Version classiqueVersion mobile

Bruyante Techno

 | 
Emmanuel Grynszpan

Au-delà du timbre

Texte intégral

Sensation de hauteur

  • 89 CHION, Michel : « Champ perceptif », Guide des objets sonores, Pierre Schaeffer et la recherche mus (...)

1Bruit et sensation de hauteur ne s’excluent pas l’un l’autre. Rares sont les sons qui ne se laissent pas identifier, ne serait-ce qu’en terme de registres. Les sons mouvants du hardcore sont perçus dans une échelle de hauteur qui n’a rien à voir avec quelque tempérament que ce soit. Ce sont des « perceptions plus floues, plus impressionnistes, beaucoup moins susceptibles d’abstractions. »89

  • 90 Op. cit.

2Michel Chion définit la hauteur comme un champ perceptif double : « il y aurait, en effet, deux types de perception des hauteurs, selon que l’on a affaire à une hauteur fixe et repérable (“tonique”) que l’on entendrait dans le champ dit “harmonique” des hauteurs, le plus propice à des perceptions “cardinales", à des appréciations en intervalles et à des mises en gammes (c’est le champ de la musique traditionnelle) ; ou bien selon qu’il s’agit de sons de masse variable, ou bien non repérable en hauteur (“complexe”) et il s’agit plutôt du champ dit “coloré” [...] où se situent souvent les sons de la musique contemporaine ou expérimentale (percussions, clusters, effets de masse et de glissandi, etc.). »90

Le bruit s’oppose au premier type de perception, celui de la musique traditionnelle, tandis qu’il correspond au deuxième. Seul le bruit blanc rend impossible toute sensation de hauteur, et son usage est limité dans le hardcore, qui préfère utiliser des bandes de bruit moins larges.

Hauteurs fixes

3On remarque la présence de fragments, de motifs, d’embryons mélodiques jusque dans la fraction la plus dure et la plus expérimentale de la techno. Ils apparaissent de temps à autre, consignés dans des boucles, interdits de développement et ramenés à l’état de bruits parce qu’ils subissent le même traitement que ces derniers. Une manière de suggérer que tout élément passant à travers le crible du hardcore est ramené à un état de bruit pur.

Les triades ne sont pas issues d’une gamme diatonique et il n’y a pas de notes conjointes. Les intervalles perceptibles sont les plus dissonants de l’harmonie traditionnelle : triton, septième majeure et neuvième mineure, pour s’écarter ostensiblement de toute mélodie facile ou entraînante.

Le minimalisme est un refus d’élaborer la composition sur le paramètre de la hauteur. Cependant, dès lors qu’il existe des notes différenciées, une échelle est construite dans le matériau musical, et ces notes ont un rapport entre elles qui fait sens.

Bruit et registres

4Les hauteurs qui sont proches des limites de notre champ de perception (inférieures à 60 Hertz et supérieures à 4000 Hertz) sont peu, voire pas du tout exploitées par la musique. La hauteur des sons graves est, pour des raisons physiologiques, difficile à estimer, tandis que les sons très aigus sont irritants, ce qui classe ces sons, indépendamment de leur timbre, dans la catégorie des bruits, parce que ce sont des sons non désirés. Or la techno utilise abondamment les fréquences extrêmes ; les sons graves notamment, parce que ce sont ceux qui sont recherchés pour les pulsations, dont on verra plus loin l’importance primordiale dans cette musique. Plus le son est grave, plus il est flou pour notre oreille et proche de la notion acoustique de bruit.

Le bruit comme intensité du son

  • 91 BOTTE, Marie-Claire et CHOCHOLLE, René : Le bruit, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1984, p. 15

5La techno est globalement considérée comme du bruit pour une raison toute simple : elle est toujours jouée trop fort. Comme le rappellent Marie-Claire Botte et René Chocholle91 : « l’intensité du son est évidemment primordiale, car tous les sons, même les plus agréables, nous apparaissent comme des bruits quand ils sont trop intenses. »

  • 92 Source : MÉRIC Lison, op. cit., p. 24.

Il pourrait sembler évident que le son devient désagréable à partir du moment où l’on ressent une douleur physique, et que ce fait dépasse les opinions esthétiques. Or il n’en est rien puisque la techno est diffusée dans les raves ou dans les clubs à des niveaux sonores qui dépassent largement 110 Décibels (à titre indicatif, un marteau-piqueur produit un son de 100 Db)92. Comment peut-on aimer une musique qui fait littéralement mal ? Le phénomène n’est pas nouveau : les concerts de rock sont depuis toujours le lieu d’exposition à une surpuissance sonore. L’amplification, dès son apparition, à été exploitée à son maximum. Le maximum est même devenu une règle, on ne compte plus les disques mentionnant sur la pochette « play at maximum volume », que ce soit dans le rock, la techno, le rap, etc. Cet excès n’est pas imposé par un musicien, un patron de club ou par un ingénieur du son, il est recherché par le public. Les ravers attendent des organisateurs une puissance maximale, et manifestent leur mécontentement par des cris et des sifflements si le son manque de puissance. Cela arrive fréquemment lors des free parties, en raison de problèmes techniques : les amplificateurs sont alimentés par des groupes électrogènes qui tombent en panne ou qui sont à court de carburant. Les organisateurs de free party ont des moyens réduits, mais ils font en sorte que la puissance soit au rendez-vous. Dès qu’ils le peuvent, ils associent plusieurs sound systems, chacun apportant ses enceintes de manière à disposer du maximum de matériel de sonorisation possible. Ils les montent en série et n’hésitent pas à mentionner la puissance dont ils disposent sur les flyers, ce qui montre l’attachement du public à cet argument. La surpuissance sonore est un ingrédient indispensable à la rave. Il arrive que les organisateurs parviennent à disposer de véritables murs d’enceintes d’une vingtaine de mètres de longueur sur deux à trois mètres de hauteur. C’est le type de dispositif qui émerveille le raver et déconcerte le profane.

6Il n’existe pas de lieu de diffusion de techno où elle ne soit à un volume qui rende toute discussion impossible. Pour parler dans une rave ou dans un club, il faut hurler dans l’oreille de son interlocuteur ou bien se mettre à bonne distance des enceintes. Le bruit a pour fonction d’empêcher la parole dans un lieu donné, de la supplanter par une musique qui domine entièrement le sonore, contrairement aux musiques occidentales qui requièrent un silence absolu de l’auditoire. Dans la techno, et spécialement en situation de rave, la musique utilise le bruit comme moyen de coercition pour faire le vide autour d’elle.

7La puissance sonore favorise l’immersion du raver dans la musique. Lorsqu’on arrive sur le lieu de la rave, on est brusquement coupé de l’environnement perceptif antérieur. Le bruit accapare l’appareil sensoriel en mobilisant l’ouïe, mais aussi le toucher (on ressent le son par le corps) et provoque un déconditionnement. Cette présence physique du son reconditionne le raver à une expérience onirique.

Espace

  • 93 DUFOURT, Hugues : « Timbre et espace » in BARRIERE, Jean-Baptiste [Textes réunis et présentés par]  (...)

« Qu’il s’agisse de la musique électroacoustique ou de l’art issu de l’ordinateur, la musique de notre temps est une musique de l’espace. »93

8La techno investit par le bruit un espace : celui, ponctuel, des raves, et d’une manière très particulière. Lorsqu’on approche d’une rave qui se déroule en pleine forêt, on entend la pulsation longtemps avant d’apercevoir les premières lueurs de la fête. Les sourds battements électroniques dans un univers végétal nocturne produisent une sensation inédite. A l’opposé, les raves organisées dans des hangars désaffectés sont aussi étranges, parce que la techno est diffusée dans un espace clos dont la résonance est très dure (les murs en béton et les poutres métalliques réfléchissent très nettement les aigus). Lorsqu’on s’éloigne des enceintes surpuissantes diffusant la musique, on perçoit des rythmes différents, et parfois même les sons des matériaux (tôles ou vitres) qui vibrent parce qu’elles sont traversées par les pulsations. Et ces sons s’intègrent étonnamment bien à la musique comme si les bruits se toléraient entre eux. On objectera qu’il s’agit d’un défaut dû au manque de moyens et de connaissance, mais c’est aller un peu vite. Le mixage est déjà un procédé qui peut modifier la perception de l’espace, lorsque le DJ choisit de caler les deux disques sur le même tempo, mais légèrement décalés, créant ainsi de l’écho entre les pulsations. Les musiciens jouent de cette situation et apprécient les collisions rythmiques aléatoires qui naissent de ces échos. Le public des raves fait sans arrêt cette expérience en se déplaçant dans le hangar. La sonorisation d’une musique rock dans les mêmes conditions donnerait un résultat épouvantable. L’usage presque systématique de l’effet d’écho dans la musique elle-même prépare l’auditeur à une perception modifiée de l’espace.

9Le troisième cas est celui des teknivals, où plusieurs sound systems diffusent de la musique en même temps, dans le même espace. Le promeneur se retrouve fréquemment entre un, deux, voire trois de ces sound systems ; tel le père de Charles Ives, qui, avide de sons nouveaux, conduisait son fils en haut du clocher pour écouter l’arrivée de deux fanfares jouant deux musiques différentes, alors même que les clochent carillonnent... Rappelons que le public danse, se déplace librement. Peu de ravers sont assis et encore moins sont statiques tout au long de la soirée. L’espace du teknival est ouvert et jamais surpeuplé. Il n’y a ni centre ni périphérie, et la foule des ravers est répartie entre les divers sound systems, de sorte que, passant de l’un à l’autre, tout le monde expérimente cette multiphonie.

Silence

10Le bruit excède les paramètres de timbre et de hauteur, parce qu’il est davantage lié à la perception qu’à la source du phénomène sonore. Ainsi les sons de fréquences régulières et égales deviennent des bruits dès lors qu’ils débordent des zones de sensibilité maximale de l’oreille, dans le sens inverse du silence. Le silence est le véritable contraire du bruit, et par conséquent de la techno. Certaines musiques fonctionnent en incluant le silence dans une dialectique subtile d’absence et de retour : le jazz de Miles Davis, de Joe Zawinul, ainsi que John Cage ou Morton Feldman, par exemple. La techno ne laisse absolument aucune place au silence. La tave dure huit heures d’une tragédie qui rejette le néant tout au bout, et refuse de composer avec. Le silence est rupture dramatique, angoisse suprême du DJ : l’incident technique est le cauchemar du raver. Le continuum bruiteux de la rave est fondé sur l’absence du silence, d’où l’enjeu primordial autour du mixage réalisé par le DJ. Différences et répétitions s’opposent, mais dans un consensus autour de la plénitude sonore.

Le bruit est une qualité du son qui transcende les paramètres, et la définition de ce mot est probablement destinée à se développer considérablement dans le vocabulaire musical.

Agressivité

  • 94 BOTTE, Marie-Claire et CHOCHOLLE, René, op. cit.

11Si l’on prend une intensité donnée, on peut constater qu’en terme de timbre, certains bruits sont plus agressifs que d’autres. La sensation d’une agressivité du son est subjective, mais on peut remarquer empiriquement que l’agressivité d’un son est généralement liée à un caractère qui peut être identifié acoustiquement. La notion d’agressivité du son nous paraît plus probante que la dichotomie réductrice entre son agréable / désagréable pour qualifier le bruit en musique. En fait, l’agressivité du son dépasse ce clivage et nous permet de poser l’étude du bruit sur une base solide parce que descriptive. Voici quelques unes des caractéristiques retenues : « Leur brièveté, de fortes modulations, (c’est-à-dire des variations de fréquence et d’intensité) survenant à une cadence très rapide et irrégulière, une présence importante d’harmoniques impairs et l’existence de discordances entre les diverses composantes. »94

12Cette agressivité que l’on peut décrire acoustiquement ne rentre dans aucun paramètre musical traditionnel, mais en revanche, il est pris en compte dans la phénoménologie schaefferienne lorsqu’il est question du grain. Il s’agit par exemple d’un bruit blanc dont le grain est trop gros pour donner la sensation de souffle. Le caractère agressif et irritant de ces sons les a exclus de la musique depuis toujours, mais ils sont fort répandus dans la techno hardcore.

Le bruit est provocation à la ratio commerciale, à l’élaboration combinatoire des avant-gardes savantes, à l’harmonie classique, à l’ordre social, aux oreilles mélomanes, bref à la société toute entière. Mais la provocation est une (ré)action violente dont le nihilisme peut étouffer parfois toute velléité constructive.

Notes

89 CHION, Michel : « Champ perceptif », Guide des objets sonores, Pierre Schaeffer et la recherche musicale, Paris, INA & Buchet/Chastel, 1983, p. 62.

90 Op. cit.

91 BOTTE, Marie-Claire et CHOCHOLLE, René : Le bruit, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1984, p. 15.

92 Source : MÉRIC Lison, op. cit., p. 24.

93 DUFOURT, Hugues : « Timbre et espace » in BARRIERE, Jean-Baptiste [Textes réunis et présentés par] : Le timbre, métaphore pour la composition, Paris, Bourgois, coll. « Musique/Passé/Présent », 1991, pp. 272-281

94 BOTTE, Marie-Claire et CHOCHOLLE, René, op. cit.

© Éditions Mélanie Seteun, 1999

Licence OpenEdition Books

Cette publication numérique est issue d’un traitement automatique par reconnaissance optique de caractères.

Acheter

Volume papier

amazon.fr
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search