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Bruyante Techno

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Emmanuel Grynszpan

Technologie du bruit

Volltext

Itinéraire du bruit

1Avant d’étudier le traitement du bruit et de la machine, il n’est pas inutile d’observer l’itinéraire que suit le bruit hardcore : conçu sur des instruments électroniques, véhiculé sur divers supports, il est retravaillé sur d’autres machines, pour finalement atteindre les auditeurs.

Le point de départ de la techno est le home studio, expression anglo-saxonne désignant le matériel nécessaire à une conception autonome et cohérente de la musique. Le musicien dispose dans un lieu privé, chez lui, de tous les instruments qui vont lui permettre de créer et de fixer le son. L’environnement du musicien de hardcore n’est pas différent de celui des autres styles de techno, ni même des autres musiques électroniques ou électroacoustiques. On peut estimer à entre dix et vingt mille francs la valeur moyenne des instruments composant le home studio. La grande majorité des productions de musique techno sont réalisées dans ces home studios, donc avec des moyens réduits, comparables à ceux des musiciens amateurs de rock et de rap.

Home studio

2Le texte reproduit ci-après est diffusé sur internet. Il reflète bien le raisonnement des musiciens de techno lorsqu’ils s’apprêtent à monter leur home studio. Le texte s’adresse à des néophytes. Le ton « grand frère » est complice et part d’une idée supposée commune de la musique techno. Les instruments sont visiblement destinés à un usage précis, à un détournement limité puisque devenu une habitude dans ce courant musical. Le texte se réfère à une idée toute faite d’une musique, que les néophytes sont sensés reproduire. Les problèmes qui se posent à l’acheteur sont décrits, et permettent d’avoir une idée assez juste des termes en lesquels se posent les choix.

« JE FAIS DU BRUIT »

Avec la propagation de la vague techno, les pubs visant à vendre des synthés qui sont « super bien pour faire de la techno » affluent de tous côtés. Alors, comment faire le tri et acheter ce qui correspond le mieux à ce que l’on cherche à faire quand on n’y comprend rien et qu’on a moins de fric que Bill Gates ?
Commençons par le commencement.

Le « boum boum »

Pour obtenir ce bruit si cher à vos oreilles, il vaut mieux se concentrer sur du matériel récent (entre 1989 et maintenant), et pas seulement sur des boîtes à rythmes, mais aussi sur les synthés qui, la plupart du temps, possèdent aussi des fonctions rythmiques. Les vieilles boîtes à rythmiques « mythiques » possèdent en général peu de fonctions d’éditions (quand elles en ont...) et n’offrent qu’un seul grain de son, ce qui donne toujours la même « couleur » rythmique à vos morceaux, sans compter le rapport qualité / prix qui est généralement loin d’être intéressant. Il n’y a donc pas grand intérêt à acheter une vieille boîte à rythmes, à part le plaisir de la mettre en vitrine et de l’exposer comme œuvre d’art, tant le design de la plupart de ces vieilles machines est bien plus attractif que celles sur le marché de nos jours.

Et pour ceux qui restent friands de ces vieux sons monophoniques et qui tiennent absolument à posséder les percus de certaines boîtes à rythmiques spécifiques, ne vous inquiétez pas, les constructeurs ont tout prévu : ils sont disponibles sur CD-ROM ou disquette pour votre sampler / échantillonneur ou votre synthé avec l’avantage de pouvoir être modifiables. Bien sûr, dans le cas du CD-ROM, ils sembleront légèrement plus digitalisés (c’est-à-dire « froids », alors que sans passer par les CD, les sons sonnent plus « chauds ») ; digitalisation qui peut être atténuée voire éliminée durant le mixage final du morceau.

Les sons

Il est très difficile de dire qu’il vaut mieux acheter tel synthé plutôt que tel autre, surtout s’ils sont de marques différentes et qu’ils possèdent tous deux des caractéristiques similaires, car, voyez-vous, chaque marque a son grain de son particulier qui fait que l’on trouvera toujours telle marque fantastique et telle autre minable sur leurs façons de traiter des sons tels que le saxophone ou la guitare électrique. Je sais bien que ces deux sons sont loin de faire très techno, mais c’est la vision (ou plutôt l’écoute) d’ensemble de l’appareil qui permet de déterminer s’il sera capable de produire les sons que l’on attend de lui. [...] Après avoir tripoté chaque machine l’une après l’autre, vous aurez très certainement une idée plus claire sur celle qui vous a laissé les meilleures impressions, et c’est probablement vers cette marque qu’il faudra vous diriger. Un conseil : ne vous emballez pas trop vite pour un modèle avant d’être allé voir dans d’autres magasins ceux que celui-ci n’avait pas en stock et n’hésitez pas à réessayer les mêmes : les mêmes sons vous surprendront bien moins une fois que vous serez habitués à les entendre. N’oubliez pas non plus que le vendeur a 9 fois sur 10 une commission sur le matériel qu’il vend, et pour cela, il est prêt à vous refourguer quasiment n’importe quoi et il excusera souvent l’absence de certaines marques ou modèles dans son magasin à coups de « c’est-du-matos-qui-tombe-tout-le-temps-en-panne ». Tout ça pour dire que le vendeur n’est pas forcément véreux, mais il l’est souvent...

Le séquenceur

Un séquenceur est, disons, un mini-studio d’enregistrement qui ne permettrait pas d’enregistrer les sons extérieurs à ceux du synthé. Pour faire simple, disons juste que sur la piste 1, vous allez jouer une ligne de basse (par exemple), et une fois qu’elle est bien rentrée comme vous voulez, vous passerez à la piste 2 enregistrer un autre son, et ainsi de suite jusqu’à ce que vous remarquiez qu’il y a un peu trop de sons et que ça fait un peu surchargé ou alors jusqu’à ce que vous remarquiez que votre séquenceur n’est qu’un huit-pistes et que vous auriez eu besoin d’un seize-pistes.

Une fois que tout est rentré, vous pouvez jouer toutes les pistes en même temps ou seulement celle(s) que vous sélectionnez. Il existe bien évidemment une fonction « quantize » qui permet à votre jeu d’être bien en mesure avec le temps ainsi que d’autres fonctions de corrections si jamais vous faites des fautes, etc. Le séquenceur est disponible en hardware ou en software (comprenez : en machine à part entière ou en tant que logiciel pour ordinateur), à moins qu’il ne fasse partie intégrante d’un synthé. Le fait d’avoir les parties jouées affichées à l’écran dans la version software peut aider, mais, si elles ne sont pas visibles, ce n’est pas nécessairement un handicap.

Le sampler / l’échantillonneur

C’est la même chose : l’un n’est que la traduction de l’autre. Le sampler est la machine qui sert à pomper les boucles rythmiques, les sons, les voix, etc., enfin tout et n’importe quoi qui existe déjà dans d’autres morceaux, et qui permet de les remodeler soi-même jusqu’à ce qu’ils soient totalement méconnaissables et qu’ils n’aient plus rien à voir avec l’original, ce qui explique le nombre croissant de ses utilisateurs : il n’y a pas de limites !

Mis à part le fait que le processus de programmation n’est pas tout à fait le même (c’est-à-dire, grosso modo, qu’avec un sampler, on trafique un son « volé » avec nos propres effets, et avec un synthé, on trafique une ou plusieurs ondes de base en les modifiant et en les agrémentant de quelques effets plus ou moins prononcés), disons que le son échantillonné perd toujours un peu plus de qualité au fur et à mesure qu’il est joué loin de la note d’origine à laquelle il a été assigné (essayez de suivre...), et pour pouvoir le jouer sur tout le clavier, il faut, en clair, bien le travailler (sauf sur certains samplers haut de gamme), et, en gros, ça prend du temps, surtout quand on n’est pas rodé, tandis qu’avec un synthé, on fait « clic » et on a un beau son jouable et plus facilement modifiable qu’avec un sampler. L’idéal est, vous l’aurez compris, de posséder les deux. Le synthé aura de très beaux sons, mais peut-être ne pourrez vous pas arriver à programmer LE son tel que vous en rêvez, alors que le sampler vous permettra peut-être de l’obtenir si vous échantillonnez un son qui s’en rapproche à la base. Néanmoins, quitte à ne savoir utiliser aucun des deux proprement, le synthé sera probablement plus facile à programmer que le sampler s’il s’agit d’obtenir un son satisfaisant.

En ce qui concerne les voix, le synthé ne peut rien pour vous, et c’est donc là que réside tout l’intérêt de posséder un sampler si vous faites de la garage / house ou si vous avez tout simplement envie de pomper un extrait de dialogue dans un film (comme il est si souvent pratiqué...). De plus, le sampler vous permet aussi de vous enregistrer vous-même si vous braillez dans le micro et de modifier votre voix à votre guise. (Vous ou toute autre sorte de son inutile tel que votre porte qui claque ou votre chien qui aboie). Pour avoir un bon son, à part l’insonorisation indispensable de votre lieu d’enregistrement, pensez à acheter un bon micro et de prendre un sampler qui vous permet d’échantillonner à 44,1 Khz (qualité du CD) sinon plus, surtout si vous souhaitez retravailler inlassablement vos sons et les jouer sur plusieurs octaves. Aussi, si vous souhaitez des échantillons longs, de bonne qualité, et que vous voulez en faire un album entier, comptez plus en disques durs qu’en disques souples.

Les « workstations »

Alors voilà... Pour empêcher les gens de se poser trop de questions sur ce qu’ils devraient prendre comme modèle et dans quelle marque, les constructeurs ont sorti des appareils qui font à la fois synthé, boîte à rythmes, séquenceur et sampler ! Ceux-ci portent le nom de « workstations » (stations de travail).

Et c’est à ce moment-là que vous me dites : « mais-alors-à-quoibon-acheter-tout-plein-de-matos-alors-qu’y-en-a-qui-font-tout ? » Et bien, à cela, plusieurs raisons :

  • Souvent, les gens préfèrent acheter des appareils de marques différentes parce que les caractéristiques d’une ou de plusieurs fonctions incluses dans la workstation ne leur conviennent pas (le séquenceur n’a pas assez de pistes, la qualité de l’échantillonnage n’est pas assez élevée, les sons du mode synthé ne sont pas bien terribles, etc.).

  • Si le synthé tombe en panne, on est privé de toutes les fonctions tant qu’il sera en réparation.

  • Certains préfèrent tout simplement avoir des modules séparés plutôt que de bosser sur la même machine.

  • Le fait de pouvoir éditer et modifier plusieurs fonctions dans la même machine la rend plus compliquée à programmer malgré que les constructeurs fassent ce qu’ils peuvent pour nous simplifier la tâche.

  • Le rapport qualité / prix n’est pas toujours très intéressant suivant ce que l’on recherche comme fonctions.

Le MIDI

Le MIDI est un système présent dans toutes les machines citées précédemment qui permet, par l’intermédiaire d’un simple câble connecté entre deux machines, de pouvoir procéder à diverses fonctions d’échange entre les deux machines. Exemple : connecté entre deux synthés, il permet de pouvoir jouer les sons de l’autre synthé ; très pratique quand on fait un « live » avec deux synthés et qu’un des synthés est nettement moins bon que l’autre.

  • Il permet aussi un démarrage en synchronisation entre un séquenceur et un autre, qu’ils soient sous forme de hardware, de software ou intégrés dans un synthé. On compose un morceau avec quelques sons sur un séquenceur, on compose un autre morceau avec d’autres sons propres à une autre marque (par exemple), et zou !... le système MIDI vous permet de faire partir les deux séquences en même temps et à la même vitesse !

  • Le câble MIDI permet aussi le lien entre votre synthé et votre ordinateur (par exemple).

Les vieilles machines antérieures aux années 80 ne disposaient pas de ce système, ce qui les rendait quasiment impossible à synchroniser entre elles ou même avec les machines actuelles (sauf à travers certaines machines compliquées et onéreuses dont nous éviterons de parler). Donc, celles-ci se virent « MIDIfiées » quand la demande se présenta. En clair, si vous achetez une vieille machine quelle qu’elle soit, vérifiez bien à ce qu’elle soit MIDI si vous souhaitez l’utiliser avec d’autres instruments électroniques.

Les sons « acid »

Ceux-ci sont généralement produits par la désormais célèbre TB-303 de chez Roland qui permet une synchronisation MIDI avec d’autres appareils ainsi que de moduler les fameux sons en temps réel, c’est-à-dire pendant que la séquence tourne.

Depuis, des sons du même type bien que quelque peu différents sont aussi disponibles sur la plupart des machines. Tout réside en ce que l’on appelle le « filtre ». Disons que celui-ci permet de rendre votre son plus « électronique » (difficile à décrire). La réplique d’un instrument acoustique n’en aura pas besoin alors qu’il sera indispensable pour un son d’« acide ». Si vous souhaitez bidouiller votre son à la Josh Wink dans « Higher States Of Consciousness » ou à la Solar Quest dans « Acid Air Raid » (pour citer des exemples que tout le monde connaît), il vous faudra faire ces modifications en temps réel pendant l’enregistrement du morceau à moins que votre bécane soit suffisamment puissante pour tenir compte de vos programmations dans la séquence. [...]

L’enregistrement

Pour envoyer à des labels :

— Acheter une cassette vierge de bonne qualité au supermarché du coin. Fais attention à la qualité requise, certaines maisons de disque exigent un format bien précis. Optimise aussi la qualité d’enregistrement.

Pour envoyer à d’autres labels qui demandent des DAT (ce qui permet à certains d’entre eux de pomper ton morceau encore plus facilement) :

  • Un lecteur DAT (de moins en moins cher : de très bons disponibles pour 2500 à 3000 FF).

  • Ainsi que la cassette qui va avec (et qui n’est généralement pas comprise avec le lecteur sauf opération promotionnelle).

Pour faire presser sur vinyle :

  • Une cassette DAT (incontournable).

  • Un top mixage

Pour faire presser sur CD :

— Une bande digitale serait l’idéal mais celle-ci est encore loin de portée de la plupart des bourses. Alors, à moins d’avoir recours au studio d’enregistrement, mieux vaut se rabattre sur le DAT.

  • 107 Le fanzine TNT indique que le coût de pressage d’un disque vinyle varie dans une fourchette de 6 à (...)

Note : Un pressage vinyle revient bien plus cher qu’un pressage CD107.

Topher (topher@france-techno.fr )

Autoproduction et autonomie

3Le vinyle est préféré au disque compact malgré sa relative cherté, comme le souligne en conclusion le texte reproduit ci-dessus. Il témoigne aussi du dilemme qui émerge depuis que la techno française connaît un certain succès commercial en terme de vente d’albums : les grosses ventes sont systématiquement des ventes de disques compacts, les vinyles étant achetés et utilisés principalement par des DJs ; le compositeur doit alors choisir entre graver un millier de vinyles qui seront destinés aux DJs ou bien le pressage d’un disque compact qui lui donne des chances d’être distribué dans le grand public (s’il est soutenu par une maison de disque), avec une possibilité de succès commercial à la clef. Mais cette pratique va à l’encontre de l’éthique que voulait se donner le mouvement techno, à savoir un refus du disque compact et de la logique commerciale des maisons de disques. Pour être diffusé en rave, le compositeur doit passer par les DJs, sinon il perd toute crédibilité. Le choix du support n’est pas neutre non plus quant au problème du Bruit, puisque le vinyle produit un type de parasite qui le rend attrayant aux musiciens de techno, tandis que le disque compact est accusé d’avoir un son trop « propre ». Le choix entre les deux supports reflète un clivage tout à la fois idéologique, économique et esthétique entre deux conceptions de la techno.

  • 108 Disque contenant un morceau sur chaque face, destiné à être mixé.
  • 109 Op. cit., p. 10.

4Le cheminement du bruit hardcore, de la production à la diffusion est un peu distinct de celui de la techno, parce que la diffusion est plus restreinte, et la volonté plus grande d’être indépendant par rapport au système de diffusion commercial du disque. Le premier point concerne le support de diffusion de la musique, Les DJs travaillent sur des disques vinyles, ce qui est déjà à contre-courant des intérêts de la grosse industrie. La techno a redonné un certain souffle à ce support, comme en témoigne un graveur : « en 87, le vinyle commençait à tourner de moins en moins, et on a vendu deux de nos machines. Après on a commencé à faire des promotions pour les boites [clubs] et ce qui a d’abord démarré, c’est la dance, avec de gros labels qui sortaient des maxis108. Et puis ça a été les labels techno qui sont venus par 1, 2, 3... et maintenant on se retrouve à graver de tous les côtés ! C’est le miracle ! »109

5Dans les faits, les musiciens de hardcore qui décident de produire un disque compact sont fort rares, ce sont en général ceux qui sont déjà parvenus au stade de large diffusion en rave, et qui sont signés par une maison de disque ayant repéré le potentiel commercial de leur musique. Le disque compact n’étant pas utilisable par un DJ, il est distribué dans un circuit parallèle à celui du vinyle. Il y a une grande contradiction entre faire du hardcore et signer avec une grosse maison de disque.

Le rejet du disque compact peut aussi être interprété comme une volonté de maintenir la techno dans une situation précise, et ne pas la laisser s’intégrer à la vie quotidienne, comme c’est le cas pour toutes les musiques enregistrées sur disque compact, ainsi domestiquées, déritualisées. Le hardcore, par ces réticences à une large diffusion, ramène l’auditeur à une situation comparable à celle d’avant l’enregistrement, où la musique n’était écoutée que dans son exécution vivante.

  • 110 NANACATYL, Théo, « Tous dans l’immédia », TNT no 002 (nouvelle série), Paris, octobre 1997, p. 1

6Mais si seul le vinyle fixait la musique sur support, les amateurs de ce style ne pourraient en écouter en dehors de la free party. Seuls les musiciens achètent aujourd’hui des platines vinyle spécialement conçues pour le mix. Or les ravers expriment le désir d’emporter quelque chose de la rave avec eux, conserver, fixer un souvenir, tout comme le touriste prend des photos pour revivre modestement les sensations du voyage. La plupart des tribus éditent donc elles-mêmes des cassettes audio, vendues dans les raves et chez les disquaires spécialisés, ce qui revient à domestiquer le bruit hardcore contre l’idée, largement répandue dans ce courant, d’une techno n’ayant de sens que dans le contexte de la rave. « Tous dans l’immédia ! ! ! » titre le fanzine TNT, poursuivant dans son éditorial : « rien de ce qui est enregistré n’a de valeur réelle. Les systèmes d’enregistrement annulent ce qu’ils mémorisent. La répétition, la réécoute, transforment tout en banalité inutilisable, en mensonge. Ceux qui veulent recueillir une copie de ce qu’ils n’ont pu saisir sur l’instant, ne reçoivent que de la matière morte entre les doigts, [...] Seules les fêtes fugitives et la musique qu’on y joue pour la première et dernière fois, seules les paroles, qui ne s’envolent pas mais rivent de l’un à l’autre, ont vraiment du sens. Elles sont l’immédia qui résorbe le bubon-média. »110

7Ce vœu implicite de faire du disque un instrument et en aucun cas un produit fini est transgressé par les acteurs eux-mêmes, qui ne résistent pas à enregistrer un disque compact pour gagner un peu d’argent. Mais ce sont la plupart du temps des tirages assez réduits, et il est difficile de se procurer ces disques. Le deuxième système contourne le disque compact et consiste à enregistrer le mix des DJs sur des cassettes audio qui sont ensuite distribuées par les tribus elles-mêmes dans les raves. Ce qui permet à ces derniers des rentrées d’argent non négligeables. Remarquons au passage qu’en aucun cas la musique n’est diffusée telle qu’elle est composée, à l’état « brut », mais toujours après le mix du DJ ou le « live-act ».

Bruit domestique

8Le compositeur est assis face à des instruments inertes, froids, dont les écrans scintillent continuellement. Il appuie sur le bouton « play » du séquenceur, et une bourrasque bruiteuse se déchaîne subitement dans la pièce. Un geste anecdotique libérant une puissance démesurée : c’est le rapport qui s’établit dans le home studio du compositeur hardcore. Un minimum de moyen et un maximum de puissance : c’est l’axiome qui résume le discours des musiciens sur leur matériel.

Usinage des bruits

  • 111 VEB, Romain : « Recette de cuisine », Digraphe, no 68, Paris, Mercure de France, p. 53.
  • 112 Op. cit.

9Romain Veb (responsable de BPM, le premier disquaire parisien spécialisé dans la techno) réunit les moyens dans une « Recette de cuisine »111 avec pour « Ingrédients : une boîte à rythmes, un sampler, un séquenceur, un ordinateur, un synthétiseur, des platines. »112 Automatique du début à la fin de la chaîne techno, le bruit se reproduit de machines en machines et finit, disent les mauvais esprits, par transformer en machines ceux qui l’écoutent. Qu’en est-il en début de chaîne ?

10On sait dans quelles machines le son prend sa source, mais remonter en sens inverse, à partir de la musique, est plus délicat. Connaître le processus de création du bruit conduit à une double entreprise : fouiller les entrailles de la machine et scruter les manipulations du musicien. Λ l’écoute de la musique, il est impossible d’avoir tous les éléments nécessaires pour déterminer quelles ont été les manipulations — une oreille très exercée reconnaît éventuellement l’usage de tel synthétiseur analogique (la Bassline TB 303, par exemple, pour l’avoir entendue fréquemment) — car le problème réside dans l’absence de source intermédiaire entre le créateur et le sonore. Rien n’indique les gestes, et les sons ne signent ni la source, ni le médium. Le grand perturbateur est l’échantillonneur, dont on sait le rôle prépondérant qu’il occupe dans la techno.

Fonctions interchangeables

11La configuration de base comprend : synthétiseur, effets, échantillonneur, séquenceur, et boîte à rythmes. Il faut rappeler que ce sont surtout des fonctions avant d’être des instruments à part entière, car il est courant qu’un seul instrument possède plusieurs fonctions. Un instrument vendu sous l’appellation d’échantillonneur peut intégrer une banque de sons pré-installée en mémoire, un séquenceur, des effets, voire divers types de synthèses.

  • 113 Il faut cependant pouvoir investir une somme importante au départ pour disposer d’un ordinateur ass (...)
  • 114 « Pirater » signifie que l’on se procure une copie illégale d’un logiciel commercial dont le verrou (...)

12Parfois, toutes les fonctions sont intégrées dans différents logiciels sur un seul ordinateur. Les possibilités sont multiples et le choix de la configuration dépend de ce que le musicien imagine comme étant le meilleur compromis entre budget, convivialité et qualité des instruments. L’ordinateur peut s’avérer un choix économique113 (surtout dans le cas où les logiciels sont piratés114, ce qui est très fréquent). On peut, par le biais des nombreux logiciels existants, posséder toutes les fonctions déjà énumérées. Mais l’ordinateur présente des inconvénients en terme d’ergonomie : le jeu en temps réel est limité par la possibilité de ne contrôler qu’un seul paramètre en même temps avec la souris. Cette dernière ne permet qu’un geste très rigide en comparaison avec le maniement d’un potentiomètre. L’ergonomie est très prisée par les musiciens de techno, ce qui les conduit souvent à simplement utiliser l’ordinateur comme séquenceur dialoguant avec des instruments externes par la norme MIDI. Les logiciels séquenceurs, s’ils nécessitent une certaine maîtrise de l’informatique, ont des fonctionnalités plus étendues que les séquenceurs incorporés aux instruments. Entre autre, ils offrent la possibilité de visualiser la forme du morceau et les milages de séquence sur le moniteur de l’ordinateur.

  • 115 VEB, Romain, op. cit.

« Après la mise en rythme, [vient] la modification des sons soit par accélération soit par retournement. Ceux-ci s’inscrivent sur l’écran de l’ordinateur sous forme de cases de longueurs différentes selon la variation des séquences. [...] L’ensemble du morceau se réduit à un signe. »115

13Il est difficile de décrire le processus de création d’une musique qui ne fournit pas d’œuvre au sens traditionnel du terme. Dans le type de techno étudié ici, il n’est pas possible de considérer un morceau comme un tout, parce que toute production est destinée à être rejouée, mixée, et, en définitive, complètement transformée. Le morceau tel qu’il est composé dans un home studio est en fait la matière première d’un autre morceau qui sera diffusé en rave. Dès lors le compositeur ne va pas construire son morceau avec le même souci de cohérence que s’il était un ensemble homogène destiné à être exécuté avec un minimum d’interprétation. Le morceau est pensé dès l’origine comme support d’une création originale, et le compositeur ne peut que suggérer certains traitements au DJ, en s’imaginant lui-même DJ. Il faut rappeler que beaucoup de compositeurs sont DJ, et vice versa.

  • 116 Il indique alors par exemple 150 BPM, autrement dit, 150 à la pulsation.

14Le morceau de musique techno a des particularités inédites puisqu’il est destiné à être complètement ré-interprété. Tout ce que le compositeur conçoit est chamboulé lors du mixage du DJ. Le changement le plus évident est le tempo du morceau : le compositeur pense à un tempo lorsqu’il agence les sons, mais ce tempo baigne dans la plus grande relativité, parce que le DJ ajuste les disques en fonction de celui qu’il a choisi. Or le tempo du morceau détermine la nature des bruits : les hauteurs, les timbres, le rythme... Rien qu’à ce niveau, le DJ transforme l’œuvre plus radicalement que ne le faisaient, de manière opposée, Bruno Walter et Arturo Toscanini, puisqu’on ne reconnaît plus la musique originale. Le DJ a un curseur sur chaque platine qui lui permet d’ajuster à la fois très finement et avec une grande amplitude la vitesse de rotation des disques. Par conséquent l’intention du compositeur n’est qu’une proposition, qu’une suggestion qu’il signifie parfois au DJ en indiquant un tempo116. La composition est inachevée en ce sens qu’elle est impropre à la diffusion.

  • 117 GARNAVAULT, Jacques : « La création et la composition d’un morceau techno » in La musique techno (...)

« Composer un morceau pour faire un vinyle qui sera ensuite mixé par un DJ lors d’une soirée et faire un morceau d’une heure pour un live act, c’est très différent. Un disque ne doit pas être trop chargé afin de laisser la possibilité au DJ de superposer. »117

  • 118 SZENDY, Peter : « La techno ou l’être-en-train », La musique techno approche artistique et dimens (...)

Le compositeur doit tenir compte dans sa création du stade de la diffusion en laissant une marge au DJ. Cela se traduit par un relatif minimalisme. L’œuvre est inachevée en ce qu’elle est un réservoir de sons pré-agencés, avec une structure « en train de se faire »118.

15Le principal obstacle à une analyse de la production résulte de la nature des instruments utilisés. Les sources du bruit sont, avec les instruments électroniques, potentiellement multiples sans qu’il soit possible de s’en assurer avec certitude. Il est tentant pour cette raison de choisir délibérément un morceau où l’on puisse dissocier aisément les sons issus d’échantillonneurs, mais ce ne serait pas représentatif de la techno hardcore. Les bruits sont le résultat de mélanges de sons rendus abstraits par de multiples actions telles que : filtrage, écho, délai, réverbération, etc. Ces actions sont, elles, susceptibles d’être cataloguées et analysées rigoureusement, mais sont souvent indiscernables à la simple écoute. Du reste, est-il nécessaire de s’assurer de la provenance de tel son lorsqu’on sait qu’il peut aussi bien être le fruit d’un échantillonnage que d’une synthèse ? Les instruments eux-mêmes traversent souvent ces catégories, et d’une certaine manière, les fonctions aussi se chevauchent.

Superposer les bruits

16Le compositeur travaille le bruit, mais dans l’idée d’éviter tout de même d’obtenir un magma informe. Le bruit doit garder une individualité et une cohérence. Le compositeur cherche à dissocier les sons plutôt qu’à les faire fusionner, loin de la problématique des timbres de l’orchestre. La hauteur n’est plus là pour hiérarchiser la perception. Sans dévier vers une étude de la forme, considérons simplement l’existence d’une trame : la pulsation et les sons de la boîte à rythmes qui lui sont amarrés. L’auditeur les distingue facilement, c’est au-dessus que les bruits doivent être bien définis pour ressortir individuellement. La technologie est déterminante sur ce point, car la définition est proportionnelle à la qualité des machines.

  • 119 VEB, Romain, op. cit.

« Troisième étape : le mixage, c’est-à-dire le mélange, la stratification des différentes séquences. Il peut correspondre d’une certaine manière à une orchestration, sinon que l’intérêt est de dénaturer tout ce qui existe, de créer sur des changements d’effets. Ainsi la répétition du son n’a d’autres desseins que de viser à une perfection du son — à son idéale pureté ? »119

Anmerkungen

107 Le fanzine TNT indique que le coût de pressage d’un disque vinyle varie dans une fourchette de 6 à 10 F pour un tirage de 1000 exemplaires, tandis que celui d’un disque compact tourne aux alentours de 5 F. Cf. dlisskprisscvissxkiss, « gravur » [Entretien avec Jean-Pierre [ ?] de l’entreprise Top Master], TNT, no 35, Paris, février 1997, pp. 7-10.

108 Disque contenant un morceau sur chaque face, destiné à être mixé.

109 Op. cit., p. 10.

110 NANACATYL, Théo, « Tous dans l’immédia », TNT no 002 (nouvelle série), Paris, octobre 1997, p. 1

111 VEB, Romain : « Recette de cuisine », Digraphe, no 68, Paris, Mercure de France, p. 53.

112 Op. cit.

113 Il faut cependant pouvoir investir une somme importante au départ pour disposer d’un ordinateur assez puissant pour gérer le son audionumérique et le direct-to-disk. Les musiciens de techno montent souvent leur home studio progressivement pour étaler les dépenses. L’achat d’un ordinateur moyen de ce type coûte environ douze mille francs, somme qui correspond à des synthétiseurs ou des échantillonneurs de bonne qualité.

114 « Pirater » signifie que l’on se procure une copie illégale d’un logiciel commercial dont le verrouillage a été neutralisé.

115 VEB, Romain, op. cit.

116 Il indique alors par exemple 150 BPM, autrement dit, 150 à la pulsation.

117 GARNAVAULT, Jacques : « La création et la composition d’un morceau techno » in La musique techno approche artistique et dimension créative”, op. cit., p. 10

118 SZENDY, Peter : « La techno ou l’être-en-train », La musique techno approche artistique et dimension créative, op. cit., p. 65.

119 VEB, Romain, op. cit.

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