Bruyante Techno
|Révolte en musique
Texte intégral
Le bruit comme transgression
1Bruyant : qui fait parler de soi. Faire du bruit, c’est provoquer un remue-ménage. La techno est bruyante en ce qu’elle a provoqué une réaction bruyante dans la société. Les mass-média parlent de la techno comme de quelque chose de sensationnel, de spectaculaire. La techno est bruyante parce que tout le monde en a entendu parler, alors qu’il existe des musiques beaucoup plus populaires qui ne provoquent pas de tapage médiatique équivalent.
- 80 ATTALI, Jacques : Bruits, Paris, PUF, 1977, pp. 27-28.
« En figure inversée de [la] canalisation politique, souterraine, et pourchassée, une musique subversive s’est toujours maintenue ; une musique populaire, instrument de culte extatique, dépassement de la violence non censurée : rite dionysiaque en Grèce ou à Rome, auquel s’ajoutent d’autres cultes venus d’Asie Mineure. La musique y est le lieu de la subversion, transcendance du corps. En rupture avec les religions et les pouvoirs officiels, ces rites regroupent, dans des clairières ou des grottes, des marginaux : femmes, esclaves, émigrés. La société les tolère parfois, ou essaie de les intégrer dans la religion officielle ; mais de temps en temps, les réprime très brutalement. »80
2On oppose traditionnellement la musique et le bruit, le hardcore fusionne les deux, tout en gardant une organisation rigoureuse sous le paramètre du rythme. Pour l’ethnomusicologue Laurent Aubert, la musique se résume à des bruits organisés culturellement. Le bruit couvre alors l’ensemble du sonore, et le hardcore est bien une musique. Mais alors que Schonberg supporte mal le tait que l’on qualifie le dodécaphonisme de bruit, le musicien de hardcore ne s’en offusque pas.
- 81 C’est l’auteur du texte qui souligne.
- 82 Appellation par laquelle le groupe Atari Teenage Riot définit sa musique. Alec Empire est le leader (...)
- 83 EMPIRE, Alec : « Manifeste », Paris, Art Press, Hors-série no 19, 1998, p. 176.
« La clef, c’est le bruit — la vie est pleine de bruit — seule la mort est silencieuse !81 Voilà pourquoi le bruit est banni de la radio, de la télé, des supermarchés, etc. Les fréquences moyennes font monter l’adrénaline dans votre corps, lorsque les gens sont excités, en colère, emplis d’émotions, etc., ils font plein de bruit ! [...] Les bruits d’émeutes suscitent des émeutes ! Le digital hardcore82 est une musique fonctionnelle, pas de la musique pop. Du combustible pour le feu. »83
Le bruit a pour ce groupe un sens politique, un pouvoir de subversion en même temps qu’une dimension vitaliste galvanisante pour le combat politique. Il serait donc légitime voire nécessaire, lorsqu’on utilise le vecteur musical, d’utiliser comme matériau primordial le bruit dans ce qu’il a de plus distinct de l’idée conventionnelle du son musical.
3Le bruit est désormais revendiqué comme tel, sans qu’il soit fait recours à une quelconque légitimation. Mais le bruit est-il nécessairement l’expression d’un malaise social ou existentiel ? En d’autres termes, va-t-on voir surgir un nouveau formalisme bruitiste qui affirmera la Beauté du Bruit ? Les bruitistes italiens opposent la richesse sans limite du bruit en comparaison des « sons anémiés » de l’orchestre symphonique. Dès lors, il peut être fait usage de bruit dans une intention « purement esthétique », coupée des revendications idéologiques ou de l’expression d’une souffrance intérieure. Un bruit sans chaos ni révolte.
Sur ce point, les musiciens de hardcore ne tiennent pas tous le même discours. Les révoltés sont nombreux, et le font savoir parfois même au sein de la musique en reproduisant les sirènes de la police honnie. Mais toute cette révolte, on peut aussi l’interpréter comme une réaction à l’attitude des autorités à l’encontre du mouvement techno.
4Le bruit, par sa richesse, est l’expression d’une énergie intense, une violence prise dans son sens étymologique (du latin vis qui signifie force vitale). Le musicien se sert du bruit parce qu’il lui donne une grande puissance sur l’auditoire. Le bruit émane d’une personne, il est contrôlé par un individu qui en use à sa guise. Le son devient un bruit simplement par sa puissance, son volume et sa dynamique, des qualités spécifiques au hardcore.
- 84 « La techno est en train de créer un nouvel ordre mondial » selon le groupe anglais The Shamen in L (...)
5La puissance mise à disposition du musicien par le biais des nouvelles technologies et de l’amplification prend une dimension inédite, et permet au musicien de reconstruire une forme de pouvoir sur la collectivité que représente l’auditoire. Le bruit devient symbole de pouvoir, ancrant le mouvement techno de gré ou de force dans une problématique d’ordre politique. On a pu lire dans la presse des commentaires curieux à propos d’un « nouvel ordre mondial »84 créé par la techno. Bien que cela paraisse délirant, des relations de pouvoir se tissent dans le cadre d’une rave, un pouvoir reconstruit en dehors du contrôle des pouvoirs publics. Des utopies farfelues sont émises épisodiquement face à la répression policière et le mouvement techno est le terrain d’une grande incompréhension de part et d’autre. Il existe probablement une crainte des pouvoirs publics à voir une masse de jeunes subjuguée par un pouvoir, lui-même complexe à déterminer, sur lequel ils n’ont aucune prise ; d’où la répression des raves. En l’occurrence, dans une rave, c’est le DJ qui a immédiatement le pouvoir, reste à en comprendre la nature.
- 85 En allemand : « nez sanglant ».
- 86 [s. n.], Datacide, no 1, 2 et 3, Londres, [s. d.].
6Le mouvement hardcore semble prêt à embrayer dans la voie naguère empruntée par le mouvement industriel vers une contestation radicale des valeurs de la société de consommation, dont l’expression serait entre autre, le bruit. Les noms des musiciens, DJs ou compositeurs, débordent d’agressivité et de provocation : Zyklon B, DJ Attila, Zero Tolerance, Nasenbluten85, Dj Scud, La Peste, Violent Shit, Eradicator, Manu le Malin, DJ Skinhead,... la liste est longue. Malgré la débauche de références à des fléaux politiques et autres, le courant hardcore rejette tout accusation de fascisation. Le fanzine anglais Datacide est un des rares à critiquer cette attitude, dans une chronique consacrée à un disque du groupe français Zyklon B : « L’usage douteux du nom du gaz utilisé par les nazis pour l’extermination de masse commence par déclencher une interrogation sur les opinions du label qui par ailleurs insiste sur le fait que leur intention est de démasquer les tendances inhumaines et totalitaires de l’homme. C’est une réminiscence de l’attitude de certains groupes de musique industrielle des années 80 tel Genocide Organ, une stratégie qui semble néanmoins avoir fait son temps. »86
7Tous les fanzines distribués dans les magasins de disques sont marqués par une idéologie de type libertaire, aux accents parfois situationnistes. Les mouvements issus de la contre-culture ont souvent un goût prononcé pour retourner les épithètes désobligeant dont on les affuble. Intégrer un blâme pour en faire son blason est une manière de le renvoyer à celui qui l’a prononcé en soulignant satiriquement l’absurdité du jugement. La free party se veut bruyante pour cette raison. Un flyer pour le teknival de l’été 95 invitait toute l’« Alien Nation » à s’y rendre, le jeu de mots soulignant que les ravers se définissent comme un groupe homogène étranger à la société, et ironiquement conscient de son aliénation par rapport aux critères que leur impose la culture dominante. La célèbre pétition dite des « 343 salopes » pour le droit à l’avortement était une manière de retourner le compliment selon le même mécanisme. L’injure s’est révélée être une arme très efficace employée de la sorte.
- 87 Voir McKay, George : DiY Culture, Party & protest in nineties Britain, London, Verso, 1998.
8L’influence idéologique la plus déterminante vient du Royaume-Uni via le mouvement « Do it Yourself » (DiY)87. Sans corps de doctrine, sans structure centripète, c’est une constellation d’organisations, d’associations et d’activistes divers ayant opté pour un mode d’action directe, une culture de l’immédiat, de l’autonomie pour changer la société sans jamais passer par l’établissement, l’Institution ou les partis politiques. Le DiY englobe en fait toutes les actions politiques et culturelles qui se déroulent en dehors du circuit économique capitaliste et sans l’aide de l’état ; la free party en est un exemple. Le fanzine anglais Datacide consacre, dans ses trois premiers numéros, des dossiers à l’information des ravers et activistes en général sur les moyens de se défendre (légalement et pacifiquement) contre les policiers, tandis que les fanzines donnent régulièrement des conseils aux ravers et organisateurs de fêtes pour éviter de se faire repérer et harceler par la police locale.
9Le ressentiment des partisans de la free party est directement dirigé contre la police qui répriment parfois brutalement les ravers, mais il s’étend au-delà aux pouvoirs publics qui légifèrent et interdisent, et aux mass-média responsables à leurs yeux de la désinformation.
Il est frappant de constater que le mouvement des free parties se plaint d’être victime de la répression des pouvoirs publics et adopte dans le même temps des noms aux résonances barbares, sanguinaires, incarnant plutôt l’oppression que l’insurrection.
Une révolte à caractère existentiel
- 88 [S. n.] « Force 10 », TNT, no 24, Paris, février 1996, p. 1.
10TNT, fanzine de techno, pourtant habitué à diriger la révolte contre les pouvoirs établis, écrit en couverture du no 24 : « C’est hallucinant d’entendre que la musique résonne toujours plus des déchirements sonores d’une apocalypse impossible et comme rêvée. S’agit-il du bête processus de la catharsis ? C’est surtout le propre de la quête musicale que d’exprimer la rage, la frustration, la peur, le désir, l’idéal. Cela fait du bruit et ce bruit rient combler un manque atroce, notre terrible sensation d’absence au monde. La musique hurlante et battante est la tempête qui, nous assenant ses vents furieux, dessine en creux l’ombre fragile de notre calme et de notre force. »88
11Ce court extrait avance une explication de ce qui est perçu comme excès par la société. Le désir de faire du bruit est comme une projection conique dont la pointe est l’individu. Le déferlement a une origine, mais son objet est plus ouvert à l’interprétation. Le bruit prend tout son sens dans un surcroît d’énergie à déverser. La rage dont il est question se traduit par un bruit parce qu’une canalisation dans le son musical traditionnel empêcherait le flux de jaillir librement.
12La rave comme événement qui ne fait que se revendiquer lui-même a quelque chose d’une tautologie. Cette idée basique, ressentie parfois comme insatisfaisante, prête naturellement le flanc à d’autres revendications, mais qui sont cette fois-ci le cas d’individus isolés, projetant leurs désirs sur un phénomène statique et neutre de par sa capacité à laisser glisser le langage sur lui.
Si la techno et sa manifestation quintessencielle, la rave, n’est que désir de « faire la fête », elle fait se recouper sur un même terrain des désirs purement individuels, et ne se définit pas, par conséquent, contre quelque chose (la société), mais simplement à côté, et qui plus est, de manière temporaire.
Notes
80 ATTALI, Jacques : Bruits, Paris, PUF, 1977, pp. 27-28.
81 C’est l’auteur du texte qui souligne.
82 Appellation par laquelle le groupe Atari Teenage Riot définit sa musique. Alec Empire est le leader du groupe.
83 EMPIRE, Alec : « Manifeste », Paris, Art Press, Hors-série no 19, 1998, p. 176.
84 « La techno est en train de créer un nouvel ordre mondial » selon le groupe anglais The Shamen in LELOUP, Jean-Yves, « Shamen » [entretien], Coda magazine, no 28, Paris, décembre 1996, p. 74.
85 En allemand : « nez sanglant ».
86 [s. n.], Datacide, no 1, 2 et 3, Londres, [s. d.].
87 Voir McKay, George : DiY Culture, Party & protest in nineties Britain, London, Verso, 1998.
88 [S. n.] « Force 10 », TNT, no 24, Paris, février 1996, p. 1.
© Éditions Mélanie Seteun, 1999