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Stand Down Margaret

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Yasmine Carlet

Épilogue

Texte intégral

1« Je ne chante pas pour passer le temps ». Ce refrain de Jean Ferrat fit office de credo à la Grande-Bretagne de Margaret Thatcher. La volonté de transmettre des opinions, de commenter, de condamner les hautes sphères du pouvoir à la seule force de la création musicale et d’une action sur le terrain s’est éteinte avec la décennie. L’engagement musical ne caractérise plus la Grande-Bretagne. Cependant, l’extinction des voix contestataires britanniques ne doit pas faire perdre de vue leurs acquis, du point de vue des musiciens comme des auditeurs.

A la fin des années 80, le pays se trouve tiraillé entre des poussées contradictoires. Les années de reprise économique, d’abondance et d’optimisme sont aussi celles de la pauvreté, du crime, et des sans-abris. Deux forces antagonistes convergent alors vers l’essoufflement : la musique populaire contestataire et la notoriété de Margaret Thatcher.

2La poll tax est entrée dans l’histoire comme l’un des échecs politiques les plus cuisants du Royaume-Uni. Officiellement introduite en avril 1990, elle disparaît sous le gouvernement Major trois ans plus tard, non sans avoir déclenché une levée de boucliers générale, le soulèvement des classes moyennes rurales, traditionnellement conservatrices, et des manifestations dans les rues de Londres. Le parti lui-même compte son lot d’opposants à cette réforme de la fiscalité locale.

  • 1 Le terme poll peut signifier à la fois scrutin, liste électorale et liste de contribuables.

3La community charge, taxe invariable payée par chaque citoyen adulte, remplace l’impôt local traditionnel basé sur des taux. Elle concerne sans exception tous les électeurs de chaque autorité, d’où son surnom de poll tax1. Dans l’esprit de Margaret Thatcher, elle suscitera la transparence budgétaire des collectivités et l’intérêt de la population pour les enjeux locaux : le recouvrement d’une capitation au montant fixe astreindra les autorités locales à jouer la transparence sur leurs dépenses, d’autant que l’électorat devinera désormais le moindre excès commis.

Mais les contribuables perçoivent surtout l’injustice d’un impôt indifférent aux ressources, de lourds frais administratifs et une menace de leurs droits et libertés individuels.

4L’entêtement de la Dame de Fer face à ce désastre programmé causera sa perte. De plus en plus isolée, désavouée par ses ministres et accusée de diviser le parti, elle ne s’adresse plus qu’à ses conseillers personnels. Pour la plupart des tories, la prochaine victoire électorale dépend avant tout de son départ.

Margaret Thatcher démissionne le 22 novembre 1990. La chute de ce Premier Ministre dont la puissance paraissait si solidement établie relève de la cabale partisane. Dans le régime britannique, c’est le parti qui détient l’autorité ultime quelle que soit la personnalité qu’il porte à sa tête et au sommet de l’Etat. Une fin de règne peu flamboyante pour celle dont la popularité au sein de la société civile a tenu en échec le mouvement musical qui l’a combattue durant onze années, ou presque.

5Le phénomène se tasse, marqué à vif par l’échec du Red Wedge et le découragement face à un adversaire apparemment indétrônable. Les revendications se raréfient, les groupes se séparent. Le succès commence à faire défaut au Style Council qui se scinde en 1990. Paul Weller re-émerge l’année suivante et s’impose aujourd’hui comme l’un des chanteurs pop les plus acclamés. Les Blow Monkeys annoncent leur séparation un mois et un jour avant la démission de Margaret Thatcher. Les exemples ne manquent pas. Quant aux artistes solo (Elvis Costello, Robert Wyatt, Morrissey...), leurs préoccupations désertent la scène politique ou se déploient vers d’autres destinations. Billy Bragg porte son attention sur l’Amérique latine et le bloc communiste en pleine désagrégation. Depuis, sa réputation est passée du chansonnier socialiste à l’incontournable auteur-compositeur britannique, à l’inspiration toujours socialement marquée. Le poète admet avoir perdu la « muse » qui lui inspira quelques-uns de ses morceaux les plus poignants. « C’est vrai que ça a été un problème, le jour où elle est partie, j’ai eu peur de perdre mon boulot. L’important était qu’elle parte, je suis content d'avoir perdu mon principal sujet d’inspiration [...] Les deux idéologies de l’Angleterre depuis la guerre - le marxisme et le thatchérisme – sont en déroute. Mes chansons s’en ressentent forcément. Je ne peux plus continuer à utiliser ce langage périmé, il faut que je retourne à mes racines » (les Inrockuptibles, 11 décembre 1991, p. 7).

6Si ce vétéran y est parvenu, tel ne semble pas être le cas de ses anciens partenaires. Il portera sur eux un jugement sans appel : « Je suis sans doute le seul à ne pas avoir rendu mon tablier. C’est assez frustrant et en même temps, je peux comprendre cette situation, elle est dans l’ordre des choses [...] On se dit qu’il est plus facile de changer le monde en élevant ses enfants qu’en allant débattre au sein des entreprises. Au bout d’un moment, la politique n’est plus qu’un bruit lointain, un vague souvenir... Alors je me retrouve tout seul. Sans Paul Weller, que ces choses n’intéressent plus. Sans Jerry Dammers, qui vit planqué dans une banlieue de Londres et gagne un peu d’argent en étant DJ dans les clubs [...] Ceux que j’ai le plus de mal à excuser sont ceux qui sont encore en activité. Un type comme Paul Heaton, le chanteur de Beautiful South, devrait avoir le courage de la ramener plus souvent. A l’époque des Housemartins, il était l’un des nôtres, un vrai combattant, mais depuis, il se planque chez lui, dans son petit confort bourgeois » (Les Inrockuptibles, 23 avril 1997, p.23). Il rajoute : « Morrissey vit cloîtré chez lui et s’emmerde alors que je me lève chaque matin en me disant qu’il me reste des choses à faire » (ibid.). Bob Geldof partage visiblement le point de vue de Bragg. En 2002, le grand instigateur des causes humanitaires participe à la campagne « Non à l’Euro ». Non qu’affirmer son attachement à la livre soit, en Grande-Bretagne, sujet à grande controverse, mais l’éventualité d’un référendum en fait un enjeu politique avec ses pour et ses contre, et Geldof brise courageusement son image fédératrice pour rejoindre le camp des opposants à la monnaie européenne.

  • 2 Politique qui exige des bénéficiaires de l’allocation chômage qu'ils acceptent le moindre travail p (...)

7La nouvelle génération de musiciens populaires britanniques illustre la démission dont parle Bragg. Peut-être le bilan négatif des années 80 en matière de changement pèse-t-il sur d’éventuelles tentatives nouvelles ? Peut-être l’engagement musical contre les pouvoirs publics était-il voué à disparaître avec l'objet de sa colère, Margaret Thatcher, telle une source passagère d’inspiration créatrice ? Peut-être, enfin, qu’inconsciemment, il apparaît contraire aux racines sociales des musiques populaires britanniques d’entamer une lutte contre un gouvernement qui pourtant, d’avis général, n’a plus de travailliste que le nom : fin des bourses universitaires d’Etat, couvre-feu nocturne pour les moins de 18 ans, durcissement du workfare2, refus viscéral d’ouvrir le débat sur les drogues... ? Le New Labour ne consiste-t-il pas en l’acceptation des acquis thatchériens ?

8L’estampille blairienne n’a pas, à elle seule, anesthésié la contestation de gauche ; avant les législatives, de nombreux artistes pop ont avoué leur désintéressement de la chose politique : « Je suis très attaché à mon pays, je me sens très Anglais et en même temps, je ne me sens pas capable de me retrousser les manches pour lui, reconnaît alors Gas Coombes, chanteur de Supergrass. [...] J’ai toujours vécu sous des gouvernements conservateurs, ça a du me rendre fataliste » (Les Inrockuptibles, 23 avril 1997, p. 46-47). D’autres, tel le charismatique chanteur de Pulp Jarvis Cocker ont refusé de répondre à l’appel au soutien lancé par les travaillistes en campagne : « J’ai toujours voté Labour, mais je n'étais pas prêt à utiliser ma position de cette manière » (NME, 30 mai 1998, p. 3).

9Reste la vive amertume envers un gouvernement qui n’a pas tenu ses promesses. En s’arrogeant le soutien de musiciens dans le but de séduire la jeunesse, Tony Blair a laissé croire au renouveau des élites et à leur rapprochement des classes populaires. Comme Neil Kinnock dix ans auparavant, il a empoché la une du NME lors de la campagne électorale de 1997. Quelques mois plus tard, l’hebdomadaire consacre une dizaine de pages au désenchantement causé par la nouvelle équipe ministérielle : « la lune de miel du Labour est terminée. Ces sympathies pro-Labour décennales, instinctives et bien ancrées dans la musique rock, sont tombées en miettes » (NME, 14 mars 1998, p.27). Suit un long article ponctué de témoignages, titrant sur « l’amour perdu » des musiciens pour le parti travailliste. Ils s’y reconnaissent plus indifférents qu’indignés par les réalités politiques, plus convaincus de la puissance émotionnelle de la musique que de son efficacité réelle à provoquer des changements.

10Paradoxalement, la musique populaire britannique a pris acte d’une responsabilité au-delà de ses propres frontières, mondialisation de l’engagement déjà exprimé durant la Guerre Froide et le conflit des Malouines. Désormais, les artistes n’utilisent pas leur travail, mais leur statut, dont le charity rock leur a permis de mesurer l’ampleur. Tel est le cas de Bono, chanteur du groupe irlandais U2 qui, en 1998, a endossé le rôle de lobbyiste afin d’alléger la dette contractée par les Etats du Tiers-Monde auprès des pays du Nord. Il n’utilise pas son statut de vedette internationale pour galvaniser son public mais pour propager le mot d'ordre de la campagne Jubilée 2000 auprès des grands décideurs. La rock star a rencontré le Président des Etats-Unis Bill Clinton en novembre 1999, Jacques Chirac le 20 juin 2002, mais aussi Tony Blair, le Chancelier allemand Gerhard Schröder et le Pape Jean-Paul II.

Il a fallu l’électrochoc de l’offensive anglo-américaine en Irak pour joindre le mondial au local, la conscience humaniste à l’attention portée sur les intérêts géostratégiques du gouvernement.

11En septembre 2002, les défilés contre la guerre amènent la foule dans les rues de Londres. L’album d’Asian Dub Foundation Enemy of the Enemy, paru en 2003, aborde le thème du conflit irakien. « Il y a eu deux énormes manifestations, relate Doctor Das. J’étais à la première. Elle a rassemblé un million de personnes, la deuxième deux millions. Beaucoup de gens sont venus protester comme ils l’avaient fait lors de la première Guerre du Golfe, des gens de perspectives, de classes différentes ». Présents aux côtés de la CND, Damon Albarn de Blur et 3D de Massive Attack ont acheté une double page dans le NME. « C’est notre façon de montrer notre dégoût face à la position américaine et britannique sur la question de l’Irak » (Les Inrockuptibles, 30 octobre 2002, p. 30), mais aussi de raviver l’affrontement disparu avec les élites dirigeantes, dont la position pro-américaine n’est pas sans rappeler la diplomatie thatchérienne. Le 7 février 2003, au Royal Festival Hall de Londres, The Beat, fraîchement reformé, transformera le dernier couplet de « Stand Down Margaret » en un très acclamé « Stand down Géorgie, stand up Tony ».

12Malgré ce sursaut, les chansons empreintes de commentaire social reflètent des conditions familières (chômage, pauvreté, racisme) mais sans en chercher les racines ou les responsables. Peut-être la Grande-Bretagne devrait-elle se tourner vers l’exemple français pour retrouver le chemin de l'engagement national ? L’actualité récente permit à la musique française de tester sa capacité de réaction aux événements touchant son propre système politique et social. Le choc causé par le score du Front National au premier tour des présidentielles de 2002 s’est traduit en actes, lorsque Dominique A, Yann Tiersen, les Têtes Raides donnèrent des concerts à un euro dans plusieurs villes de France. Entre chaque titre, une courte déclaration encourage à voter pour Jacques Chirac au deuxième tour, sans pour autant faire un « chèque en blanc » au président sortant. On ne peut que regretter que ce bref réveil électoral, loin des initiatives de RAR et SOS Racisme, n’ait donné aucune suite préventive dans le cadre, quelques semaines plus tard, des élections législatives.

13L’ébullition électorale favoriserait-elle la politisation des musiciens français ? Les toulousains de Zebda ont choisi d’investir le terrain de campagne. Contrairement au Red Wedge, ils ne soutiennent pas des candidats mais les concurrencent dans la course à la victoire, usant de leur citoyenneté autant que de leur statut d’artistes. La liste alternative de gauche des Motivé-e-s brigue la mairie de Toulouse aux municipales de 2001. Ni parti ni mouvement, les Motivé-e-s se veulent un contre-pouvoir dont le mot d’ordre est la participation de chacun à la vie de la collectivité. Déjà engagés dans la vie associative des quartiers nord de Toulouse, les Zebda n’en sont pas à leur coup d’essai et ne se contentent pas d’une simple participation ; et la presse avait, dans un premier temps, révélé la possibilité d’une « liste Zebda ». Les thèmes de la campagne, « tolérance, laïcité, défense de la démocratie, lutte contre l’exclusion sociale et la discrimination raciale » correspondent, selon Salah Amokrane, tête de liste et frère d’un membre de Zebda (La Dépêche du Midi, 27 septembre 2000, p. 21), aux options politiques et sociales défendues par le groupe. Ses membres ont pourtant choisi de n’occuper qu’une place lointaine sur la liste Motivé-e-s, et certains n’y figurent pas.

14Le chanteur et parolier Magyd Cherfi, en dernière position sur la liste des Verts lors des municipales de 1995, affirme : « On se sert de notre notoriété, bien sûr. Après tout, Baudis était un présentateur de télévision ; Douste un ministre. Nous, on est chanteurs » (La Dépêche du Midi, 14 février 2001, p. 4). Les Zebda partagent avec les Wedgers cette façon d’utiliser leur notoriété pour donner des concerts de soutien et médiatiser leur combat, en particulier auprès de la jeunesse des cités, souvent issue de l’immigration et plutôt détachée du débat citoyen. Leur potentiel de représentation de cette tranche de la population leur confère la crédibilité qui fit défaut au Red Wedge (Zebda signifie beur en arabe). Leur musique, fusion du rock et des musiques nord-africaines, témoigne de la richesse multiculturelle française et fait la part belle aux thématiques sociales.

Alternative crédible aux partis traditionnels, les Motivé-e-s inspirent 22 listes dans le pays et récoltent 12,38 % des suffrages, se plaçant en troisième position après le PS et le RPR et largement au-dessus des petits partis.

15Dans quel pays, vers quelle cause la contestation musicale reprendra-t-elle ses droits ? Peut-être la Grande-Bretagne, où deux acquis majeurs subsistent des années 80 et nous laissent penser que ce mouvement ne s’éteindra jamais tout à fait.

Premièrement, les musiciens ont appris qu’ils pouvaient user de leur art ou de leur position pour transmettre des messages politiques, pour récolter des fonds et pour refléter le cours de 1 histoire, à défaut de le changer, tels des témoins actifs de leur temps. Il n’appartient dès lors qu'à eux de mettre à profit cet héritage.

16Deuxièmement, toute action musicale passée, présente ou à venir laisse planer une question cruciale : qu’arrive-t-il quand la musique s’arrête ? L’éternelle incertitude pesant sur l’aptitude de l’artiste à être suivi par son public, démontrée par les actions des artistes britanniques contre les gouvernements Thatcher, a nourri les désillusions. Mais plus de dix ans après, la Grande-Bretagne se souvient de ces mouvements de protestation et de propagande et des chansons qui s’y rattachent. Ils ont permis à une génération d’auditeurs soit de prendre conscience de la situation politique, soit de tout simplement trouver une sensation de plaisir immédiat, irréfléchi, intense, servi par l’alchimie des mots et des notes.

L’absence de changement ne rend pas ces actions infertiles. D’une manière ou d’une autre, ces dernières ont marqué les esprits et la culture populaire de leur temps. N’est-ce pas la réussite ultime de toute forme musicale ?

Notes

1 Le terme poll peut signifier à la fois scrutin, liste électorale et liste de contribuables.

2 Politique qui exige des bénéficiaires de l’allocation chômage qu'ils acceptent le moindre travail proposé.

© Éditions Mélanie Seteun, 2004

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