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Bruyante Techno

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Emmanuel Grynszpan

Free party, bruit gratuit

Texte intégral

1Quelle fête pour la techno ? La techno est née dans les clubs, puis elle a enfanté une fête spécifique — la rave — organisée entièrement autour de la musique, dans un lieu emprunté pour l’occasion.

La rave est devenue le lieu idéal pour fêter une musique provoquant un enthousiasme trop intense pour s’exprimer entre les quatre murs institutionnalisés du club. Pour sortir du quotidien et renouveler l’idée de fête, la rave s’est échappée hors les murs, dans un espace libéré des contraintes qui sont celles des clubs, soumis à la Loi et étroitement surveillés par la police.

  • 41 MOLIÈRE, Éric : « La musique techno comme fête musicale » in GREEN, Anne-Marie (éd.) : Des jeunes e (...)

2Cette nouvelle fête est vite devenue suspecte aux autorités, non sans raison : la drogue y circule plus ouvertement que dans les clubs (mais pas forcément en plus grandes quantités). L’exhibition flagrante d’illégalité, le goût des ravers pour les plaisirs illicites a concentré sur la rave, et à travers elle, sur la techno, l’ire des pouvoirs publics. La musique a une responsabilité dans la controverse, puisqu’elle est à l’origine du mouvement et devient la cible de la polémique : « La télévision, par le biais de “Ciel mon Mardi” de Christophe Dechavanne sur TF1, condamne l’acid-house music, décrétée pour un moment musique violente, fasciste et aux excès répréhensibles. La station de radio NR) [qui inscrit aujourd’hui son logo sur les grosses raves] censure, dans la même lignée, le disque du moment « Rock to the beat » du groupe One o One à l’intérieur duquel les seules paroles prononcées sont « rock to the beat » et « acid ». Le prosélytisme en matière de stupéfiant ne peut être accepté sur une radio possédant une telle audience. »41 Encore faut-il s’assurer que le simple fait de prononcer le mot « acid » est une incitation à consommer du LSD. Ce que l’on appelle alors l’acid house, c’est la musique jouée dans les première raves anglaises, bientôt importées en Prance. Dans cette optique, écouter cette musique revient à être un consommateur potentiel de drogue hallucinogène. NRJ devance les autorités en décidant de boycotter ce nouveau courant musical, comme l’avait déjà fait la BBC en Grande-Bretagne.

  • 42 BARA, Guillaume : « Techno, au-delà des raves », Télérama, semaine du 14 janvier 1998.

« La radio NRJ choisit prudemment de boycotter ce courant musical, que personne ne prend encore au sérieux. »42

Free party ou rave

L’origine anglaise de la free party

3Outre-Manche, la free party est le résultat d’une synergie entre les travellers, littéralement « routards », ancien hippies ayant choisi un mode de vie nomade ; les marginaux squatters éjectés des villes par la suppression des aides sociales et la rigoureuse répression des années Thatcher ; enfin les clubbers frustrés par les fermetures de clubs. La free party techno vient d’Angleterre, elle a été initiée par quelques sound systems dont les plus importants sont Tonka, DiY collective, Bedlam et Spiral Tribe.

  • 43 op. cit. p.188.

4Le mouvement des travellers, plutôt pacifique, a été marqué par une très brutale attaque des forces de l’ordre le 1er juin 1985 lors d’un convoi en direction de Stonehenge, lieu régulier de manifestations et de fêtes du mouvement. Cent quarante véhicules furent bloqués par un très important dispositif de police, de nombreux véhicules détruits ou saisis, les occupants matraqués et interpellés. Les travellers furent d’autant plus surpris qu’ils étaient jusqu’alors considérés comme des excentriques paisibles implicitement tolérés. Λ partir de cette période, ils furent rejoints par des citadins victimes des expulsions de squatts, plus violents et politisés, des punks entre autres. « Le moment idéal pour un changement », conclut Matthew Collin43.

  • 44 CHEVALLIER, Alexandre : La fête techno, approche sociologique, médicale et juridique, [Actes du col (...)

« Un nouveau phénomène apparaît dans les années 1986-1987, les acid parties. Thatcher et son gouvernement initient une nouvelle loi qui oblige les clubs à fermer à deux heures du matin. Pour continuer à faire la fête, les gens sont obligés de battre la campagne, de faire la fête dans des hangars, des usines désaffectées, des champs, etc. De cet état de fait naissent les acid parties, Leur succès tient, entre autre, à l’apparition d’une nouvelle drogue, l’ecstasy, qui va accompagner ces pratiques festives. »44

Le mouvement s’est radicalisé à partir du moment où les ravers ont été persécutés par les polices en Europe. Le bruit était au commencement, avant la « persécution » dont se plaignent les ravers. La techno est bruyante aux oreilles des autorités et en particulier aux oreilles de Mme Thatcher ; on peut légitimement se demander s’il ne faut pas voir en elle l’initiatrice involontaire du mouvement des free parties !

  • 45 COLON, op. cit. p. 194.

5De 1988 à 1990, c’est la montée en puissance de l’acid house avec les interdictions dans les clubs. Les premiers sound systems naissent et sortent des villes pour continuer à diffuser la musique, entraînant avec eux des milliers de citadins. Ils rencontrent les travellers lors des grands festivals d’été. La première fusion se produit au festival de Glastonbury en 1989, et en 1990, « l’alliance entre ravers et travellers commence à prendre forme »45. Λ l’intérieur du mouvement des travellers comme chez les ravers, les premières dissensions apparaissent. Certains travellers ne supportent pas la musique électronique et craignent pour leurs enfants, les drogues commençant à circuler de manière importante ; les raves payantes et leur musique parfois racoleuse lassent rapidement une partie des ravers, attirés par l’organisation efficace des sound systems itinérants.

Le Avon Free Festival de Castlemorton, en mai 1992, est le premier festival techno gratuit organisé de manière clandestine et à grande échelle, annonçant la synergie fondatrice de la free party techno. Ce fut une démonstration de force de la nouvelle alliance, trois jours de musique sans pause pour des milliers de ravers. L’événement a été un catalyseur déclenchant l’enthousiasme de milliers de personnes déterminées à faire la fête selon ce nouveau rituel, au mépris de la loi anglaise.

  • 46 FONTAINE, Astrid et FONTANA, Caroline : Raver ; Paris, Anthropos, Coll. « Ethno-sociologie poche », (...)

6Réagissant à cette variation du mouvement techno, le parlement anglais vote le 3 novembre 1994 la clause 58 du Criminal Justice and Public Order Act, où la rave est définie comme « un rassemblement en plein air de 100 personnes et plus (autorisées ou non à occuper le lieu) dans lequel de la musique amplifiée est jouée pendant la nuit (avec ou sans permission) »46. L’Act donne aux policiers le pouvoir d’obliger les ravers à quitter les lieux si les policiers estiment qu’ils causent une nuisance.

7Exaspérées par le tour que prenaient les événements et décidées à y mettre fin, les autorités anglaises procédèrent à un coup de filet dans le milieu des travellers. Plusieurs membres de la Spiral Tribe furent immédiatement déférés devant une cour de justice. Juste après la comparution, les membres du sound system décidèrent de s’expatrier et s’installèrent à Paris, devenue une sorte de base arrière.

La Spiral Tribe s’est alors attachée à propager le bruit à travers l’Europe entière, sillonnant la France, puis traversant les frontières, du Portugal à la République Tchèque, de la Hollande à la Yougoslavie, soutenue par d’autres travellers. Une partie de la tribu est allée aux Etats-Unis et une autre en Inde, par la route, avec tout le matériel nécessaire à l’organisation des free parties.

La transplantation française de la free party

  • 47 C’est pourquoi, dans ce livre, l’expression « free party » est préférée à « rave gratuite ». D’une (...)

8Pourquoi parler de free party en France ? Paradoxalement, les premiers organisateurs de free parties en France, la Spiral Tribe, appelaient cet événement une « rave gratuite », ce qui est une traduction correcte de « free party’ » ; c’était à la fin 1992, lorsqu’ils se sont expatriés et installés en France. Ce n’est qu’à partir de 1995 que l’expression « free party » a définitivement remplacé sa traduction. Tous les organisateurs français sans exception appellent cet événement une free party47. Sans doute le mot rave a-t-il été abandonné pour sa corrélation avec la rave payante de laquelle la free party veut absolument se démarquer. « Fête gratuite » sonne trop habituel, institutionnel (comme la fête de la musique ou la fête du village). « Gratuit » est trop prosaïque par rapport au mot anglais « free ». Le caractère de liberté manque. « Free party » a l’avantage d’être étranger à la langue, donc inusuel. Le fait est que l’expression free party est inédite en France, et cette nouveauté était nécessaire pour distinguer ce nouveau type de fête de tout ce qui a précédé.

  • 48 On peut trouver le texte intégral de cette circulaire confidentielle sur le site www.freetekno.org.

9Lorsque la Spiral Tribe débarque, les raves sont déjà bien lancées en France. Elles sont payantes, mais à des prix le plus souvent inférieurs à 100 francs. C’est l’époque de la montée en puissance des organisateurs de rave : de plus en plus de monde afflue à ces événements. Λ partir de 1993, la répression commence à sévir, les raves sont interdites de plus en plus systématiquement. Dans le même temps, les prix augmentent, parfois jusqu’à 200 francs l’entrée, soit bien plus cher que les clubs. L’organisation de rave est une affaire intéressante et des promoteurs importants s’y risquent. Après le pic de répression de 1995, faisant suite à la circulaire à caractère prohibitionniste émise par la Direction Générale de la Police Nationale intitulée « Les soirées raves : des situations à hauts risques »48, le gouvernement décide d’assouplir sa politique ; les organisateurs de raves qui demandent les autorisations et respectent la législation rencontrent de moins en moins de difficultés.

Pendant ce temps, la Spiral Tribe, qualifiée dans la circulaire de « professionnels du spectacle », fait rapidement des émules en France : Teknokrates, Nomades, Psychiatrik et OQP, suivis de quantités de sound systems autonomes et nomades. Le public suit, composé de ravers lassés des interdictions et des raves trop chères, de curieux rapidement convertis et de marginaux attirés par un nouveau concept de fête en accès libre.

Economie

10La techno est désormais acceptée sous certaines conditions : sa présence dans les clubs ne pose plus de problème, et les promoteurs de raves payantes trouvent de moins en moins d’obstacles à partir du moment où ils entreprennent de faire toutes les démarches administratives nécessaires à la conformité totale de la rave. Or l’organisation d’une rave coûte très cher dans ce cadre légal : la location d’une grande salle près de Paris est très onéreuse ; il faut également payer le passage de la commission de sécurité pour obtenir l’aval de la préfecture, un service de sécurité ; pour remplir la salle, il faut que des DJs connus (et donc chers) jouent, etc. Ce coût se répercute forcément sur le prix des entrées : une moyenne de 150 francs pour les raves en région parisienne.

  • 49 A Paris, une free party est organisée chaque samedi soir, pendant toute l’année, grâce à un rouleme (...)

11Le clivage essentiel entre les free parties et les autres raves tient au fait que les premières offrent un accès gratuit, fait exceptionnel dans nos sociétés pour un événement régulier à caractère festif49.

Ne pas être obligé de payer pour se voir offrir de la musique toute la nuit, le raver ressent cela, au moins au début, comme un don de la part de personnes désintéressées, et pour lesquels il éprouve une grande gratitude.

  • 50 propos de Manu Casana, organisateur avec Luc Bertagnol des toutes premières raves françaises en 198 (...)

« Le but du jeu est de donner du plaisir à l’autre, pas de profiter de lui... »50

12Selon les cas, les raves sont payantes soit pour atteindre l’autofinancement, soit pour assurer la subsistance de leurs organisateurs, voire pour les plus grosses, parce qu’elles sont destinées à faire le maximum de bénéfices, comme n’importe quelle entreprise capitaliste. Dans le principe, plus rien ne les sépare des clubs, et bien qu’elles connaissent encore en France — de plus en plus rarement — des problèmes d’interdictions (tout comme les clubs), elles sont largement tolérées et finiront par être complètement intégrées dans la société au même titre que n’importe quel lieu de divertissement. Λ ce titre, les grosses raves n’incarnent plus l’esprit festif des premières raves, qui reposait en partie sur cette illégalité.

  • 51 Beat signifie, ici, pulsation.
  • 52 Les étés 1987, 88, 89 où le mouvement des raves prit son essor au Royaume-Uni.
  • 53 OLAVE, “Fêtes sauvages, fêtes de sauvages”, Coda magazine, no 41, Paris, février 1998, p. 52.

« Au commencement, il y avait le beat51, les premiers “summer of love”52, bercés par l’innocence nihiliste qui animait ces éclaireurs de la techno ; ceux-là mêmes qui allaient devenir au fil des années les nouveaux contrebandiers désignés. Depuis, les capitalistes de tout poil ont fait main basse sur ce flot d’énergies créatives, musicales, artistiques et philosophiques, dont on perçoit aujourd’hui difficilement les limites. A mesure que l’Etat s’est montré regardant sur les manifestations techno jusqu’à exiger qu’elles obéissent aux mêmes règles que les salles de théâtres, une mouvance d’irréductibles s’est développée partout en Europe. »53

13Des milliers d’individus en Europe ont choisi un mode de vie alternatif, celui des travellers anglais, qui consiste à mener une vie nomade, dans des camions aménagés et équipés d’un sound system, pour organiser des free parties aux quatre coins du continent. Pour subvenir à leurs besoins, ils ont créé une économie parallèle qui consiste à demander au raver à l’entrée une donation (10 francs, des cigarettes, du haschisch, du carburant pour les groupes électrogènes, etc.), mettre sur pied une buvette et vendre des cassettes audio de leurs mixs (50 francs en moyenne).

14Il n’est pas impossible que la free party puisse parfois générer un bénéfice quand on sait que les donations (toujours réduites, de l’ordre de 10 francs, mais parfois exigées à l’entrée) sont proportionnelles à la grande affluence que connaissent les free parties à Paris depuis deux ans. Les buvettes et ventes de cassettes audio, dont les tarifs sont toujours très modérés sont lucratives pour les organisateurs parce que leurs frais sont moindre comparés à ceux de l’organisation d’une rave légale.

Parasitage du bruit

  • 54 Voir, à ce sujet, le dossier paru dans Technikart no 23, juin 1998, p. 58 sq.

15Le bruit de la rave n’attire pas que les curieux, et les ravers craignent deux types d’intrus : la « racaille » et les « keufs » (policiers). Le principe d’ouverture de la free party est mis à mal par ces deux catégories, perçues comme fortement indésirables par les ravers. La police tente (le plus souvent vainement) d’empêcher les ravers d’accéder à la fête en installant des barrages, des fouilles et des contrôles d’identité. Au matin, si le nombre de raver a suffisamment diminué, ils somment les organisateurs de couper le son, ce qui entraîne immédiatement une débandade générale et un arrêt de la rave. La « racaille » est un tout autre problème ; tandis que les « schtroumpfs » (policiers ou gendarmes en tenue bleue) se distinguent des ravers, et se tiennent aux abords de la fête, la « racaille » est fondue dans la masse des danseurs, bien qu’un œil exercé la repère assez vite, surtout par leurs agissements. Ils sont systématiquement interdits d’entrée dans les clubs, mais ont accès aux raves, gratuites ou non. Leur activité est évidente dans la free party : ils revendent de la drogue, mais les ravers ne leur font pas confiance, estimant que les produits vendus pour de l’ecstasy n’en sont souvent pas. D’une manière générale il est difficile de vérifier sur place la composition des drogues synthétiques. Les ravers ont aussi du mal à supporter l’idée qu’une free party, lieu par excellence du rejet de l’argent et de la relation commerciale, puisse être l’opportunité d’un commerce complètement intéressé organisé par des gens qui sont visiblement indifférents à l’aspect artistique et contestataire de l’événement. L’engagement et l’idéalisme que l’on retrouve chez beaucoup de ravers est mis à mal par l’attitude très prosaïque de ceux qui viennent là pour gagner de l’argent et replacent la free party dans un système qu’elle était supposée annihiler temporairement. Ce qui explique pourquoi les groupes d’individus insensibles à l’enthousiasme général perturbent les convictions, deviennent gênants et sont rejetés. Ce sont des bandes venant des cités défavorisées et il est à craindre que l’assimilation soit faite entre « racaille » et beurs en raison de la proportion élevée de ces derniers dans la population des cités54. Pour l’instant, si les tensions sont fortes entre ravers et organisateurs d’un côté et « racaille » de l’autre, il n’y a pas eu de dérive raciste dans l’univers de la free party.

Politique

16En rendant la techno illégale, les pouvoirs publics ont suscité des réactions radicales, dont les effets se ressentent (fatalement) dans la musique. L’expression de la révolte se traduit par un mode de vie marginal, celui des sound systems, et en musique, par le bruit. Le hardcore, à l’instar de la techno en général, exclu le langage. Pas de paroles dans la musique, pas de noms de musiciens, pas de mots écrits. La communication par le dialogue est délicate et éprouvante en raison du niveau sonore. Le son se radicalise, se démarque le plus possible des musiques intégrées à la culture dominante et tolérées par les pouvoirs publics. Ce qui était bruyant se bruitise encore davantage, et l’incompréhension s’accentue.

  • 55 Simon Lee, membre fondateur des Spiral Tribe in COLLIN, Matthew : op. cit., p. 209.

« Les clubs vous vendent une bonne nuit : votre seule action est de vous y rendre et de payer [...] Le gouvernement sait cela, qu’il est dangereux qu’un nombre important de personnes en harmonie les unes avec les autres se réunissent autour de quelque chose en complet désaccord avec leur système de valeur. Ce système de valeur, c’est l’argent, et le nôtre n’a rien en commun avec l’argent, c’est gratuit. On ne peut pas faire plus antinomique. »55

17Les free parties sont un bras de fer avec l’Etat dans lequel aucune communication n’est engagée de part et d’autre. L’association Technopole, dont l’objectif est de permettre une reconnaissance du mouvement techno et, dans un premier temps, l’arrêt des interdictions, représente en fait les organisateurs « légalistes », c’est-à-dire ceux qui ont préalablement accepté les lois en vigueur, tandis que les autres n’ont semble-t-il pas cette intention — et quand bien même, cela nécessiterait de sérieux aménagements.

18Du côté des organisateurs de free parties, il y a la volonté d’organiser une fête sans en référer aux autorités. L’Etat français a l’habitude de fiscaliser tous les circuits économiques, et la free party, bien que construite sur un concept de gratuité, est un lieu de circulation d’argent. La donation à l’entrée, la buvette et les ventes de disque ou de cassettes devraient être soumises à la T.V.A. La circulaire « Les soirées raves : des situations à hauts risques » convie les services des Impôts à participer à l’intervention en matière de Police Judiciaire. Organiser une free part)’, c’est prendre une liberté sans la demander au préalable. Les organisateurs ne veulent pas donner de l’argent ou se soumettre à un Etat qui les pourchasse et les persécute. Toujours dans cette même circulaire, la première phrase indique l’ordre des problèmes selon la police : « D’apparition relativement récente en France, les soirées rare n’ont guère tardé à retenir l’attention des pouvoir publics en raison des situations extrêmement préoccupantes qu’elles généraient au plan de l’ordre, de la sécurité et de la santé publique. »

19Il est remarquable que ce qui a été invoqué comme prétexte à l’interdiction des raves ait été dans un premier temps la drogue (« la santé »), puis lorsque l’amalgame techno = ecstasy a cessé d’être pertinent, la sécurité des salles. Mais d’ordre il n’a pas été question, alors qu’il s’agissait du premier problème évoqué. Comment expliquer le fait que les forces de l’ordre aient traité les problèmes en commençant par la troisième priorité, puis la deuxième, sans jamais expliciter ce qu’elles entendaient précisément par le premier souci, « l’ordre », ni en quoi ce dernier ait été troublé par les raves ?

20Le mouvement techno est confronté au choix inévitable d’être légaliste ou clandestin. La nature de la musique est affectée par le choix opéré puisque la musique diffusée est différente selon qu’on se trouve en free party ou en rave payante. Les raves payantes peuvent tout se permettre au niveau du choix de la musique, dans la mesure où la rentabilité est assurée. Dans les faits, les organisateurs de raves payantes ne cherchent pas à concurrencer les free parties, d’autant que le public de ces dernières est déjà formé et peu disposé à payer une organisation conventionnelle, avec le frisson de l’interdit en moins.

TAZ

  • 56 BEY, Hakim : TAZ, Paris, Éditions de l’Eclat, 1997.
  • 57 BEY, Hakim, op. cit.
  • 58 Entre autre Valérie Zerguine dans le hors série Art Press consacré à la techno, Michel Caillot dans (...)

21La Temporary Autonomy Zone56 du théoricien américain de la contre-culture Hakim Bey semble avoir quelques rapports avec la free party puisque définie comme « une insurrection qui ne serait pas tournée directement contre l’Etat, une opération de guérilla qui libère une aire (de temps, de terrain, d’imagination) et puis se dissout pour se reformer ailleurs à un autre moment avant que l’Etat ne puisse l’écraser »57, la ΤΛΖ inspire un rapprochement aux journalistes et universitaires58. Il est arrivé plusieurs fois en France que les forces de l’ordre interviennent violemment pour évacuer des lieux occupés par les ravers, et ces derniers, rendus furieux par les coups et les gaz lacrymogènes, sont rarement d’humeur à coopérer. La guérilla en question est surtout la manifestation d’une volonté collective de faire la fête, une conséquence de la répression policière, mais elle n’a jamais eu de caractère insurrectionnel. Seul le goût des ravers pour les tenues de camouflage donnent un aspect de guérilla. En dehors du cadre festif, la free party n’a pas vocation à opérer directement des bouleversements politiques, sinon de façon symbolique : comme preuve qu’il est possible d’agir collectivement contre un système, de former un groupe clandestin capable d’agir régulièrement en toute illégalité, une prise de conscience collective. En tant que fête, il n’y a pas de doute qu’elle est une zone temporairement autonome, puisqu’elle ignore parfaitement toute loi exogène ainsi que les injonctions spéciales provenant des autorités. Prise mot à mot l’expression résonne favorablement, tandis que l’arrière-plan idéologique bifurque : « TAZ » est aussi l’un des sobriquets de l’ecstasy, un mot chuchoté à l’oreille des ravers comme invitation à zone mentale temporairement autonome.

Les réseaux

22Le clivage est très strict ; les deux univers sont séparés et fonctionnent parallèlement. Il n’y pas de lieu hormis de très rares disquaires où les amateurs de free parties croisent les amateurs de raves payantes. Il n’y a pas une étape de la chaîne d’information et de diffusion de la musique techno qui ne soit proprement scindée en deux. C’est évident en ce qui concerne les flyers. Ces tracts déposés par les organisateurs chez les disquaires techno sont parfaitement différenciés, on peut reconnaître au premier coup d’œil s’il s’agit d’une free party ou non. Entre l’« esthétique du pauvre » de la free party, photocopie noir et blanc en petit format et les « luxueux » flyers multicolores sur carton ou papier glacé des raves payantes, le raver sait où il va. Les lignes agressives et le contraste radical du noir et blanc promettent au raver le son bruyant de la free party ; les couleurs chaudes invitent au confort d’écoute.

23Une fois le flyer en main, le raver va faire fonctionner le téléphone arabe et avertir ses amis de la future free party. Les flyers sont distribués de manière volontairement limitée pour que l’information ne soit pas trop largement divulguée et reste dans le réseau des habitués. Cela n’empêche pas les free parties parisiennes de connaître un engouement très important depuis 1997, avec des fêtes rassemblant plusieurs milliers de personnes. Pourtant, ces free parties sont toujours éloignées de Paris, parfois à plus de cent kilomètres, avec la garantie presque certaine d’avoir affaire à un barrage de gendarmes. Les free parties sont systématiquement surprises par les forces de l’ordre, qui se contentent cependant la plupart du temps de faire de simples contrôles de véhicules et d’identité, et attendent que la fête se termine d’elle-même. En raison de la surveillance policière, les organisateurs ne communiquent le lieu exact de la free party qu’au dernier moment, très tard, au moyen d’une infoline, contraignant les ravers à n’arriver sur place qu’après minuit au plus tôt et le plus souvent vers une ou deux heures du matin. Les difficultés sont exactement les mêmes en province.

Quel public pour la free party ?

24Il est bien difficile d’identifier les ravers sur une échelle sociale. Une simple observation des participants indique, de par l’uniformité de leurs vêtements, qu’ils cherchent à former un groupe homogène et distinct du reste de la société ainsi que des autres ravers. Ce type de vêtement est très bon marché contrairement à ceux des clubbers, vêtus conformément à une mode onéreuse. Il n’est pas possible d’obtenir des informations fiables par la simple observation mais, de par la fréquentation assidue de ces raves et la discussion avec de nombreux participants, on peut empiriquement dire de ces derniers qu’ils appartiennent majoritairement à la classe moyenne. C’est très vague, mais cela permet d’observer qu’il ne s’agit pas d’un groupe particulier ou minoritaire de la population française. Ce qui semble certain, c’est qu’il y a une très large prédominance de jeunes entre 18 et 30 ans et une légère majorité masculine.

25Les amateurs de style trance, goa et house ne se rendent pas en free party parce que les styles qu’ils aiment n’y sont pratiquement jamais joués. Mais, au-delà des barrières stylistiques, des facteurs concrets compliquent l’accès à ce type de fête : les free parties sont toujours éloignées des villes, ce qui oblige le raver à posséder une voiture ou à avoir des amis motorisés. Certains n’hésitent pas à faire du stop à partir du point de rendez-vous, mais le retour après la fête est très hasardeux et s’avère bien souvent pénible. La free party implique donc un volontarisme plus affirmé que les autres types de raves.

Hors de la free party

26Pour le raver stupéfié par la dimension que prend la musique techno dans le contexte de la free party, retrouver ce son dans l’univers quotidien devient une gageure. Il n’est pas possible de retrouver le bruit produit par une muraille d’enceintes, mais on peut se procurer le support qui a fixé le son. Vinyle ou cassette audio permettent au raver de patienter jusqu’à la prochaine free party, bien que la musique s’en échappant ne soit plus qu’un ersatz dévitalisé. Le simple fait de l’entendre fait revivre les sensations extraordinaires de la fête. Un sentiment d’étrangeté naît de cette écoute déplacée au cœur du quotidien.

27Pour entendre du hardcore, il faut avoir une démarche volontaire vers cette musique, aller la chercher là où elle est diffusée, dans un nombre de lieux assez réduit. Λ Paris, il en existe moins de cinq où l’on puisse en écouter pendant la journée. Ce sont tous des disquaires spécialisés, alors qu’on peut entendre d’autres styles de techno dans des bars, des magasins de vêtements et autres endroits à la mode. La nuit, en dehors des raves, toujours distantes d’au moins dix kilomètres de Paris, il y a quelques clubs qui organisent depuis la fin 1997 des soirées hardcore, mais sans grand succès et de façon ponctuelle. Les adeptes des free parties ne sont pas prêts à se rendre dans les clubs. En revanche, les autres styles de techno sont présents depuis 1990 dans plusieurs clubs de la capitale. Le hardcore, bien qu’il soit sur cette voie, est encore loin d’être intégré à ces lieux réglementés que sont les clubs. Ce courant reste souterrain (« underground » disent les amateurs).

  • 59 C’est-à-dire optimisées pour un passage à la radio. Le format est le suivant : une voix féminine ré (...)

Les musiques regroupées sous l’appellation techno sont en fait la plupart du temps de la house ou même de la dance-music dans lesquelles on entend une pulsation typiquement techno, mais dont les caractéristiques musicales sont soumises au format « commercial »59. Le hardcore n’est pas diffusé dans les magasins de vêtements, par exemple, comme d’autres musiques « à la mode » ni dans aucun lieu public.

Hardtechno, hardcore, acidcore... la musique des free parties

  • 60 FONTAINE, Astrid et FONTANA, Caroline : op. cit., p. 100.

28La techno hardcore n’a pas une présence dans les médias comparable à celle des autres styles de techno, et moins encore par rapport à la « house aseptisée et commerciale qui donne naissance en France aux événements Dance Machine »60. Hormis quelques rares exceptions — toujours des radios locales associatives — le hardcore est absent des ondes.

L’extrémisme musical du courant hardcore est une exacerbation du noyau dur de la techno. Mais le hardcore n’est en aucun cas le cœur de la scène techno. Bien au contraire, il en est l’une des extrémités, et entretien des rapports ambigus avec le reste du mouvement. Ce n’est pas pour rien que le suffixe « core » qualifie cette musique. Les autres courants méritent autant l’appellation techno, mais contiennent davantage d’éléments qui les rattachent à un héritage, alors que la rupture est maximale dans le cas du hardcore, musique particulièrement envahie par le bruit, le son sale et les rythmiques les plus agressives et obsessionnelles. C’est la frange « dure » du mouvement car elle est la plus éloignée des systèmes de production et de diffusion traditionnelle de la musique commerciale. La contestation des valeurs dominantes de la société y est plus présente qu’ailleurs, sous la forme d’activisme, d’organisation totalement marginale et dans la plus complète illégalité.

29Pour se démarquer de la techno intégrée, la free party se devait de produire un son différent et, à l’instar du nom de cette fête, il fallait un nouveau nom de musique. Diverses tendances musicales cohabitent dans les free parties : hard techno, acidcore, gabber, hardcore, drum’n’bass, et leurs infinies déclinaisons : breakcore, speedcore, noisecore, harshcore, etc. Ces styles ont pour point commun d’être moins diffusés que les autres (house, garage, trance, goa). Les premiers sound systems anglais jouaient beaucoup de house (Tonka et DiY), mais ils n’ont jamais intégré le circuit européen des free parties. La radicalité de la free party avait besoin d’un son qui se distingue complètement du reste du mouvement, et la house est une musique qui a connu une importante récupération commerciale. Le modèle, pour tous les sound systems, a été la Spiral Tribe, qui jouait à ses début un style qu’ils appellent hardcore et que l’on nomme en France acidcore. Ce style domine largement les autres au sein de la free party, au point que certains se plaignent de cette hégémonie. Le son est très agressif, avec des tempi rapides, ce qui a rapidement éloigné les amateurs de house et de trance de la free party. D’un autre côté, lorsqu’un DJ se met à jouer une musique plus douce qu’à l’habitude, c’est un euphémisme de dire qu’il n’est pas encouragé par les ravers. Il n’y a qu’un seul style vraiment éloigné du « core » qui réussisse à s’imposer, probablement parce qu’il est régulièrement joué par la Spiral Tribe : le drum’n’bass. Sa différence fondamentale avec l’acidcore et le hardcore est de ne pas avoir de répétition régulière de la pulsation. D’où son caractère moins dansant, dû aussi à une certaine imprévisibilité déconcertante pour les danseurs habitués à suivre une pulsation régulière confortable. Les rythmes sont perpétuellement entrechoqués, décalés, comme une boite à rythmes devenue folle, en proie à un bogue insurmontable. Cette musique a un système a priori paradoxal : la répétition d’une idée de rupture. Chaque cellule sonore est déconstruite, dépolarisée, et répétée. Mais le drum’n’bass n’est pas moins bruyant que les autres styles de la free party. Les accélérations et les décélérations de cymbales produisent un bruit irritant et discontinu, une tension n’ayant rien à envier aux autres styles.

30Bien que les limites stylistiques entre les musiques soient ténues, les opinions sont souvent très tranchées. Le cloisonnement des genres est le résultat d’un sectarisme, de la part des musiciens comme du public, un problème qui concerne toutes les musiques. Le propre du musical étant d’échapper aux mots et de traverser les cloisons, il est simple pour un DJ de passer progressivement, par le mix, d’un style à un autre, aussi éloignés soient-ils. Si les musiciens de hardcore affirment mépriser ceux qui jouent acidcore (et vice-versa), ce type d’opinion est marginal.

  • 61 COLLIN, Matthew : op. cit., p. 207. L’expression s’inspire du fameux « industrial music for industr (...)

31Mark Harrison, membre fondateur de la Spiral Tribe, a d’ailleurs dès le début du mouvement défini la musique jouée par le sound system : « Cette bande sonore est ancrée dans une perspective idéologique : une musique hardcore pour un monde hardcore. »61 La définition du mot hardcore a évolué rapidement dans la free party. Le son acide a été considéré comme pertinent pour définir la musique la plus diffusée dans les free parties : le hardcore a été rebaptisé acidcore et le mot hardcore désigne dorénavant un son encore plus pointu, bruyant, extrême que le son acide. Les sons typiquement acides sont absents de ce style techno, marginal dans la marge de la free party. Un hardcore à l’intérieur du hardcore en quelque sorte.

  • 62 CF, [s. t], Datacide, Londres, no 3,1997, p. 16.

32Le fanzine anglais Datacide, selon ses propres termes « principalement perçu comme un fanzine hardcore », conçoit ce style d’une manière assez large : « Notre définition du hardcore est large [...] Nous essayons dans la mesure du possible de couvrir aussi largement que possible tons les bruits qui nous intéressent. [...] Quoi qu’il en soit, nous nous intéressons à tous les morceaux situés inconfortablement entre les styles établis, tous ceux qui vont un peu plus loin. Ce qui est expérimental dans le vrai sens du terme (pas dans le sens d’un nouveau style). »62

33Diffusé dans un milieu très restreint mais vivace, en particulier en Allemagne, en France et sur la côte est des Etats-Unis, cette musique a du mal à trouver des lieux de diffusion : les ravers qui consomment des drogues hallucinogènes en particulier supportent mal l’atmosphère sombre et l’extrême violence de ce type de hardcore, ce qui pousse les musiciens à s’insurger contre l’ouverture, très relative à leurs yeux, de la free party. En effet, les amateurs de hardcore se plaignent de ce que leur musique est tellement extrême qu’elle n’est plus jouée en rave, même dans les free parties, au profit d’une domination sans partage de styles plus dansants. La difficulté pour les DJs hardcore de jouer en rave contribue certainement à accentuer leur volonté de jouer par dépit une musique encore plus difficile, suggérant une écoute plus mentale que corporelle. La danse et l’hédonisme habituellement associés à la free party deviennent caduques et les musiciens de ce type de hardcore revendiquent le droit pour leur musique d’exister en dehors du cadre festif.

34Des quantités très importantes de disques compacts sont vendues sous l’appellation hardcore, mais la musique en question n’a dans ce cas que peu de points communs avec celle diffusée dans les free parties. Dansante, très rapide (de 180 à 300 bpm) et inspirée par les bruitages des jeux vidéos, cette musique est paradoxalement plus bruyante par son rythme effréné, tyrannique et irritant que par la nature des sons utilisés : ce sont des sons sinusoïdaux élémentaires, analogues à ceux produits par les petites consoles de jeu. Les éléments musicaux sont plutôt conventionnels : des embryons de mélodies avec des sons de synthétiseurs et des échantillons de hurlements ou de guitares électriques saturées. Les amateurs de cette musique sont souvent très jeunes. La frénésie continue, l’imagerie empruntée aux comics d’épouvante placent cette musique directement dans la lignée du hard rock (auquel beaucoup d’échantillons de guitare sont empruntés), reposant sur une révolte dépolitisée. Ce hardcore, parfois aussi appelée gabber, connaît un important succès commercial qui s’est traduit par la vente de disques compacts et d’énormes raves payantes fréquentées par un public nettement plus jeune que celui des autres styles de techno. De grands rassemblements tels Hellraiser ou Terrordome ont accueilli jusqu’à vingt mille personnes pour douze heures de fête continue.

35L’industrie du disque utilise l’étiquette hardcore dans son optique habituelle de récupération, indispensable pour renouveler l’offre et lui conférer une légitimité factice : « le vrai son underground ! », promettent les publicités. Il n’est pas possible d’éviter l’ambiguïté des appellations due à la récupération systématique dont elles font l’objet et les musiciens de hardcore se sentent toujours obligés de préciser le contexte dans lequel ils créent pour éviter l’amalgame avec l’appellation commerciale.

  • 63 [S. n], Autofuhk AA, [s. 1.], p. 8.

« Attribuer un nom à chaque sous-genre tekno, à chaque crypto-mouvement me semble partial et totalitaire (on ne nomme que ce qu’on connait) ; une appellation pour chaque musicien ! Mieux : pour chaque morceau ! Attention : il faut être à la fois original et évocateur... Ha ! Oublie ces conneries ! La musique n’a d’autre nom que les résonances qu’elle crée en toi. »63

36Manière de dire que la musique est rétive non seulement à l’étiquetage, au « catalogue raisonné », mais aussi globalement au langage et s’adresse uniquement à l’individu, rendant impossible une intersubjectivité passant par la communication verbale. Cet aveu traduit aussi une forte crainte du commentaire d’autrui et du jugement esthétique.

  • 64 Voir note 32.

37Il n’y a pas véritablement de consensus sur la définition du mot hardcore. Vers quelle musique renvoie-t-il ? Les puristes ont une définition très restrictive du mot hardcore, limitée à une techno composée de sons toujours saturés, sales, sans pulsation régulière ou bien ultra-rapide, peu propice à la danse et extrêmement agressive ; tandis que la représentation collective qu’en donnent les mensuels techno à grand tirage64 élargit le hardcore à toute techno au caractère dur, violent, généralement au bpm supérieur à 160, et aux sonorités agressives. Le mouvement techno associe les free parties à la musique hardcore.

Dans les chapitres suivants de ce livre, le mot hardcore sera employé dans le sens initial définit par Mark Harrison, et caractérisera l’ensemble des musiques techno diffusées dans les free parties, puisqu’elles attirent tout ce qui est « hard » et tout ce qui est « core ». Une idée de la techno davantage qu’une caractéristique sonore quantifiable.

Bruit secret

  • 65 La Spiral Tribe, par exemple, organise des fêtes sous les noms de Sound Conspiracy, Network 23, Fac (...)
  • 66 A l’exception des live-acts qui, s’ils sont de plus en plus fréquents et appréciés, n’ont pas lieu (...)

38La discrétion dont fait preuve la free party dans le domaine du langage est symptomatique de sa position dans la société. Dans le contexte actuel de marchandisation générale de l’œuvre d’art et de toute puissance des industries culturelles sur le monde musical, la stratégie employée par les organisateurs de free parties est originale. Les noms des musiciens fonctionnent comme des marques : une invitation à consommer leur musique sous forme d’objet, les supports reproductibles de fixation du son. Un nom signalé à la foule des ravers est une publicité. Pour assurer leur autonomie, leur indépendance de la sphère commerciale, les organisateurs ne donnent aucun nom d’individu, tout au plus divulguent-ils les noms des sound systems sur les flyers, mais ces noms changent souvent65. Les noms restent discrets et ont surtout pour fonction de renseigner le raver sur le caractère tribal et non commercial de la fête. Sur le lieu de la rave, le nom des sound systems est le plus souvent invisible et beaucoup de ravers les ignorent sachant juste qu’« il y a une fête à tel endroit », information transmise de bouche à oreille, du fait que les flyers sont diffusés en quantité limitée. Hormis le « culte » qui accompagne la Spiral Tribe, le nom du sound system organisateur passe au second plan derrière la musique dont le raver sait qu’elle n’est pas produite sur place mais simplement mixée66. Les noms des DJs sont très rarement mentionnés sur les flyers, de sorte que le public ignore qui mixe. Seuls les habitués, qui fréquentent les free parties depuis plusieurs années décodent les flyers, et savent qui joue parce qu’ils finissent par connaître personnellement les membres des sound systems. L’autre raison pour laquelle les noms des individus sont absents est le caractère illégale des free parties. En cas d’intervention de la police, il est plus difficile à ces derniers d’identifier les organisateurs.

39Les musiciens sont souvent hors de la vue des ravers : derrière les enceintes. Tout dépend des sound systems qui organisent et des endroits qu’ils choisissent. Tout est fait pour détourner l’attention des ravers de sa personne. C’est une situation originale, puisque le rock célébrait au contraire le culte d’un ou de plusieurs individus exposés aux regards de l’assistance. Le spectacle dans la free party ne vient pas du musicien. Ce dernier a bien conscience de n’être qu’un maillon d’une chaîne de créateurs. Il agit toujours au sein d’un groupe, en utilisant les sons d’autrui. Le système autorial est consciemment détruit.

Pour autant le DJ se considère comme un créateur à part entière. Mais la création, la musique perçue par l’auditoire, est toujours le fait de transformations exercées par plus d’un individu. Il n’y a pas de cloisons entre production et diffusion, ni entre individu et collectif, la musique telle qu’elle est diffusée en définitive porte toujours la marque de plusieurs individus.

40Dans les raves payantes, il existe un phénomène de starification des DJs, dont les noms fonctionnent comme des marques pour attirer les ravers comme c’est le cas dans la musique populaire. Les sound systems ont, eux aussi, leurs noms auxquels sont sensibles les ravers, mais dans une moindre mesure, parce qu’ils savent qu’il y a souvent des sound systems qui se joignent au dernier moment et d’autres qui sont absents ; bref, il y a souvent des surprises. Le sound system est un collectif, une communauté, parfois appelé tribu, et à ce titre, le raver s’imagine plus facilement en contact, voire momentanément inclus, tandis qu’il reste en position d’altérité face à un individu dont la nature a changé à cause de la starification dont il fait l’objet.

41Les teknivals sont à ce titre des événements révélateurs de l’esprit de ces sound systems. Ce sont de grands festivals de musique techno (la plupart du temps de hardcore) dont l’idée a été lancée par la Spiral Tribe, organisatrice avec d’autres sound systems du premier teknival à Beauvais au mois de juillet 1993. Le principe est de réunir en été, dans un endroit éloigné de toute habitation, tous les sound systems et les artistes qui le désirent pendant environ une semaine, ou jusqu’à ce que les autorités interviennent physiquement pour les stopper. Des tracts circulent : « Open invitation to all sound-systems and performers » avec un numéro de téléphone correspondant à une boite vocale sur laquelle le lieu est indiqué au dernier moment pour le public, afin de rester inconnu aux forces de police. Le jour venu, les ravers arrivent par milliers et ignorent quels sont les sound systems présents, d’autant qu’ils n’affichent presque jamais leurs noms. Les ravers peuvent apporter leurs provisions avec eux et ne pas dépenser un centime tout en profitant de la musique pendant toute la semaine. Ce principe de gratuité est fondamental et fait partie du code d’éthique de ce mouvement, observable dans toutes les free parties sans qu’il n’ait jamais été formulé explicitement par un manifeste. L’absence totale de discours fondateur dans le mouvement techno est un caractère surprenant lorsqu’on constate la constance dans l’organisation des pratiques festives. Le rejet du verbal est d’ailleurs une caractéristique majeure de ce mouvement, et un fait inédit dans la culture populaire du xxe siècle. Les commentaires sur la musique sont rares, laissant la place libre à des interprétations marquées par des idéologies très contestataires posées sur le mouvement techno.

  • 67 [S. n.), « Antitek », TNT no 31, Paris, octobre 1996, p. 1.

42La révolte contre le tournant commercial pris par le mouvement techno s’illustre dans une diatribe particulièrement violente, en éditorial du fanzine TNT, qui se sous-titre désormais « antiteknozine » : « La techno n’est plus que la bande son du consumérisme, du gobe, ferme ta gueule et danse. Elle n’aurait pu nous plaire qu’employée à la critique des techniques, non pas dans leur application banale, marketing, propagande, lois des marchés. La techno, c’est drogue + musique, la muzik fin-de-siècle du tout-totalitaire, où chacun gère son extermination à son rythme, une confusion suicidaire entre euthanasie et existence. Reste la musique, toute la musique, qui ne peut plus être “techno”, puisque la “techno” est désormais le complet apanage des technocrates, dance, disco, l’automation musicale du décervelage, ce qui nous révolte et contre quoi tout nous porte à danser. »67

Cette marginalité trouve un reflet dans leur musique grondante et infernale, toujours plus incompréhensible pour la société.

43Le matériel des sound systems organisateurs des free parties n’est pas toujours d’une qualité comparable à celui des clubs. Les problèmes techniques sont plus fréquents dans l’organisation de raves ponctuelles que dans celle d’un club où la configuration est stable. L’humidité des entrepôts, l’usure générale du matériel dégradent la qualité du son : parasites, saturation et manque de puissance sont des problèmes récurrents dans les free parties. Pour autant le son des clubs techno n’est pas toujours irréprochable, encore moins celui des raves payantes, mais ces derniers disposant de davantage de moyens, ces désagréments sont d’autant plus insupportables aux oreilles des ravers. Les free parties sont donc globalement plus bruiteuses que les autres, et cela contribue à leur identité.

44Tout son non désiré est un bruit. La free party est désormais plus bruyante que la rave aux oreilles de la société, parce qu’elle ne se plie pas aux règles. Tandis que la fête techno se développait dans un esprit hédoniste, à côté de la société et de ses règles, cette dernière lui a rappelé qu’elle n’était pas prête à tolérer ces excès. Depuis, la free party ne propose plus seulement un espace festif hors du quotidien : elle se développe contre la société en ne négociant pas avec elle. La répression a eu pour effet de casser le mouvement en deux, d’un côté ceux souhaitant intégrer la rave, de l’autre ceux qui contestent à l’autorité politique le droit de réglementer leur fête et se radicalisent, rejoignant alors d’autres mouvements contestataires et fortement politisés dans une grande protestation. Λ ce bruit il faut un lieu : la free party ; à ce lieu il faut un bruit : le hardcore.

Notes

41 MOLIÈRE, Éric : « La musique techno comme fête musicale » in GREEN, Anne-Marie (éd.) : Des jeunes et des musiques, Rock, Rap, Techno..., Paris, L’Harmattan, 1997, p. 222.

42 BARA, Guillaume : « Techno, au-delà des raves », Télérama, semaine du 14 janvier 1998.

43 op. cit. p.188.

44 CHEVALLIER, Alexandre : La fête techno, approche sociologique, médicale et juridique, [Actes du colloque des 5 et 6 juin 1997], Poitiers, co-édité par Le Confort Moderne, L’Espace Mendès France, et l’ARDIAMC Poitou-Charentes, 1997, vol. 1, p. 7.

45 COLON, op. cit. p. 194.

46 FONTAINE, Astrid et FONTANA, Caroline : Raver ; Paris, Anthropos, Coll. « Ethno-sociologie poche », 1996, p. 74.

47 C’est pourquoi, dans ce livre, l’expression « free party » est préférée à « rave gratuite ». D’une manière générale, les expressions utilisées dans le contexte des free parties sont réemployées telles quelles, sans traduction vers un langage universitairement « correct ».

48 On peut trouver le texte intégral de cette circulaire confidentielle sur le site www.freetekno.org.

49 A Paris, une free party est organisée chaque samedi soir, pendant toute l’année, grâce à un roulement tacite entre les différents sound systems.

50 propos de Manu Casana, organisateur avec Luc Bertagnol des toutes premières raves françaises en 1989 in BARA Guillaume, op. cit.

51 Beat signifie, ici, pulsation.

52 Les étés 1987, 88, 89 où le mouvement des raves prit son essor au Royaume-Uni.

53 OLAVE, “Fêtes sauvages, fêtes de sauvages”, Coda magazine, no 41, Paris, février 1998, p. 52.

54 Voir, à ce sujet, le dossier paru dans Technikart no 23, juin 1998, p. 58 sq.

55 Simon Lee, membre fondateur des Spiral Tribe in COLLIN, Matthew : op. cit., p. 209.

56 BEY, Hakim : TAZ, Paris, Éditions de l’Eclat, 1997.

57 BEY, Hakim, op. cit.

58 Entre autre Valérie Zerguine dans le hors série Art Press consacré à la techno, Michel Caillot dans son ouvrage « Sens multiple », Astrid Fontaine et Caroline Fontana dans « Raver ».

59 C’est-à-dire optimisées pour un passage à la radio. Le format est le suivant : une voix féminine répétant une phrase simple en anglais, des mélodies accrocheuses, une durée de 3 à 5 minutes.

60 FONTAINE, Astrid et FONTANA, Caroline : op. cit., p. 100.

61 COLLIN, Matthew : op. cit., p. 207. L’expression s’inspire du fameux « industrial music for industrial people ».

62 CF, [s. t], Datacide, Londres, no 3,1997, p. 16.

63 [S. n], Autofuhk AA, [s. 1.], p. 8.

64 Voir note 32.

65 La Spiral Tribe, par exemple, organise des fêtes sous les noms de Sound Conspiracy, Network 23, Facom ou encore Total Resistance. Ce sont aussi les noms donnés aux regroupements de plusieurs sound systems.

66 A l’exception des live-acts qui, s’ils sont de plus en plus fréquents et appréciés, n’ont pas lieu à chaque free party.

67 [S. n.), « Antitek », TNT no 31, Paris, octobre 1996, p. 1.

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