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Disorder

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Paul Edwards
, 
Élodie Grossi
, 
Paul Schor

« Si l’on n’écrit pas notre histoire, ce sera, comme d’habitude, les rock-critics et les ennemis qui l’écriront »

Entretien avec Marsu

Paul Schor

Texte intégral

1Réalisé le 13 novembre 2017 par Paul Schor

Parcours biographique

2Paul Schor (PS) : On commence par ton parcours biographique, des choses dont on parle assez peu dans le milieu punk. Pour commencer, Marsu ça vient d’où ?

3Marsu (M) : Je m’y attendais. Il faut prendre en compte qu’à l’époque tout le monde dans le circuit avait des surnoms, qui servaient de nom de bataille, d’oriflamme, voire de trademark. Dans le punk en particulier, ils se voulaient provocants, modernes ou décalés. Il fallait que ça « claque » : Johnny Rotten, Sid Vicious, Johnny Thunders, Cheetah Chrome, Poly Styrene, Billy Idol, Richard Hell, etc. Par chez nous, ça donnait Valstar, Pelforth, Vomis, Mayo, Fuck, Viscose, Vicieux, Fringanor, Capsul’, Vérole, mais aussi des noms plus « gentils » comme Nounours ; il y avait aussi, plus classiquement, des diminutifs : Helno, Rafa, Laul, Masto, Tonio… Pour faire court, disons que le mien est venu de la démarche bondissante que j’avais avec mes creepers [chaussures compensées à semelle de crêpe]. J’étais alors à la fac à Tolbiac, où il n’y avait pas tant de gens qui étaient lookés punk…

4PS : C’était quelle année ?

5M : À partir de la rentrée 78, mais je n’ai eu mon surnom que vers 1980. Je suis né à Paris, et, par un fait amusant, je me retrouve d’ailleurs habiter maintenant à Gambetta, à 500 mètres de là où je suis né. Tel la bernique sur son rocher. Mes parents sont revenus en Picardie, et j’ai vécu 15 ans dans un petit village, donc je connais aussi la ruralité profonde. Je suis issu d’une famille d’imprimeurs, self-made men, qui remonte à mon grand-père. Une famille de tradition flamande, plutôt catho et conservatrice, avec une base nordiste et belge, le nom [Ooghe] venant lui-même du nord de la Belgique, vers Mâlines...

6PS : Austère ?

7M : Non, plutôt bonne bouffe.

8PS : Catho flamand mais pas rigoriste ?

9M : C’était quand même pas la grosse rigolade. Pas d’excès, pas de lâchage, on se tient bien. Mais une famille aimante et bienveillante. Et d’imprimeurs, donc avec l’amour du livre. Mon grand-père avait commencé comme ouvrier pour finir, je crois, directeur de publication chez Nathan. Parallèlement, il était professeur à la Faculté catholique de Lille.

10PS : Une autre question biographique : tu as des frères et sœurs ? Tu es l’aîné ?

11M : Oui, je suis l’aîné. J’ai un frère et deux sœurs.

12PS : Donc il n’y a pas eu de pression pour que tu restes dans la tradition familiale ? Est-ce qu’il y a un frère ou une sœur qui s’y est collé ?

13M : Non. En toute logique, j’étais destiné à reprendre l’imprimerie de mon père. Mais il a eu la tolérance de me laisser suivre ma propre voie. J’ai une sœur à Paris, qui bosse dans l’édition de logiciels, destinés aux librairies d’ailleurs.

14PS : Ca reste les métiers du livre.

15M : Mes deux autres frangin et frangine ont travaillé dans l’imprimerie, plutôt dans la PAO et le graphisme. Mais c’est un métier qui a presque disparu ; mon père a finalement fermé l’imprimerie et revendu les machines quand il a pris sa retraite.

Découverte de la musique punk au lycée

16PS : Au lycée, tu as été où ?

17M : J’étais à six kilomètres de chez mes parents, à Corbie. C’est une petite ville de très ancienne histoire puisqu’il y avait au Moyen Âge une abbaye renommée pour son scriptorium, mais maintenant c’est juste une bourgade ratiboisée par la crise. Ensuite, je suis allé à Amiens dans un collège jésuite, le même qu’Emmanuel Macron d’ailleurs, environ une vingtaine d’années avant lui je pense. Deuxième cycle là-bas. Bac C. Et après ça, courage, fuyons ! Il se trouve que mon grand-père avait gardé, depuis l’époque où il venait régulièrement pour son travail à Paris, une piaule à Palais-Royal, perchée au 7e étage, dans un immeuble datant du xviie, donc un logement un peu de guingois et au confort minimal. Mais c’était un loyer de 48, à 150 francs par mois, dans un quartier chic, en plein centre-ville, tout près des Halles ; autant dire que c’était très avantageux.

18PS : C’était en 1978 ?

19M : Tout à fait. Je suis arrivé un peu trop tard à Paris et j’ai loupé plein de choses. Souvent des gens me disent, « oui, vous autres, de l’ancienne génération punk… ». Ben non, je suis déjà de la deuxième, au minimum. Je me suis jeté avidement sur tout ce qu’il y avait, tant au niveau culturel que politique. De ce côté-là, la période était très excitante, avec l’autonomie et des mouvements révolutionnaires en tous genres, notamment à Tolbiac qui était un bastion gauchiste.

20PS : Avant de venir à Paris, tu avais entendu parler de ça, que ce soit la musique, les punks, l’autonomie, ou tu découvres tout ça en arrivant ?

21M : J’avais de bonnes notions en politique mais l’autonomie, franchement, je n’y connaissais pas grand-chose. Mon éducation politique s’est faite, plus tard, à la fac, dans les manifs et ensuite dans les squats. Question musique, à la campagne, à côté de toute la variétoche de l’époque, on écoutait pas mal de glam genre Suzie Quatro, Slade ou David Essex ; du coup, plusieurs de mes potes d’enfance sont ensuite passés au hard-rock. De mon côté, j’ai basculé du classique aux Doors et au Who (avec au passage les Floyd et les groupes des 70’s, je dois bien avouer), puis aussi rapidement à Lou Reed, que j’ai écouté en seconde, justement quand je suis arrivé dans ce bahut à Amiens, où l’on trouvait des gens d’extractions très différentes, certains venant de familles rurales traditionnelles, catholiques, d’autres, enfants d’anciens élèves donc plutôt de bonne famille, et aussi la jeunesse dorée d’Amiens, dont quelques déviants. C’est là-bas que j’ai côtoyé l’un des premiers branchés sur le punk-rock en ville, Roland Chamarat, futur bassiste des Porte-Mentaux puis de Parabellum. Il n’était d’ailleurs pas du tout looké punk à l’époque, mais en rocker avec santiags et blouson Teddy Boy.

22PS : C’était un internat ?

23M : Pas que, mais j’ai été interne pendant deux ans car les trajets quotidiens me prenaient trop de temps.

24PS : Les gens se passaient des cassettes ou des disques à l’internat ?

25M : Non, mais il y avait un magasin de disques en ville et donc, quand on pouvait sortir, j’y allais écouter des vinyles. C’était petit, il y avait genre deux platines, et j’ai rencontré là-bas plusieurs des futurs acteurs de la scène locale. C’est à Amiens, dans l’une des rues commerçantes du centre-ville que j’ai également vu mon premier punk. Ce gars couvert d’épingles à nourrice et de badges (ou de capsules de bière, je ne me souviens plus), m’avait fortement impressionné. Je l’ai connu quelques années plus tard ; il s’appelle Patrick et a été ensuite le guitariste de Stress, qui était le premier combo punk de la ville, et sans aucun doute le plus référentiel. Yves, le chanteur de Stress, a plus tard monté Guerre Froide, qui a une certaine notoriété dans la scène cold-wave. Quand à Patrick, il a continué à jouer, en particulier dans SK-Nix, qui figure sur l’une des compilations Chaos En France, et dont une intégrale a fini par sortir il y a quelques années.

26À l’époque, j’étais ado et très torturé, comme de classique, romantique en manque d’action, et avec une conscience aiguë que le monde se barrait en couilles ; les effets de la crise commençaient à se faire bien sentir... Et puis, l’on n’a pas envie de rester végéter dans son petit bled, où tout est prévu pour qu’on remplisse son rôle. Aussitôt que j’ai pu partir, « dès que j’ai trouvé la gare », comme dit un vieux pote, je suis monté à Paris, parce que c’est là où il se passait des choses (« go where the action is »). J’étais très branché archéologie et, officiellement, je suis venu pour faire des études d’histoire, d’histoire de l’art et d’archéologie. Ce qui m’a mis le pied à l’étrier, mise à part ma fascination pour l’histoire et les vieilles pierres c’est que mon père imprimait les bouquins de Roger Agache, l’un des pionniers de l’archéologie aérienne, et que j’ai baigné là-dedans très jeune. J’ai participé à mes premières fouilles à 14 ans. J’adore toujours d’ailleurs, et dès que j’en ai l’occasion, s’il y a des choses à voir, je m’arrête pour visiter. Ça m’arrivait même des fois quand j’étais en tournée avec des groupes...

Arrivée en 78-79 à Paris, constitution du réseau punk et ses lieux en France

27M : Comme je le disais, je suis arrivé à Paris à la fin de la vague punk d’origine. J’ai eu la chance de voir des groupes qui m’ont beaucoup marqué comme Clash (un paquet de fois), et ensuite de traîner au Gibus, la boîte mal famée de l’époque, où énormément de groupes se produisaient, en particulier lignée rock’n’roll, à la Barracudas, garage, pub-rock ou Sixties, mais aussi les premières formations post-punk. Si l’on prend les groupes originels de la scène punk française, il y en a un paquet que je n’ai jamais vus, ou alors dans une version modifiée, comme Metal Boys par exemple au lieu de Métal Urbain, ou encore bien plus tard quand ils se sont reformés (Métal Urbain, encore…). J’en parle parfois avec les amis qui étaient, eux, à Paris à cette époque et ils me font baver : à deux ans près, j’ai tout loupé !

28PS : Après les gens qui sont arrivés deux ans après toi, ils vont me dire que toi tu as vu tous les trucs de 78-79 qu’eux n’ont pas vus.

29M : Tout à fait, mais ce qui est assez marrant avec les gens qui sont polarisés sur des chapelles, c’est que la plupart sont passés à côté d’autres scènes qui ont été prolifiques et intéressantes. J’ai eu au moins l’avantage d’être fan et témoin du post-punk. C’est, je pense, la période la plus extraordinaire de la musique telle que je l’ai vécue, parce qu’on n’a jamais eu sous une étiquette globale autant de diversité réunie, parce que tous les groupes avaient leur propre son et qu’ils travaillaient pour creuser leurs différences et être uniques. Mine de rien, tu avais au même moment des groupes dans la lignée du punk-rock traditionnel, de plus en plus violents d’ailleurs, genre Sham 69, UK Subs, etc., ceux des anciens qui étaient pas encore splittés tels les Undertones, ou encore Siouxsie and the Banshees, Killing Joke, P. I.L., tout le début de la cold-wave et du rock industriel, sans oublier le ska et le reggae. Je fonctionnais comme une éponge ; j’en ai vu beaucoup sur scène, mais il y en a également que j’ai manqués pour des questions de thunes. Par exemple, la soirée Buzzcocks + X-Ray Spex au Palace... Après coup, vu qu’X-Ray Spex ont splitté peu de temps ensuite, t’es un peu vert, mais voilà, « c’est la life ». Par ailleurs, mis à part la faune que j’avais rencontrée au Gibus, ce n’était pas facile du tout de rentrer dans la scène à l’époque. Le punk n’étant plus à la mode, il ne restait que les purs et durs, du genre je te dépouille ta place et puis tes pompes à l’entrée du concert. C’était un peu rude de se faire admettre par ces gens-là, mais, comme je connaissais pas mal de musique, j’ai réussi à le faire sans avoir à casser des figures, ce qui est opportun vu que je suis tout sauf violent. De fil en aiguille, j’ai rencontré d’autres gens, dans les concerts, par le biais de la fac ou par un hasard intégral. Je me souviens par exemple d’une fois où, à la sortie de Tolbiac, je tombe sur des autonomes, qui étaient venus foutre le bordel. On lie conversation et, dans le tas, il y avait Napo, futur guitariste de Chihuahua. Ou encore de ma rencontre avec Masto, un des futurs membres de Lucrate [Milk], à un concert des Ramones en session live pour Europe 1 ou RTL. Ça se déroulait dans un petit local au sous-sol de la radio. C’était gratuit, sur invitation qu’on gagnait à la radio, donc, à chaque fois que je pouvais, je récupérais des places. J’avais quand même pas des mille et des cents et vivais avec mille francs par mois, loyer compris. Après ça, j’ai fait la connaissance de toute cette petite bande autour de Lucrate.

30PS : Il était aux Beaux-Arts aussi ? Ou c’était le membre de Lucrate qui n’y était pas ?

31M : C’est compliqué parce qu’ils ont fait beaucoup de tourisme. En fait il y en avait qui étaient aux Arts Déco, Nina [future chanteuse de Lucrate Milk] il me semble, d’autres à Saint-Charles [faculté d’arts plastiques], et je suis même pas sûr que quelqu’un était aux Beaux-Arts. Ils gravitaient dans ce circuit des étudiants d’art, ou l’on trouvait un sacré paquet de disjonctés. Quand tu vois [Michel] Journiac, l’un des profs de Saint-Charles, c’était un performer extrême, qui se taillait les veines, faisait du boudin avec le sang puis organisait des cérémonies où il le donnait à manger sous forme d’hosties à ses élèves…

  • 1 Rémi Pépin (2007), Rebelles. Une histoire de rock alternatif, Hugo Doc.

32PS : C’est lui qui faisait des trucs avec la viande qui ont influencé les Bérus, non ? Rémi Pépin raconte ça dans son livre1. C’est passé par la sœur de l’un d’entre eux qui était étudiante dans son cours, elle leur racontait et après eux se sont dit, ça a l’air bien ça, on va faire pareil sur scène.

33M : Oui, c’est Valérie Guillemot. Ce circuit était très petit et tout le monde a fini par se connaître. Le post-punk rameutait un peu de monde mais tout est relatif : quand tu vois par exemple l’impact du concert de Joy Division aux Bains-Douches, j’y étais – bon, j’ai encore l’affiche je peux le prouver (rires) –, eh bien, il doit bien y avoir au moins 600 personnes qui affirment y avoir assisté. En fait on n’était pas du tout ce nombre, à tout casser 200. Il y avait une différence considérable entre le succès que ces groupes connaissaient déjà en Grande-Bretagne et dans d’autres pays européens, où ils remplissaient de grandes salles, et leur petite notoriété française. Siouxsie pouvait se permettre de faire la Mutualité mais, de façon générale, cette scène n’était pas relayée par les media dominants et même par la presse rock, qui était passée à autre chose, comme le rock français avec Téléphone, ou revenue aux vieilles stars telles les Rolling Stones. On a commencé à tailler la route lorsque qu’il y avait des programmations alléchantes en province. Je me souviens ainsi d’avoir fait le déplacement jusqu’à Poitiers pour voir Killing Joke, Sonic Youth et Orchestre Rouge. Ce genre d’affiche aurait été un évènement exceptionnel à Paris. Il restait quand même une offre conséquente, mais au moment où est arrivé le batcave, ce qu’on appelle maintenant le gothique, la plupart des concerts se déroulaient dans des boîtes de nuit devant des assistances réduites et très branchées, comme pour les Virgin Prunes ou Theatre of Hate. La première fois que j’ai vu Björk par exemple, c’était avec Kukl, l’un de ses premiers groupes, dans le cadre d’un festival de deux jours à l’Eldorado. La soirée présentait trois groupes dont chacun aurait mérité de faire salle comble, en particulier X-Mal Deutschland. Toujours ce fameux décalage parce qu’en France, ni les media, ni les organisateurs de concert ne jouent le jeu. Le passage de l’Underground à un public plus large intervient souvent une fois le groupe fini.

34PS : Est-ce qu’il n’y avait pas aussi un désir que ça reste underground, une sorte d’entre-soi des groupes et une certaine scène ? L’idée que c’était mieux de voir des groupes avec un son qui n’était pas bon et du matos pas cher, plutôt que d’aller voir les groupes que tout le monde connaissait.

35M : Oui et non, ça dépendait. Du point de vue des autonomes, aller voir un concert de rock dans une grande salle, ça ne pouvait pas se faire autrement qu’en cassant la porte et en rentrant gratuitement. Pour les musiques branchées, c’est effectivement l’entre-soi qui dominait. L’exigence de qualité étant plus haute et le public moins « zone », c’était difficile d’aller dans les squats.

Entre scène underground et scène nationale : les ventes de disques en boutiques indépendantes, supermarchés, et par correspondance

36PS : Justement quand tu arrives à Paris, c’est aussi le moment où il y a le début des concerts dans les squats, Cascades, Pali-Kao…

37M : En fait, ces lieux s’ouvrent plus tard. À l’époque il y a des concerts dans les squats, mais peu, en particulier parce que les militants politiques n’avaient pas de connexions avec la nouvelle scène. C’étaient surtout des mecs de la génération d’avant, ils en étaient restés à Trust ou au rock des 70’s... Leur culture musicale était avant tout populaire et donc « grand public ». Dans les manifs, les orgas politiques auront toujours plus tendance à passer sur la sono des chansons fédératrices que des groupes engagés mais inconnus.

38PS : La manif avec le camion, c’est pas l’endroit où tu découvres des groupes, c’est pas un lieu d’éducation musicale ?

39M : C’est rarement le cas. Pour les Bérus en revanche, ça a beaucoup joué, avec les manifs de 86 qui ont fortement contribué à notre diffusion. C’est complexe à analyser : à partir de quand a-t-on une base suffisamment importante pour que, par effet boule de neige, elle se démultiplie ? À l’époque, j’estimais que ça commençait quant tu avais vendu environ dix mille disques. De façon flagrante, il y a un moment où il se produit un boom exponentiel, et, d’un coup, on a un effet de mode dans la jeunesse et un groupe devient absolument imparable.

40PS : Avant on parlait aussi d’un terrain, d’une scène très locale, très parisienne mais après quand tu parles par exemple des Bérus en 86, ils étaient devenus un groupe national.

41M : En 86 on n’avait pas encore fait de couverture de presse nationale, on n’avait qu’additionné des succès locaux.

42PS : On trouvait les disques partout chez les disquaires indépendants.

43M : Oui, grâce à New Rose. Mais on ne les trouvait pas en supermarché. Déjà à cette période, les ventes dans les grandes surfaces et dans les boutiques indépendantes étaient juste incomparables.

44PS : Tu veux dire que les groupes alternatifs ou underground, s’ils avaient été en supermarché, les gens les auraient achetés ?

45M : Ce n’est pas si simple car il fallait avoir atteint un certain niveau de popularité et être promu par des media grand public : pour Boucherie Productions et la Mano Negra, c’est d’une flagrance absolue. Jusqu’à la fin des années 80, là où tu mettais péniblement un an et demi à vendre dix mille disques en n’utilisant que le réseau des disquaires indépendants, à partir du moment où tu passais par les supermarchés et que tu avais un distributeur capable d’approvisionner en quantité sans faire de rupture de stock, que tu assurais une intendance conséquente et surtout la proposition de masse, tu pouvais atteindre les cent mille. Ce n’est plus valable maintenant. Antoine [Tatane de Nineteen] a une boutique de disques à Toulouse, qui s’appelle Armadillo, et il m’expliquait dernièrement qu’on en était revenu à la fin des années soixante-dix, avec un réseau de boutiques très spécialisées, et un public peut-être pas nombreux mais très motivé.

46PS : Il y avait aussi tout un rapport qui passait par la vente par correspondance, par les fanzines. Avec Bondage, vous vendiez beaucoup en vente directe ?

47M : Oui, à la fin. On parle quand même d’une période d’une petite dizaine d’années. Au moment de mon départ du label en 93, on avait un fichier, qu’on a refilé en partie à Goëland [Productions], avec plusieurs milliers de personnes qui recevaient nos catalogues par courrier. Au début, à la boutique Bondage, rue du Roi de Sicile, tout le monde s’échinait à mettre ça sous enveloppe. On n’avait pas encore les bureaux, mais il fallait répondre aux commandes en quantité alors que le catalogue était tout à fait réduit. C’était méga cheap, on devait avoir maximum 50 pièces différentes… Maintenant, quand je vois le Net ou les catalogues papier qui existent encore, tu as des centaines et des centaines de disques qui sont proposés.

48PS : Mais vous sortiez les disques au moment de leur sortie, alors que maintenant il y a tout un catalogue cumulatif, rétrospectif.

49M : C’est un bon argument. Cela dit, la différence d’offre reste considérable ; il y a de toutes façons beaucoup plus de disques qui sortent maintenant par mois qu’il n’y en avait par an, même en comparant aux meilleurs moments des années 80. À l’époque, quand par exemple un album de Parabellum sortait, ça faisait un bout de temps qu’il était en préparation, tout le monde en parlait, les fanzines l’annonçaient depuis des lustres, et on l’attendait tel le Messie. Quand il arrivait, c’était un événement, de même que quand des groupes venaient jouer dans ta ville, le public se déplaçait de loin parce que c’était une occasion rare, tu n’allais pas les revoir avant peut-être deux ans.

Les concerts et la violence ritualisée des pogos

50PS : C’est vrai que c’était une autre temporalité. Je me souviens que tu mettais la main sur des fanzines qui te parlaient d’un concert qui allait arriver, mais en fait quand tu avais le fanzine, ça faisait trois mois que le concert était passé.

51M : Ce n’était pas l’immédiateté des réseaux sociaux, mais ça créait un tissu de relations humaines. C’est ainsi qu’une mythologie se crée : les gens se racontent des histoires au coin du bar et puis ça prend tournure, ça grossit et ça grossit d’une manière sidérante. Maintenant tu as l’équivalent, mais en très rapide, avec Facebook, où les gens racontent des craques invraisemblables. Comme chacun sait, plus le mensonge est gros, plus on le croit… Je pense aux conneries qu’on trouvait souvent (ça reste d’actualité, d’ailleurs) dans les papiers de la presse nationale, remplis de fantasmes bon marché : « ils sont super-drogués », « il leur est arrivé des trucs pas possibles », etc., je me fais peur, quoi. Les choses étaient vachement plus simples. Je parlais encore ce week-end avec Bordier, l’un des créateurs des Transmusicales, du concert que les Bérus ont fait là-bas en décembre 86. On a l’impression rétrospective que c’était un moment de stase comme les gens n’en avaient jamais vu. Pour moi, qui en avais évidemment déjà fait des dizaines, c’était juste un autre concert à gérer, avec une attente et une excitation très forte, mais, bon, il n’y avait rien de surprenant même si le niveau était quand même élevé. Par exemple, certains étaient venus avec des choses à jeter sur scène. À l’époque les Washington [Dead Cats] balançaient des légumes et de la farine, Les Ludwig [von 88] bombardaient le public avec des canons à confettis et à farine, tandis que nous, on avait arrêté de le faire. Mais, bon, les gens avaient gardé la tradition, et il y en a même eu pour lancer des sardines et du bleu de méthylène sur les Washington. C’est une anecdote pittoresque, mais il n’y a pas de quoi grimper aux arbres en trouvant que c’est un événement extraordinaire. Les organisateurs nous parlent encore de cette soirée, et en particulier du service d’ordre qui était complètement flippé, genre « ah la la, il y a des punks, ils ont des tessons de bouteilles dans les poches ». Ils étaient paniqués, alors que c’étaient tous des gros loulous, et ils commençaient à s’agiter parce qu’il y avait du monde, beaucoup trop de monde. Donc, on est sorti avec les mégaphones, j’ai fait ranger le public en file le long du trottoir sur cent mètres et puis ça s’est bien passé. C’est juste une question de respect et de bon sens : le public, c’est des gens comme moi, ils ne sont pas plus cons que les autres, ils comprennent qu’ils ne pourront pas rentrer s’il y a des problèmes, donc, à partir du moment où ils se sentent partie prenante de l’aventure, ils font ce qu’il faut pour que les choses soient possibles, c’est tout.

52Pour certains ex-totos [autonomes], le fait que les gens se dépouillent faisait partie du folklore, des habitudes, alors que pour moi ça n’était juste pas supportable. C’est Farid des Halles qui raconte, dans le documentaire Antifa, qu’ils arrivaient à une quinzaine de skins dans un concert et que t’avais 500 personnes qui regardaient leurs pompes. Mon point de vue a toujours été que le public doit être en sécurité, et c’est aussi pour ça que nos concerts fonctionnaient bien. Nous venions du public, et on appliquait un raisonnement évident : ne fais pas aux autres ce que tu n’as pas envie qu’on te fasse, d’où une nécessaire solidarité au sein du public. À cette période du début des années 80, les concerts rassemblaient beaucoup de gens fragiles, souvent écorchés vifs, qui généralement étaient solitaires dans leur pratique de la musique et se réunissaient au concert avec l’idée d’y trouver une nouvelle famille.

53PS : Et fragile, tu veux dire psychologiquement fragile, économiquement ?

54M : Pas toujours économiquement, mais psychologiquement toujours ; le nombre de gens qui sont tombés dans la drogue ou se sont suicidés est tout à fait éloquent à cet égard. Donc des gens en rupture, souvent les mêmes schémas avec des problèmes d’identité, de rapport à la société, à l’autorité, au père, en particulier chez les gens dont les parents étaient dans l’armée, gendarmes, etc.

55PS : Il existe aussi toute cette disjonction étonnante entre un discours qu’on peut dire solidaire, voire humaniste, et des postures sur scène et une musique qui sont agressives, avec une sorte de violence ritualisée.

56M : Là-dessus, j’ai peut-être fait du révisionnisme lexical, mais pour moi, ce n’était pas agressif. C’était de l’énergie brute. Je ne suis pas le seul à partager ce point de vue. Pour la musique, la notion de ce qui est du bruit ou pas varie selon les époques. C’est totalement culturel et donc également politique. Quand tu réécoutes les morceaux des Bérus, c’est un type de musique extrêmement minimaliste, mais aussi super mélodique, à cause des chœurs à la hooligan.

57PS : C’est plutôt l’expérience des publics, par exemple le pogo, le stage diving, c’est de la violence ritualisée.

58M : Très ritualisée. Normalement, le pogo, ça devrait se danser de manière individuelle. Tu n’es pas sensé écrabouiller les plus faibles, mais sauter en hauteur et te mesurer à tes pairs. La violence ritualisée nécessite l’acceptation de ceux avec qui tu la pratiques, comme dans le rugby, et il faut jouer selon les règles. Dans le punk, on n’a pas à reproduire les modèles sociaux pyramidaux où le plus fort casse la gueule au plus petit. Au contraire, la solidarité permet d’endiguer cela. Le mec qui pogote comme un abruti, il a beau être costaud, il y en a trois-quatre qui l’attrapent et le mettent dehors, comme ça l’affaire est réglée. L’idée simple, c’est qu’ensemble, on est plus forts. Tu peux pogoter, mais avec des gens qui veulent bien le faire avec toi. Je connais, dans le style, un gars qui s’appelle Punky qui est plutôt un redskin. Il fait un bon gabarit et brasse à mort dans le pogo. Sa méthode à lui, c’est qu’il ne repère que les plus balèzes dans le pogo et il va se coltiner avec eux. C’est correct. Le stage diving c’est pareil : le mec fait appel au public pour que les gens le rattrapent. C’est moins violent que la plupart des sports. Regarde Didier Wampas qui est un grand spécialiste, tu as l’impression qu’il se laisse porter par les vagues, et la ritualisation est respectée. Quand un lourdingue charge les pieds en avant, généralement les gens s’écartent et il s’écrase par terre comme une crêpe. Pour les Wampas, j’ai une anecdote pas mal à ce sujet. Nico, le batteur, n’a vraiment pas eu de chance. C’est le début de tournée, ils jouent au Printemps de Bourges, dans une salle avec des sièges. Les uns après les autres, tous les membres du groupe sautent dans le public. Le public les ramène sur scène. À la fin du concert, le batteur se dit « quand même, pourquoi moi aussi je n’y aurais pas droit ? ». Il termine en se précipitant dans le public, sauf qu’il arrive comme un bourrin, et que tous s’écartent. Il s’est crashé en se prenant cinq rangées de sièges, traumatisme à la colonne, tournée finie…

La masculinité et le punk

59PS : Dans les concerts, il y avait surtout des garçons, j’imagine ?

60M : À l’époque, beaucoup de garçons. La scène en France était très masculine, puisqu’on était sur des schémas qui remontaient aux années 60 : les blousons noirs, les voyous, etc. Clairement les meufs étaient objetisées, c’était des propriétés de leur mec, pour faire simple. Entre deux, les années 70 étaient passées mais la libération sexuelle et le féminisme avaient impacté d’abord la middle-class et la bourgeoisie. Le rock de la zone était resté sur des valeurs complètement pompées sur la petite criminalité et sur des archétypes réactionnaires, Elvis ou ce qu’est devenu Johnny Hallyday. On ne peut pas dire que c’était l’avant-garde éclairée du prolétariat.

61PS : Mais justement parce qu’il y avait ce côté un peu viriliste qui allait aussi avec la baston, les blousons en cuir, tout ça, on pourrait penser que le punk notamment dans une certaine tendance du punk anglais, les Slits, X-Ray Spex, avait un message qui était un peu l’inverse de ça, ce côté féministe qu’on n’a pas tellement retrouvé dans la scène punk française.

62M : Si, mais avec décalage. Ce n’est que depuis la fin des années 90 environ qu’il y a des groupes de filles qui portent le message féministe, entre autres les Riot Grrrls, etc. En France, il y en a même qui ont des discours un peu pénibles parfois, on a l’impression que c’est de la décalcomanie. Pour revenir aux années 80, j’opposerais assez facilement le morceau des Bérus « Hélène et le sang » et le morceau pourri de Komintern Sect dont je ne me souviens plus du nom...

63PS : « Violence » ? Il y a des morceaux comme ça qui font l’apologie du viol, Reich Orgasm aussi.

64M : Pas Reich Orgasm, eux étaient parodiques. Komintern en revanche, oui, c’était effectivement une apologie du viol. Quand ils ont sorti ce titre, pour nous c’était assez simple, ils n’étaient pas encore dans leurs délires patriotes, mais on n’a plus jamais voulu entendre parler d’eux. C’était indéfendable. Dans les bandes de punks qu’on a fréquenté, aussi bien que dans le circuit du post-punk ou celui des squats, il y avait quand même beaucoup de nanas. Souvent, c’était du costaud, de fortes personnalités, des grandes gueules ou de bonnes petites voyoutes, et c’est sur le pavé qu’elles ont commencé à affirmer leur identité.

65PS : Comme Nina Lucrate ?

66M : Non, c’est autre chose, Nina c’était une artiste, pas du tout une nana de la rue. Elle aurait été incapable de taper sur quelqu’un, je crois.

67PS : Mais il y avait un truc assez féministe lorsqu’elle chantait par exemple « Never never procreate ». J’ai entendu ça, j’étais halluciné, personne ne chantait des trucs comme ça.

68M : Je suis d’accord, mais il faut se rappeler que Lucrate avait un discours très nihiliste. « Never procreate » peut être pris à plusieurs degrés, mais clairement celui de la pure provocation fonctionnait le mieux. Une nana qui chante ça, argh ! Et là, totale efficacité, bingo !

Expérimentations punk et post-punk : avant-garde sonore et visuelle

69PS : Il y avait peut-être une certaine liberté, un truc plus personnel, avec des groupes comme Lucrate qui sont allés plus loin que d’autres ?

70M : Lucrate, Ausweis, les groupes de la scène cold, genre Clair Obscur, c’étaient des gens qui essayaient de tracer leur propre voie et qui se contrefichaient de ce qu’on appelle le rock’n’roll, de son bon goût, de ses usages et de ses postures.

71PS : Et qui faisaient des références à l’avant-garde artistique, pas toujours explicites mais par exemple Clair Obscur était un groupe qui faisait des références visuelles au kabuki, des trucs comme ça, donc eux se mettaient vraiment de plein pied dans le côté artistique, ils auraient pu jouer dans des galeries dans le Marais.

72M : Je pense que ça a été le cas. On l’a fait aussi avec Lucrate, ainsi que dans les boîtes branchées. On s’est retrouvé à jouer en première partie d’Einstürzende Neubauten à la Biennale d’Art de la ville de Paris, au musée d’art moderne, autant dire dans un endroit totalement select. Pour les rock-critics, c’était incompréhensible ; le monde de l’art, au contraire, était attiré par ce qu’on faisait ; c’était punk.

73À l’époque où Lucrate se lance et commence à se faire un nom, nos potes les Béruriers ne sont pas encore Bérurier Noir, c’est juste du grand n’importe quoi, et vraiment pas un groupe performant sur scène. Le seul enregistrement qui ait jamais été publié des anciens Béruriers, c’est le live au squat des Cascades présent sur la cassette VISA « Passeport pour l’exportation », une compilation. Quand tu l’écoutes, même si effectivement c’est un morceau que le groupe a repris ensuite, sa version est carrément préhistorique. Il y avait déjà des textes forts mais ça ne tenait pas la route en concert, où ils étaient généralement saouls ; bon, ce n’est pas un problème en soi, mais il y a vraiment un fossé avec Bérurier Noir, au niveau du son, de la mise en place ou du visuel.

74PS : Tu l’expliques comment ? Ce n’est pas juste le changement de personnel ?

75M : L’arrivée de Loran a donné une plus grande épaisseur musicale, parce qu’il était meilleur guitariste et peut-être aussi qu’il était moins fracassé. François, de son côté, avait intégré des concepts venus de l’art contemporain, de la performance et du théâtre. Il a participé à un collectif qui s’appelait Abattoir. Ils avaient ouvert une galerie de ce nom près du métro Maison Blanche, un tout petit lieu. Le milieu qu’on fréquentait à l’époque était très mélangé, avec des gens issus de classes sociales relativement diverses, et des formes d’action/création tout aussi variées : lancer un fanzine, préparer une exposition, faire de la photo, de la radio ou de la musique, tout ravager à une manif, ouvrir un squat, aussi bien que faire une teuf à tout casser. Il fallait crocher dans la vie ; on se précipitait sur la nouveauté et tout ce qui paraissait excitant.

L’entrée dans la carrière punk à plein temps et la marginalité

76PS : Et alors après arrive l’horrible moment de la professionnalisation ?

77M : La professionnalisation, pour moi, n’est qu’un résultat, pas un but. Guerilla Poubelle ont un morceau tout à fait adapté qui s’appelle « Punk-rock is not a Job ».

78PS : La professionnalisation se fait aussi à force d’être dedans et d’apprendre sur le tas, que ce soit sur la distribution et sur la technique.

79M : Elle se fait aussi par des choix ; beaucoup de ceux qu’on connaissait n’avaient pas poursuivi leurs études jusqu’au stade professionnel. Pas mal d’entre eux ont fait sur le tas l’apprentissage de leurs métiers futurs. Par exemple, après les fanzines, certains sont devenus journalistes.

80PS : Quand tu dis qu’ils n’ont pas fini leurs études, tu veux dire études supérieures ?

81M : Ils ont souvent arrêté dès le lycée. Chez les Lucrate, Masto et Laul ont passé leur bac après. Je me demande si ce n’est pas également le cas de Gaboni, le batteur. Loran s’est fait jeter de Decroly. Donc pas mal de ces gens n’ont pas terminé leurs études ou ne l’ont fait que des années plus tard. À contrario, j’ai fini en maîtrise. J’ai mis quand même cinq ans pour obtenir deux licences et deux DEUG, Archéologie-Histoire de l’Art et Histoire. Et je ne suis jamais allé chercher mes derniers diplômes…

82PS : À quel moment tu es devenu punk à plein temps ?

83M : En ces années-là, le rock, c’était un trip, dans lequel tu t’immergeais entièrement. Il y avait évidemment des prérequis, avec des us et coutumes et traditions, des looks différents selon les chapelles. Le punk-rock n’y échappait pas, tu l’étais tout le temps. Il y avait une forme de schizophrénie chez des gens que je connais, qui venaient clean à leur boulot et se rhabillaient en sortant. Au travail, c’était de la comédie, ils se fondaient dans un autre personnage. Les surnoms, ça sert à quelque chose. Dans la vraie vie, tu as Philippe Legris ou Christophe Blaudeau, et le reste du temps, c’est Vérole ou Chester. L’aller-retour entre le vrai monde et celui de ton nom de bataille, c’est complexe. Ça dépend de tes possibilités de vie. C’est toute l’histoire de la marge. Le punk, comme le rock alternatif d’ailleurs, s’est situé sur cette frange, où l’on retrouve des gens qui sont effectivement marginalisés, soit par leur histoire sociale soit par leurs moyens financiers, soit par leur intelligence, soit encore éventuellement par leur histoire familiale ; ce sont des déclassés, des décalés ou des déphasés.

84PS : Une marginalité qu’ils n’ont pas choisie ?

85M : Exactement. Et d’autres qui ont choisi de se retrancher du système, comme par exemple certains militants politiques, ou les acteurs de la Contre-Culture. Toutes ces populations se côtoient au même endroit où l’on va plus tard croiser les rappeurs. Le public du hip-hop, à l’origine (c’est moins valable maintenant), correspond à des milieux défavorisés, issus des banlieues, etc. ; en fait ils veulent juste rentrer dans la société pour être comme tout le monde alors qu’on leur refuse ce droit. À un moment, on s’est rencontrés, sauf qu’on allait dans deux directions différentes.

Punk, world music, hip-hop et rap

86PS : Mais pas dans les mêmes espaces ou les mêmes lieux ?

87M : Pour une petite part seulement. Ce n’est pas une fausse vérité que de rappeler que les premiers concerts de NTM se sont déroulés en première partie de la Souris [Déglinguée]. De même, quand j’ai connu Madj, futur manager d’Assassin, il faisait une émission de radio de rock alternatif et punk sur Radio Beur. Quant à Docteur L, il était batteur des Wampas dans une vie antérieure. Dans la plupart des villes où l’on connaissait des associations qui travaillaient sur les quartiers, comme Emmetrop à Bourges, des programmations hip-hop sont advenues très vite. Plusieurs des acteurs de cette musique sont issus de notre circuit ; c’est assez naturel de suivre ses envies, d’autant qu’on s’était efforcé d’ouvrir les oreilles et les esprits du public. Pour l’électro et la techno, cela s’est passé pareil. C’est pas pour rien qu’ils ont rendu assez régulièrement hommage aux Bérus et repris le son vintage de nos boîtes.

88PS : N’y a t-il pas une grande cohérence entre les gens qui sont passés de l’underground punk à l’underground techno ? Est-ce qu’il existait un chisme entre ceux qui habitaient la proche banlieue et la lointaine banlieue ? Le rap, c’est pas la même cartographie dans Paris aussi que celle du punk ?

89M : Attention, ce n’est pas la même cartographie mais pas non plus la même époque. On ne le dit pas souvent, mais une bonne part des punks prolos que je connaissais venaient de quartiers où s’est implanté plus tard le hip-hop. Sauf qu’entre deux, cette génération-là avait disparu. Ceux qui avaient pu s’étaient barrés de leur barrio pourri, et les autres étaient morts. Par exemple, Helno et Thierry/Rytier habitaient à Ourcq dans les cités vers le Canal. Ce coin-là, avec ses grandes barres, était un coupe-gorge. Ils étaient une petite quinzaine dans leur bande, et au final la plupart sont morts d’overdose.

90Depuis la fin des années 80, il y a eu une prise de conscience et une évolution socio-culturelle chez les jeunes issus de l’immigration. On leur a proposé, non pas un miroir aux alouettes, ce serait abusé de dire cela, mais une image à laquelle se conformer pour se créer une identité. Un modèle qui n’avait pas d’équivalent à l’époque. Alors que la France est un grand pays d’immigration, on ne peut que constater l’ultra-faible représentation des musiques noires, sauf le jazz, dans la musique populaire française des années 60-70, à part « Ramaya » (Afric Simone) et quelques autres comme le James Brown marocain, [Vigon] dont on trouve encore des vidéos sur le net. Les gens qui ont réussi à donner ses lettres de noblesse à la musique noire sont souvent les mêmes qui ont soutenu la world music. Historiquement, la France est l’un des bastions des musiques du monde ; certains diront que c’est une poursuite du pillage colonial.

91PS : Les groupes des anciennes colonies françaises venaient dans les studios qui étaient à Paris où les ingénieurs allaient, en suivant les circuits commerciaux hérités des colonies.

92M : Derrière les jolies images, la commercialisation de la world music se rapprochait du pillage, au sens où les artistes ont souvent été sous-payés. Ce n’était même pas un problème racial, vu que ceux qui les exploitaient étaient souvent des producteurs blacks. Il est carrément de notoriété publique que dans la world music, pareil que dans le reggae, les musiciens se font généralement rouler.

93PS : Dans la scène punk et alternative au début des années 80 à Paris, j’ai l’impression qu’il y avait une diversification des publics et des groupes, avec une présence de l’immigration, et pas seulement les Négresses [Vertes].

94M : Les Négresses, c’est carrément la fin de cette décennie. Dans le circuit de cette époque, il y avait quand même une diversité, masquée sous les looks. J’ai pas mal de potes rebeus qui sont passés dans le punk-rock, et il fallait qu’il soient vraiment très typés pour que les gens pigent qu’ils l’étaient. En revanche, pour se faire un spike (coupe hérissée), avec leurs tifs bouclés, c’était mort. Par exemple, l’un des guitaristes des Cadavres est rebeu, mais avec sa dégaine de rocker, eh bien, les gens pensent plus facilement qu’il est italien.

95PS : Ou le chanteur de Dazibao. Il y avait une sorte de disjonction, les gens n’associaient pas les punks aux rebeus.

96M : Complètement. C’est un sujet qui revient toujours dans les discussions : « Mais pourquoi dans le punk-rock, il n’y a que des groupes de blancs ? » Déjà, les rebeus, ils sont blancs, mon gars... Il est évident qu’il n’y a eu que peu de formations punk-rock avec des blacks en France, mais ça n’est pas le cas dans la scène internationale : certains groupes de référence, tels Basement 5 en Grande-Bretagne ou les Bad Brains aux USA, étaient même entièrement blacks. Ici, on avait notre quota de base, certes réduit, un peu façon mot d’excuse : Charlu [Charlu Ombre] bassiste des Ludwig et anciennement ND [Nuclear Device], Bird, le chanteur des Babylon Fighters, le percussionniste de Dau Al Set et quelques autres. Avant la scène alternative, des mecs comme Martial [Mac Aulay] et Jean-Paul Correa, respectivement batteur et guitariste des Electrodes, Gangster, bassiste de Shambeko ou Dilip, batteur des Spoons puis des Coronados, qui lui est d’origine indienne, n’ont à ma connaissance pas eu de problème à s’intégrer dans le milieu rock et punk du début des années 80. Certes, ils étaient acculturés à la musique occidentale, même si Martial, que j’ai connu tout gamin, est maintenant un batteur reconnu de World (ou jazz, en tout cas de la musique savante). À l’inverse, parmi les premiers toasters qu’on a connus dans le ragga/rub-a-dub, Ramsès et Riki [Saï-Saï] sont blancs, tandis que Puppa Leslie et les Frères Bavarois ont collaboré, l’un avec Ausweis, les autres avec Ludwig.

97PS : Ce sont aussi des moments de la vie des gens. Par exemple Rachid Taha raconte qu’au début des années 80 il écoutait surtout du rock mais on voit qu’il connaissait autre chose.

98M : Ils n’étaient pas des masses, ceux qui s’ouvraient à d’autres musiques. Le gros de ce qu’on découvrait, c’était par la bande et non par la presse. À chaque fois, ça ouvrait une porte qui débouchait sur une autre, et ainsi de suite. Quand on a commencé à écouter du hardcore américain par exemple, on n’en savait pas grand-chose. Après ça, on tombait sur des compilations, sur des fanzines comme Maximum R’n’R ou Flipside, et on s’apercevait que c’était une scène très riche, avec des centaines de groupes. Normalement tout amateur de punk-rock vieille école est sensé s’intéresser au garage punk, au rhythm & blues et au rock sixties. En ce qui me concerne, mes connaissances étaient assez limitées, genre Van Morrison et Them, les Yardbirds, les Troggs, les Standells… Du côté du pub rock, il y avait en revanche pas mal de groupes qui existaient encore et que j’ai pu voir au Gibus, comme Dr. Feelgood, Nine Below Zero, etc. Dans des genres comme la soul, notre culture était encore plus réduite. En tous cas, quand je compare avec certains amis qui sont devenus de vraies encyclopédies et peuvent te citer des flopées de groupes dans le même style, nous, à l’époque, on en était bien incapables hors de notre propre circuit.

Segmentation du public par salles et circulation du hip-hop en France

99PS : Il y avait une segmentation des salles aussi. Le Gibus ne programmait pas de groupes de reggae. À Londres, on le voit avec les Clash et Don Letts, c’était différent.

100M : Plusieurs des membres du Clash venaient de quartiers où les blacks et les blancs sont historiquement mélangés. Et à l’époque où Don Letts était DJ dans les soirées punk, rien n’était encore sorti dans ce style, alors il passait du reggae. C’est Clash qui m’a ouvert au reggae, au dub et au hip-hop. Ce n’est pas valable pour tout le monde : dans mes amis plus âgés, il y en a ainsi pas mal qui ont vu Bob Marley, et ont donc découvert le reggae sous l’angle, non pas du dance-hall ou d’une musique communautaire, mais d’une world music libératrice.

101PS : Pour les punks, les Clash ont eu un effet de validation, non ? À la fois le reggae mais aussi avec The Magnificent Seven, on signifiait que le hip-hop c’était ok.

102M : Oui. Il n’y a pas eu qu’eux. Pense à « World Destruction », le morceau qu’a fait Johnny Rotten avec Afrika Bambaataa. Bon, à part Futura 2000, il y a eu très peu de hip-hop des origines qui nous soit parvenu. Et quand ça arrivait à nos oreilles, c’était via d’autres circuits. En tant que D.A. [directeur artistique] de label, ça m’intéressait vachement. Mais on était conscient que ce n’était pas généré dans notre milieu, que c’était un autre monde.

103PS : Et donc toi tu n’as jamais pensé que tu pourrais en produire et en distribuer ?

104M : Mais j’en ai fait, et ce, dès Bondage. Quand on a créé le sous-label « Indépendance », en 1990, on a sorti des formations influencées par le rap et le reggae, Massilia Sound System, Fabulous Troubadors, Bouducon Production, qui avaient toutefois de fortes identités locales. Mais il y a eu aussi Timide et Sans Complexe, une pure bande de mecs gangsta style qui faisaient du hip-hop à l’ancienne. L’un d’entre eux, MC Doudou, fait maintenant une carrière de cinéma. Il y avait également une licence de Gunshot, un excellent groupe de hip-hop hardcore anglais. Nous avions entamé des discussions avec Madj et les gens qui ont ensuite monté Labelle Noire ; ils étaient venus nous proposer la première compilation Rapattitude. Au final on n’a pas suivi, déjà parce que ça nécessitait des moyens conséquents, et qu’ensuite on s’est aperçus qu’ils n’avaient pas bien sécurisé leur histoire. Des artistes qu’on avait rencontrés avec eux nous ont appelés la semaine d’après pour signer en direct. On s’est dit que c’était un vrai panier de crabes et qu’il y avait trop de risques d’embrouille. Enfin, c’est tombé juste avant le moment où Bondage s’est crashé, aussi on n’a pas pu reprendre le flambeau.

105PS : Pour revenir à ce qu’on disait sur l’idée du fichier client de vente par correspondance, il aurait fallu, si vous sortiez des groupes de rap, que vous ayez d’autres clients aussi.

106M : Oui, mais on se serait efforcé de vendre le hip-hop aux blancs. C’est bien ce qu’il s’est produit ensuite. Si le hip-hop marche aussi fort en France, c’est qu’il n’y a pas que les blacks qui en écoutent, évidemment.

Être directeur de label : archiver le public punk et faire de l’archéologie du contemporain

107PS : Mais est-ce que ça aurait été le même public qui aurait été la cible ? En tout cas vous aviez votre public, celui dont vous aviez les adresses.

108M : On aurait probablement essayé de faire fonctionner le hip-hop sur le même modèle que les autres musiques underground, les niches hors du système. Ça n’aurait pas fonctionné à terme, parce que, comme je l’évoquais tout à l’heure en parlant du moment où l’on s’est croisé, leur idée c’était in fine d’arriver à une distribution maximum, à intégrer tous les rouages de la société de consommation, les grandes maisons de disques, les media dominants, la télévision. C’était le but de la manœuvre, tant d’un point de vue politique qu’économique. À un moment ou à un autre, comme certains gros labels américains, on se serait fait tout piquer par les majors, c’est évident. Mais déjà à l’époque, notre public était scindé. On trouvait dans notre fichier des mecs qui étaient plutôt restés sur la première période du punk-rock et du rock alternatif, et d’autres qui étaient plus dans le festif.

109PS : Dans le fichier vous saviez ? Vous mettiez des petites croix à côté des mecs, en disant « lui il écoute plutôt ça » ?

110M : Plus ou moins. Et puis j’ai une bonne mémoire des noms.

111PS : Mais ce fichier existe encore, pour l’archéologie ?

112M : Oui. L’ennui c’est qu’il a été réactualisé ensuite avec les nouveaux acheteurs. Pour le fichier d’époque, c’est mort.

113PS : Ce qui aurait été intéressant, ça aurait été de voir qui achète quoi, avec un fichier client sur la longue durée.

114M : Ça pourrait être traçable en effet, mais on n’était pas du tout équipés comme des champions du marketing, il n’y avait pas d’historique des commandes.

115PS : Même si ce sont des boîtes à chaussures avec des cartons et des fiches bristol...

116M : Non, dès le début, il fallait un fichier informatique ; ça permet de faire des étiquettes. À la main, ça te prend des mois. C’est justement en informatisant tout le fichier VPC qu’on a pu s’en servir efficacement. En revanche, il y a énormément de gens dont on se souvient – je parle pour moi et quelques autres copains – parce qu’on a écrit leur nom un jour sur un carnet, et qu’on les a suivis à la trace. Nombre d’entre eux ont été des activistes de la scène, et parfois le sont encore. Certains ont disparu dans la nature, mais il m’arrive d’en retrouver sur Facebook. Je vois le nom et me dis « oh, ça me rappelle quelque chose, ça ». Tu peux demander à mes anciens collègues de Bondage ou de Crash.

117Le gros des archives de Bondage est perdu, je suppose. Je te passe les détails mais, après que Rémanence ait pris le contrôle du label en 93, à un moment nous sommes rentrés en conflit et j’ai été viré. Je me suis retrouvé persona non grata, interdit d’entrée dans les bureaux. Mes collègues ont pu me sortir une partie de mes archives, mais il y a quelques mètres cubes que je n’ai pas pu récupérer : entre autres une bonne partie des démos que j’avais reçues, celles que j’avais archivées, le plus gros de la correspondance, et des dossiers de presse. Tout cela a dû être détruit quand la boîte a disparu, j’en ai bien peur. Au niveau de Crash [Disques], ma maniaquerie était notoire, c’était une plaisanterie redondante. Il y a encore dans mon bureau des cartons étiquetés « Archives du siècle dernier – Marsu ». (Rires) Et à chaque fois je disais « non, non, ne jette pas la fiche papier, parce que dessus figure son ancienne adresse, chez ses parents, et que le jour où la nouvelle ne marchera plus, peut-être qu’on pourra le recontacter par ce biais »…

118Quand tu sors des disques, en particulier quand tu fais des rééditions, quand tu t’occupes de groupes, c’est de l’archéologie du contemporain. Tu es à la fois générateur de l’objet d’étude et objet d’étude en tant que tel ; c’est un poil schizophrène quand même. J’ai toujours fonctionné sous cet angle-là. La démarche normale de la plupart des gens qui font des rééditions, c’est de les ressortir dans leur jus originel et de faire un objet luxueux et coûteux. Ça n’est pas du tout ce qui m’intéresse. Donc, j’ai toujours cherché dans les fonds de tiroirs des raretés à rajouter ; leur pertinence peut éventuellement se poser, mais donner au public un accès à une anthologie me plaît plus que de lui fabriquer un objet rare.

119PS : Tu es plus dans le côté traces historiques que dans le côté exhaustivité, qu’il faut avoir toutes les prises. Il y a aussi ça dans la réédition, le côté encyclopédique, un peu discophile.

120M : J’aime bien le côté encyclopédique quand même. Faut que cela reste cohérent et porteur de sens. Si les versions sont très différentes, oui, ça a un intérêt. En revanche, le côté collector maniaque, genre « moi, j’ai cette pochette-là, l’originale, celle où l’on voit un poil du chat qui s’était mis sur les plaques avant l’impression » : va mourir ! (Rires) C’est amusant à la rigueur, mais ça me paraît infantile de se focaliser sur des choses aussi insignifiantes. Ca n’a ni pertinence ni valeur sur le long terme.

121PS : Tu penses que c’est plus important aussi de restituer les choses avec un bout de leur contexte. Comme la carotte du géologue ou de l’archéologue, tu laisses ce qui est autour.

122M : C’est un peu ça l’idée, effectivement ; le parallèle est assez amusant.

Dépolitisation du punk : les Bérus, les médias mainstream et les « différentes générations » de publics

123PS : On entend parfois cette idée qu’au cours des années 1980, il y aurait eu une sorte de dépolitisation, et que ce serait comme ça qu’on passe du punk à la scène alternative, le côté festif. Alors qu’en partie, ce sont les mêmes personnes. Ce n’est pas une nouvelle génération qui les remplace.

  • 2 Le titre est « Manu Chao », « le portefeuille de Manu Chao » est un passage de ce morceau.

124M : Ce n’est pas si schématique. Tout a été chamboulé en quelques années. En plus, là, on parle de plusieurs générations : dans la musique, c’est court, deux ans, trois ans. Forcément, une fois que des fans se sont approprié un groupe, que son succès grandit et qu’ils voient un nouveau public d’inconnus arriver et les supplanter... Leur premier réflexe, c’est de dire « hein, c’est qui, ces gens-là ? » et de les rejeter. Et ensuite, éventuellement, de se retirer. Pour les Bérus, c’est assez flagrant, certains vont focaliser sur la première période du groupe, d’autres vont te parler de celle de « Concerto pour Détraqués », et puis d’autres encore, peut-être les plus nombreux, ne les ont connus qu’au moment du festif. Qui se trouve être l’époque que tous les fans précédents détestent généralement, car ils ont eu le sentiment que le groupe devenait grand public, l’opprobre suprême. J’ai vu ça avec plein d’autres. Si on prend les Wampas par exemple, à partir du moment où ils ont cartonné avec « Le portefeuille de Manu Chao2 », qui a été matraqué sur les ondes, le groupe n’a pas foncièrement changé, mais ça leur a ramené une horde de gens nouveaux. Une partie de leur premier public a trouvé qu’ils s’étaient vendus, une autre a continué à les suivre. Ils n’ont pas fait de moins bons concerts qu’avant, bien au contraire. Ce qui a posé problème ensuite, c’est qu’ils se sont habitués à vivre sur un grand pied, à jouer dans des cadres plus grands et plus confortables. Manque de pot, ils n’ont jamais refait de tube aussi porteur, et le public qui les avait découverts grâce aux media grand public les a délaissés. Car ce genre d’audience est plus volatil, moins fidélisé, il ne fait pas corps avec le groupe. À partir du moment où tu es ainsi promu, tu as forcément un effet de mode, doublé d’une contamination virale et tu gagnes plein de gens en peu de temps. Mais, si tu ne continues plus à artiller en faisant des tubes, tu ne vas plus être présent dans les media de masse qui les ont touchés, et donc pour eux tu disparais. Une nouvelle offre se présente et te remplace. Et tu te retrouves avec l’habitude de faire des festivals et d’avoir de bonnes conditions, avec un tourneur qui te vend un certain prix, que tu ne vaux plus malheureusement. Là, tu es mal. C’est le problème des connexions entre scènes de niche et accès aux médias de masse et à l’industrie.

125Et donc, pour revenir aux Bérus, un paquet de gens déteste leur période festive. Les albums précédents étaient vachement percutants. Le premier est noir-noir-noir, façon « on va mourir, il ne reste plus qu’à se pendre », le deuxième c’est grosso modo « foutons le feu », et quand tu pars sur quelque chose d’aussi radical, avec des images fortes et des slogans marquants – les Bérus, c’est une grande machine à recycler du slogan –, ton public est bien forcé de constater que ton discours actuel s’en est éloigné. Objectivement aussi, le groupe avait grossi, passé des deux du départ à un collectif de près d’une dizaine de fortes personnalités. Même si c’était sensé être la démocratie, deux personnes dirigeaient, et les autres avaient intérêt à marcher derrière. Il était de plus en plus difficile de trouver un accord sur le fond ; la base commune s’étiolait. Certains réclamaient plus de part dans les décisions ou les fruits de la production générale et avaient des aspirations à une vie meilleure. Tu n’as pas les mêmes envies à 20, 25 et 30 ans. Pratiquement tous bossaient à l’extérieur du groupe. Pour certains, la question s’est posée de vivre de ça.

126PS : De la musique ? À un moment ils auraient pu.

127M : Ils l’ont fait un moment, oui. Ceux en particulier qui n’avaient aucun revenu par ailleurs souhaitaient en arriver là, mais leur problème, c’est qu’ils n’étaient pas les moteurs du groupe.

128Faute d’une ligne commune, on aboutissait toujours au consensus le plus basique, d’où un positionnement politique plus soft, avec des textes très axés sur la solidarité et l’humanitarisme, gommant le discours révolutionnaire, juste réduit à des slogans, tel « Ainsi squattent-ils ». Forcément, plein de gens du public ne s’y sont plus retrouvés.

129PS : Ils s’étaient éloignés de l’autonomie.

130M : Ils s’étaient éloignés d’eux-mêmes tout court. Quand tu vois les choix que François et Loran ont fait après le split du groupe, c’est une illustration flagrante de la dichotomie qui pouvait exister dans les Bérus de cette époque. Loran est reparti avec Tromatism, qui est resté strictement underground et a joué dans tous les squats de France, de Navarre et d’Europe, avec un discours ultra-radical. Je me souviens d’avoir polémiqué pendant une journée entière avec lui, et pourtant je ne suis pas soc’dem. François, de son côté, a créé Molodoï, qui collait sur une base street-punk plutôt efficace mais pas très novatrice un fatras de vieilles âneries démago lignée la Souris [Déglinguée], genre « on est tous ensemble dans la rue ». Puis il a signé chez Sony et monté un sous-label chez eux. Ça donne un grand écart facial comme on en fait rarement.

Le rôle du manager

131PS : C’était ton boulot à toi comme manager, de créer ou de gérer l’ambiance dans la salle ?

132M : C’est une chose que je sais faire et que j’aime assez. J’ai quelques vieilles recettes… Maintenant, j’aurais peut-être du mal à le refaire. Ça commence avec la gestion du service d’ordre, qui n’aime pas ce public. Au début, on n’avait pas le rapport de force, donc fallait palabrer et expliquer. Ces types ne sont pas tous abrutis, donc si tu leur donnais les clés de décryptage, généralement ça se passait bien. Les organisateurs aussi finissent par comprendre des arguments comme « tu veux avoir tous les types de publics chez toi ? Tu fais rentrer les boneheads [skinheads fachos] et tu crois que ton concert va tenir le choc, qu’il ne va pas finir en bagarre générale ? Les flics vont arriver et fermer la boîte. Donc fais comme je te dis et vire-les ». Présenté comme ça, c’est juste du business. Une question éthique amenée sous l’angle du business, ça marche mieux que sous l’angle moral uniquement. Partant de là, tu as déjà réglé une grosse partie de la sécurité dans la salle. Dans le public, on le faisait dès l’époque des Lucrate, tu disposes à des endroits stratégiques dans la salle 6-7 copains/copines qui savent mettre l’ambiance. Et ils font la claque.

133PS : C’est comme quand tu fais la salle dans une réunion politique ?

134M : Oui. Ils braillent fort et dansent. Les gens sont pavloviens, ils vont suivre et singer ce qu’ils font. C’est comme ça que tu finis par foutre le feu. Et quand ils sont suffisamment nombreux, quand tu as un following qui t’accompagne dans les concerts, à Paris et ailleurs, ça ne peut aller que de mieux en mieux. Les gens se sentent en famille. Au final on aboutit au résultat désiré, qui est que tout le monde s’amuse. Qu’est-ce qui se passe quand tu vas à un concert qui te donne du plaisir ? Tu reviens la fois d’après et tu amènes tes potes. En plus ça te crée des souvenirs que tu vas encore raconter à d’autres gens.

135PS : Justement sur le collectif, tu intervenais aussi dans les choix artistiques, visuels, de la musique ?

136M : Oui, j’intervenais, j’étais manager. Les Bérus ne m’ont pas surnommé « le commissaire politique » pour rien, même si ce terme est en grande partie abusé. Quand tu es manager tu as un pied dans le groupe et un pied en dehors. Donc tu peux distancier. Et poser les éléments constitutifs du concept du groupe. Au niveau de la musique, mon choix n’a jamais été de faire du marketing, c’est-à-dire que tu repères un marché et après ça tu formates un produit pour que ça lui corresponde. Ça, c’est la méthode des majors ou indépendant-avec-de-très-grandes-dents. C’est absolument contre-nature pour moi. En revanche, quand un groupe possède un potentiel tant au niveau sociologique que sensible, pour que des gens puissent se retrouver dans son univers, à ceci près qu’il leur est étranger, qu’ils ne le connaissent pas et n’ont pas les prérequis, en tant que manager, rédacteur de bio, label, fanzine etc., l’idée est de leur donner les clés qui leur permettront de comprendre cet univers, et ainsi, comme je l’ai dit tout à l’heure, de se l’approprier. Comme c’est plus complexe, le travail est plus important que pour le produit lambda de l’industrie, qui va se limiter à « danse et amuse-toi, mon gars ». Le concept d’un groupe peut être varié, mais il doit être cohérent si on veut pouvoir le valoriser... À terme, tu as autour de toi des gens qui sont acculturés à ton propos, qui l’ont fait leur, et qui vont se dépêcher de répandre la bonne parole. C’est comme une religion, ils ont la foi, ils y croient. Après, il y a toujours le risque que certains prennent ce que tu dis au pied de la lettre et au premier degré. En tout cas, en ce qui concerne les Bérus, les gens sont restés dans l’esprit : on va monter des groupes, organiser des concerts, réaliser des fanzines, etc.

137Parfois, faute d’un background culturel ou politique suffisant, ça donnait des trucs plutôt bas de gamme. C’est ce qui a permis à ceux qui cherchaient à utiliser l’étiquette alternative de fonctionner avec des stéréotypes ne demandant aucun grand effort de réflexion, du niveau « le Front National c’est mal », « le racisme c’est vilain »... Ça a pu nous être reproché par les militants politiques. En même temps, ce que j’ai toujours dit, c’est qu’à la base tu peux déclencher l’étincelle chez les gens, développer leur curiosité, faire qu’ils se reconnaissent dans un combat politique ou des formes d’action, mais ce n’est pas à toi de leur expliquer la politique. Ça, c’est le rôle des orgas politiques et des collectifs militants. À ce niveau, ils n’ont pas été à la hauteur de ce qu’il aurait fallu. Tout le discours post-68 des militants de gauche, ou des anarchistes, était déjà trop lourd. L’altermondialisme par exemple a une épaisseur théorique et un contenu pratique énorme. Pourquoi est-ce qu’actuellement, c’est tellement plus facile de faire passer les messages réactionnaires ? Il est plus simple de désigner des ennemis, des coupables ou des fautifs, que d’appliquer dans nos vies le changement nécessaire ; il y a trop de préceptes, confinant parfois à la bien-pensance de gauche. La plupart des gens croient que c’est trop compliqué, et du coup, ils ne suivent pas. Le domaine où l’on a le plus d’impact, c’était l’antiracisme et l’antifascisme. On a apporté entre autres de l’eau au moulin de SOS Racisme, même si ce n’est pas ce que nous voulions. Je vois ce que j’ai pu suivre sur le SCALP, il y avait un problème de profondeur théorique dans le public. Pour beaucoup, ça se résumait à casser la gueule aux skins. Le fascisme correspond avant tout à une crise de la société, et c’est nécessaire d’avoir une analyse plus globale. De ce côté-là, pour moi, c’est une chose qui a bien foiré.

Le punk comme école de formation politique ? L’image que les groupes se fabriquent a posteriori

138PS : Cette idée que le punk était aussi une école de formation politique, c’était vrai dans certains endroits, pour certains publics, mais tout le monde, y compris sur ces groupes-là, ne le s’est pas approprié comme ça. Peut-être que ça correspondait aussi à la fin de la génération très politisée des années 1970, et qu’après il n’y avait plus ce public. Il y avait un recul de la culture politique des générations qui arrivaient après. Aussi, cette idée que le punk est une école politique n’est pas partagée par toutes les personnes qui ont été dedans.

139M : C’est toujours pareil. Les réacs, on en trouve partout...

140PS : Non, mais y compris les acteurs qui ont été très impliqués dedans. Et qui te disent après qu’ils ne prenaient pas ça au sérieux.

141M : Alors, là, attention, il ne faut pas toujours prendre pour argent comptant ce que les gens te racontent a posteriori, en fonction de la manière dont ils veulent construire leur image. Voir, par exemple, les Bérus dans leur travail d’image média depuis la reformation et la sortie du dernier album : ça confine au révisionnisme. Il faut que ce qui sort ne leur nuise pas dans leurs activités et identités actuelles, et que chacun puisse justifier de ce qu’il a fait avant en paraissant cohérent. Les gens qui viennent du punk et se rachètent maintenant soit un bagage neutre, soit au contraire une stature d’activistes réécrivent l’histoire à leur avantage. Il faut comparer plus systématiquement avec ce qui a été dit et fait réellement à l’époque, ce que les journalistes ne font pas. Beaucoup de gens adoptent une posture.

142PS : Ils étaient aussi dans la posture à l’époque. Les gens disaient et écrivaient des trucs. Dans les fanzines, c’était des panoplies, des personnages...

143M : Mais tous les mouvements artistiques – c’est un grand mot – ne précèdent pas les mouvements sociaux, ils les accompagnent. Les gens se retrouvent embarqués dans des aventures car ils se laissent porter par la vague. Certains regardent les choses avec dédain, et, finalement, quand ils vieillissent, ils s’y raccrochent, genre « moi, j’ai toujours été punk », alors que non. On s’en fout. Il y en a qui virent à droite aussi. Dans la vraie vie, c’est une évolution relativement évidente. Tu ne peux pas avoir une société où il y a 60 % de gens xénophobes et réactionnaires sans que les mouvements musicaux qui coexistent au sein de celle-ci ne soient influencés par cette tendance. Actuellement le rock est devenu de droite, en majorité. Dans les gens qui se rachètent au passage une conduite ou une image de marque, il s’en trouve qui étaient des grands révolutionnaires et puis maintenant… Tiens, je me souviens comme ça d’une anecdote qui m’a fait rigoler, au sujet des changements de posture. Cela concerne UK Decay, un groupe qui s’est reformé il n’y a pas longtemps, et dont j’étais assez fan dans les années 80. Ils faisaient partie des groupes de post-punk qui m’ont le plus intéressé, avec un discours assez proches de l’anarcho-punk mais en plus fin. J’avais croisé le chanteur une dizaine d’années plus tard, et il ne voulait surtout pas entendre parler de UK Decay et de son passé punk. Il était en costard, et faisait du business musical sans états d’âme, à l’anglaise. Et là, voilà qu’ils repartent en tournée, font de très bons concerts au dire de ceux qui les ont vus et qu’il donne une interview très politisée dans un fanzine...

144Les grands écarts que les gens se permettent m’épatent... Ce qui compte, c’est l’apparence. Tu t’achètes une posture, dans un monde où les réseaux sociaux sont omniprésents. Le désir de pipolisation, l’envie d’être aimé et valorisé comme quelqu’un d’intéressant sont devenus essentiels à nos existences virtuelles. Selon le milieu que tu fréquentes ou celui que tu vises, tu modules ton image.

Intérêt académique du punk aujourd’hui

145PS : C’est aussi dans ce contexte qu’intervient cet intérêt nouveau des universitaires pour le punk. Ils font des colloques et des publications scientifiques. C’est un truc qu’on pourrait penser comme pas très punk, avec une approche un peu patrimoniale. Qu’est-ce que tu en penses ? Pourquoi est-ce que tu participes à ça ?

146M : Je pense qu’il y a beaucoup d’éléments en jeu, avec une dimension souvent très personnelle. Ça représente une chose différente pour chacun de ceux qui sont impliqués dans ces histoires de patrimonialisation.

147PS : Il y a un effet de génération aussi, non ?

148M : Pas seulement, parce que ça touche aussi des gens plus jeunes. Il y a plusieurs choses en même temps et parfois elles sont contradictoires. Pêle-mêle : on a suffisamment de distance avec l’évènement pour que ça devienne de l’art, même si ça pouvait être vu comme problématique avant. Quand tu as des choses socialement dangereuses, destructrices, nihilistes, etc., tu commences par les cacher sous le boisseau. Mais au bout d’un moment ce n’est plus possible, donc tu retournes la question en disant « eh, c’était vachement important ». Et ça permet le passage de l’underground à l’overground. C’est donc généralement lié à une notion de durée. Deuxièmement : on est dans une période où il n’y a tellement rien de signifiant, que le marketing et les media se précipitent sur tout ce qui peut être vendu. À partir du moment où il y a un anniversaire à la con, il est nécessaire d’en parler, parce qu’il faut bien meubler. Troisièmement : effectivement il y a une histoire de génération, car une partie des acteurs importants de l’époque sont morts, et le reste est bien parti pour suivre dans pas longtemps. Ce qui est assez drôle, c’est que j’ai vu une évolution où on a commencé par parler du punk-rock de la première génération, et maintenant on muséifie le rock alternatif. Question d’âge, donc. Quatrièmement : les parcours individuels des gens jouent un rôle dans cette entreprise, comme ceux qui sont arrivés à un rôle de pouvoir et qui, pour les uns, ne veulent pas que ça se sache, pour les autres ont envie de s’appuyer dessus, en mode « j’étais un rebelle il y a longtemps – bon c’est plus ça, hein – alors oubliez ce que je suis maintenant ». À un autre niveau, il y a des gens proches ou issus de cette scène qui se trouvent maintenant à des postes de recherche, et après avoir, souvent pour des raisons éthiques, évité d’en parler, se disent que c’est pleinement un objet d’étude comme un autre. Peut-être aussi que ça représente pour eux une forme d’auto-analyse.

149PS : Tu penses à l’essai d’égo-histoire de François [Guillemot] ? Ce n’est pas du tout une critique de ma part, c’est aussi cette idée de dire que c’est le moment où on peut en parler.

  • 3 Fanxoa [François Guillemot] (2017) [1983], Un jeune homme éventré, Ombres et Lumières.

150M : Je ne veux pas répondre là-dessus maintenant. Je pense que c’est une histoire assez complexe dans la mesure où il ressort de vieux écrits3.

  • 4 François Guillemot (2016), « Bérurier Noir. Sociogenèse culturelle et itinéraire personnel », Volum (...)

151PS : Je pensais plus à son article dans Volume ! La revue des musqieus populaires4.

152M : C’est lié. Ça correspond à la demande qui lui a été faite par une université du Québec quand il a fait son intervention à Montréal. À force qu’on lui demande d’écrire sur son parcours, il a fini par accepter de le faire.

153PS : Pendant un moment, il refusait.

154M : Peut-être qu’il fallait attendre qu’il effectue le travail sur lui-même. Quand tu penses que ce que tu fais n’est pas valorisable, si des dizaines d’anonymes, mais aussi des personnes que tu estimes te serinent à ce sujet, ça finit par te travailler, c’est comme une tâche de fond dans ton crâne.

155Pour continuer ma tirade précédente, d’autres chercheurs en profitent pour faire une jointure entre leur vie d’antan et celle de maintenant. Eric Wittersheim, par exemple. Je trouve que c’est un exercice très intéressant. Du point de vue de la méthodologie, c’est fascinant. Comment on peut être acteur, spectateur, et analyste.

156Ensuite, ça fait un moment qu’il y a des recherches en quantité à l’étranger, via les cultural studies. On est en retard, et il faut le rattraper. Surtout que la France est un pays de recherche, où la sociologie a été forte. Et une fois de plus, on se réveille 40 ans après les autres. Le nombre de documentaires et de bouquins sortis à l’étranger sur cette période, comme sur celles d’avant, est juste impressionnant. C’est un peu comme si le retard structurel accumulé pendant des années au niveau des organisations de concert ou de la médiatisation de la musique, s’était répercuté dans la recherche.

  • 5 Entretien de Marsu avec Antoine Madrigal (2017), Nineteen : La Scène française (1982-1988), Les Fon (...)

157Il y a un autre niveau qui est celui des réseaux sociaux et des générations plus récentes. J’ai parlé avant du marketing à outrance qui fait qu’on trouve toujours de nouveaux produits à fourguer aux gens, cf. Agnès B., qui a une sorte de légitimité branchée. Quand on voit ses sacs « Punk ? », c’est intenable. Ça surfe sur la nostalgie. C’est l’histoire des réseaux sociaux, en parallèle d’un monde où les gens sont atomisés et dépouillés de leur identité. Ils éprouvent le besoin de s’emparer de ce qu’on leur propose comme un mieux-causant culturel, pour apparaître comme quelqu’un, alors qu’en fait, ce sont juste des petits-bourgeois, ou des gens qui ont été, ou qui n’ont jamais été, et ne seront jamais non plus d’ailleurs. Il n’y a qu’à voir le nombre de ceux qui se répandent en ligne alors qu’on ne les a jamais vus, qu’ils n’ont jamais fait un groupe ou organisé un concert, mais ils causent... Je pense que, dans cette fascination, certains veulent s’inventer une histoire. C’est souvent ce que je reproche aux gens qui rachètent des vinyles par exemple. En réalité, une bonne partie écoute la musique en mp3 sur leurs smartphones ou sur YouTube. Seulement quand tu possèdes le vinyle, ça te donne le statut honorable de collectionneur de disques, et puis la pochette est grand format, on peut l’exhiber. C’est une chose qui m’a choqué, j’en parlais dans la discussion pour Nineteen5 : des copains qui vendaient des vinyles en convention de disques, certes pas peu chers, ont vu ce phénomène se profiler à l’horizon il y a 5-6 ans. Certains mecs n’achètent pas les disques mais font des selfies avec. Entièrement du fake ! Tu te dis, « mais je vais le jeter dans la Seine avec un rocher accroché au cou ! ». Parmi les clients actuels du vinyle (bien sûr je n’ai rien contre), c’est la démarche de certains qui pose problème. Quand on te dit « je veux le vrai, dans son jus » (mais bien sûr à un prix autre que le vrai), tu vois souvent que les gens en question veulent juste se construire une histoire, quel que soit leur âge. Il y a des vieux qui n’étaient pas dans le circuit à l’époque, ou ceux qui étaient là mais qui ont vendu toute leur collection de disques – ce qu’ils feraient mieux de ne pas évoquer –, ou des jeunes qui fantasment. Des gens qui n’y étaient pas mais te racontent l’histoire par le travers. Il m’arrive de discuter avec certains jeunes punks ou membres du public, et d’avoir l’impression que, comme dans l’Exorciste, ils avancent la tête retournée vers l’arrière. Le genre à m’expliquer « votre génération, vous avez tout vécu, c’était le bon temps, quelle chance ». Mais attends, quelle image magique ce gars a-t-il de cette époque ? C’est n’importe quoi. Si des choses sont arrivées, c’est parce qu’on s’est pris en main pour les faire. En sortant ce discours réchauffé, il s’exonère par avance de faire quoi que ce soit. Donc c’est un truc typiquement réactionnaire, nostalgique et passéiste. Et ça me terrifie. C’est l’une de mes motivations pour participer à cette démarche de publication et de patrimonialisation : si l’on n’écrit pas notre histoire, ce sera comme d’habitude les rock-critics et les ennemis qui l’écriront.

158PS : Qui sont les ennemis ?

159M : Quelques-uns qui ont sorti des bouquins où l’on hésite entre la mythification, l’autoglorification et le révisionnisme. Les habituels marchands du Temple qui transforment tous les mouvements musicaux en espaces de consommation. Ils sont une sévère troupe par chez nous. Je ne parle pas de l’Angleterre ou des États-Unis où il y a beaucoup de voix différentes et discordantes qui s’élèvent et donc où il existe un background et un espace de débat suffisants pour que ceux qui racontent des conneries se fassent envoyer au tapis. Ici, on est dans un monde d’escrocs intellectuels et de récupérateurs qui font du révisionnisme intégral. Le gros des media rock est réactionnaire. Les rock-critics les plus influents sont à vomir. C’est tellement plus facile de parler d’un mec mort d’une overdose ou d’un artiste maudit, comme Doherty. Et quand tu vois le nombre de choses à côté desquelles ils sont passés, c’est que leur point de vue purement esthétique ne tient pas la route. Leur peu d’analyse historique et sociologique est à jeter directement à la poubelle. Au niveau des universitaires, j’ai tendance à trouver que si le travail est bien fait, on a peut-être des chances que ce soit un peu plus distancié et correspondant à la réalité. J’ai juste peur que certains tombent dans les mêmes travers que les rock-critics et ne nous renvoient que leurs fantasmes. Sachant qu’il manque beaucoup d’éléments de recherche, comme les fichiers dont tu parlais tout à l’heure...

160PS : Les archives, les objets de l’époque, les papiers, tout en fait.

  • 6 Exposition « Lieux du rock dans l’Est parisien » à la médiathèque Marguerite Duras (Paris 20ème), n (...)

161M : Il reste pas mal d’objets, mais ce qui manque, c’est la capacité d’analyser au niveau humain, individuel. L’angle d’attaque envisageable, c’est le recueil ethnologique, en allant interviewer les gens un par un. Ils se souviendront de ce qu’ils peuvent, mais ils sortiront leurs archives photo, et ça permettra d’effectuer des croisements. On peut faire aussi des expositions, comme celle dont je te parlais6. L’idée de base, c’est de travailler sur les connexions entre les gens, et techniquement parlant c’est faisable. Il reste des témoins de l’époque qui ont une mémoire bien meilleure que la mienne.

162PS : Oui, ce dont on parlait tout à l’heure, une sorte de sociologie des réseaux. Pour comprendre qui est arrivé par qui, qui a été amené par qui, comment la scène a été produite, dans le sens où elle est fabriquée...

163M : Oui, c’est le bon terme. Comment elle s’est fabriquée plutôt. Parce que quand tu dis « comment elle a été fabriquée » on croirait que ça s’est fait de l’extérieur...

164PS : Oui, comment les publics aussi l’ont fabriquée, et c’est ce qu’on dit souvent sur le punk par rapport à d’autres registres, une grande proximité entre le public et la scène, sur scène et pas sur scène.

165M : Comme je l’ai déjà dit, on était issu du public et ça s’est directement ressenti dans nos méthodes.

Notes

1 Rémi Pépin (2007), Rebelles. Une histoire de rock alternatif, Hugo Doc.

2 Le titre est « Manu Chao », « le portefeuille de Manu Chao » est un passage de ce morceau.

3 Fanxoa [François Guillemot] (2017) [1983], Un jeune homme éventré, Ombres et Lumières.

4 François Guillemot (2016), « Bérurier Noir. Sociogenèse culturelle et itinéraire personnel », Volume ! La revue des musiques populaires, n° 13-1, p. 61-85.

5 Entretien de Marsu avec Antoine Madrigal (2017), Nineteen : La Scène française (1982-1988), Les Fondeurs de Briques, p. 330-341.

6 Exposition « Lieux du rock dans l’Est parisien » à la médiathèque Marguerite Duras (Paris 20ème), novembre 2017, dont Éric Tandy et Marsu étaient les commissaires.

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