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Bruyante Techno

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Emmanuel Grynszpan

Bruit désiré

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1Le bruit est l’ensemble de l’univers sonore. La nature ne produit que du bruit, seul l’homme est capable de produire le son musical, à l’exception notable des oiseaux et des mammifères marins, auxquels l’homme reconnaît parfois cette capacité. Le son musical est en revanche, selon la musicologie traditionnelle, une mise en ordre du sonore de laquelle est exclu le bruit.

En tant que désordre, chaos, le bruit est donc l’ennemi du bien dans un cadre social. La nécessité d’ordonner le social conduit l’homme à chasser le désordre de sa création, et par conséquent le bruit. Le bruit, s’il est employé, ne peut que signifier un désordre, un acte contre l’ordre social en place. Le hardcore est un jaillissement de bruit, une poche de révolte qui se déverse par l’intermédiaire du sonore.

Le bruit et sa représentation collective

  • 68 FATUS, Claude : Vocabulaire des nouvelles technologies musicales, Paris, Minerve, coll. « Musique O (...)

« Physiquement, c’est une perturbation de la pression sonore formée d’oscillations aléatoires dont la composition spectrale est continue. La plupart des bruits naturels comportent à la fois des oscillations de fréquence plus ou moins fixe (en rapport quelconque) et des fluctuations à large bande fréquencielle. »68

2Pierre Schaeffer, dans son Traité des objets musicaux, considère le bruit comme un son dont on ne peut extraire une fondamentale. La techno est de ce point de vue, et par rapport à toutes les musiques dominantes, une musique bruyante puisque composée uniquement de sons non périodiques. La micro-répétition du son qui fait de lui un son périodique devient macro-répétition dans la techno ; la persistance auditive ne joue plus, rendant les sons répétitifs mais dépourvus de hauteur. La répétition des périodes est imperceptible dans le son périodique, mais, fortement ralenti, le son devient grave puis se transforme en battement régulier.

La définition choisie est intéressante pour sa simplicité, son évidence, et le peu de prise qu’elle offre à une interprétation subjective. La sensation de hauteur tonale ou de son absence peut se démontrer expérimentalement, tandis que le bruit comme son non-désiré est une sensation profondément subjective.

  • 69 MURRAY SCHAFER, Robert : « Glossaire du paysage sonore » in Le paysage sonore, Paris, Jean-Claude L (...)

3Robert Murray Schafer69 distingue quatre significations pour le bruit, significations qui sont toutes valables pour le bruit du hardcore :

  • Le son non désiré

  • Le son non musical

  • Tout son de forte puissance

  • Perturbation dans tout signal : en électronique et en mécanique, bruit réfère à toute perturbation extérieure au signal.

4Le bruit est un son non désiré dans la perspective d’une opposition classique du bruit au Beau. Dans cette tradition, le son musical est susceptible d’être Beau tandis qu’un son non périodique ne peut prétendre à cette qualité. De Marin Mersenne à Jacques Chailley, un courant théorique tente de délimiter à la fois sur les plans philosophiques et scientifiques le son musical du bruit, sur la base de la périodicité. Ce qui dénie au préalable la possibilité pour les sons non-périodiques de constituer un matériau musical. Or Schaeffer a montré que les instruments classiques produisent constamment des parasites et que le son n’est jamais totalement périodique, d’où l’impossibilité de tracer une ligne « scientifique » entre le son musical d’un violon et un bruit produit par le déplacement d’une chaise sur le sol.

Russolo rejette cette définition du bruit, il inverse les valeurs en considérant le bruit comme le beau et les « sons anémiés » des instruments comme son contraire. Le concept de richesse en sons harmoniques prime sur celui de l’ordre classique, organisé autour de règles acoustiques factices. Russolo n’aurait sûrement pas approuvé l’usage des synthétiseurs, dont les sons sont encore plus pauvres en harmoniques, du moins à leurs débuts.

5La définition du Oxford English Dictionary du bruit comme « tout son non-désiré » est particulièrement intéressante parce qu’elle est aux antipodes du bruit tel qu’il est pensé dans le hardcore. Si on met en rapport les deux approches du bruit, on arrive à la conclusion que le hardcore produit le son qui n’est pas désiré dans les autres musiques. Le hardcore utilise tous les sons rejetés par les autres, et ceci intentionnellement, puisque c’est l’essence du bruit que d’être désagréable. Le bruit ne peut être que rejeté, excepté par cette musique, qui se fait fort de n’utiliser que cela. Une musique faite de bruit ne peut dans ce cas exister qu’en totale et consciente opposition à tout le reste.

6Le bruit désiré serait un non-sens dans cette définition. Il y a derrière celle-ci une certaine rigidité ou bien un subjectivisme absolu. Des musiciens affirment rechercher le bruit pour le bruit, c’est-à-dire désirer ce qui est indésirable. La définition du Oxford English Dictionary montre ses limites en n’acceptant pas cette ambiguïté du désir pour le bruit. D’un côté elle pose d’emblée que le bruit est une interprétation principalement subjective, mais de l’autre elle nie la possibilité du sujet.

  • 70 Op. cit.

Robert Murray Schafer70 indique que cette définition est probablement la plus ancienne qui ait été donnée du bruit puisqu’elle remonte au moins au xiiie siècle. Elle a une valeur non négligeable, mais ses limites apparaissent clairement au xxe siècle.

7La sémantique du mot bruit subit l’usage totalement subjectif qui peut être fait des sons, et on entend les musiques contemporaines mettre à mal systématiquement toutes les définitions traditionnelles du bruit, en premier lieu celle du bruit comme un son puissant. Tout ce qui est supposé provoquer un désagrément est retourné en plaisir potentiel. Le concept de bruit ne peut que déboucher dans un problème esthétique, car le bruit ne s’oppose au Beau que dans son acception traditionnelle. L’art est un terrain où le désir et son contraire s’affirment dans le même temps ; le plaisir et la souffrance voient leurs oppositions voler en éclat dans le soucis des artistes d’exprimer une réalité conforme aux contradictions intérieures. Parce que la violence, la saleté et la laideur sont transformées en valeurs par la capacité d’inversion de l’art.

  • 71 ADORNO, T. W., Philosophie de la nouvelle musique, Paris, Gallimard, 1962, p. 75.

Adorno montre que le Beau n’a pas d’existence propre et est absurde lorsqu’il est coupé du Laid : « On peut admettre que le beau a pris naissance dans le laid plutôt que l’inverse, [...] La définition de l'esthétique comme théorie du beau n'est pas opportune, car le caractère formel du concept de beauté passe à côté du contenu intégral de la sphère esthétique. »71

8Dans le sonore, le bruit incarne le Laid, tandis que le « son musical » incarne potentiellement le Beau. Mais le bruit symbolise également la part de négativité de l’œuvre musicale, par la sensation de chaos, d’irréductibilité. Dès lors que l’on considère la négativité comme inexpugnable du cœur de l’homme, comment peut-on continuer à assimiler le Beau à la Vérité tout en niant la part de laideur qui s’y trouve ? Le bruit a toujours fait partie de la sphère esthétique, au moins comme faire-valoir du son périodique. L’évolution de la musique savante, depuis l’époque classique jusqu’à aujourd’hui, montre une tendance nette à l’intégration de la négativité dans l’œuvre d’art, du « sous-entendu » à l’affirmation brutale, jusqu’à balayer le son rationalisé porté au pinacle à l’époque des Lumières.

9Dans le cas de la techno, le problème dépasse encore ce simple clivage artificiel entre Beauté et Laideur : le bruit occupe soudain entièrement le champ esthétique. Mais une opposition demeure, organisant les sons sur une échelle différente, celle de la « saleté », par exemple. Le concept adornien de négativité ne fait que se déplacer au fur et à mesure des évolutions stylistiques. Le bruit est désiré, il constitue désormais une catégorie esthétique ; tous les bruits n’ont pas la même valeur et le discours idéaliste, esthétisant est aussi présent dans cette musique qu’ailleurs. Les oppositions et les contrastes perdurent, sous une autre forme.

  • 72 HEGEL, Esthétique, III. Cité par ADORNO, T. W, op. cit., p. 13.

10L’épigraphe de Hegel mise en exergue par Adorno dans Philosophie de la nouvelle musique influence de manière indirecte le mouvement hardcore dans son usage du bruit. « Car dans l’art, nous n'avons pas affaire à un jeu simplement agréable et utile, mais... au déploiement de la vérité. »72

  • 73 LA PESTE, entretien pour le fanzine Résonance, Cornebarrieu, no 2, 1998
  • 74 Professeur diabolique, “tékhnè”, Coda magazine, no 2, juin 1993, p. 37.

« Vive les musiques d’éveil ! »73, renchérit La Peste en évoquant la mouvance hardcore, tandis qu’il critique « le breakbeat standard qui se disperse souvent dans une contemplation jouissive et béate, autosuffisante et futile ». C’est le même idéal esthétique que l’on retrouve dans le hardcore. Cette conception de l’art transcende les académismes, les avant-gardes et le populaire pour s’exprimer jusque dans la techno hardcore. Le bruit est l’expression d’un malaise, de la réalité dangereuse des machines, d’un envers du décor : « La techno lave le réel à grands coups de décibels de sa fausse apparence et nous le restitue sous son véritable aspect. »74

  • 75 La Peste, op. cit.

« Du bruit désiré et vierge de parasites inhérents aux aléas de la production, c’est plus cru, plus exposé, plus radical, brutal et abstrait. »75

  • 76 LISTA, Giovanni, [préface] in RUSSOLO, Luigi : L’art des bruits, [1913], (traduit et préfacé par Gi (...)
  • 77 PROFESSEUR DIABOLIQUE, “tékhnè”, Coda magazine, no 2, Paris, juin 1993, p. 36.

11Le bruit est un détersif qui fait apparaître une structure camouflée, mais il intègre aussi directement le réel dans la musique, au sens où Russolo l’entendait, plus métaphoriquement peut-être, sans l’« imitation servile » que reprochait Varèse à ce dernier. L’objection de Varèse au bruitisme pourrait être valable pour le hardcore : la reproduction de « la trépidation de notre vie quotidienne en ce qu’elle a de superficiel et de gênant »76 La trépidation est un trait de la techno, et le hardcore y ajoute la gène en insistant sur les sons refoulés par la musique : « couinements, grincements, tapements, claquements, stridences, sifflements, hoquets, cliquetis, frottements, Tûûûtts, pouëts, explosions, vrombissements, détonations, souffles cadencés, rythmés, constituent une poésie techno séculaire. »77

12Le mot bruit ne se fond pas dans le son, mais conserve un sens profondément subversif. Le bruit outrage les oreilles quand il n’est pas opposé à un son agréable qu’il mettrait en valeur. Le hardcore rejette radicalement le son musical et détruit du même coup la dialectique qui aurait pu s’opérer. Le bruit est un écart à la norme commerciale à laquelle le hardcore refuse de se plier. Le bruit est transgression des interdits académiques, il est interstitiel, il est l’amplification de l’infinité des fréquences existantes entre celles qui sont autorisées.

13La techno, et en particulier le hardcore, cassent les structures héritées des musiques populaires et folkloriques. Le bruit permet d’émanciper à la fois le timbre et la forme. Toutes les modalités du bruit sont exploitées, et pas seulement le parasitage. Il n’existe pas de mélodie préalable que l’on déforme. Le bruit est la matière première, sculptée, arrangée. La hauteur est délibérément évitée, pour ne pas donner l’impression qu’elle est simplement voilée, parce que l’auditeur occidental est sensible avant tout à la hauteur, paramètre dominant. Cette hauteur n’est plus au deuxième plan, comme dans le rock, mais presque complètement absente de la techno hardcore.

14Les mots techno et hardcore sont bruyants en eux-mêmes au sens du bruit comme perturbation du signal. Le mot techno, à propos d’un courant musical, contient une ambiguïté : techno comme technologie et machine. D’aucun imagine une musique entièrement automatisée, produite par une machine sans intervention humaine. Ou bien une musique à la gloire du progrès technique, ou encore une musique qui imite le principe de la machine : répétitive, obsessionnelle, froide. Les interprétations sont multiples et provoquent du bruit. Témoins les nombreux forums de discussion sur internet où les participants glosent indéfiniment sur la définition du mot techno.78

  • 79 Nom donné aux ramifications du rock punk rebaptisé ainsi aux Etats-Unis ; les premiers groupes sont (...)

15Le terme hardcore (noyau dur) est encore plus ouvert à l’interprétation, d’autant qu’il est marqué par un sceau d’infamie sociale : un film hardcore est un film pornographique. Hardcore a été d’abord employé pour qualifier ce que la société ne voulait pas voir, mais depuis le rock hardcore79, ce mot désigne aussi ce que la société ne veut pas entendre. Hardcore est un adjectif accolé aux courants les plus radicaux, parfois élidé du préfixe « Hard ». On trouve des mots hybrides tels que transcore, acidcore, grindcore, goacore, etc. Hardcore finit par avoir une définition protéiforme, dont le seul point commun est l’idée d’extrême. Or la musique a beaucoup d’extrémités, et la polysémie du mot hardcore perturbe les commentaires.

Notas

68 FATUS, Claude : Vocabulaire des nouvelles technologies musicales, Paris, Minerve, coll. « Musique Ouverte », 1994, p. 21.

69 MURRAY SCHAFER, Robert : « Glossaire du paysage sonore » in Le paysage sonore, Paris, Jean-Claude Lattès, 1979, pp. 372-373.

70 Op. cit.

71 ADORNO, T. W., Philosophie de la nouvelle musique, Paris, Gallimard, 1962, p. 75.

72 HEGEL, Esthétique, III. Cité par ADORNO, T. W, op. cit., p. 13.

73 LA PESTE, entretien pour le fanzine Résonance, Cornebarrieu, no 2, 1998

74 Professeur diabolique, “tékhnè”, Coda magazine, no 2, juin 1993, p. 37.

75 La Peste, op. cit.

76 LISTA, Giovanni, [préface] in RUSSOLO, Luigi : L’art des bruits, [1913], (traduit et préfacé par Giovanni Lista) Genève, L’Age d’Homme, 1979, p. 17.

77 PROFESSEUR DIABOLIQUE, “tékhnè”, Coda magazine, no 2, Paris, juin 1993, p. 36.

78 Entre autre sur le serveur de news : URL : <http://www.alt.music.techno/>.

79 Nom donné aux ramifications du rock punk rebaptisé ainsi aux Etats-Unis ; les premiers groupes sont apparus au début des années 80 : Dead Kennedys, Minutemen, et Black Flag.

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