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Disorder

 | 
Paul Edwards
, 
Élodie Grossi
, 
Paul Schor

Rêves du sous-sol

(Dreams from the basement)

Daniel Makagon
Traduttore: Nadège Dulot

Testo integrale

  • 1 Bring your own booze : apportez votre alcool. [NdT.]

1Le son du groupe S.H.I.T. et son excellent mélange de UK 82, de D-beat et de Raw punk résonne dans le Mousetrap. La démo de ce groupe originaire de Toronto est l’une des nouveautés les plus excitantes de l’année, et rien ne vaut l’écoute en live de ce nouveau son. Sur la démo, la voix de Ryan est noyée par la réverbération, mais ce soir elle n’est pas aussi « mouillée », bien que toujours aussi cool. Le son des guitares est beaucoup plus intense et saturé. Les punks qui sont au plus près du groupe slamment un peu, mais ils préfèrent se lancer dans un pogo. Ils n’ont pas complètement cerné le chanteur, mais ils forment un mur compact devant lui. Le concert a commencé assez tôt pour une maison où chacun apporte son alcool (BYOB1), mais le Mousetrap se trouve dans un quartier en pleine transformation. Les maisons s’y vendent pour un million de dollars, et les vieux immeubles sont réhabilités, ornés de nouvelles façades en briques et de grandes fenêtres ; une esthétique qui semble plaire aux yuppies de Chicago toujours désireux de se montrer. Beaucoup d’appartements se vendent 500000 dollars. Il va sans dire qu’un concert le dimanche soir ne peut que faire chier les voisins.

2Le Mousetrap, c’est un appartement au-dessus d’un vieux local commercial. Les groupes jouent au rez-de-chaussée où se trouvait autrefois une bodega ou une taverne, à en juger l’agencement et le sol en damier. Le son toujours excellent, la (relativement) grande salle principale et le jardin, où l’on peut se détendre l’été entre les sets, font de cet espace l’un des meilleurs de la ville pour les concerts. Avec ses trois ou quatre concerts par mois, voire plus quand le rythme des tournées s’intensifie, le Mousetrap est l’une des salles les plus actives et les plus durables de Chicago (elle est peut-être la troisième plus ancienne et la plus régulière puisque la Rancho Huevos n’a pas accueilli de concert pendant presque deux ans).

  • 2 Do it yourself qu’on peut traduire par « à faire soi-même » ou « Système D ». [NdT.]

3Même si de temps à autres, apparaissent de nouvelles salles DIY2 offrant une expérience singulière comme le Mousetrap, la plupart des salles de Chicago présente les mêmes caractéristiques. Presque toutes ont des murs en pierre, en briques ou en béton et un sol en ciment ; et ces dernières années, je n’ai vu qu’une seule salle avec un sol partiellement en terre. Les matériaux que l’on trouve dans les sous-sols des maisons individuelles devraient constituer un environnement sonore épouvantable, mais c’est rarement le cas. Comme me disait Cam Myers lors d’un entretien sur les différences entre les maisons et les autres types d’espace : « Dans un sous-sol, tu sens les vibrations de la guitare dans ta poitrine, dans ton crâne. C’est beaucoup mieux [qu’un bar], mais comme tu n’entends pas les voix, le chanteur ressemble un peu à un pantin. » Cam parle ici des voix complètement noyées à cause de la mauvaise qualité du système audio dans beaucoup de ces espaces. La plupart des maisons qu’il a fréquentées ne bénéficient pas d’un système audio de qualité, et comme les groupes punk aiment jouer fort, les voix sont noyées dans un océan de bruit. Mais heureusement, beaucoup des maisons de Chicago ont un bon système et, si le volume des voix est trop bas, le problème vient souvent des mauvais choix du groupe, comme celui de faire jouer les guitares deux fois plus fort que le reste. Malheureusement, il y a bien sûr des occasions où le système est de très mauvaise qualité, ne fonctionne pas ou n’existe tout simplement pas. Je me souviens avoir vu The New Yorker, un groupe screamo local qui s’est séparé depuis, dans le salon d’une maison appelée The Moving Castle. Je souffrais pour Niko qui aurait été super si nous n’avions pas assisté à un concert instrumental. Beaucoup des musiciens que j’ai interrogés ont cependant fait les louanges des organisateurs et des salles de la ville. La scène punk de Chicago est somme toute bien lotie.

Fig. 1. Le groupe Native à Simple Days, Bloomington, IL, 2009. Photo

© John Harmon (www.endhymns.com) DR.

Fig. 2. Le groupe Native à Simple Days, Bloomington, IL, 2009. Photo

© John Harmon (www.endhymns.com) DR.

4Les concerts en sous-sol sont plutôt la norme dans beaucoup de villes du Middle-West et de l’est des États-Unis, car dans ces espaces le son y est mieux absorbé que dans le reste de la maison. De plus, il est possible d’insonoriser sans s’inquiéter de l’esthétique ou sans réaliser des changements permanents qui pourraient entraîner une perte de caution quand on est locataire (ajouter une isolation ou une deuxième couche de plaque de plâtre dans un salon endommagerait trop les murs). En contrôlant le son de cette manière, on peut limiter les plaintes des voisins. De plus, organiser des concerts dans les sous-sols peut aussi instituer une séparation entre espace semi-public et espace privé. Bien sûr, de nombreuses maisons américaines ne sont pas pourvues de sous-sol, ou ces derniers sont si étroits qu’il serait impossible d’y donner un concert. Les punks ont alors recours à des alternatives. D’après moi, le son diffère selon l’habitat. Dans un salon ou dans un loft avec ses hauts plafonds, ses parquets et ses grands volumes, le son se répand plus vite et prend plus d’écho. Ceci, allié à la présence d’un public offre un son qui contraste avec celui d’un sous-sol.

5Ce qu’on retrouve dans tous ces espaces, c’est le désir de faire avec ce qu’on a sous la main tout en laissant plus de contrôle à l’organisateur du concert. Chaque maison prend un caractère unique grâce aux personnes qui y vivent et aux punks qui la fréquentent. Les uns et les autres ont une idée de ce que devrait être leur scène musicale locale, et ces espaces leur permettre de mettre en œuvre leur volonté. Cependant, vivre dans une maison avec des punks et l’ouvrir à d’autres peut dynamiser ou épuiser les résidents. Par ailleurs, l’atmosphère générale de chaque espace et les expériences qu’on y fera sont dictées par le choix d’y autoriser l’alcool ou non.

6Les considérations économiques à elles seules n’expliquent pas l’explosion à travers les États-Unis du nombre de concerts maison. L’intérêt est plutôt à chercher du côté de l’expérience en elle-même. Le son sans artifice et l’espace exigu où se pressent les corps subliment l’endroit pour créer une ambiance unique. Bien sûr, à chaque maison punk son ambiance, mais il y a des constantes que l’on retrouve d’une maison à l’autre.

7Les groupes jouent généralement sans scène surélevée, ce qui influence les interactions entre le public et le groupe, et les membres du public entre eux. L’atmosphère est plus décontractée. Les gens n’ont pas le même comportement qu’en club ou dans un bar : il n’y a plus ces allées et venues vers le bar, cette attente pour obtenir l’attention du barman, ces efforts déployés pour voir et être vu ou pour draguer. Ce n’est pas que ces concerts à domicile offrent une alternative utopique où chacun serait tourné à tout instant vers la musique et où il ne se formerait pas de petits groupes, mais les fonctions habituelles du lieu de vie et de détente semblent affecter les comportements. On s’y tient comme dans un salon. Je trouve cela particulièrement intéressant de retrouver cette sensation au sous-sol, cette partie de la maison qu’on a tendance à éviter sauf pour y entreposer des objets dont on ne veut pas à l’étage ou pour accéder au matériel de jardinage en été et à l’équipement neige en hiver.

8Ana Armengod est une illustratrice qui a choisi de voyager pour partager son travail tout en suivant les tournées d’amis. Elle a également été résidente au Legion of Doom, une maison punk de Columbus, dans l’Ohio. C’est à l’aune de ses expériences sur la route et au Legion of Doom qu’elle peut faire la synthèse des différents types d’espaces punk qu’elle a pu observer. Bien connue des groupes, la maison de Columbus est l’une des plus anciennes du pays. Le Legion of Doom existe au sein d’une scène qui a traditionnellement soutenu l’émergence des concerts maisons. « Je trouve vraiment que c’est un peu différent. Je ne dirais pas que c’est mieux. C’est juste différent », affirme Ana.

9Comme Ana, Saira Huff pense que « dans les maisons, on a plus l’impression de traîner avec des potes ». Saira a fait partie de plusieurs groupes, notamment du groupe crust-anarcho-punk Destestation, et plus récemment, elle a été la bassiste de Dark Punk Rosenkopf. « On est en osmose avec le “public” parce qu’on est tous ensemble. Il n’y a pas de coulisses. Quand tu arrives, tu te retrouves au milieu de l’action. J’ai un sentiment de partage quand on joue dans une maison parce qu’on est juste en train de passer un bon moment ensemble », m’explique-t-elle.

10Chris Moore, qui a joué au sein de groupes hardcore, remarque qu’il y a une énergie dans ces concerts qu’on ne retrouve pas ailleurs. « Parfois, je préfère ce sentiment d’incertitude à la sensation que tout est bien réglé, et où on sait que tel ou tel groupe va jouer. C’est un peu trop sage, on sait qu’il y aura assez d’espace pour tout le monde. » Il ajoute que l’impression de chaos qui règne dans les maisons punk vient de ce qu’on ne se soucie pas des questions de capacité : on peut très bien avoir cent-vingt-cinq personnes dans un lieu qui peut en contenir beaucoup moins.

  • 3 Maximum Rock’n’Roll. [NdT.]

11Cette atmosphère générale que décrivent Ana, Saira et Chris est le résultat d’efforts parmi les punks pour créer un environnement de partage. Une maison n’est pas comme un bar ou un club, des établissements livrés clé en main et dont la finalité est de faire du profit, tout en dictant même un certain nombre de comportements. Dans une interview de 2014 pour le fanzine MRR3, Emily, du groupe Varix, évoque le Rathole à Minneapolis. Pour elle, créer un tel espace renvoie à un véritable engagement pour la philosophie DIY.

« Ils donnent peu de concerts maintenant, mais j’ai participé aux débuts, dit Emily. Des punks ont passé tout l’été 2008 à retaper une maison condamnée et complètement défoncée. Tout le monde a fait ce qu’il pouvait. C’était génial de voir la motivation et les ressources déployées par des punks pour se créer un lieu de vie radical. »

Fig. 3. Exposition du Cabbage Collective, Église du Calvaire, Philadelphie Ouest, été 1993. Photo

© Bull Gervasi DR.

12C’est rare de voir des maisons punk qui soient le fruit d’un travail de réhabilitation comme celui qu’Emily a effectué au Rathole : la plupart de ces maisons sont des locations en bon état.

13Tandis qu’Emily et sa bande rénovaient le Rathole en 2008, de nombreux punks emménageaient dans des maisons uniquement pour la possibilité d’y faire des concerts. Ils contribuaient ainsi à l’histoire des concerts DIY et ajoutaient de nouvelles dates aux tournées des groupes du pays. Chaque nouvelle maison contribue à démontrer la viabilité des approches alternatives de production, de consommation et d’économie musicales. Les gens ne dépendent plus des médias grand-public pour découvrir les nouveaux groupes et s’informer sur les dates de tournée. Tout le monde peut créer et partager grâce au bouche-à-oreille, aux forums en ligne et à des sites comme Book your own fuckin’ life.

14Le sentiment de communion et l’atmosphère décontractée d’une maison constituent un aspect du concert, mais c’est sans compter avec l’intense énergie qui résulte de la promiscuité régnant dans ces lieux.

« On avait tendance à faire des concerts de mars à novembre, mais il y avait quand-même un ou deux concerts en hiver. Je devais prendre les donations assis sur une chaise, mais je ne pouvais même pas m’asseoir à cause de la neige, me raconte John Boilard à propos du Shed. On a dû creuser un chemin à la pelle. On n’avait que deux ou trois groupes, mais ça a été probablement l’un des meilleurs concerts qu’on n’ait jamais faits. Entre soixante et cent personnes sont venues, et il faisait tellement chaud dans la baraque que les gens étaient presque nus quand le deuxième groupe est arrivé. C’était très bizarre. Si un mec était rentré sans savoir qu’il y avait un concert, il aurait flippé avec tous ces gens à poil et en sueur qui écoutaient du punk. »

15John décrit une ambiance semblable à celle d’autres concerts organisés dans les mêmes conditions. Certains ont une atmosphère romantique avec les groupes emo ou pop punk où davantage de gens peuvent danser car il n’y a pas de fosse, et où plus de gens chantent (au lieu de crier). La musique est moins agressive, ce qui signifie moins d’hommes dans les premiers rangs.

16Pour le photographe Dave Zukauskas, les concerts hardcore offrent une musique dynamique donnant lieu à une expérience unique.

Fig. 4. Le groupe Big Eyes au 86 Mets, Chicago, IL, 4 juin 2013. www.flickr.com/photos/msig/. Photo

© Patrick Houdek DR. www.patrickhoudekphotography.bigcartel.com

« Ce qui est super avec les concerts en sous-sol, c’est que tout est très compact. Quand la foule se presse autour du groupe, ça donne un petit quelque chose en plus. Le chanteur se retrouve souvent parmi les gens des premiers rangs. »

17L’énergie du concert est plus intense car les musiciens ne jouent pas sur une scène, ce qui veut dire qu’on est « face à face avec le groupe », observe Dave. On a aussi les expressions du public. On peut voir quelqu’un qui chante avec le groupe, la bouche ouverte et les yeux fermés, un autre a le poing levé. Les émotions qu’on voit en arrière-plan donnent un plus à la photo.

18Dave et d’autres punks diffusent leurs clichés grâce aux magazines, blogs et autres livres publiés ici ou là. Ce travail visuel est un contrepoint à la musique, et d’ailleurs, la photographie a toujours joué un rôle central dans l’histoire du punk. Les photos nous livrent un témoignage sur l’évolution de cette scène musicale : ce sont les traces tangibles de ce qui a changé et de ce qui est resté identique. Les images de punks comme Dave captent le chaos et le dynamisme des concerts et peuvent encourager ceux qui recherchent une expérience au-delà du son.

19La décontraction et l’énergie chaotique sont souvent ressenties de façons différentes d’un espace à l’autre. Certains abordent l’organisation de concerts avec une stratégie claire, d’autres apprennent au fur et à mesure. Ces différentes approches ont contribué à définir l’identité des maisons punk et ont entretenu la dynamique particulière des scènes locales. Dans certains cas, les punks ont créé des espaces DIY pour encourager l’émergence d’une scène plus engagée et plus sûre comme alternative à la norme de l’époque. Par exemple, l’évolution de Saira dans le monde punk de Portland est liée à l’histoire sociale du mouvement et à l’émergence d’une nouvelle vision du DIY au début des années 1990. Son histoire nous éclaire sur la scène d’aujourd’hui :

« J’étais dégoûtée par les anciens de Portland. Je ne voulais vraiment pas m’associer à des groupes comme Poison Idea. Ils faisaient d’énormes concerts où je finissais toujours pas me faire tabasser par un skinhead, se souvient-elle. À la fin des années 1980 et au début des années 1990, le DIY de Portland était une sorte de réaction contre les anciens. Ils étaient complètement irresponsables, ils n’avaient aucun sens moral. Ils s’en foutaient si des nazis venaient aux concerts, si tu te faisais tabasser ou si le concert était cher. »

20Les punks qui n’aimaient pas cette scène-là ont fait ce que les punks font toujours : ils se sont plaints. D’autres se sont évertués à créer une alternative. « À Portland, ils se sont dit qu’ils allaient faire autre chose, et ils l’ont fait. C’est dans cette scène-là que je me suis fait une place. » Il n’y avait pas qu’à Portland que des punks se sont efforcés de changer les choses. Dans tous les États-Unis, ils ont créé des espaces capables de refléter et d’encourager les communautés ancrées par le DIY et d’instaurer une culture plus égalitaire.

21Même si le mouvement punk est associé à la culture DIY, les approches restent variées, et toutes ne s’y inscrivent pas de la même manière. Par exemple, le son d’un groupe hardcore d’une ville donnée peut ressembler à celui d’une autre ville, mais les similarités s’arrêtent là quand les deux groupes cherchent à toucher des publics différents. Les scènes varient même si la musique se ressemble, et les groupes punk ne sont pas tous adeptes du DIY.

22Dans sa rubrique MRR de juin 1994, Tim Yohannan énumère les trois critères qui distinguent le punk indépendant des autres courants :

« 1) Ce qu’on chante ou ce qu’on dit n’a pas vraiment d’importance tant qu’on sait comment on fait les choses et pourquoi ; 2) C’est seulement en s’affranchissant de tout contrôle gouvernemental et du sponsoring qu’on peut être vraiment “alternatif” ou “indépendant” ; 3) À moins de véhiculer une conscience de classe, il sera toujours possible d’être assimilé aux valeurs de la majorité, quels que soient vos efforts pour paraître “cool”. »

23Cette définition de l’indépendance par Tim « Yo » était une réponse à l’intérêt grandissant des grands labels pour les groupes punk et l’appropriation des moyens de distribution indépendants par ces mêmes labels. À l’époque, il était très difficile pour les groupes de se faire une place dans le paysage musical. De la production à la distribution, se passer des grandes compagnies pour arriver dans les bacs était une gageure. Et ces arguments peuvent aussi s’appliquer aux concerts et aux tournées d’hier et d’aujourd’hui.

24La création de la scène DIY, en partie liée à l’émergence d’un réseau de maisons punk, faisait écho à une évolution de l’identité du mouvement. C’était surtout vrai après la stabilisation aux États-Unis du premier cycle musical et culturel punk. Certains groupes pouvaient remplir d’assez grandes salles et vendre assez de disques pour gagner leur vie, des festivals plus populaires ont commencé à voir le jour et les radios commerciales ont laissé une place au punk sur leur antenne. Les punks ont commencé à revoir leurs objectifs et se sont interrogés sur le respect de l’esprit DIY. Chris Terry, chanteur de Light the Fuse and Run et créateur du fanzine Gullible, me parle des aspirations de son premier groupe, les Flesh Eating Creeps :

« On voulait jouer chez les gens. C’était plus cool, affirme Chris. Ça nous a probablement pris un an. À la fin du lycée, on connaissait beaucoup de monde parce que les concerts maison attiraient les étudiants qui allaient à la fac. Les lycéens allaient plutôt à des concerts “tous âges” dans les clubs. L’église Saint Edward’s accueillait des groupes dans une salle polyvalente. Il y avait une séparation selon l’âge, mais plus on approchait l’entrée en fac, plus notre réseau s’élargissait. On avait de plus en plus d’amis qui avaient une maison où on pouvait jouer. »

  • 4 Makagon Daniel (2015), Underground : The Subterrean Culture of DIY Punk Shows, Portland (OR), Micro (...)

25Avoir pour objectif de jouer chez les gens est certainement le signe qu’un groupe adhère au punk DIY, mais cette approche est en décalage total avec l’idée que le grand public se fait de la scène. Les personnes que j’ai interrogées4 m’ont rapporté des conversations avec des membres de leur famille, des collègues ou des amis extérieurs au mouvement punk. Ces gens sont toujours surpris par ce qui les pousse à faire des tournées DIY, c’est-à-dire jouer, voyager et faire des rencontres. S’exclamer : « Attends, tu veux dire que tu pars en tournée pendant cinq jours et que tu vas jouer dans des sous-sols dans l’Indiana, le Michigan, l’Ohio et revenir ? Et tu ne vas rien gagner ? » est une réaction courante. Les profanes veulent entendre parler de célébrité et de fortune, de groupies et de drogues, de sons et de lumières. Ils jugent les punks naïfs à cause de l’absence d’ambition de la démarche DIY. Bull Gervasi suggère que le véritable enjeu d’une tournée DIY se situe au-delà de ça, c’est une expérience qui ne s’inscrit pas dans un désir de « percer ». Le groupe Policy of 3 a fait sa première tournée nationale pendant l’été 1993 : « Je me souviens d’avoir fait vingt-et-un concerts en trente-huit jours, beaucoup moins que ce que nous avions prévu », m’explique Bull. Ils avaient espéré jouer tous les jours. « On savait qu’on n’allait pas gagner d’argent, alors on essayait de jouer le plus possible. » Malgré les sempiternels problèmes de camionnette et quelques annulations de dernière minute, il considère cette expérience comme déterminante.

« C’était une super tournée parce que je suis tombé amoureux du voyage, de la découverte et des rencontres. J’ai fini le lycée en 1992. Je n’ai pas continué mes études, mais j’ai l’impression d’avoir tant appris grâce à cette indépendance et ces situations inédites : devoir s’entendre avec quatre personnes entassées dans une camionnette, trouver des solutions créatives quand on tombe en panne dans des endroits improbables, vivre avec trois fois rien sur la route à 4500 kilomètres de chez soi. Cette expérience m’a complètement changé, et les gens qu’on a rencontrés étaient tellement super que je suis toujours amis avec certains d’entre eux. »

Fig. 5. Cage d’escalier au Dustbin, une punkhouse depuis les années 1970 à Portland, OR, mai 2000. Photo

© Joe Biel DR. www.microcosmpublishing.com

Fig. 6. Vente de (fan) zines lors du festival Mauled by Tigers, Chicago, août 2008. Photo

© Joe Biel DR. www.microcosmpublishing.com

Fig. 7. Affiche. Coll. part. Photo : Daniel Makagon.

  • 5 Le Sous-sol hanté. [NdT.]

26Tandis que Bull voit la tournée comme une fin en soi, d’autres ne sont pas aussi ouverts d’esprit. Joe Milik, batteur de Nerv entre autres, accueille des concerts dans sa maison d’Iowa City. Il souligne l’influence des attentes traditionnelles et normatives de certains individus qui se considèrent comme des punks. Joe me parle de la première maison punk qu’il a habitée. C’était un ancien immeuble de bureaux à Des Moines, dans l’Iowa, que lui et ses colocataires avaient baptisé le Haunted Basement5, même si les groupes ne jouaient pas dans le sous-sol. Quand ils ont commencé à y organiser des concerts, la petite pièce où jouaient les groupes était régulièrement pleine à craquer, mais l’affluence s’est tarie.

« Je crois que les gens avaient des préjugés sur le lieu, parce que ce n’était pas une vraie scène. Beaucoup ne venaient pas à cause de ça, même s’ils s’intéressaient aux groupes qui venaient jouer, affirme Joe. Si ça avait été une salle traditionnelle, plus de gens seraient venus. Mais on pensait pouvoir donner plus d’argent aux groupes si on n’avait pas à payer le bar, l’ingénieur du son ou le videur. »

27Cependant, tandis que certains punks ont une idée normée du lieu où la musique doit être jouée, d’autres se voient adhérer plus profondément au mouvement grâce aux idéaux que les concerts DIY se proposent de réaliser. Jake, des groupes Parasol MA et Peeple Watchin’, m’explique :

« Dans ma banlieue de merde, je me sentais complètement déconnecté et tout me déprimait. Mais j’avais ce sentiment, et qui sait d’où il vient, d’une personnalité aventurière en moi qui me faisait chercher autre chose. Les groupes ne jouaient pas dans les sous-sols parce qu’ils y étaient obligés mais parce qu’ils le voulaient. »

  • 6 Littéralement « partage de compétences ». [NdT.]

28Jake, comme beaucoup de punks, parle du sous-sol comme pilier central du DIY en tant que choix culturel et politique. Parfois une idéologie peut exister à travers des actions explicites traditionnelles, comme des concerts de bienfaisance où l’on collecte de l’argent pour un festival local, un stand anarchiste, un concert qui suit un skillshare6 ou un marché gratuit. Mais plus souvent, l’idéologie punk s’illustre au quotidien. Adam, du groupe Porcelain Decay, remarque dans le documentaire Between Resistance and Community que la scène DIY de Long Island « n’a pas forcément les outils pour syndiquer les travailleurs, mais elle a les outils pour créer une communauté et éduquer ». Si certains punks sont attirés par la musique et la culture pour les idées qu’elles véhiculent, la plupart découvre d’abord la musique et ensuite, la culture, tandis que d’autres évoluent vers un mélange d’art et d’idéologie.

29Clay DeHaan me dit que sa première tournée l’a aidé à se forger une idée du potentiel des concerts maison. Son groupe Red Versus Black a tourné dans l’État de New York, où il étudiait, et à Denver, sa ville d’origine. « On jouait chez les gens, dans des magasins de disques, dans des lofts. » Il explique que l’aspect financier de la tournée avait été problématique, mais jouer dans des espaces DIY a été un apprentissage qui l’a transformé. « Après la tournée, j’ai emménagé dans une coopérative à Ithaca, dans l’État de New York. On y donnait des concerts régulièrement. Juste derrière, il y avait un ancien abattoir, alors on l’a appelée l’Abattoir. » Clay a pu découvrir le DIY grâce à sa tournée, tandis que d’autres punks se familiarisent avec les concerts maison grâce à une scène locale très riche.

30« Ce sont surtout les sous-sols qui m’ont attiré, et j’ai pris conscience de l’importance de tout le reste avec le temps », me dit Zack Furness. Il parle du moment où il a quitté la fac et la scène florissante de la ville universitaire de State College en Pennsylvanie. Sa maison accueillait des concerts pop punk et ska.

« Il y avait aussi une maison qu’on appelait le White Lodge. Un des gars jouait dans des groupes emo connus dans la région, et il avait beaucoup de contacts dans le New Jersey et l’État de New York. Ted Leo est venu jouer chez lui juste après la séparation de Chisel. »

31Il y avait aussi une autre maison gérée par deux femmes où « jouaient dans une toute petite cuisine des groupes crust punk engagés ». Avec cette variété, il n’est pas étonnant que Zack ait imaginé que toutes les villes américaines offraient des scènes DIY aussi riches. Pour ceux qui sont habitués à voir des concerts chez les gens, ce mode de représentation va de soi. En revanche, d’autres apprennent l’existence de ces concerts par les médias punk qui en parlent beaucoup plus que par le passé, ce qui signifie que plus de punks sont informés de l’intérêt de faire des concerts maison.

32Emmy Ramone écrit dans un article d’MRR d’octobre 2014 :

« Il est difficile de reconnaître l’importance et l’impact qu’un espace ou une idée peut avoir sur toi avant de t’en éloigner. Il y a quelques jours, j’ai pris conscience que c’était la dernière fois que je me tenais dans ce sous-sol qui avait changé ma vie. Pendant cette dernière année et demie, j’ai vécu dans une énorme maison punk à Columbus, dans l’Ohio, la Villa Villekulla. »

  • 7 En anglais, il y a une distinction entre les mots house et home qui n’existe pas en français : on a (...)

33La maison incarne le DIY. Pour certains, c’est un lieu où les communautés se forment et prospèrent, et pour d’autres, c’est un endroit où l’on peut évoluer dans le punk. Bien sûr, il y a un troisième groupe de gens qui ne font que passer, mais on peut espérer qu’ils y découvrent la possibilité pour les individus de générer et de répandre leur propre culture au lieu de perpétuer une culture de masse. « Ça nous a servi de lieu d’expression, et ça nous a vraiment marqué pour la suite, ajoute Emmy. Ce sera toujours un excellent point de repère pour cette époque où on vivait à fond. » Dans son article, Emmy fait aussi la distinction entre une « maison » et un « foyer7 ».

Fig. 8. Le groupe Los Crudos à ChiTown Futbol, Chicago, IL, 2 mars 2013. Photo

© Patrick Houdek DR. www.patrickhoudekphotography.bigcartel.com

  • 8 En anglais, évidemment, on parlera de house : Punk house pour « maison punk », house show pour « co (...)

34Chez les punks, un habitat se transforme quand on s’en sert pour se retrouver et assister à des concerts. En devenant une scène, la maison ne voit pas ses caractéristiques physiques changer, mais les punks en changent la fonction grâce à ce qu’ils y font et à la communication qu’ils effectuent autour d’elle. Le terme « maison » est toujours employé quand on parle de l’espace où on donne des concerts : « une maison punk », un « concert maison8 ». Mais l’idée que ces expressions véhiculent va au-delà du simple habitat. Le mot « maison » est utilisé pour désigner un foyer, un « chez soi ». C’est une polysémie que l’on trouve dans d’autres langues. Par exemple, mon ami Octavio, enseignant au Portugal, me dit qu’il y a une distinction similaire en portugais entre casa (maison) et lar (foyer). « Toutefois, nous n’utilisons que rarement le mot lar, parce que casa fait référence au bâtiment et à l’endroit où on se sent chez soi, m’a-t-il dit. On dit souvent : Aqui, sinto-me em casa qui veut dire “ici, je me sens comme à la maison”. » La maison est un foyer dans cette phrase portugaise de la même façon qu’une maison punk est un foyer non seulement pour ceux qui y vivent, mais aussi pour ceux qui y jouent et ceux qui font partie de la scène musicale.

  • 9 Toilettes bouchées. [NdT.]

35Les mots qu’on utilise pour nommer nos lieux de rencontre reflètent et influencent simultanément ce qu’on y fait. On retrouve cette dynamique avec les noms que choisissent les punks pour leur maison. En janvier 2013, James Payne écrivait dans un article pour MRR qu’il y a cinq catégories de noms à considérer pour le baptême d’un lieu de concert. Il y a d’abord les références géographiques que James qualifie d’« ennuyeuses mais pratiques », puisque qu’il s’agit de l’adresse de la maison ou le nom de la rue uniquement. Ensuite, il y a la private joke connue uniquement des résidents, mais bien que les personnes extérieures au groupe la comprennent rarement, « c’est un nom tellement singulier qu’il frappe tout le monde. » La troisième catégorie dont parle James, c’est « la marque ». D’après lui, c’est un choix quelque peu ironique étant donné l’aversion du punk pour le marketing, mais ce choix est intéressant quand on tente de se démarquer. C’est surtout pertinent quand la maison propose d’autres événements que des concerts. Pour un festival de fanzines ou un skillshare, on cherche à attirer une population qui ne vient pas habituellement aux concerts, mais qui adhère à la philosophie punk. Un bon exemple serait la Swerp Mansion à Chicago, un ancien loft. Cet espace était lié à un label DIY et à un festival. Pour le quatrième type de nom, on a le hasard. James affirme que certains punks croient que « passer par une réflexion délibérée porte malheur, ça n’augurerait rien de bon quant à l’avenir du lieu, que ce soit l’éventualité d’une épidémie de gale, un coloc infernal ou des câbles qui disparaissent. » Le nom s’impose alors avec le temps, bien que James nous prévienne qu’une telle approche peut donner lieu à des noms désobligeants comme « Flooded Toilet9 ». Enfin, il y a les maisons qui portent le nom de leurs résidents. Il met en garde contre ce choix, car une maison qui a du succès en aura toujours après le départ du résident en question. James prend l’exemple du Legion of Doom. Si le nom de la maison avait été celui d’un de ses premiers résidents, il aurait perdu de sa pertinence après son départ, tandis que le Legion of Doom existe toujours avec son nom unique.

36Lors de nos discussions au sujet de leur maison, les personnes que j’ai interrogées m’ont décrit des situations qui correspondent bien aux catégories énoncées par James. Par exemple, Joe Milik explique que « le Haunted Basement avait d’abord été le Secret Spot, parce qu’on avait peur que le propriétaire en découvre l’existence si on donnait l’adresse. Pendant les premiers mois, c’était du bouche à oreille. » Puis le nom a changé, mais Joe ne se souvient pas des raisons qui les ont poussés à choisir Haunted Basement. « C’était un coup de tête, une boutade, me dit-il. Je ne sais plus quel avait été notre raisonnement, mais il n’y avait pas de concerts dans le sous-sol qui était un égout de 9 m2. Personne n’y descendait. » Je suppose qu’une blague sur l’aspect répugnant du lieu a inspiré le nom, tandis que « secret spot » était plus littéral.

37Patrick Houdek se souvient de la première fois qu’il a rencontré des résidents du Lost Cross, pendant Halloween 1986.

  • 10 La Croix perdue. [NdT.]

« J’ai un flyer qui annonce un concert au Lost Cross10 la semaine précédente. Apparemment, il y avait un groupe qui s’appelait Blood Stained Tools dont l’ancien nom était Lost Cross. Ce nom est venu quand un des membres qui vivait dans la maison a perdu une boucle d’oreille en forme de croix. Ils ont fini par utiliser ça. »

38De nombreuses maisons portent le nom du premier groupe à y avoir répété avant d’accueillir des concerts.

39Quoi qu’il en soit, les expériences des résidents et des groupes appartenant à une scène punk donnée sont plus importantes que le nom en lui-même. Du nom de la maison et des anecdotes propres à une scène, racontées via le bouche à oreille ou les medias DIY, émergent un ensemble d’événements quotidiens, du concert exceptionnel à la performance peu mémorable d’un groupe médiocre. Ces expériences à la fois constituent et reflètent le fonctionnement de la maison comme lieu de concert et illustrent les objectifs des résidents. Les personnes que j’ai interrogées décrivent les attraits de la vie en maison punk, mais elles sont aussi très conscientes du fait que ce mode de vie ne convient pas à tout le monde. Aux avantages et aux inconvénients de la vie en communauté viennent s’ajouter les contraintes toutes particulières liées au fait d’offrir une scène musicale.

Fig. 9. Le groupe Native à Simple Days, Bloomington, IL, 2009. Photo

© John Harmon (www.endhymns.com) DR.

40« Avec le temps, la maison a changé de nom et de résidents, mais elle accueille des punks et des marginaux depuis les années 1970 », me dit Ana à propos du Legion of Doom. Selon elle, le nom actuel et la philosophie musicale de la maison datent de septembre 1996. Au moment de mon entretien avec Ana, six personnes habitaient les lieux, dont trois géraient la majeure partie de la programmation.

« On essaie de donner des responsabilités à tout le monde pour chaque concert, même quand ce n’est pas notre groupe. Que ce soit ton truc ou non, c’est toujours la maison où tu vis. La vie dans une maison punk qui est aussi une salle de concert, c’est des responsabilités. Tous ceux qui viennent habiter ici le savent. »

41James Payne vit aussi à Columbus. Il a contribué à la création de nombreuses maisons avant d’arriver au Skylab, un espace artistique davantage tourné vers la communauté, et où il accueille des groupes.

« Quand on le fait chez soi, c’est tellement plus fort. Il y a une certaine intimité, dit-il. Il s’agit surtout de confiance. Les galeries, c’est bien, mais ce n’est pas comparable. Quand on organise quelque chose dans galerie ou une boutique, le but est de gonfler un CV. Rien de ce que j’aurais pu faire dans ma maison punk aurait pu gonfler mon CV. »

42Toutefois, il est important de se souvenir que la musique punk regroupe de nombreuses sous-catégories. Pour un promoteur de galerie, organiser des concerts pop punk ou hardcore n’attirera pas les financements ou les artistes, en revanche, la venue d’un groupe de punk bruitiste peut s’inscrire dans une démarche avant-gardiste. De la même façon, un festival qui allie musique punk, sonorités expérimentales et photographie, par exemple, peut être soutenu par une association.

43James parle de l’atmosphère intime des concerts maison, mais il apporte aussi une réflexion sur le vivre ensemble des résidents. Il a pu observer les gens avec lesquels il a vécu :

« Ils se ressemblaient en tout point, portaient tous les mêmes vêtements. Ce n’était pas volontaire, ils passaient tellement de temps ensemble qu’ils avaient fini par penser à l’unisson, à avoir le même regard sur le monde. C’est vraiment intéressant d’être capable de parvenir à construire une telle communauté, mais c’est aussi une des choses qui m’ont rebuté, car j’avais d’autres centres d’intérêt. »

44Chris Terry vivait au 805 W. Carey à Richmond en Virginie, avec sept ou huit personnes, une moyenne pour les maisons qu’il a fréquentées et où il a joué. Les plus jeunes ont moins d’argent et sont plus attirés par l’aspect social de la vie en communauté, à la différence des plus âgés qui cherchent plus d’intimité pour leur famille. D’après Ana : « Quand les gens ont commencé cette maison, c’était différent puisque c’était leur bébé. Ils y étaient plus attachés. » Ana avait été très attirée par la vie entre punks dans un lieu de concerts, et elle n’a décidé de déménager que parce qu’elle voulait retourner à Mexico. Mais tout le monde ne garde pas le même enthousiasme pour la vie en maison punk. « Tout le temps où j’ai vécu ici, on a vu passer tellement de colocataires », explique Ana, se remémorant son séjour au Legion of Doom. Elle sait bien que les raisons de partir sont diverses, mais elle ajoute : « Tous les résidents n’ont pas la même volonté de participer au fonctionnement de la maison. Ça m’attriste un peu, parce que cet espace est tellement important pour moi. »

Fig. 10. Maximillian Colby à la Fake House lors du Cabbage Collective Show, Philadelphie Ouest, 5 octobre 1994. Photo

© Bull Gervasi DR.

45Habituellement, ceux qui choisissent de vivre dans une maison punk le font pour vivre avec des gens qui pensent comme eux, pour le loyer bon marché et pour se retrouver au cœur de la scène punk. Annie Rose me dit qu’elle a emménagé à la Casa de Chaos à Sacramento en Californie à dix-neuf ans. Elle cherchait à habiter ce quartier animé de la ville surnommé le « Triangle des Bermudes », d’après Mickie Rat, sans payer un loyer trop élevé. Comme six personnes vivaient à la Casa, le loyer était bon marché. « J’étais déjà allée à un concert en sous-sol avant, et je savais que c’était un endroit sympa, me dit Annie. La maison était en mauvais état quand j’ai emménagé, mais tous les colocataires étaient cools, et l’endroit était super. »

46La plupart des maisons « ferment » quand les locataires s’en vont, mais Patrick Houdeck explique pourquoi ça n’a pas été le cas pour le Lost Cross :

« Il y avait eu beaucoup d’autres sous-sols à Carbondale, mais le Lost Cross est resté. Quand quelqu’un déménage, ils trouvent un remplaçant qui comprend qu’il y aura des concerts, que des groupes vont venir répéter, et que quand il y aura un concert dans un bar, les gens voudront faire la fête après la fermeture. C’est comme ça que ça fonctionne. Maintenant, [les anciens résidents du Lost Cross qui sont toujours à Carbondale] cherchent des locataires capables de s’engager. »

47Cette politique a été mise en place après que la maison a failli fermer à cause de locataires refusant d’accueillir des concerts et de loyers impayés.

48Il y a une diversité dans les maisons qui accueillent des concerts. Certaines se démarquent grâce aux groupes qui s’y produisent. D’autres, grâce à l’expérience unique qu’elles proposent, comme voir un groupe jouer dans une cabane ou dans un ancien immeuble de bureaux. Certaines maisons peuvent se démarquer grâce à la façon dont les résidents et les punks locaux utilisent l’espace.

49Ana décrit le Legion of Doom comme bien organisée et engagée. Les résidents ne sont pas obligés d’être vegan, mais seule la nourriture sans produits animaux peut y être préparée. De plus, le Legion of Doom est un espace sans alcool. Annie, quant à elle, remarque que les gens qui séjournent à la Casa le plus longtemps « sont souvent des hommes qui sont assez relax pour ne pas trop se soucier de l’état de la maison ou du bruit permanent que font les groupes en répétant. » Dans ces conditions, elle dit qu’il « peut être difficile de trouver des nouveaux colocataires parce que la plupart des gens ne veulent pas vivre dans un endroit aussi bordélique. » Même si elle diffère des résidents de longue date, Annie reste à la Casa. « Je ne suis pas la meilleure coloc parce que je me soucie de la propreté bien plus que les autres, et j’ai des problèmes d’anxiété pendant les concerts. »

50La façon dont les résidents utilisent leur espace et interagissent les uns avec les autres résulte en partie de la configuration de la maison. L’espace est important. Les choix de construction influencent l’utilisation des lieux, qui influence à son tour les relations sociales entre les résidents, entre les résidents et le public, et entre les résidents et les musiciens. George Myers connaît bien l’importance de ces considérations, surtout lorsqu’il compare le Schoolhouse à Hadley dans le Massachussetts avec la maison dans laquelle il a vécu et organisé des concerts par la suite. Avec ses colocataires, il a commencé les concerts au Schoolhouse en 2001 en se concentrant sur les groupes bruitistes et les sons se situant du côté avant-gardiste de l’éventail punk.

« On a déménagé du Schoolhouse en 2004. Beaucoup d’entre nous étaient vraiment à bout. La maison avait deux étages, mais on avait ajouté le premier dans les années 1970, et les fenêtres allaient du sol au plafond. Il n’y avait aucune intimité. Tout le monde était au courant de la vie sexuelle de chacun, de la musique qu’il écoutait. Tout était public. C’était épuisant. »

51George compare avec la maison plus traditionnelle où il vit à présent :

« C’est une grande maison avec cinq chambres. Il y a une bonne séparation entre les colocataires : un mur et un véritable étage [rires]. Le Schoolhouse n’avait pas ça. On avait toujours l’impression que non seulement nous partagions un espace, mais qu’on vivait aussi dans l’espace personnel des uns et des autres. »

52Pour faire simple, on peut distinguer deux grandes tendances dans le punk : d’un côté, on trouve un microcosme très organisé, bien géré et engagé, avec des sous-genres musicaux variés reflétant cette culture. De l’autre côté, il y a le punk destructeur, qui a pour mot d’ordre « fuck l’autorité » et le désir d’aller à contre-courant de la masse, coûte que coûte. L’aversion pour la saleté, le désir de partager les responsabilités et le besoin d’intimité s’opposent à la vision d’une maison comme lieu de passage dont l’entretien n’est pas une priorité. Ces deux approches peuvent changer avec le temps. Comme le disait Joe Steinhardt de Don Giovanni Records à Katy Otto dans une interview parue dans MRR en janvier 2015 : « J’étais d’abord attiré par le punk parce que j’y trouvais un exutoire pour ma colère, mon agressivité et parfois, ma violence. Je pouvais être un vrai connard. » À l’époque, ce choix lui paraissait acceptable car, au sein de la scène punk du New Jersey, c’était parfaitement normal. « Mais en gagnant en maturité, je suis resté pour ce qui pour moi définit le punk en tant que mouvement. » Pour Joe, le punk est « un espace d’évolution et d’apprentissage auprès de personnes beaucoup plus intelligentes que soi, d’échanges directs avec eux ». L’esprit de communauté a aujourd’hui pour lui plus d’attrait que le déchaînement agressif.

53Il est intéressant de noter que les punks du premier groupe, un groupe qui veut des concerts bien gérés et centrés sur la communauté, offrent une vision de la maison punk similaire à celle d’une maison familiale, même si le quotidien de ces maisons est radicalement différent de celui du foyer moyen.

« Je crois que c’est important que les gens sachent que c’est ta maison. Au bout du compte, quand on ferme la porte et que tout le monde s’en va, c’est chez toi, affirme Ana. Si les gens ne respectent pas ton espace, volent, cassent ou s’ils font tout ce qu’ils veulent, c’est toi qui prends sur toi et c’est pesant. On a des limites. Un jour, tu te réveilles et c’est fini, tu ne veux plus continuer. C’est une chose qu’il faut considérer. En fin de compte, même si la maison est celle du groupe, c’est aussi notre lieu de vie. »

54Ana n’est pas seule à avoir ce point de vue sur la limite floue qui sépare résidence privée et espace semi-public. Nicole Pagowsky organisait des concerts chez elle, mais elle a décidé de plutôt concentrer ses efforts sur un festival à l’Université du Wisconsin à Madison où elle était étudiante. Avec le festival, elle pouvait rentrer chez elle à la fin de la journée, ce qui n’était pas le cas quand sa maison accueillait des concerts.

« J’en avais marre d’avoir tout le temps des gens chez moi. C’était une super idée au début, explique-t-elle. Mais ils utilisaient mes produits pour cheveux, et mon ancien colocataire est venu avec une bouteille de Jameson, il a trébuché et l’a renversée sur mes disques. »

55L’équilibre délicat entre le public et le privé n’est pas la seule chose à préserver.

« Beaucoup de gens défilent ici, et j’ai peur que la maison soit défoncée, comme la semaine dernière quand un tuyau du chauffe-eau a été endommagé et qu’on a fini par ne plus avoir d’eau chaude pendant trois jours, me dit Annie. Les gens s’excitent un peu trop dans la fosse et ils abiment le sous-sol. »

Fig. 11. Policy of Three à la THD House, Minneapolis, 16 août 1993. Photo

© Bull Gervasi DR.

56Mickie Rat ajoute que les soucis de chauffe-eau ont commencé dès le deuxième concert à la Casa, un gros problème pour les résidents.

« C’était toujours un souci parce que le chauffe-eau de la maison se trouve à gauche de la scène devant l’un des haut-parleurs. Quand les gens commencent à pogoter, ils se cognent contre le chauffe-eau. Le jour suivant, tu te lèves pour aller au boulot, et il n’y a pas d’eau chaude. En descendant, tu te rends compte que le chauffe-eau a été pété par des gens qui se sont jetés dessus pendant le concert. On a fini par poster quelqu’un pour le protéger. Il se mettait devant et poussait les punks pour les éloigner. C’était souvent moi. Mais après un temps, ça m’a soûlé, et j’ai construit une cage en bois autour pour qu’on ait de l’eau chaude le lendemain. On mettait des panneaux et des trucs dessus. Il fallait toujours rappeler aux gens de ne pas se jeter contre le chauffe-eau. On a vu des chanteurs shooter dedans et d’autres trucs du genre. »

57Même si accueillir des concerts peut devenir pesant pour certains, l’opportunité de voir des bons groupes fait vite oublier les inconvénients d’une ouverture de son lieu de vie au public. Comme le dit George, le quotidien du Schoolhouse était plus difficile que les concerts. Ils s’accordaient sur le fait que l’espace devenait public pendant les concerts et sur les exigences qui en découlaient. De plus, « on était tous excités parce qu’on n’avait pas le côté grand public des clubs, on pouvait accueillir tous les âges ou faire des choses qui se montaient vite, et les gens nous soutenaient ».

58La façon dont les gens investissent l’espace pendant les sets (sous-sol, à l’intérieur ou dans le jardin) et entre les sets (sous-sol, salon, porche, jardin) contribue à façonner l’expérience des résidents. Par exemple, d’après Ana, le rez-de-chaussée du Legion of Doom s’est davantage ouvert au public pour différentes raisons. D’abord, jusqu’à ce que le propriétaire fasse construire une porte d’accès directe au sous-sol, les groupes devaient acheminer leur équipement par la porte d’entrée, le salon et les escaliers vers le niveau inférieur. Grâce à cette nouvelle porte, ils peuvent directement accéder au sous-sol. Et il y a aussi les concerts.

Fig. 12. Shotmaker à Ft. Worth, TX, 8 juillet 1994. Photo

© Bull Gervasi DR.

« Quand les gens viennent à nos concerts, il traînent dans notre cuisine et notre salon, dit Ana. On n’a pas de jardin. La porte de “derrière” donne sur l’allée, mais on essayait d’empêcher les gens d’y aller pour éviter de déranger les voisins. »

59Elle ajoute qu’ils ne laissaient pas monter les gens au premier et au deuxième étage où se trouvent la plupart des chambres.

« Il faut être capable de supporter certaines choses quand on vit dans un tel endroit. Les gens circulent en permanence. Il y a toujours des groupes dans ton salon, alors il faut être extraverti et capable d’être engageant avec eux. Il ne faut pas qu’ils se sentent mal à l’aise. C’est assez gênant de squatter la maison de quelqu’un et de dormir sur son plancher. »

60Les choix des résidents et des habitués d’une maison lui confèrent une spécificité au sein de la scène locale. Comme le remarque Zack Furness : « Pour moi, [les concerts maison] sont ce qui rendent le punk fun. En arrière-fond, il y a la philosophie plus générale du DIY, mais l’essentiel c’est qu’on s’éclate. » Beaucoup d’autres font écho à ce sentiment, un aspect des espaces DIY peu mis en avant jusqu’à présent.

61La plupart des personnes que j’ai interrogées ignoraient l’origine de ces concerts. Avant de devenir des événements musicaux « maison », ils étaient de simples soirées ponctuelles. Cependant, l’expérience festive a été préservée même quand la nature de ces soirées a évolué pour devenir des événements DIY réguliers partout aux États-Unis. Les punks se sont mis à parler de « concerts » et plus de « soirées », mais quand on leur demande d’identifier les caractéristiques des concerts maison comparées à celles d’autres espaces DIY, les termes de « soirée » ou de « fête » ont tendance à revenir souvent.

« Je crois que la principale différence est que les concerts maison ressemblent à une grande soirée. Mon jardin et mon sous-sol sont petits, alors on est tous ensemble. Il n’y a pas de petits groupes exclusifs qui se forment, les gens ne vont pas se soûler sur le parking, me dit Annie. Je m’amuse plus aux concerts chez moi qu’ailleurs parce que je rencontre toujours des nouvelles têtes, et il n’y a pas de barrière entre les groupes et le public. Tout le monde peut se payer une cuite, ce n’est pas comme dans un bar ! »

62Clay DeHaan m’explique qu’après le succès de l’Abattoir, il était rentré à Denver avec « la vague idée d’ouvrir une maison quelque part ». Le projet s’est concrétisé quand ses amis et lui ont loué ce qu’ils ont appelé le Mouth House. Clay dit qu’ils étaient douze à vivre dans cette maison. Le loyer bon marché était idéal pour les étudiants et les jeunes diplômés qui y vivaient. Il décrit le Mouth House comme se situant

« entre la résidence universitaire où on fait beaucoup la fête et la coopérative de musiciens. On a un peu des deux. Les gens viennent souvent boire et faire la fête, mais il y a aussi l’aspect communautaire et c’est ce qui m’intéresse : un espace pour les groupes en tournée et pour les groupes du coin qui ne peuvent pas jouer dans les clubs, comme quand ils sont trop jeunes et qu’il leur faut un lieu ouvert à tous ».

63Al Rios décrit la scène musicale de la région de Dallas au Texas comme un peu similaire à l’atmosphère du Mouth House : « si on a un concert maison, on va faire la fête. On va se soûler et on s’attend à ce que le concert soit BYOB. » Le 1919 Hemphill, géré par des bénévoles, est le seul espace DIY sans alcool de la région, affirme Al. « On fait toujours la fête dans les concerts maison. Personnellement, je ne bois pas, mais ce serait super bizarre d’aller à un concert où personne ne boirait. »

64La plupart des maisons qui encouragent la consommation d’alcool le font pour que les gens se lâchent un peu plus. En théorie, moins les gens dépensent d’argent en boissons, plus ils en ont pour les musiciens (pour acheter leurs produits dérivés et ne pas être ivre mort après plusieurs groupes et quand la participation conseillée dépasse les éternels cinq dollars).

« J’adore les concerts maison, mais en même temps, cette atmosphère de fête me déprime parfois, me confie Lily du groupe Parasol MA. Très souvent, on dirait que les gens qui les organisent sont vraiment stressés à cause de ça, puisque c’est chez eux. Je le serais aussi. Comme je fais attention à ce qui m’entoure, je trouve que ça craint pour cette personne. »

65Même si le stress que Lily décrit peut s’appliquer à tous les concerts maisons, puisque les espaces sans alcool peuvent aussi être détruits, des choses peuvent être volées et des voisins peuvent se plaindre, les concerts alcoolisés ont quand-même tendance à être plus chaotiques. Jenny Ray me dit :

« C’est aussi difficile de vivre dans une maison où l’on organise des concerts parce qu’on se dit que c’est génial, mais il y a jusqu’à soixante personnes chez toi qui boivent et qui font n’importe quoi. Ce n’est pas toujours le cas, mais ça arrive. »

66Comme sa chambre était à l’étage, elle avait la possibilité de s’éloigner des parties communes où jouaient les groupes, mais elle se souvient quand parfois elle descendait le lendemain avec « ce sentiment de désolation glaçant devant ce cimetière de bouteilles de bière, de cannettes et de saleté. Mais ça valait toujours le coup parce que le concert avait été génial. »

67Tandis que Jenny peut passer outre le chaos du Bike House, pour d’autres punks, les concerts vont trop loin, passant d’une source de divertissement à une source de problèmes. « On a arrêté de faire des concerts parce qu’on en était arrivés au point où beaucoup de jeunes venaient seulement pour se bourrer la gueule », me dit Al Pist à propos du Panic House. « Il y avait beaucoup de centres pour ado qui donnaient des concerts, mais les jeunes ne pouvaient pas y boire. C’était une maison où ils pouvaient aller et faire la fête sans se faire engueuler. » Al a trouvé ce phénomène perturbant. Il menait à mal son projet pour la maison : en faire un lieu d’accueil pour les groupes et un pilier de la scène punk du Connecticut. « Après quelques concerts, on a décidé d’interdire l’alcool, et les gens ont arrêté de venir. » Al précise qu’ils avaient continué à accueillir les mêmes types de groupe, et que comme personne ne buvait dans la maison, l’évolution vers une espace sans alcool avait été moins difficile pour eux. Mais « ça nous a fait constater que l’alcool était très important dans ce monde. Les gens ne viennent pas aux concerts s’ils ne peuvent pas boire. Ça a été un réveil brutal. »

68Et voilà le problème : quand la fête étudiante et la communauté musicale se rencontrent, le résultat est encore plus débridé que dans les autres maisons BYOB. Mais il arrive un moment, où les résidents des maisons doivent faire un choix : le concert ou la fête. Tout dépend du type de scène que les punks veulent voir émerger dans leur région. Si les gens avaient cessé de venir aux concerts du Panic House parce qu’on n’y autorisait plus l’alcool, alors il fallait remettre en cause leur engagement dans la scène locale et pour le DIY. Cette réaction des punks du Connecticut montre peut-être qu’ils recherchent davantage le vieux modèle des soirées punk (une fête dont l’animation est assurée par un groupe punk).

69Saira partage les mêmes inquiétudes qu’Al au sujet des concerts BYOB. « Je préférais quand l’alcool était interdit et les gens étaient vraiment intéressés par la musique. Ce n’était pas si grave si on ne pouvait pas boire. On ne venait pas faire la fête. » Mais elle considère que c’est dans cette attitude que réside l’esprit alternatif du mouvement plutôt que dans la norme BYOB.

« La plupart des gens ne prête même plus attention au concert maintenant. J’entendais souvent les gens se plaindre de ne pas pouvoir boire. Ils ne pouvaient pas attendre vingt minutes la fin d’un concert punk pour boire une bière. Ça a établi une séparation entre ceux qui étaient intéressés par la créativité et ceux qui venaient pour la fête. »

  • 11 Les missionnaires du metal de la Nation. [NdT.]

70À cette discussion, Nevin Marshall ajoute une idée intéressante qui me rappelle un article d’Eileen Luhr pour le journal American Studies. Dans « Metal Missionaries to the Nation11 », Luhr remarque que les groupes chrétiens des années 1980 présentaient le fameux « sexe, drogues et rock’n’roll » comme la norme dans la culture musicale. Ces groupes de metal chrétiens disaient offrir une réelle alternative, une vision plus clean de la rébellion. Nevin décrit une dynamique similaire :

« Ces concerts maison débridés sont le miroir du capitalisme. Tout le monde achète de la bière (PBR et Bud light) et des cigarettes industrielles. Dans ces maisons, il n’y a certainement pas de réflexion anticapitaliste. On a de la bière pas chère, on casse, on s’énerve et on pogote. S’ils venaient avec des bières artisanales et roulaient leurs cigarettes, pourquoi pas ? Ils ne cautionneraient pas quelques-unes des pires compagnies au monde. Ce serait bien. Mais c’est presque toujours de la bière et des cigarettes industrielles. »

71Les missionnaires du metal promouvaient une communion avec Jésus Christ à travers la musique comme alternative à la culture rock traditionnelle. Mais Nevin s’inquiète davantage pour les liens entre le DIY et la communauté punk, car ces liens se défont quand les punks ne pensent qu’à se bourrer la gueule.

72Il ajoute que la distinction entre espace sans alcool et espace BYOB relève d’une responsabilité sociale en raison de la fréquentation de ces lieux par des adolescents. Les punks font des concerts maison en partie parce qu’ils représentent une alternative aux clubs et aux bars dont l’entrée est interdite aux moins de 21 ans aux États-Unis. Les jeunes ont plus que jamais les moyens de s’informer sur le punk. La plupart des groupes DIY ont une présence en ligne et beaucoup de fanzines complètent leurs publications avec un contenu supplémentaire disponible sur le web. Mais s’informer sur des groupes punk et aller les voir sont deux choses différentes. Quand il y a beaucoup de clubs accessibles aux plus de 21 ans, de fait, les concerts ouverts à tous les âges sont cantonnés aux grandes salles bien moins intimes que les espaces DIY. Tandis que les punks plus âgés se réjouissent de l’intérêt que l’univers DIY suscite chez les jeunes, il faut s’accorder sur le fait que les espaces BYOB ne sont pas un lieu idéal pour la pédagogie.

73Macklin Brundage accueillait des concerts dans le comté de McHenry dans l’Illinois (un comté composé d’agglomérations urbaines et rurales entre Chicago et Milwaukee) avant de venir vivre à Chicago. Une majorité de lycéens venaient à ses concerts.

« Beaucoup de gens voient ça comme un truc négatif, quelque chose de risible, regrette Macklin. Mais je pense que c’est très intimidant pour un jeune de quatorze ans d’aller à un concert où il y a des gens de vingt à trente ans qui boivent de la bière. »

74Je lui ai demandé s’il pensait que les jeunes étaient moins intimidés quand les concerts se déroulaient dans des lieux sans alcool.

« Quand j’ai commencé à fréquenter les concerts de Chicago, j’allais dans des endroits comme le Summer Camp, un espace sans alcool. Ces endroits ont une ambiance différente. Les concerts où il y a de l’alcool, on peut y aller juste pour s’y retrouver. C’est mieux d’aller pour passer du bon temps que pour écouter de la musique. Mais pour moi, l’absence d’alcool rend le lieu plus accueillant. »

Fig. 13. Peeple Watchin’ à Fort Warner, Somerville, MA, 8 août 2013. Photo

© Dave Zukauskas DR rockscissorsgun.tumblr.com

75Il est intéressant d’observer la transformation qui s’opère avec les années. Matt « Vic » Vicars avait quinze ans quand il a commencé à fréquenter les concerts du Fort House d’Omaha dans le Nebraska. L’expérience l’a beaucoup marqué, car il a pu voir ses groupes préférés comme Funeral Diner ou Ampere. Comme de nombreux jeunes punks, il n’en revenait pas de voir des groupes qui avaient sorti des disques jouer dans ces « petits sous-sols pourris ». Vic avait compris que lui et ses amis pouvaient aussi organiser des concerts, ce qu’il a fait assez rapidement. Une de ses connaissances lui a proposé de mettre son sous-sol à disposition à condition de l’aider à ranger, déléguant ainsi une corvée exigée par ses parents. Il ne se souvient pas si les parents de la jeune fille étaient présents lors du concert, mais il le suppose, et ils n’avaient d’ailleurs pas trop à s’en faire vu leurs priorités de l’époque. « Dans ma propre maison [Ghost House] où j’ai fait des concerts pendant des années, il y avait un aspect festif. » Ceux qui venaient à ses concerts ne faisaient souvent pas partie de la scène punk, ils venaient pour la soirée ne voyant le groupe que comme une musique de fond. « C’est peut-être de la nostalgie ou de la naïveté, mais il n’y avait pas de ça au début », dit Vic en se remémorant ce premier concert dans le sous-sol de son amie. « On avait seize ans et on ne pensait pas à boire. On voulait juste faire de la musique. »

76Comme Vic, Mike Swiatlowski note qu’une l’ambiance festive n’est pas forcément synonyme d’alcool ou de drogue. « Il y a ces petites soirées qui restent dans un certain cercle, mais on sent qu’on participe vraiment à quelque chose, ce n’est pas du divertissement passif », dit-il à propos des concerts qu’il organisait au Old Store ou au Shed.

« J’ai vu des super groupes dans des grands clubs. La qualité du son est incroyable, mais ça ne me touche pas de la même façon que quand moi ou mes potes, quand on a aidé à préparer le set ou quand c’est un ami à moi qui joue. Il y a beaucoup de fierté. »

77Si l’espace BYOB peut être trop relâché et davantage orienté vers l’aspect social que vers l’aspect purement punk, musical et communautaire, il y a certainement eu une époque où les espaces sans alcool étaient tout aussi problématiques. Le slogan « pas d’alcool, pas de drogue, pas de connards » (avec ses variantes) émerge d’une vision du punk ancrée dans une certaine radicalité et une communauté. Mais en pratique, quelques-uns des espaces sans alcool ont appliqué le « pas d’alcool, pas de drogue » du slogan tout en oubliant la dernière partie. Kim Nolan et Calbee Mundy font l’éloge du Club Blitz pour le rôle qu’il a joué dans leur évolution au sein du mouvement straight edge. Le club offrait un espace où ils se sont fait de nouveaux amis et où ils ont pu se familiariser avec une forme moins destructrice du punk. Néanmoins, Calbee peut porter un nouveau regard sur ce mouvement, celui qu’une personne plus âgée ayant une meilleure connaissance des différentes tendances punk.

« Si on venait avec de l’alcool et de la drogue, on se faisait jeter. C’était le début du New York hardcore où il y avait une tolérance zéro pour tout ça. Et la plupart des mecs avaient 18 ans, ils n’étaient pas alcoolisés et regorgeaient de testostérone, alors ils voulaient se battre avec les gens pour n’importe quoi. »

78Il peut arriver que le spectre de cette militarisation propre au dogme straight edge réapparaisse ici et là, mais en général, une rupture nette s’est effectuée au début des années 1990. Les punks se sont tournés vers un socle musical plus large et sont revenus aux sons d’avant le passage au hardcore. Cette diversification du paysage musical est allée de pair avec le développement du féminisme, d’un plus grand souci de diversité chez certains punks et d’une remise en cause de l’hétérosexisme. Une fois encore, les espaces DIY sont devenus des endroits où ces idées ont pu prendre vie.

Note

1 Bring your own booze : apportez votre alcool. [NdT.]

2 Do it yourself qu’on peut traduire par « à faire soi-même » ou « Système D ». [NdT.]

3 Maximum Rock’n’Roll. [NdT.]

4 Makagon Daniel (2015), Underground : The Subterrean Culture of DIY Punk Shows, Portland (OR), Microcosm Publishing, 2015.

5 Le Sous-sol hanté. [NdT.]

6 Littéralement « partage de compétences ». [NdT.]

7 En anglais, il y a une distinction entre les mots house et home qui n’existe pas en français : on aura tendance à traduire les deux par « maison ». L’auteur prend ici l’exemple du portugais avec casa qui pourrait être celui du français. [NdT.]

8 En anglais, évidemment, on parlera de house : Punk house pour « maison punk », house show pour « concert maison » etc. [NdT.]

9 Toilettes bouchées. [NdT.]

10 La Croix perdue. [NdT.]

11 Les missionnaires du metal de la Nation. [NdT.]

Indice delle illustrazioni

Legenda Fig. 1. Le groupe Native à Simple Days, Bloomington, IL, 2009. Photo
Credits © John Harmon (www.endhymns.com) DR.
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Legenda Fig. 2. Le groupe Native à Simple Days, Bloomington, IL, 2009. Photo
Credits © John Harmon (www.endhymns.com) DR.
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Legenda Fig. 3. Exposition du Cabbage Collective, Église du Calvaire, Philadelphie Ouest, été 1993. Photo
Credits © Bull Gervasi DR.
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Legenda Fig. 4. Le groupe Big Eyes au 86 Mets, Chicago, IL, 4 juin 2013. www.flickr.com/photos/msig/. Photo
Credits © Patrick Houdek DR. www.patrickhoudekphotography.bigcartel.com
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Legenda Fig. 5. Cage d’escalier au Dustbin, une punkhouse depuis les années 1970 à Portland, OR, mai 2000. Photo
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Legenda Fig. 6. Vente de (fan) zines lors du festival Mauled by Tigers, Chicago, août 2008. Photo
Credits © Joe Biel DR. www.microcosmpublishing.com
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Legenda Fig. 7. Affiche. Coll. part. Photo : Daniel Makagon.
URL http://books.openedition.org/ms/docannexe/image/1667/img-7.jpg
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Legenda Fig. 8. Le groupe Los Crudos à ChiTown Futbol, Chicago, IL, 2 mars 2013. Photo
Credits © Patrick Houdek DR. www.patrickhoudekphotography.bigcartel.com
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Legenda Fig. 9. Le groupe Native à Simple Days, Bloomington, IL, 2009. Photo
Credits © John Harmon (www.endhymns.com) DR.
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Legenda Fig. 10. Maximillian Colby à la Fake House lors du Cabbage Collective Show, Philadelphie Ouest, 5 octobre 1994. Photo
Credits © Bull Gervasi DR.
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Legenda Fig. 11. Policy of Three à la THD House, Minneapolis, 16 août 1993. Photo
Credits © Bull Gervasi DR.
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Legenda Fig. 12. Shotmaker à Ft. Worth, TX, 8 juillet 1994. Photo
Credits © Bull Gervasi DR.
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Legenda Fig. 13. Peeple Watchin’ à Fort Warner, Somerville, MA, 8 août 2013. Photo
Credits © Dave Zukauskas DR rockscissorsgun.tumblr.com
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Autore

Est professeur en communication à l’university DePaul, Chicago. Il est l’auteur de : Underground. The Subterranean Culture of DIY Punk Shows, Microcosm, 2015.
DMAKAGON@depaul.edu

Nadège Dulot (Traduttore)

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