1Ce chapitre, qui reprend et résume une étude plus vaste, se penche sur la formation du « monde » punk anglais à Londres entre 1975 et 1976 (Crossley, 2015). Différentes thèses ont été avancées pour tenter d’expliquer le mouvement punk dont il a été le précurseur. Certaines mettent l’accent sur les tensions ainsi que sur les crises sociales et esthétiques auxquelles le punk aurait apporté une réponse1, d’autres sur ses influences (Savage, 2011 : 52 – 61 ; Reynolds, 2011), d’autres encore sur les qualités de ses principaux protagonistes2. Chacune de ces explications possède une certaine crédibilité, mais, comme je l’ai longuement montré ailleurs, elles présentent toutes une faille (Crossley, 2015). Les explications axées sur les tensions ou les influences sont trop générales, elles désignent des facteurs qui ont touché un grand nombre de personnes, dont beaucoup n’ont jamais été impliquées dans le mouvement punk, et surtout pas dans son apparition. Elles ne prennent pas en compte le fait que le punk anglais concernait au départ un très faible nombre de personnes (moins d’une centaine), situées dans de petites poches au sein d’une ville donnée (Londres). À l’inverse, les approches centrées sur quelques individus centraux sont trop particulières, elles n’étudient pas l’environnement social qui a permis à ces individus (et qui aurait pu permettre à d’autres) d’exercer une telle influence. Ce qu’il faut, c’est analyser le contexte de micro-mobilisation de la scène punk, les conditions locales et en particulier les réseaux sociaux qui l’ont favorisée. C’est le but que je me suis fixé.

2Le projet dont ce chapitre est tiré comprenait une analyse approfondie de sources primaires et secondaires. Entre autres choses, ces sources ont servi à identifier les principaux protagonistes des débuts du monde punk britannique et les éventuels liens issus d’une collaboration musicale durant les années 1975 – 76. Ce processus a été réitéré pour les mondes punk et post-punk de Manchester, Liverpool et Sheffield (sur la période 1975 – 80).

3Je conçois le punk comme un « monde musical », concept adapté et développé à partir de l’ouvrage de Howard Becker, Les Mondes de l’art (1988). L’« art » est communément réduit à des objets tels que des tableaux, des enregistrements ou des partitions, qui sont à leur tour attribués à des individus d’exception. Becker s’inscrit en faux contre cette approche en soulignant l’interaction sociale nécessaire pour transformer des objets en « art ». Si les artistes doivent certes produire et présenter des objets, ceux-ci ne deviennent de l’« art » que s’ils sont perçus et définis en tant que tel. Ils acquièrent du sens et de la valeur, y compris le sens d’« art », dans l’expérience perceptuelle et le discours du public (qui, dans le cas limite, peut se réduire à l’artiste lui-même3). De plus, le lien entre le rôle de l’artiste et celui du public est généralement assuré par du « personnel de renfort », à savoir, dans le cas de la musique : managers, organisateurs de concerts, propriétaires de salles, ingénieurs du son, producteurs. La musique est une action collective et un monde musical est un réseau de participants impliqués dans cette action. Plus précisément, un monde musical est constitué de sept éléments :

1. Une masse critique de participants, assez importante pour générer une ambiance et de l’enthousiasme et pour répartir les coûts (temps, efforts, argent, etc.) du « musicking », de façon à ce que ceux-ci soient contrebalancés par les bénéfices pour toutes les personnes impliquées et à encourager ainsi leur participation4.

2. Un réseau interconnectant cette masse critique, constitué, d’une part, des liens inhérents à la division du travail entre les musiciens, le public et le personnel de renfort, et d’autre part, de liens plus informels dont les interactions permettent, entre autres, de préserver l’identification des participants à ce monde et leur implication, ainsi que de reproduire sa culture musicale spécifique.

3. Une identité collective qui confère aux participants un sentiment d’appartenance et de distinction.

4. D’objets suscitant l’enthousiasme des personnes impliquées, à commencer bien sûr par les enregistrements et les concerts, mais aussi les fanzines, sites web, vêtements, etc. Comme l’indique la théorie de la sous-culture, les participants sélectionnent et collectent ensemble ces objets, ce qui les conduit à les investir d’une signification commune et à créer un style reconnaissable (Hall et Jefferson, 1993 [1975] ; Hebdige, 1988).

5. De conventions qui facilitent la coordination entre les participants. Celles-ci peuvent concerner l’organisation, par exemple le mode de réservation des salles et de vente des billets. Cependant, elles interviennent également dans la production artistique. Ainsi, la gamme chromatique à douze notes est une convention propre à la musique occidentale moderne. De même pour la façon dont la musique est écrite et les instruments fabriqués ou accordés. En outre, d’autres conventions engendrent des styles musicaux particuliers et régissent la conduite et l’apparence des artistes, du public et du personnel de renfort, conférant ainsi à chaque monde sa spécificité.

6. De ressources : le « musicking » requiert généralement du temps, des efforts, de l’argent, du matériel et des compétences. Pour produire de la musique, il convient de mobiliser ces ressources et d’autres encore au sein du réseau, mais celles-ci étant souvent distribuées de façon inégale à l’intérieur du monde musical, cela peut entraîner un déséquilibre des pouvoirs.

7. D’espaces-temps. Pour citer Becker (2004 : 17), « chaque œuvre d’art doit être quelque part » et les lieux de l’art sont souvent situés dans le temps. Les artistes ont besoin de lieux et de temps pour répéter, enregistrer et se produire ; le public a besoin d’espaces-temps pour converger vers la musique qu’il affectionne et y avoir accès. Dans certains cas, ces lieux sont vénérés au sein d’un monde musical. Par exemple, le club Minton’s à Harlem est considéré comme le lieu de naissance du bebop et le CBGB s’est inscrit dans la légende du punk américain.

4Ces différents éléments s’entrecroisent. Ils influent sur les interactions propres à la musique et aux mondes musicaux, lesquelles les influencent à leur tour. Par exemple, les lieux clés fournissent un cadre dans lequel les individus ayant des goûts musicaux similaires se rencontrent et nouent des liens, générant ainsi des réseaux, mais ces lieux acquièrent également une réputation qui leur permet de devenir des lieux « clés » grâce au bouche à oreille au sein de ces réseaux. C’est la co-évolution de ces différents éléments qui permet à un monde musical de se former et de changer.

5Les mondes sont généralement délimités par la géographie, le style musical ou les deux : le monde musical toulousain, le monde du hip-hop ou celui du hip-hop parisien. Cependant, les limites sont floues, au sens que Charles Ragin (2000) donne à ce mot, car les participants, les salles et les artistes présentent divers degrés d’appartenance. De plus, il arrive que des mondes se chevauchent ou soient emboîtés les uns dans les autres. Les chercheurs doivent trouver un moyen pragmatique d’appréhender ce flou en déterminant qui appartient ou n’appartient pas à un monde et où se situent les limites.

6Comme je l’ai indiqué, je me penche dans ce chapitre sur la formation du « monde » punk anglais à Londres entre 1975 et 1976, en accordant une attention particulière à l’importance des réseaux. Je commencerai par un bref compte-rendu descriptif de cette phase décisive de l’histoire du punk britannique.

Le punk à Londres et Manchester, 1975-76

7Le mot « punk » se trouve sur toutes les lèvres au matin du 2 décembre 1976. À la une de plusieurs quotidiens nationaux, s’étalent des gros titres dénonçant les frasques d’un groupe encore largement inconnu, invité la veille à l’heure du thé dans une émission de télévision régionale, et qui a déclenché un vent de panique morale dans le pays5 : les Sex Pistols. Les efforts déployés par les parents et les représentants de l’establishment pour tuer le phénomène punk dans l’œuf et dissuader les jeunes d’y participer ont pour conséquence inévitable de lui faire de la publicité et d’accroître sa popularité auprès de la jeunesse. Le mouvement a été baptisé en août de la même année dans un article du Melody Maker (Coon, 1976) Son auteur, Caroline Coon, n’est pas la première à employer le terme « punk » à propos de cette musique ou même des Sex Pistols, mais il s’agit d’un article de fond, où elle évoque un certain nombre de groupes originaires de Londres et de Manchester et dépeint une « scène » unifiée, ce que, dans ma propre terminologie, je qualifie de « monde ». Cet article confère au punk une identité symbolique et une existence, contribue à répandre la nouvelle parmi les participants potentiels et devient par la suite une importante source de commentaires et de critiques.

8L’article de Caroline Coon et la levée de boucliers suscitée par les Sex Pistols contribuent à façonner le monde punk. Cependant, ces deux faits marquants ont été précédés et alimentés par la formation d’un réseau d’individus, de groupes et d’événements dans lequel la journaliste a été plongée dès le début de 1976 et qu’elle a vu croître. Ce réseau comprend les membres fondateurs des Sex Pistols, de The Clash, des Damned, des Banshees, des Slits, des Stranglers, de Chelsea et de Generation X, ainsi que des groupes punk qui ne sont jamais montés sur scène, comme The Flowers of Romance, London SS et Masters of the Backside. C’est sur ce réseau, illustré par la Figure 1, que portera ce chapitre.

9Les petits carrés de la Figure 1 représentent chacun un participant clé des débuts du punk londonien. Ils sont reliés par un trait quand j’ai pu identifier une quelconque collaboration musicale entre eux pendant la période 1975 – 76. Notons que chaque nœud est connecté à tous les autres via un « chemin » de traits et de carrés (le réseau est constitué d’un seul « composant »). Notons également que 17 % des paires de nœuds sont directement reliées (ce qui donne au réseau une « densité » de 0,17) et que la longueur moyenne des chemins est courte (2,2 traits intermédiaires ou « degrés »). Ce réseau est donc à la fois dense et compact.

10Ce réseau est donc important, de même que sa densité et sa compacité. Si les mondes musicaux sont constitués d’actions collectives, ils présupposent un collectif. Cela renvoie notamment à la masse critique requise pour générer des événements enthousiasmants, rassembler les ressources nécessaires et répartir les coûts (temps, énergie, technologie, argent, compétences, etc.) de façon à ce qu’ils soient contrebalancés par les bénéfices pour chaque participant potentiel. En l’occurrence, la naissance du punk a nécessité une masse critique d’individus enthousiasmés par un style musical et vestimentaire axé sur la provocation et la contre-culture. Néanmoins, une masse critique doit être connectée et former un réseau pour que son potentiel puisse être exploité. Les réseaux peuvent contribuer à l’action collective et à la formation d’un monde de diverses manières, dont voici un aperçu des plus importants.

11Communication et coordination. L’action collective suppose que les participants agissent de concert. Cela nécessite une coordination et donc une communication, qui supposent à leur tour une connexion, de préférence via des chemins courts dus à une forte densité du réseau ou à une centralisation des degrés6. Pour qu’un concert soit réussi, par exemple, les artistes, le public et le personnel de renfort doivent tous converger au même endroit au même moment. Dans les premiers temps du punk, l’information permettant cette convergence est diffusée par le bouche à oreille (c’est-à-dire des réseaux informels), et même lorsqu’on utilise des flyers, ceux-ci circulent généralement de main en main, si bien qu’il faut être « dans le circuit » pour y avoir accès. De même pour les repaires informels, tels que le bar Louise’s, où les principaux participants se rencontrent avant, après et entre les concerts. Ces lieux sont essentiels pour l’élaboration de projets et l’apparition de la culture propre à un monde donné, mais leur connaissance se propage par le bouche à oreille, ce qui présuppose l’existence de réseaux.

12Mobilisation des ressources. Les participants doivent être en mesure de localiser des ressources et d’y avoir accès. Ceux qui possèdent des compétences particulières (par exemple, les batteurs) doivent par exemple pouvoir trouver des personnes dotées de compétences et d’ambitions complémentaires (par exemple, des chanteurs et des guitaristes), et les jeunes groupes dépourvus d’argent et de sens des affaires peuvent avoir besoin d’un manager apte à pallier ces carences. L’action collective suppose généralement l’échange et la mise en commun de ressources, ce qui passe par le biais d’un réseau social. La prestation de Siouxsie and the Banshees au 100 Club Punk Festival en septembre 1976 l’illustre parfaitement. Un soir, à Louise’s, Malcolm McLaren parle de son projet de festival à Siouxsie, en précisant qu’il n’a pas assez de groupes. Siouxsie prétend avoir un groupe, ce qui n’est pas le cas. Ils procèdent ainsi à un échange de ressources : il trouve un nouveau groupe pour son festival, elle obtient une occasion de se produire. Siouxsie a toutefois besoin de musiciens pour son groupe encore imaginaire, et McLaren lui rend à nouveau service en lui recommandant l’une de ses connaissances, Sid Vicious, à la batterie. Lorsque le guitariste Billy Idol leur fait faux bond à la dernière minute, ils mobilisent une fois encore les connexions de leur réseau pour en recruter un autre, Marco Pirroni.

13Le réseau punk présente une intéressante variété de ressources. Aux côtés des jeunes gens qui vont devenir musiciens, on trouve un certain nombre d’entrepreneurs culturels légèrement plus âgés. Impressionnés par cette musique et désireux de partager l’aventure, ceux-ci disposent de différentes ressources qu’ils sont prêts à investir en échange. Nombre d’entre eux, notamment Malcolm McLaren, Bernard Rhodes, Andy Czezowski, John Krivine et Nils Stevenson, deviendront managers de groupes. Mais parmi eux figurent également Vivienne Westwood, qui joue un rôle central dans l’apparition du look punk, l’artiste et agitateur politique Jamie Reid, qui ajoute une touche de situationnisme aux pochettes de disques et au matériel promotionnel des Sex Pistols, le musicien Chris Spedding, qui produit leur première maquette, ou encore Ray Stevenson (frère de Nils), photographe rock qui réalise beaucoup des premiers clichés des Pistols et de leur entourage, contribuant ainsi à façonner et à renforcer le look et la présence visuelle du mouvement. Les liens qui lient ces individus aux musiciens au sein du réseau permettent d’échanger et de combiner les ressources de façon bénéfique pour chacun, et de donner ainsi naissance au punk. Notons également que ces entrepreneurs sont tous en lien étroit avec d’autres personnes au sein du réseau. Par un jeu de coopération et de compétition (voir ci-dessous), chacun est incité et motivé par les autres à s’impliquer et à investir dans le mouvement avec une ardeur dont ils n’auraient sans doute pas fait preuve autrement, si tant est qu’ils en eussent entendu parler.

14Capital social. Les relations d’interdépendance qui existent au sein d’un réseau, en particulier quand celui-ci est dense, tendent à instaurer des normes de coopération et de confiance qui contraignent les personnes impliquées (par exemple, à se montrer coopératives et fiables), mais leur offrent également des opportunités (Coleman, 1990). Ceci est d’autant plus vrai lorsque l’interaction et l’engagement mutuel dans un projet commun génèrent un esprit de corps (Blumer, 1969 : 166 – 222). Cela entraîne des formes d’action, tant individuelles que collectives, qui n’auraient pas été possibles autrement. On relève de nombreux exemples de relations de coopération et de confiance dans les débuts du mouvement punk. Ainsi, lorsque London SS, groupe précurseur de The Clash, entreprend d’auditionner des batteurs, les Sex Pistols lui prêtent leur bassiste, Glen Matlock, ainsi que le matériel de leur guitariste, Steve Jones. De même, lors du festival punk du 100 Club, Siouxsie and the Banshees empruntent les instruments et le local de The Clash pour répéter et le matériel de Subway Sect le soir du concert. Il en va de même pour les tournées, puisque les têtes d’affiche font souvent appel à d’autres groupes punk pour la première partie. Les événements et les activités qui ont joué un rôle clé dans le développement du punk n’auraient pas été possibles en l’absence de relations de confiance et de coopération entre les participants.

15Compétition. La coopération n’exclut pas la compétition, qui est d’ailleurs importante pour la formation d’un monde, et que les réseaux encouragent également. Les groupes et les artistes prennent conscience des réussites de leurs pairs par le biais des liens du réseau, ce qui peut les encourager à redoubler d’efforts pour s’améliorer, voire à faire preuve de plus d’audace (par exemple sur le plan stylistique) afin de surpasser les autres. La musique y gagne en qualité, en innovation et en originalité. Paul Cook, batteur des Sex Pistols, décrit ainsi l’effet galvanisant de cette compétition :

« Je crois qu’on se rendait compte qu’il fallait faire vite, car une vague était en train de monter, plein de gens s’apprêtaient à fonder des groupes. On sentait qu’il allait se passer quelque chose. Quand on a mis une annonce pour trouver un guitariste, Mick Jones s’est pointé, juste pour voir ce qu’il se passait. » (Savage, 2009 : 166)

16Viv Albertine, des Slits, explique quant à elle que la compétition avec les Pistols l’a poussée à rester chez elle pour s’exercer à la guitare plutôt que d’aller les voir :

« Il y a une période, quand j’apprenais la guitare, où il m’est arrivé de ne pas aller aux concerts [des Sex Pistols] en me disant que je devais poursuivre ma propre voie, il y avait une très forte rivalité. » (Ibid. : 287)

17Cela ne s’applique pas uniquement aux artistes. Les managers, en particulier McLaren et Bernard Rhodes, sont également en concurrence, et David Riesman, dans un article sur le hot jazz, identifie un processus similaire au sein du public (Riesman, 1950 : 359 – 371). Les réseaux incitent les spectateurs à rivaliser d’érudition et/ou de dévotion vis-à-vis d’un type de musique donné, ce qui contribue à la croissance et au perfectionnement d’un monde musical.

18Effervescence collective et développement de cultures alternatives. Diverses théories sur la créativité, telles que le concept d’effervescence collective proposé par Emile Durkheim, mettent en avant l’importance de l’interaction7. De nouvelles idées jaillissent de la combinaison d’idées anciennes, mais aussi des allers et retours entre des interlocuteurs qui se stimulent et « se renvoient » les idées. Glen Matlock évoque un processus de ce type lorsqu’il se remémore les débuts des Sex Pistols :

« C’était une conscience collective. On voyait circuler des mots clés, des mots en vogue comme nihilisme, et des thèmes ou des attitudes étaient disséqués. On pouvait passer une soirée entière à discuter de ce que signifie être “actionnaire” par opposition à “réactionnaire” […] à partir de là, on trouvait des chansons qui exprimaient une idée. » (Matlock, 1996 : 78)

19Au-delà de la dérivation d’idées nouvelles, les réseaux jouent en outre un rôle important dans la diffusion de ces idées, auxquelles ils confèrent une apparence de cohérence et de normalité, et qu’ils renforcent en les sanctionnant. Le réseau devient un « groupe de référence » pour chacun de ses membres, et l’appartenance au réseau, avec les avantages qu’elle apporte, peut être conditionnée au respect de ses normes et conventions naissantes (Merton, 1957 : 281 – 386). Par exemple, les punks se sont coupés les cheveux à une époque où les cheveux longs étaient à la mode, rejetant ainsi symboliquement cette mode et ses connotations « hippies ». Certains, comme Captain Sensible des Damned, le font de leur plein gré. L’esprit de corps généré au sein du réseau est une incitation suffisante à ses yeux :

« Il fallait que je me coupe les cheveux, ça faisait partie du truc. C’était la force du nombre. Dans ce cercle, tout le monde appartenait à une chapelle différente de la norme. Se couper les cheveux en faisait partie. » (Robb, 2006 : 136)

20D’autres, comme Mick Jones de Clash, se montrent plus réticents et le font sous la contrainte :

« Bernie a failli organiser une fête quand Mick s’est fait couper les cheveux […] Ça a été dur. Tout le monde lui disait Mick, Mick, Mick, […] fais-toi couper ces putains de cheveux. Il a fallu l’y traîner de force. Je crois que ça ne lui a jamais plu. » (Gilbert, 2005 : 147)

21Ces changements, et en particulier les tenues vestimentaires les moins conventionnelles et les plus provocatrices adoptées par les punks, entraînent de violentes réactions de la part des autres groupes. Cependant, les réseaux punk sont suffisamment denses pour protéger leurs membres contre ces réactions et les aider à les affronter. Il est plus facile d’aller à contre-courant quand on fait partie d’un réseau d’individus qui font de même.

22Il ne s’agit pas seulement de comportements différents, mais aussi de postulats communs qui confèrent à ces comportements, et plus directement aux attitudes musicales, une signification commune. Comme l’a affirmé Arthur Danto (1964 : 571 – 584) dans un article qui a inspiré Becker, le sens et la valeur d’une œuvre d’art dépendent des connaissances et des postulats sous-jacents tacitement partagés par les participants d’un monde, mais souvent peu répandus au-delà. Ce contexte sous-jacent façonne la perception et l’interprétation du public et, du fait que l’artiste fait également partie du monde en question, il façonne également sa perception et son interprétation de sa propre œuvre. La rudesse et l’amateurisme des premiers punks trouvent leur sens et leur valeur esthétique après d’un public « averti », alors qu’ils passent pour de la médiocrité et de l’incompétence aux yeux des autres. Simon Humphrey, ingénieur du son sur le premier album de Clash, raconte par exemple que « […] ce n’était pas très soigné […] on ne savait pas si un solo était bon ou mauvais, on n’avait pas de points de référence » (Gilbert, 2005 : 145). Et un compte-rendu du concert des Banshees au festival du 100 Club exprime une profonde perplexité : « […] un seul accord continu mais intense […] une batterie aussi brutale et hypnotique que celle d’un enfant capricieux de cinq ans8. » Mais pour le public « averti », ces prestations médiocres selon les normes conventionnelles revêtent une qualité particulière. Car faire partie de ce public suppose d’être en contact régulier avec des personnes animées du même esprit, avec lesquelles on échange des idées et on bâtit un cadre d’analyse commun. Cela nécessite un réseau assez dense.

23Recrutement. Enfin, le réseau constitutif d’un monde musical est contenu dans les réseaux personnels plus vastes de ses participants, qui y puisent de nouvelles recrues. Steve Severin, des Banshees, raconte sa propre implication dans ce processus, ainsi que ses effets :

« […] on a commencé à parler à qui voulait l’entendre de ce groupe génial auquel on essayait de convertir tout le monde […] à chaque fois que les Pistols jouaient, le nombre de spectateurs doublait […] d’abord 15, puis 30, puis 60, et enfin 100 lors d’un concert décisif au Nashville. » (Paytress, 2003 : 31)

24L’impact de ce recrutement est évident pour Dave Goodman, l’ingénieur du son des Pistols :

« Les fans amenaient des amis. On reconnaissait les nouveaux venus à leur appréhension et à leur réticence initiale à se joindre à la masse mouvante qui s’agitait devant la scène, mais quand ils se lançaient, ils vivaient une expérience qui était en réalité une nouvelle forme d’expression. Quand ils revenaient la semaine suivante, ils avaient changé d’apparence et d’attitude et amenaient souvent d’autres amis. » (Goodman, 2006 : 19)

25Une autre preuve de l’importance des réseaux ressort de la comparaison avec la situation qui règne à Manchester. Manchester était un des hauts lieux de l’innovation musicale avant le punk et l’est resté après le punk9. Au milieu des années 1970, la ville possède une masse critique de proto-punks frustrés par les mêmes choses que les punks londoniens et inspirés par les mêmes alternatives (Crossley, 2015). Elle donnera d’ailleurs naissance peu après Londres à son propre monde punk, lui aussi largement reconnu. Le mouvement punk aurait pu naître à Manchester. Cela n’a toutefois pas été le cas, et cela s’explique en partie par le fait que la masse critique d’individus qui ont créé un monde punk à Manchester ont été plus longs à se constituer en réseau que leurs homologues londoniens. Quand les Sex Pistols se rendent pour la première fois à Manchester en juin 1976, ce « réseau », si l’on peut dire, est encore extrêmement fragmenté. C’est d’ailleurs leur venue qui déclenche les événements grâce auxquels ses membres se rassembleront pour former d’abord un réseau, et ensuite un monde.

26La Figure 2, fondée sur la même méthodologie que la Figure 1 mais appliquée à Manchester (à une période légèrement antérieure10), illustre la fragmentation du réseau que forment les pionniers du mouvement punk à Manchester en juin 1976, juste avant la première venue des Sex Pistols. La plupart des nœuds ne sont pas connectés entre eux. Par conséquent, il n’existe pas d’effervescence collective, d’échange ou de mise en commun des ressources, de coopération ou de compétition, etc., et donc pas d’émergence d’un monde punk. Le monde punk de Manchester ne commencera à apparaître que lorsque ces protagonistes entreront en contact, formant ainsi un réseau.

Explication du réseau

27J’ai avancé l’idée selon laquelle le monde punk anglais est le résultat d’une effervescence collective au sein d’une masse critique d’individus attirés par un style musical et vestimentaire axé sur la provocation et la contre-culture, et j’ai souligné l’importance du réseau reliant ces individus, la valeur ajoutée par le réseau lui-même. Cela soulève une question : pourquoi et comment les individus animés du même esprit qui allaient devenir les pionniers du punk anglais sont-ils entrés en contact ? Comment leur réseau s’est-il formé ? Le processus de recrutement évoqué plus haut laisse à penser que les réseaux préexistants ont permis de gonfler les rangs du monde punk, chacun faisant découvrir le mouvement à ses amis. De plus, mes recherches tendent à montrer que les connexions se sont formées de la même manière. Lorsque les participants se rencontrent et se lient pour la première fois, cela entraîne souvent des contacts et des liens au sein de leurs réseaux d’amis respectifs (phénomène que les analystes des réseaux sociaux désignent sous le nom de « transitivité »). Un autre facteur tout aussi important est ce que Scott Feld appelle les « foci » : des événements et des espaces qui attirent les individus ayant des intérêts particuliers et les placent dans des situations où ils sont plus susceptibles de se rencontrer et de former des liens du fait de ces intérêts communs11. Dans le cas du punk, mes recherches révèlent l’importance de deux « foci » en particulier.

28Le premier « focus » est SEX, boutique de vêtements alternative ouverte sur King’s Road par Malcolm McLaren (futur manager des Sex Pistols) et Vivienne Westwood. SEX est le genre de magasin où la clientèle aime à traîner, et c’est ce que font nombre des premiers pionniers du punk, qui la fréquentent en tant que clients ou en tant qu’employés. Entre autres événements marquants, c’est là que les Sex Pistols (ainsi nommés par McLaren pour faire la promotion de la boutique) se rencontrent et se forment. Si le look punk des débuts est fortement influencé par les vêtements que McLaren et Westwood dessinent et vendent, le magasin joue un rôle tout aussi important dans l’histoire du punk du fait qu’il sert d’aimant auprès des jeunes dégoûtés par la culture mainstream et à la recherche d’alternatives. Rassemblés autour de la boutique, ils créent un réseau qui engendrera à son tour le punk.

29Notons également que SEX (ainsi qu’Acme Attractions, la boutique de John Krivine située plus loin sur King’s Road) est un lieu où les jeunes musiciens en herbe qui forment les groupes punk rencontrent les entrepreneurs susnommés, qui investissent dans leurs groupes. Le magasin attire différents « types » qui ne se seraient peut-être pas rencontrés autrement et dont la combinaison s’avère particulièrement fructueuse. Ce n’est pas non plus un hasard si Caroline Coon, qui baptise le mouvement punk dans son fameux article du Melody Maker, fréquente également la boutique, où elle entend parler pour la première fois des Pistols. SEX est une « boîte de raccordement » entre des éléments qui ont tous intérêt à entrer en contact avec les autres et dont les ressources constituent une part importante de l’histoire du mouvement punk.

30Les premiers temps, les spectateurs entendent souvent parler des Sex Pistols et de leurs concerts à la boutique ou auprès d’amis la fréquentant12. Mais plus le groupe se produit sur scène, plus ses concerts deviennent un autre « focus » central pour la formation du réseau. De nombreuses rencontres capitales ont lieu dans des concerts des Pistols, comme le montre la Figure 3, qui retrace la densité croissante (c’est-à-dire la proportion de paires de nœuds qui sont directement liées) du réseau londonien entre janvier 1975 et décembre 1976. Une augmentation rapide est à noter à la fin de 1975 et au début de 1976. Or, c’est la période durant laquelle les Pistols commencent à se produire sur scène. Il ne s’agit pas seulement d’individus qui se rencontrent à des concerts. L’effet de ces rencontres est souvent amplifié par un phénomène de transitivité, notamment lorsque de nouveaux amis mettent en contact d’autres membres de leurs cercles respectifs. Les concerts des Pistols jouent néanmoins un rôle moteur dans cette augmentation de densité.

Conclusion

31Durant les derniers mois de 1975 et l’année 1976, un réseau sans cesse croissant mais néanmoins réduit d’individus mus par un intérêt commun pour la mode et la musique underground commence à se former à Londres. D’abord réunis autour d’une petite boutique alternative située sur King’s Road, ces individus se rassemblent ensuite dans les concerts d’un groupe, les Sex Pistols, dont les membres se sont rencontrés dans cette boutique. Poussés à l’interaction (effervescence collective), animés par la dynamique d’une inspiration et d’une compétition mutuelles, mais œuvrant également de façon coopérative grâce à la ressource que constitue leur réseau, ils créent collectivement un style musical et vestimentaire que l’on désignera sous le nom de punk. Ce chapitre s’est efforcé de saisir et d’analyser les mécanismes de ce processus et, en particulier, l’impact du réseau constitutif du mouvement punk.