de la vaisselle. Petit à petit, elle s’insère, se joignant au groupe pour se rendre à des concerts. Ses efforts sont récompensés : occupant jusque-là une des cabines du wagon, elle obtint le droit d’avoir une caravane, cette « promotion » trop rapide selon certains suscite le ressentiment. L’organisation du wagon, se fonde sur un partage de l’espace composé du bungalow et des cabines du wagon pour les personnes de passage ou peu intégrées et celles qui font partie du cercle des leaders ou qui ont prouvé leur attachement au lieu par leur implication dans le groupe, et qui, elles, sont hébergées dans les secteurs réservés (le bâtiment et le carré des caravanes). En cela, l’agencement des lieux au wagon répond à une topologie de la reconnaissance. Quant à C., elle vise plus haut. Elle veut participer à l’organisation des concerts et en particulier à la programmation des groupes. Elle dit avoir de l’expérience dans ce domaine, dans le groupe punk dans lequel elle était avant de rejoindre le wagon. Mais elle ne rencontre pas selon elle, une écoute attentive à ses propositions. « Je connais des tas de groupes, je pourrais les contacter, je leur en parle aux autres mais ça les intéresse pas » (Entretien, mai 2004) Elle ressent une certaine frustration, l’organisation des concerts est une sorte de chasse gardée, ses demandes se soldent par l’impossibilité d’accéder à un domaine valorisé.

36La mobilité a aussi un rôle déterminant dans les processus de reconnaissance. En effet, les occupants du wagon valorisent leurs déplacements qui sont compris par leurs pairs comme une capacité à l’autonomie quand du point de vue des autorités, elle est qualifiée d’errance et est considérée comme déviante. Dans le système de représentation du groupe du wagon, la mobilité est appréhendée comme un potentiel et a une valeur de ressource sociale donnant accès à l’estime des pairs. Ce qui est mis en relief, ce sont les savoirs et les compétences de circulation et de débrouille selon le principe DIY (Do It Yourself), qui prône les valeurs de l’autonomie. Pour être reconnu comme punk, comme acteur d’une zone d’autonomie, il faut être vu dans des squats, dans des festivals à des concerts. La visibilité opérant comme une attestation par les pairs de la participation, de l’engagement moral et physique de l’individu. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre la déclaration d’un des occupants du wagon, M., lancée à la cantonade à l’adresse des spectateurs faisant la queue pour acheter leur billet au festival Fucking off du Wagon : « Depuis le Fucking [le festival] de l’an dernier, j’ai fait trois fois le tour de France, on m’a vu partout, j’ai perdu 6 kg. » (Carnet de terrain, mai 2004)

37Par ailleurs, en accord avec la dimension agonistique de l’imaginaire punk, le groupe du wagon est reconnu comme un groupe en lutte, qui entretient une dimension conflictuelle avec le reste de la société même s’il bénéficie d’une reconnaissance institutionnelle. Les habitants du wagon sont valorisés parce qu’ils gardent une posture critique vis-à-vis de la société dominante, posture qui entre en conflit avec leur exigence d’une reconnaissance institutionnelle, obtenue via le dispositif du GIP. Ce dernier, tout en étant centré sur un objectif de trouver un lieu de vie tel que souhaité par le groupe du wagon, les fait entrer dans un processus de normalisation d’une manière ou d’une autre. Car cette reconnaissance des pouvoirs publics passe par des formes institutionnelles et des normes contestées, qui risquent d’affaiblir leur engagement dans la radicalité dont est porteuse la culture anarcho-punk. Ces relations de reconnaissance à la fois internes et externes au groupe ont une forte dimension spatiale. Celle-ci se révélera avec force avec la destruction du wagon, à la fois en tant que scène et habitat, destruction qui donne la mesure de l’importance de ce lieu comme territoire de reconnaissance.

La fin du territoire, l’effondrement du groupe

38L’importance de la dimension spatiale dans la reconnaissance prend tout son sens à la lumière de la destruction du wagon, qui a posteriori sonne comme la chronique d’une mort annoncée. Au cours des sept ans d’existence du collectif, différents lieux ont été étudiés par les pouvoirs publics afin de permettre la concrétisation du projet d’habitat adapté alliant scène et hébergement. Mais toutes les propositions de sites ont été abandonnées sous la pression des riverains et commerçants qui ne voulaient pas voir des punks dans leur quartier. À partir de février 2004, l’éducateur ne semble plus y croire, il évoque un manque de volonté politique de la part des trois parties la préfecture, la mairie, et le conseil général qui ont renoncé à la prospection d’un site adapté. Selon lui, les pouvoirs publics n’assument pas ce dossier hérité d’une municipalité de gauche. Un autre élément vient jouer en la défaveur des habitants du wagon, leur âge, qui vient modifier la vision de leur problématique. En effet, ils étaient jusque-là considérés comme jeunes (selon les formules qui leur étaient appliquées « jeunes en errance », « jeunes en rupture »). À signaler que le GIP avait entre autres pour vocation la réinsertion des jeunes. Or les acteurs publics voient dans le vieillissement de la population un argument de désengagement. En dehors d’une politique de réinsertion, le groupe n’existe plus et la question qui lui est associée passe à la trappe (Rapport d’activité du GIP, 2003). La tension monte, la mairie semble embarrassée par ce dossier dont elle a hérité de l’équipe municipale précédente qu’elle taxe de laxisme et d’angélisme (Ouest-France, 9 novembre 2003).

39La pression s’est exercée en premier lieu sur la programmation du festival. En mai 2004, celui-ci a failli ne pas avoir lieu suite au décès d’un spectateur en marge d’un concert. S., un des habitants, raconte les péripéties de la dernière édition du festival.

« Cette année on n’a pas fait trop de pub, jusqu’au dernier moment on ne savait pas si on allait pouvoir le faire… mais après la pub même si on n’en fait pas, c’est le bouche à oreille qui comme d’hab marche… Ce qui se passe, c’est que le préfet qui vient être nommé veut faire passer un arrêté pour annuler le festival et les concerts. Le président de la chambre de commerce [propriétaire du site] a fait pression sur lui à cause du procès qui va avoir lieu, pour la mort du gars qui est tombé y a 3 ans du toit du hangar. » (Entretien, mai 2004)

40S’engage alors un rapport de force avec les pouvoirs publics et la préfecture en particulier autour de la tenue du festival. Face à cela, P., un des organisateurs, réagit et informe ses interlocuteurs à la préfecture des conséquences de l’annulation du festival :

« Ok pas de problème, on annule si vous voulez, on téléphone aux groupes pour leur dire de ne pas venir, mais on garantit rien pour les 2000 punks qu’on ne peut pas prévenir, et qui vont débouler à Saint-Brieuc. Allez leur dire vous-même que c’est annulé. Va falloir trouver une occupation à ces 2000 punks. » (Entretien, mai 2004)

41Face à cette perspective, la préfecture capitule et le festival aura lieu. Les occupants ne le savent pas encore mais ce sera le dernier. À partir de septembre 2004, les choses s’accélèrent.

42Les pouvoirs publics proposent de dissocier l’habitat de la salle de spectacle et leur propose un relogement individuel. De nouveau, des protestations s’élèvent contre ce qui est perçu comme une volonté de les séparer. Ils décident de refuser et de camper sur leur position. Un événement va précipiter la fin du wagon. Un spectateur venu assister à un concert décède suite à une chute dans le bassin du Légué aux abords du Wagon. D’autres éléments qui n’ont pas été signalés par les pouvoirs publics mais qui sont à prendre en ligne de compte dans cette issue : les travaux d’aménagement du port visant à en faire un port de plaisance. Le 14 octobre 2004, ils reçoivent un avis du tribunal administratif les sommant de quitter les lieux le lendemain. Le 15 octobre 2004, à l’aube, les forces de l’ordre (une cinquantaine d’agents) expulsent les occupants du wagon qui est rasé dans la foulée alors qu’il est encore soutenu dans le cadre du GIP par les pouvoirs publics et notamment la préfecture. Les habitants sont sommés de faire leur valise en dix minutes. Ils perdent leurs effets personnels, des photos, des objets, des vêtements. Cet événement va nourrir dans les jours qui suivent une réaction, une mobilisation pour protester contre ce qui est vécu comme une injustice.

43Mais cette fin brutale s’accompagne chez la plupart des membres d’un sentiment de disqualification, d’une grande souffrance qui se traduit par une prise accrue de drogue et d’alcool et par un abandon de soi dans la rue. La destruction du lieu et l’impossibilité d’en obtenir un autre ont eu raison du collectif qui a volé en éclats. L’espace du wagon formalisait la lutte de reconnaissance, il étayait une possibilité d’estime sociale de soi. Après cette destruction, les divers squats, qu’ils ont tenté d’occuper, ont successivement été fermés par les pouvoirs publics. Chassé de lieu en lieu, le groupe commence à s’étioler. La déréliction, l’abandon de soi et les corps livrés à l’alcool et aux drogues, ont envahi leur quotidien au point de défaire l’idée même de lutte et d’atomiser le collectif. Les éléments moteurs et structurés du groupe, c’est-à-dire les leaders du lieu mais également d’autres habitants, ont alors quitté le champ de bataille. Le dernier squat dans lequel ils avaient trouvé refuge s’est progressivement transformé en annexe de la rue dans ses aspects les plus éprouvants, en une impasse où la défonce avait pris toute la place laissée béante par la fin du mouvement. Cette réalité destructrice, à l’image de celle chantée par Camera Silens, est comme une résurgence d’un passé enfoui et se réinvitant de nouveau dans la vie des plus fragiles.

« Et c’est encore l’impasse
[…]
Encore la même histoire
Dans une journée sans fin
C’est le brouillard, c’est l’incertain8. »

44Si pour l’ensemble du groupe, la fin du wagon est appréhendée comme un geste de négation de leur choix de vie, elle annonce un avenir plus sombre pour les plus fragiles.

« Ici, j’étais bien, j’étais moi. Ils auraient pris le wagon, nous enfermaient dedans et lâché dans Le Légué, ça aurait été plus propre que ce qu’ils ont fait, ça aurait été une mort radicale, là, c’est une mort lente. » (Journal télévisé France 3, 16 octobre 2004)

45Ce type de réaction donne un aperçu du retour des vulnérabilités personnelles, qui conjuguées au déterminisme social, participe de la réactivation d’un processus de désaffiliation massif. S’il est difficile de livrer un tableau un tant soit peu complet des conséquences sur la vie des un-e-s et des autres, en raison de la dispersion du groupe à l’issue de la destruction du lieu, on peut tout de même mettre en lumière le rôle important de la relation à la famille dans la suite des trajectoires individuelles. En effet, sa prise en compte éclaire des clivages au sein du groupe, partageant ceux qui ont des bonnes relations avec leur famille et qui ont pu bénéficier de son soutien, et les autres dont les trajectoires chaotiques sont marquées par des ruptures familiales, lesquelles les ont conduits très tôt à trouver pour seuls refuges les squats de fortune et la rue. Ceux-là vont être affectés de manière durable par la disparition du wagon. À l’image d’un des occupants qui, pour fuir la violence du foyer familial s’est retrouvé à quatorze ans à la rue. La fin du wagon a accru chez lui une vulnérabilité qui, jusque-là, ne se manifestait. Ne parvenant pas à surmonter l’évènement, il s’est alors enlisé dans l’errance et dans l’alcoolisation massive. « Tout est foutu, j’ai l’impression de revenir en arrière quand j’étais à la rue. » (Entretien, décembre 2004)

46Sur la base des éléments recueillis, il semble possible de poser l’hypothèse que l’expérience du wagon a été optimisée notamment sur le plan des compétences par les plus solides, ceux dont la socialisation primaire n’a pas entravé la construction d’une image de soi positive, permettant de développer des capacités d’action, et les autres, plus fragiles balayés par la chute du wagon, submergés par leurs blessures personnelles et qui n’ont pas pu faire face aux difficultés et reprendre leur vie en main. Pour ceux-là, l’expérience du wagon aura représenté une parenthèse biographique et plus précisément une sorte de sas canalisant, pour un temps, une partie de leurs problématiques personnelles. À l’opposé, les acteurs forts ont pu tirer avantage de certains apprentissages acquis au wagon, et les mobiliser comme des compétences, notamment dans le domaine technique. Le savoir-faire en termes d’organisation, de gestion logistique et de maîtrise du son des concerts a été mis à profit par quelques-uns à l’instar de S. qui est devenu intermittent du spectacle intervenant dans toute la France. C’est aussi le cas de L., guitariste des Mass Murderers, qui comme cela a été évoqué plus haut, est l’ingénieur du son des Ramoneurs de Menhirs. L’expérience du wagon a permis aussi à quelques-uns de consolider des capacités relationnelles grâce aux contacts noués au fil du temps passé au wagon, et rassemblés en une sorte de carnet d’adresse de l’underground, leur permettant de bénéficier d’un réseau de points de chute lors de leurs déplacements en France et à travers quelques pays européens. C’est parce qu’il avait des connaissances entretenues via l’organisation des concerts au wagon et la fréquentation des squats et des concerts que P. a pu aller vivre pendant plusieurs années à Berlin dans les Wagenburgen. Comme beaucoup de squats existant de longue date, ces lieux ne sont pas ouverts à tous ; ils exigent une appartenance à un même monde social et un fort degré d’interconnaissance pour y accéder et pouvoir y habiter.

47Si les compétences énoncées précédemment ont été déployées par les plus actifs et les plus structurés, il convient, toutefois, de préciser que certaines d’entre-elles sont difficilement mobilisables, car elles n’ont de valeur qu’au sein d’un collectif dont l’existence est adossée à des espaces particuliers, tels que les squats et les salles de concert diffusant du punk. La disparition progressive, en France, à partir des années 2000 de cet archipel de la culture underground composé de ces lieux informels, a mis en péril les compétences acquises au wagon parce que celles-ci n’ont de valeur que dans ces lieux précis. La suppression de ces derniers territoires a participé de l’effacement d’un certain segment de la culture anarcho-punk dont le wagon était un exemple. De la même manière, Sue Ruddick (1996) constate elle aussi qu’à Los Angeles, dans les années 1990, la disparition des lieux occupés par les punks sonne le déclin de leur culture. Elle relate que la présence des jeunes punks y était jugée incompatible avec l’évolution d’une ville postmoderne marquée par la gentrification et l’hygiénisme. Il en est de même à Saint-Brieuc, où devant les difficultés rencontrées pour vivre en squat et le refus de la ville de donner une suite favorable aux demandes de salles pour la programmation de leurs concerts, la majeure partie des habitants du wagon a dû quitter la ville de Saint-Brieuc, et pour certains la Bretagne pour retourner dans leur région d’origine. Mais la plupart ont trouvé refuge dans les campagnes bretonnes. Quelques habitants d’entre eux ont mutualisé leurs économies pour faire l’acquisition d’un petit terrain en milieu rural pour y vivre dans des caravanes. De manière générale, on note un report de la culture punk et du mode de vie alternatif en milieu rural sur des propriétés privées.

Conclusion

48Après le passage méticuleux des tractopelles, il ne restait du wagon plus que des monceaux métalliques rassemblés en une montagne de débris. Et derrière ces décombres, comme la dernière trace d’une lutte oubliée contre l’adversité, un geste de résistance anonyme, se détachent sur le fond gris du mur de l’entrepôt jouxtant le wagon les mots suivants : « Du hardcore jusque dans la mort ». Ce tag exprime toute l’importance du punk pour les habitants de ce lieu, une importance quasi-vitale, qui dit cette part qui excède la musique. L’existence de cette scène punk hardcore, en tant qu’expérience politique a révélé la force d’un imaginaire radical (Castoriadis, 1975) porté par la musique punk, et à partir duquel ils ont pu mener une lutte de reconnaissance et atteindre d’une certaine manière une forme d’émancipation. Sans prétendre couvrir l’ensemble des univers de significations liées au punk, le prisme proposé ici dans ce texte consistant à croiser punk et problématique de reconnaissance peut néanmoins offrir des pistes pour saisir l’expérience de certains groupes sociaux invisibilisés, dont la particularité est d’émerger à l’intersection de logiques socio-économiques et logiques culturelles.