Diffuser le bruit en rave
p. 68-69
Texte intégral
Le DJ médiateur et créateur
1Les DJs sont beaucoup plus connus du public que les compositeurs. Seuls ceux qui achètent des disques vinyles — eux-mêmes DJs, le plus souvent — connaissent les noms des compositeurs. Le DJ est donc un intermédiaire qui éclipse le créateur initial aux oreilles du public. Ce dernier, lorsqu’il se rend dans une free party, connaît parfois le nom de la tribu, rarement celui des DJs, mais jamais les noms des innombrables compositeurs, puisqu’à raison d’un morceau toutes les quatre minutes en moyenne, il en entendra une centaine durant la rave. Les noms des compositeurs ne sont pas systématiquement communiqués, il faut s’adresser directement au DJ pour les connaître, et personne n’osera déranger un DJ pour ce motif. Le moyen le plus commode consiste à lire la « playlist » (liste des références des disques les plus joués par un DJ à un moment donné) communiquée par les DJs à la presse techno. Les références étant celles de vinyles tirés à 1000 ou 2000 exemplaires maximum, l’information reste dans la sphère des DJs, d’autant plus que, dans le hardcore, les compositeurs cités par les DJs ne se retrouvent pas sur les formats les plus commerciaux.
Le DJ mixe des disques de façon à créer un continuum sonore, mais ne se limite pas à fondre la fin d’un morceau dans le début de celui qui suit. Les sons des deux disques sont tuilés pour former un troisième morceau qui n’est pas la somme des deux mais une création où — si la fusion est réussie — on ne distingue pas les morceaux originaux. Les disques sont utilisés quasiment comme des banques de sons et les platines comme des instruments à part entière.
2La musique est le résultat d’une création originale, du moins c’est ce que revendique le DJ. Ainsi, le DJ français Jérôme Pacman, répondant à la question de Jean Ristat « Te considères-tu comme un créateur ? », répond : « Pour nous [les DJs de techno] les morceaux ne sont pas une fin en soi. On les manipule, on les travaille de l'intérieur, on les greffe, on les dégrafe. On les mélange, on laisse les sons retomber, tantôt pluie, tantôt bourrasque, agate ou givre. C’est aussi un feeling, je veux dire quand l’empreinte digitale râpe sur les microsillons, tu ressens le son. Tu es dans la chair du son. Tu voyages dans le son. Enfin, tu as plusieurs chemins. D’autres mixent pour ne pas perdre le rythme, l'effet de rythme. Ils passent d’un morceau à l’autre en prenant bien soin de les caler, c’est-à-dire que le rythme des deux disques s’accordent. Ils synchronisent les sons, Jamais on ne doit ressentir le moindre blanc, la plus infime fêlure. On peut les qualifier de stylistes du rythme. Chacun met un peu de sa couleur dans le son, change les couleurs du son. »120
3Autant le geste est peu spectaculaire dans la manipulation d’un échantillonneur, autant il existe dans celui du DJ. Dans les raves commerciales ou dans les clubs, le DJ est dans une position surélevée par rapport aux danseurs et ceux-ci ont le loisir de pouvoir l’observer : il est la vedette. Avant l’émergence du rap et de la house, le DJ était considéré comme un « pousse-disque », dont le pouvoir était certes important, puisqu’il créait l’ambiance, mais dont le talent et l’habileté n’étaient que peu estimés. La technique du mix est désormais connue des danseurs, et les DJ savent qu’ils sont observés avec attention. Beaucoup d’entre eux pratiquent le mix avec une certaine emphase dans le geste, réintroduisant ainsi le spectaculaire dans la musique électronique. Mais, là encore, le hardcore se distingue du reste du mouvement techno en cachant ses DJ derrière les enceintes lors des free parties121, de sorte que le raver n’a pas l’occasion de fixer son attention sur le geste du musicien. « Globalement, il semble qu'il y ait une atténuation du clivage scène / salle. La situation s’apparente davantage à celle d’une fête qu’à celle d’un spectacle ou d’un concert »122.
4Le DJ modifie en temps réel un matériau déjà fixé sur support. Il dispose en l’occurrence de deux, voire trois platines en même temps. Ces platines spéciales offrent la possibilité de varier finement et progressivement le tempo, ainsi que la lecture à l’envers du sillon pour le scratching. L’action la plus fréquente du DJ est de varier les tempi des platines, soit pour adapter les rythmes d’une platine à l’autre (caler les disques, dans le jargon techno), soit au contraire pour produire des collisions rythmiques. Le DJ dispose aussi d’une table de mixage qui lui permet de jouer sur la diffusion stéréo, sur les filtres. C’est là l’équipement minimum auquel peut s’adjoindre une boîte à rythmes, un échantillonneur et plus, jusqu’à ce qu’on franchisse la frontière du « live-act ».
Le live-act
5L’expression anglaise « live-act » signifie jeu en temps réel ou en direct. Il est basé sur une configuration différente, mais qui finit parfois par ressembler (plus elle est complète) à celle du DJ. Un live-act est, à la différence du mix, un mode de jeu qui peut se pratiquer à plusieurs, en général de un à trois musiciens. Le live-act constitue une attraction particulière, toujours mise en avant (sur le flyer) dans l’annonce d’une soirée. Le public le considère comme un événement supplémentaire puisqu’il assiste en direct à la véritable création du son, un événement qui rapproche la rave du concert traditionnel.
6En réalité, les sons sont, dans presque tous les cas, enregistrés au préalable, c’est-à-dire que les échantillons sont déjà mis en boucles, et ajustés au moment du direct. La part d’improvisation est réelle, mais finalement les différences sont surtout de l’ordre de la manipulation de machines, puisque le principe est analogue : ré-assembler des sons préexistants, et tripoter des potentiomètres. Qui plus est, le matériel utilisé est sensiblement le même que celui des home studios. Le mixage de pistes préenregistrées n’est pas très éloigné de l’action du DJ, même si le matériau est moins homogène et le risque plus important. La problématique du bruit ne change pas fondamentalement d’allure à travers ce mode de diffusion.
Notes de bas de page
120 RISTAT, Jean : « un voyage d’idées » [entretien avec Jérôme Pacman], Digraphe, no 68, op.cit., pp. 62-63.
121 Il arrive que certains sound systems ne cachent pas les musiciens. Mais dans tous les cas ils sont placés en retrait.
122 RACINE, Etienne : « Le DJ : un acteur musical d’un nouveau type ? », La musique techno — approche artistique et dimension créative, op. cit., p. 58.
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