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Stand Down Margaret

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Yasmine Carlet

Première partie. Protestation et propagande ou les manifestations de l’engagement

Texte intégral

I - LA PROTESTATION

A - LES RACINES D’UN NOUVEL ORDRE POLITIQUE ET MUSICAL

1La Grande-Bretagne vit un tournant décisif de son histoire. Margaret Thatcher met un terme à une tradition politique ébranlée et moribonde, transpercée d’une profonde crise de la société. C’est au cœur de ce marasme que s’essoufflent les grandes tentatives politico-musicales de la décennie, qui malgré leurs failles ouvrent la voie à une génération montante de chanteurs engagés. Le climat politique qui s’installe à partir de 1979 permet donc à une musique populaire contestataire déclinante de renouveler son contenu et son mode de diffusion.

LA SITUATION POLITIQUE : RECONSTRUCTION ET FRAGMENTATION DE LA NATION BRITANNIQUE

L’alternance conservatrice sur les ruines du consensus

2Le 4 mai 1979 marque la victoire du Parti Conservateur aux élections législatives. Une date-charnière, puisqu’elle voit l’arrivée à la tête du gouvernement de Margaret Thatcher, appelée à écrire un chapitre colossal dans l’histoire britannique contemporaine.

Margaret Thatcher a 54 ans. Elle a occupé le poste de ministre de l’Education et de la Science de 1970 à 1974, avant de devenir chef de son parti par désaffection des parlementaires pour le candidat sortant, l’ancien Premier Ministre Edward Heath. La fermeté de son caractère est si déconcertante que dès 1975, le Daily Mirror parle à son propos d’« Iron Lady », la Dame de Fer. Mais ni son passé politique, ni son programme ni sa forte cote d’impopularité dans les premières années du gouvernement ne laissent supposer qu’elle remportera deux autres élections successives, en 1983 et 1987. Au total, ses onze ans et sept mois passés au 10, Downing Street lui confèrent le record de longévité du siècle. Elle démissionnera le 22 novembre 1990.

3Au cours de ces onze années, le Premier Ministre s’emploiera à mettre en œuvre un programme en rupture avec le post-war consensus, ou consensus caractéristique de l’après-guerre. Mais ce dernier s’est effondré avant son arrivée au pouvoir.

Terme-clé pour appréhender les évolutions et fluctuations politiques, économiques, sociales et culturelles depuis 1945, le consensus se définit comme « un ensemble de suppositions communes et une continuité des politiques poursuivies par les deux partis principaux dans leur exercice du pouvoir » (Seldon, 1998, p. 23). Il reposait sur des éléments intervenant à la base des activités gouvernementales travaillistes et conservatrices : la priorité donnée au plein-emploi ; la reconnaissance du rôle des syndicats sur le lieu de travail et en tant que partenaires à l’échelle nationale ; une économie mixte inspirée du keynésianisme avec l’Etat propriétaire des industries nationalisées et principal régulateur de l’économie ; un ensemble de politiques sociales mieux connu sous le nom de Welfare State (Etat Providence) la croyance en une action économique, régionale et sociale pour combler les inégalités.

4Au milieu des années 70, les difficultés économiques et sociales et l’activisme des syndicats tinrent le consensus en échec. S’y ajouta une crise morale. Le statut de Grande Puissance, objet de fierté des Britanniques, s’effritait sous le poids des revendications régionalistes, entre la renaissance du mouvement gaélique en Pays de Galles, les succès électoraux du nationalisme écossais et les violences en Irlande du Nord. Surtout, on constata une perte de souveraineté dans le Commonwealth tant sur le plan diplomatique que sur le plan économique puisque les Etats membres cherchaient à diversifier leurs partenaires commerciaux. Citons encore la question européenne, source de division nationale, controversée car sous-tendant une perte de souveraineté politique à laquelle le Parlement ne pouvait se résoudre, mais aussi à cause de l’inadéquation entre certaines politiques de la Communauté Economique Européenne et les intérêts nationaux. L’entrée du Royaume-Uni dans le marché commun, le 1er Janvier 1973, fut interprétée comme une alternative résignée au déclin. La décision de s’y maintenir se joua aux urnes. Le « oui » l’emporta finalement au référendum du 5 juin 1975.

Les perturbations atteignent leur paroxysme au cours du Winter of Discontent (l’Hiver du Mécontentement) fin 1978. Des grèves en série dans les secteurs public et privé anéantissent pour de bon des politiques trentenaires.

5Le consensus ne se contentait pas d’assurer la stabilité des politiques. Il jouait le rôle de gardien de la conscience nationale et entraîna cette dernière dans sa chute. Ainsi que l’affirme Robert Hewison : « C’est une fonction du consensus que de s’accorder sur les termes par lesquels une nation choisit de se voir. La rupture du consensus laisse la nation avec un sens affaibli de sa propre identité, et donc incertaine sur ce que devrait être le bon déroulement des actions dans une situation donnée » (Hewison, 1994, p. XVII). Il est entendu que le consensus émergea d’une volonté d’unité sociale et politique pendant la Seconde Guerre mondiale. Les circonstances avaient éveillé un sentiment de solidarité de guerre face à l’ennemi commun allemand et la mise en demeure de l’idéologie partisane par la formation d’un gouvernement de coalition de 1940 à 1945. Accord conforme aux vœux de la majorité, les analystes érigent a posteriori le consensus comme la métaphore d’une destinée commune. De là, sa fin provoqua la fragmentation de la société. Et de toute évidence, la culture, en tant que processus actif et manifestation de l’identité nationale rend compte, notamment par la production artistique qui en découle, de la crise d’identité évoquée par Hewison.

6On comprend alors mieux l’impact de l’introduction des valeurs thatchériennes au sein de la société.

Le thatchérisme ou la rupture politique

7Les politiques poursuivies par Margaret Thatcher au cours de ses trois mandats rompent point par point avec celles de l’après-guerre, dans le but affirmé d’endiguer le déclin britannique en termes économiques et moraux. Leur impact est si formidable qu’on les érige en « thatchérisme », bien que les observateurs y voient plus un style de gouvernement fondé sur des croyances qu’une idéologie structurée.

8Les convictions du Premier Ministre reposent dans les grandes lignes sur une approche monétariste des phénomènes économiques et sociaux inspirée de Milton Friedman. La priorité devient la maîtrise de l’inflation et non plus la lutte contre le chômage. S’ajoutent la foi en la libre-entreprise et le désengagement de l’Etat en économie. Sur le plan diplomatique, la défense nationale et l’affirmation de la Grande-Bretagne sur la scène européenne comme internationale passent au premier plan. Il y a rejet de l’égalitarisme comme objectif des politiques sociales et éducatives. C’est désormais la responsabilité individuelle, moteur de l’autonomie qui doit pouvoir s’épanouir. Enfin, relevant plus directement du sujet étudié, le chef du gouvernement croit en un pouvoir exécutif tout-puissant, ne devant pas céder aux groupes de pression et lobbies, en particulier les syndicats.

Les préceptes thatchériens donneront lieu à des pratique évolutives jusqu’en novembre 1990. Ces dernières ainsi que leurs retombées apparaîtront dans le cadre de leur dénonciation par les interprètes de musique populaire. Toutefois, les actions du gouvernement conservateur bouleversent les structures politiques, sociales et économiques et le système de valeurs sociétal.

Les ruptures culturelles : de nouvelles cultures d’opposition ?

9Evoquant les tendances de la vie culturelle depuis 1980, Bertrand Lemonnier signale l’existence de trois principales « cultures d’opposition » (Lemonnier, 1997, p. 232 à 235) :

  1. les collectivités locales. Les travaillistes se sont si bien implantés dans les collectivités locales que leur gestion fut qualifiée de « socialisme municipal ». Le Greater London Council, GLC, (Conseil du Grand Londres) incarne la résistance locale au pouvoir central. Les thèmes de la Nouvelle Gauche (pacifisme, anti-racisme, protection des minorités sociales...) y trouvent une tribune de choix et le County Hall se mue en théâtre de rencontres entre syndicalistes, militants homosexuels et chanteurs pop ;

  2. le pacifisme militant et l’écologie. Ils sont symbolisés par la résurgence de la CND (Campaign for Nuclear Disarmament), le lobby anti-nucléaire britannique ;

  3. le rock et les comportements associés. Bertrand Lemonnier fait état de « l’engagement des stars du rock dans les grandes causes politico-humanitaires » et ajoute que « crise économique et chômage font apparaître des groupes à l’image sombre voire désespérée (The Cure) ou au contraire à la recherche d’une certaine fraîcheur mélodique (Duran Duran) » dont les textes et les mélodies reflètent un climat social d’incertitudes sans pour autant recouper une forme de revendication politique.

10Ces observations appellent plusieurs remarques. Tout d’abord, des oppositions telles que celles-ci ont préexisté à la période thatchérienne. Leur nouveauté tient plus dans leur alliance contre un adversaire commun et désigné. Plus précisément, les « cultures d’opposition » citées possèdent un lien étroit avec le parti travailliste dans les causes défendues, quand elles n’engagent pas directement ses membres. Dès lors, l’essentiel de la contestation se focalise sur des activités gouvernementales. Or l’on appelle « culture d’opposition » le rejet par un groupe des valeurs fondamentales de la culture dominante. Ni les impulsions données par le système politique ni la somme des convictions relatives au thatchérisme ne peuvent constituer à elles seules la culture dominante, ou définir la collectivité dans laquelle elles prennent effet, fonction précisément imputée à la culture, entendue comme « un ensemble coordonné de manières d’agir, de penser et de sentir constituant les rôles qui définissent les comportements attendus d’une collectivité de personnes » (Duverger, 1973, p. 101).

11Il semblerait plutôt s’agir de groupes de pression désireux d’infléchir les décisions officielles dans le sens de leurs intérêts, tout en recherchant l’aval de l’opinion publique. Quant aux collectivités locales, elles engagent le parti travailliste en tant que parti d’opposition dont l’objectif entendu est de mobiliser un soutien populaire en vue d’une alternance du pouvoir. La musique peut, comme nous l’avons déjà vu, constituer une manifestation de sous-cultures. Elle endosse ici la fonction de contre-pouvoir : les artistes interviennent directement dans la vie politique, pour infléchir à la fois le processus décisionnel et les comportements électoraux des votants.

Le mérite de l’énumération de Lemonnier réside dans le fait que ces groupes et institutions ont recours à la musique populaire comme moteur culturel de propagation des principes qu’il défendent.

C’est ainsi que la political pop subit une remise à jour encouragée par l’héritage des années 70 et la montée des thèmes politiques et sociaux dans la production des musiciens, certains d’entre eux en faisant leur source d’inspiration dominante.

LA MUSIQUE ENGAGÉE ENTRE CONTINUITÉ ET RENOUVEAU

Héritages et ratages des années 70

12Dans les premiers temps passés par Margaret Thatcher à la tête du gouvernement, la musique populaire à résonance politique accuse un déclin alors que les mouvements punk et Rock Against Racism touchent à leur fin. En effet, malgré leur impact, le punk et RAR atteignirent rapidement leurs propres limites structurelles.

Le punk a extériorisé sa haine de l’autorité et de la monarchie, mais, sans la conversion par RAR de ce rejet global en rejet ciblé, le punk est politiquement inopérant. Les musiciens se sont contentés d’intégrer la politique dans leur utilisation du son. La violence verbale répond à l’énergie instrumentale et le tout produit un exutoire à l’action. Sur le plan de l’idéologie, le punk ne constitue pas une scène homogène. On distingue une tendance nihiliste, une frange activiste penchant vers l’extrême-gauche, une ligne ouvertement anarchiste... La liste est loin d’être exhaustive. Dans ce cas de figure, la volonté de destruction et de changement est évidente, mais les solutions de remplacement se font rares. Paul Simonon, bassiste de The Clash, reconnaît à propos du groupe : « Nous posions des questions, sans pouvoir apporter la moindre réponse : nous étions trop sous-éduqués pour offrir des solutions... » (Les Inrockuptibles, hors-série, février 2003, p. 44). « Quand on veut détruire le système, on a intérêt à avoir une solution de rechange qui marche. Au bout du compte, je ne dois pas me voiler la face : c’est peut-être à cause de cette confusion, de cette impasse idéologique que le Clash a fini par exploser. On avait tout dit, on avait craché notre dégoût de ce qui n’allait pas dans notre société, mais on ne pouvait pas aller plus loin, on n’avait pas de solution constructive à proposer. A moins de se répéter éternellement dans le vide, il valait mieux arrêter » admettra de son côté Joe Strummer (Les Inrockuptibles, 4 mars 1998, p. 25). Le dernier album des Clash, Cut The Crap, sort en 1985, avec Strummer pour seul membre d’origine.

13De nombreux groupes se séparent de n’avoir pas su renouveler leur message ou à cause de la contradiction entre succès commercial et argumentation révolutionnaire. Ceci se répercute sur RAR. L’organisation découle du punk et a pris le parti de le rendre efficace contre la montée de l’extrême-droite. Après une ascension significative, le National Front subit une défaite sans appel lors des élections de 1979, et ce en partie grâce à RAR qui aura empêché le racisme de devenir le sens commun d’une jeunesse blanche piégée entre chômage et récession. Cependant, la xénophobie trouve refuge dans la victoire conservatrice, que RAR tenta en vain de prévenir. Margaret Thatcher n’a-t-elle pas déclaré : « Je crois que les gens sont réellement effrayés à l’idée que ce pays puisse être submergé par des gens de culture différente » (cité par Hewison, 1994) ? Les attaques menées par le Socialist Workers’ Party contre les travaillistes et les échecs des gouvernements Wilson et Callaghan n’ont pas facilité la démarche de RAR et de l’Anti-Nazi League. En outre, tout comme le punk, Rock Against Racism s’essouffle de ne pouvoir reconstruire sur les vestiges de la contestation. Elle ne peut aller plus loin que son but originel et tient son carnaval d’adieu à Leeds en 1981 devant 39000 personnes, loin des records de fréquentation de ses débuts (Denselow, 1989, p. 152). Lieu emblématique cependant, puisque Leeds fut le fief du Young National Front.

14Le bilan est loin d’être négatif. RAR et l’ANL ont organisé des événements de grande envergure dans les quartiers de forte immigration, foyers d’un intense bouillonnement culturel, et permis la collaboration de groupes blancs et noirs, unis dans leurs racines prolétariennes. Le punk, la soul, le R&B et le reggae proviennent respectivement de la classe ouvrière blanche, afro-américaine et afro-antillaise. RAR pose donc les fondements d’une musique populaire multiraciale et politiquement éclairée, qui se concrétise en UB 40, Madness, The Beat ou encore The Specials. Leur spécialité : le ska, fusion d’influences caribéennes et américaines au rythme rapide, au son majoritairement acoustique et à la basse insistante, importé par la communauté jamaïcaine de Londres. L’esthétique, la sociologie et les thématiques abordées perpétuent le combat musical de RAR contre la discrimination raciale.

Deuxièmement, le modèle de RAR demeure à la base des grands concerts de charité voués à soutenir des causes humanitaires ou toujours pour combattre le racisme, jusqu’en Europe de l’Est. En Tchécoslovaquie, à la veille des élections qui verront la victoire de Vaclav Havel a lieu le concert SOS Racisnius.

Enfin, RAR aura permis la survie de la pop politique malgré la chute du punk et l’ascension des Nouveaux Romantiques. En resituant la musique populaire au centre de la propagation des idées et de la mobilisation des masses, l’organisation a prouvé que l’idéalisme est encore possible dans l’ère capitaliste du rock. Un tel constat rend possible et nécessaire le renouvellement de l’engagement musical.

La relève

15L’année 1977 a représenté, avec l’apogée du punk, le point de départ d’une nécessité pour la production musicale de refléter son époque et de concourir à son évolution. L’extrême politisation du punk inspire des artistes montants de la scène anglaise.

Figure de proue de la relève musicale contestataire, Billy Bragg personnifie le chansonnier de gauche d’un genre nouveau combinant habilement la folk et le rock de la période post-punk. Né en 1957 à Barking, Essex, il forme en 1977 Riff Raff, son propre groupe punk, après avoir été converti au genre par sa passion pour The Clash, qui demeurera sa référence stylistique première et le déclencheur de son besoin d’engagement politique. Il s’agit de réussir là où le modèle a échoué et de provoquer des transformations réelles au sein de la société. Son parcours personnel lui a permis de tâter la réalité sociale : « Je n’ai découvert la politique que très tard [...] Le déclic, c’est l’armée et le comportement des officiers. Auparavant, je n’avais jamais rencontré que des prolos et là, pour la première fois, je me suis rendu compte de l’existence des classes sociales » (Les Inrockuptibles, 11 décembre 1991, p.7).

16Bragg se produit sur scène seul, accompagné d’une guitare électrique, appelant davatange à l’esprit communautaire du rock qu’à celui d’une conscience politique ou de classe. « Quand un artiste folk sort sa guitare, il se prend peut-être pour James Taylor ou Bob Dylan. Sur scène, je me prends toujours pour The Clash. Et je me dis qu’un groupe est derrière moi et que je devrais faire le même foutu vacarme » (NME, 6 octobre 1984, p. 6). Pour autant, il ne néglige évidemment pas le contenu des paroles. Ces dernières laissent une large place à l’ambiguïté, à l’introspection et donc à la formation des opinions. En 1984, il chante dans « A New England » : « I don’t want to change the world/I’m not looking for a new England/I’m just looking for another girl » (« Je ne veux pas changer le monde/je ne recherche pas une nouvelle Angleterre/mais seulement une autre fille »). L’on y perçoit la désillusion, le repli sur sa propre condition mais aussi cette invitation lancée à l’auditeur de considérer la société dans laquelle il évolue.

17Un premier album, Life’s a Riot With Spy vs Spy, jouit à sa sortie en 1983 d’une bonne place au sein des classements indépendants, mais la notoriété de Billy Bragg se déploie véritablement l’année suivante avec, pour toile de fond la grande Grève des mineurs.

  • 1 Les Mods - de l’anglais Modernists - étaient à leur origine, vers 1958, des jeunes issus des classe (...)

À ses côtés, au service d’actions et de mouvements contestataires, participent d’autres artistes déjà en exercice mais politiquement émancipés par le punk. Le groupe The Jam se sépare en 1982, avec de nombreux hits à son actif, et l’année suivante, son leader Paul Weller prend la tête d’une nouvelle formation : The Style Council. Celle-ci émane d’une volonté d’accoupler la musique soul et les commentaires sociaux. La conversion de Weller aux idéaux de gauche, survenue à la suite d’échanges avec Joe Strummer, surprend et déroute. The Jam, a participé à la renaissance de la culture Mod1, associée aux tories. Weller lui-même a jusqu’ici affiché des préférences conservatrices. Il n’en demeure pas moins que l’album Our Favourite Shop, paru en 1985, contient neuf chansons à message politique ou social sur quatorze, allant des dangers du monétarisme aux fermetures de bassins miniers secouant les villages du nord.

Enfin, des chanteurs tels que Peter Gabriel, Elvis Costello ou Sting intègrent occasionnellement des faits d’actualité dans leurs compositions sans s’engager de façon effective et constante.

18Au sein de quelle industrie musicale ces artistes vont-ils évoluer ? Le secteur se prépare à des transformations déjà annoncées par les fusions-acquisitions opérées dans les années 70. Cinq conglomérats - CBS, EMI, RCA, Polygram et Warner Communications - tirent les ficelles de la nouvelle industrie musicale internationale. Ce quasi-monopole des majors nuit aux labels indépendants légués par le punk, incapables d’emporter une part de marché apte à concurrencer celle des majors. Les indies, réalité du paysage musical, se voient octroyer la fonction de têtes chercheuses au profit des grands groupes. Quand Sire, dirigé par Seymour Stein, démontre le potentiel commercial de la new wave, Warner en fait immédiatement l’acquisition. Indies et majors évoluent désormais dans un réseau unique de production et de distribution du disque.

Les fusions ne sont qu’une réponse parmi tant d’autres à la crise qui secoue le secteur. Un autre signe en est l’augmentation des importations. Dès 1980, elles dépassent les exportations et doublent une balance négative qui passe de 8,4 à 16,9 millions d’unités entre 1980 et 1985 (Harker, p. 2).

19Ces conditions économiques troubles ne freinent pas les avancées technologiques ; le 1er mars 1983 marque le lancement officiel du CD, simultanément introduit par Sony et Philips. L’autre révolution, tant commerciale que technologique, est la création de la chaîne satellite américaine MTV et sa diffusion de vidéos musicales sur les télévisions britanniques dès 1981. Le clip, passage obligé dans la publicité d’un disque, fait pénétrer la musique dans l’ère du paraître et favorise l’avènement d’une pop narcissique et soucieuse de son image.

20Entre prudence des majors, contraintes commerciales et médiatisation à marche forcée, il devient de plus en plus difficile de démarrer une carrière et d’accéder aux réseaux de production et de diffusion. La structure capitalistique de l’industrie du disque va poser la question de l’indépendance et de la crédibilité des musiciens face à leur engagement. Pop star aisée et attentive aux tendances du moment, Paul Weller n’échappe pas à de sévères critiques fondées sur son contradictoire statut de bénéficiaire d’un système politique et économique que ses chansons condamnent. L’on peut légitimement se demander en quoi il partage la condition des mineurs en grève quand il scande « Those bosses that make those policies/That keep us down and keep us dumb » (« ces patrons qui font ces politiques qui nous laissent à terre et nous font taire ») dans « Soul Deep ». Billy Bragg sera l’un des rares à retourner son sentiment d’anti-capitalisme contre les maisons de disque et les revendeurs, en faisant imprimer sur son 33 tours Brewing up with Billy Bragg l’interdiction de le vendre à plus de £ 2,99. Enfin, la couverture réservée à ces démarches est loin d’être garantie, certaines causes étant, nous le verrons, plus médiatiquement défendables que d’autres.

21Le contexte n’est plus celui de la folk ni même du punk, ni dans l’arène politique, ni sur le plan musical. Pourtant, mode passagère ou établissement durable d’un rassemblement contre une puissance grandissante, la protestation musicale contre Margaret Thatcher prend ses marques, elle aussi en 1981.

B- LES MANIFESTATIONS

22Il faut du temps à Margaret Thatcher pour gagner « son » opposition musicale. Face à un parti travailliste seul adversaire sérieux du gouvernement mais aussi en pleine tourmente, les artistes optent dans un premier temps pour des solutions atomisées en vue d’exprimer leur désaccord envers la Dame de Fer.

Leur incursion dans le système politique passe de la remise en question idéologique peu structurée à des démarches significatives à l’encontre des pratiques du Premier Ministre.

LES ARTISTES EN ACTION CONTRE LES TENTATIONS THATCHÉRIENNES DE LA GRANDEUR

23Prenant le contre-pied du déclin national et d’un sentiment général de résignation, Margaret Thatcher veut s’employer à reconstruire un Etat puissant. Cet objectif suprême préside à sa politique de défense, diplomatique et à son mode de direction du gouvernement. Dès l’installation de Mrs Thatcher à la tête du cabinet, l’élan protestataire de la musique populaire donne la primeur à la condamnation de ce mode de pensée.

La CND : pressions musicales contre ambitions nucléaires

24Telle une nostalgie de la grandeur révolue de l’Empire, le Premier Ministre s’applique à restaurer une politique mondiale qui repose sur deux pierres angulaires : la recherche d’un rôle prépondérant sur la scène internationale et le maintien des relations privilégiées avec les Etats-Unis. De là provient l’intérêt de Margaret Thatcher pour la force de frappe. Dès 1979, en pleine guerre froide, la Grande-Bretagne, parmi d’autres pays de l’OTAN, réclame l’installation de missiles américains sur son territoire. Cette dernière débute finalement en 1983. Et la conversion, en 1982, aux missiles balistiques Trident II amorçait la modernisation de l’armement nucléaire annoncée deux ans plus tôt. Ce véritable « gaullisme inversé » n’a pas pour but d’assurer l’indépendance du pays mais d’en faire le partenaire indispensable des Etats-Unis en Europe face au déséquilibre territorial qui joue en faveur de l’URSS.

25La résurgence de la politique de défense soulève le mécontentement d’une partie de l’opinion publique et de certains groupes de pression. La CND (Campaign for Nuclear Disarmament) resurgit en 1981 et se solidifie, forte de l’augmentation du nombre de ses adhérents. Remontant aux années cinquante, elle est flanquée d’une image rétrograde de par son association avec des genres musicaux tels que le skiffle et la folk (cf. p. 12). Sous l’impulsion de la Youth CND, regroupant les plus jeunes membres, elle fait appel à la scène du moment. Déjà converti à la cause de la CND, le groupe punk anarcho-pacifiste Crass l’introduit auprès de ses confrères, contribuant ainsi à son renouveau. Pour la première fois en Grande-Bretagne, des pop stars vont délivrer un message politique et récolter des fonds pour un groupe de pression, et ce par l’intermédiaire de disques et de concerts.

26L’album Live In The European Theatre marque en 1981 l’arrivée de la « nouvelle » CND. Produit par la major WEA, il comprend treize titres interprétés par The Clash, Peter Gabriel ou encore The Beat. On peut lire, à l’intérieur de la jaquette, un pamphlet contre la force nucléaire. En marge de ce 33 tours The Beat reverse au lobby anti-nucléaire une partie des bénéfices du single « Best Friend », avec « Stand Down Margaret » en face B. The Style Council suivra l’exemple deux ans plus tard, lors de la sortie de son premier disque. Money-Go-Round dénonce les dépenses gouvernementales « à des fins de destruction », le non-recours au référendum sur la construction des bases américaines sur le territoire et qualifie les dirigeants d’hypocrites. Sa première interprétation sur scène coïncide avec le lancement du nouveau groupe de Paul Weller lors du Festival pour la Paix de la CND à Londres, le 7 mai 1983.

27Un festival propre à la CND ne voit pas immédiatement le jour. En 1981, Michael Eavis, fondateur du festival de Glastonbury dans le Somerset, invite ses responsables à co-organiser l’événement en subventionnant la publicité, les ventes de ticket et en apposant leur logo au-dessus de la scène principale, la fameuse Pyramid Stage. Certains artistes se produisent pour des sommes réduites, voire gratuitement. Glastonbury attire jusqu’à 65.000 personnes durant le dernier week-end de juin. En 1986 et 1987, les festivals permettent de reverser jusqu’à £ 130000 à la CND - ils deviennent sa première source de financement - et à des organismes locaux de charité (sources site internet Glastonbury Festival). Encouragée par cette réussite et consciente de l’énorme potentiel de rassemblement des concerts, la CND lance son propre festival. Le plus célèbre, The Big One, se tient pendant cinq heures au Victoria Apollo de Londres fin 1983, avec la contribution de Paul Weller, Elvis Costello et le groupe irlandais U2, lui-même engagé dans une campagne pour la paix en Irlande du Nord. En France, l’idée de rajeunissement ou d’impulsion d’un groupe de pression grâce à la musique populaire fait des émules : en 1985, Harlem Désir décide le lancement de S.O.S. Racisme par un grand concert gratuit à Paris.

28Appuyée dans la propagation de son message au moment où le Labour a fait du désarmement nucléaire l’une de ses priorités, la CND apporte en retour à la musique populaire un forum d’expression et sauvegarde son versant contestataire malgré la disparition de RAR. Cette expérience était d’autant plus nécessaire qu’elle survient au moment où les bouleversements de l’industrie musicale ont soumis la musique populaire à des contradictions idéologiques. Tous les géants de l’industrie musicale, Warner Communications excepté, ont l’électronique pour spécialité et les avancées en matière de communication électronique se sont toujours développées en fonction de leurs usages militaires.

29Malgré tout, l’effort de communication pacifiste de la CND est entaché par l’euphorie patriote de la victoire de l’armée britannique aux Malouines.

A la reconquête de la puissance internationale : la Guerre des Malouines, avril-juin 1982

30L’épisode de la guerre des Malouines ne déclenche pas de soulèvement général dans le milieu de la musique populaire. Il symbolise pourtant la plus flagrante démonstration de l’emploi de la force militaire par le gouvernement et le défi relevé par le Premier Ministre de restaurer le prestige de l’ex-grande puissance mondiale.

Revenons sur ce que Margaret Thatcher voit comme une action de principe pour l’auto-détermination et la souveraineté.

  • 2 Pour être plus précis, l’Argentine affirme que c’est une expédition hispano-portugaise qui découvri (...)

31Les îles Malouines (Falkland Islands) sont un petit archipel de 1 800 âmes au sud de l’Atlantique. Le désaccord entre le Royaume-Uni et l’Argentine pour la possession de ces quelques îles remonte au 16e siècle, chacun s’attribuant la paternité de leur découverte2.

En 1964, l’ONU classe les Malouines parmi les territoires à décoloniser et demande aux deux parties de trouver une issue diplomatique au conflit. Arrivée au pouvoir, Margaret Thatcher, peu disposée à faire des concessions, refuse de passer avec l’Argentine tout accord susceptible de violer le droit à la souveraineté des habitants de l’archipel.

32L’Argentine du général Galtieri s’en empare finalement par la force, le 2 avril 1982. La Grande-Bretagne riposte immédiatement. Le 22 avril, 6000 hommes et 70 navires envoyés sur place pénètrent les eaux territoriales de l’archipel. Le 20 mai, le Premier Ministre dévoile à la Chambre des Lords l’ultime proposition faite à la junte argentine et rapporte que cette dernière l’a rejetée. Le combat débute le lendemain.

L’intervention se solde par la reddition de l’Argentine, le 14 juin. Malgré les pertes humaines de 255 soldats britanniques et 800 argentins, l’opinion publique nationale et internationale retient avant tout la pugnacité de Margaret Thatcher. Elle n’a pas hésité à mener une action risquée, avec des contingents réduits, pour rétablir la fierté bafouée de la nation, et sa victoire a contribué à la chute de la dictature militaire argentine. Ce triomphe militaire assied la popularité d’un Premier Ministre pour qui les sondages étaient défavorables trois mois plus tôt, et prépare son écrasante victoire aux élections de 1983.

33Peu de titres remettent en question les paramètres économiques et moraux inhérents au conflit. « Shipbuilding », écrite par Elvis Costello pour Robert Wyatt, demeure l’une des plus poignantes tentatives de diffusion des opinions par le biais de la musique de masse. Elle offre le témoignage de la confusion économique soulevée par la guerre, mais sans polémiquer sur le fait d’actualité. Sur une musique lente, les paroles relatent le dilemme d’individus face à la réouverture d’un chantier naval que la rumeur désigne comme une cause indirecte de mort et demandent : « Is it worth it ? / A new winter coat and shoes for the wife / And a bicycle for the boy’s birthday » (« Cela en vaut-il la peine ? / un nouveau manteau et des chaussures pour l’épouse/ et un vélo pour l’anniversaire du petit »), La voix de Wyatt, lointaine, presque étouffée, se marie à merveille avec un texte à la fois détaché et plein de sens.

« Days Like These » de Billy Bragg, évoque les Malouines et reprend la controverse autour du torpillage du General Belgrano, un croiseur argentin coulé au début des hostilités, faisant 301 morts et disparus. Bragg ne la composera qu’en 1985.

34Le groupe Crass, moins connu à l’époque, sort « How Does It Feel (To Be The Mother of a Thousand Dead) ? » (« Quel effet cela fait-il d’être la mère de mille morts ? »). Le 45 tours se hisse à la tête des hit-parades indépendants en 1983 et défraye la chronique : lors d’une session parlementaire, le MP travailliste Raymond Powell utilise le temps de question pour inviter le Premier Ministre à écouter la chanson, offre qu’elle décline. Accusé par la presse musicale de « traîtrise », le groupe reçoit des avertissements de la part des députés conservateurs de la Chambre des Communes, lesquels conduiront à une tentative d’attaque en justice. Nous l’évoquerons dans le cadre de la censure (cf. page 84). « How Does It Feel » est l’un des premiers titres à s’adresser directement à Margaret Thatcher qui a joué son avenir politique sur cette affaire qu’elle dirigea seule, en acceptant la démission du ministre des Affaires Etrangères Lord Carrington et de toute son équipe. Elle se retrouve, dans cette attaque personnelle accusée d’arrogance, de vanité, de mensonges, d « inhumanité cruelle »... et tenue pour entièrement responsable des événements : « You determined, you created, you ordered/It was your decision to have those young boys slaughtered » (« Vous avez déterminé, vous avez créé vous avez ordonné/vous avez décidé de voir ces jeunes gens massacrer »).

Au-delà de la polémique, Crass inaugure la dénonciation d’une manière de gouverner dont Margaret Thatcher a fait sa marque de fabrique.

Un exécutif personnifié face à des attaques ciblées

35Les chansons engagées produites sous la période thatchérienne mentionnent le nom du dirigeant visé et dans la plupart des cas l’interpellent, tels des messages envoyés d’artistes citoyens à gouvernant souverain. C’est un particularisme britannique : Margaret Thatcher fait office à elle seule de source d’inspiration.

Quelles peuvent en être les origines ? Le Premier Ministre oriente le sens de 1’Etat vers un pouvoir exécutif fort et sa volonté de s’imposer, sans doute mue par sa foi en la responsabilité personnelle, lui fait user de ses prérogatives avec autorité. Elle écarte du premier gouvernement les ministres wet (« mous ») partisans des méthodes traditionnelles pour s’entourer d’hommes favorables à des points de vue plus radicaux. Fin 1981, la majorité thatcheriste occupe le cabinet. D’une rhétorique corrosive, Margaret Thatcher pratique lors des réunions un verbe cassant et n’hésite pas à ridiculiser les membres de son équipe. Au fil des années, sa confiance se tourne vers des conseillers personnels au détriment de ses ministres. Elle méprise également l’administration de Whitehall, trop « défaitiste » à son goût.

  • 3 Ministre britannique de l’économie
  • 4 La taxe dite communautaire, réforme de la fiscalité locale, consiste en une capitation par tête san (...)

36Cette rigidité se ressent dans le processus décisionnel, particulièrement en économie. En 1989, c’est une Margaret Thatcher inflexible qui refuse de faire entrer le pays dans le mécanisme de taux de changes européens, quitte à laisser démissionner le Chancelier de l’Echiquier3 Nigel Lawson et à remplacer le ministre des Affaires Etrangères Geoffrey Howe ; en 1990, elle introduit la poll tax4 qu’elle défendra bec et ongles, malgré les soulèvements de l’opinion publique. Il ne lui déplaît pas non plus de s’isoler au niveau européen, par exemple lorsqu’elle exige en 1984 une ristourne sur la contribution budgétaire de la Grande-Bretagne - le fameux « I want my money back » - et une réforme de la Politique Agricole Commune. La fin de ses fonctions n’entamera ni son ardeur, ni sa propension à plaider des causes impopulaires : en 1998, en pleine affaire Pinochet, elle apporte publiquement son soutien à l’ancien dictateur chilien menacé de poursuites pour crimes et tortures.

37Cette personnalisation du pouvoir suscite en toute logique une personnalisation des critiques dont le « Stand Down Margaret » de The Beat a été, à la fin des années 70, le signe avant-coureur. Les artistes citent le Premier Ministre, lui transmettent leurs doléances et ne manquent pas de lui envoyer piques et injures. Elle symbolise, au-delà du statut de chef du gouvernement, l’ensemble du processus de décision et l’allégorie d’une idéologie. En voici trois types d’exemples.

38Ecrit par Boy George en 1988, « No Clause 28 » témoigne de son indignation face à la clause 28 de L’Acte de Gouvernement Local qui vise à interdire la promotion intentionnelle de l’homosexualité par les autorités publiques. Sa mise en vigueur risquerait de déraper sur la poursuite des conseils locaux qui soutiennent la communauté homosexuelle ou l’interdiction pour les groupes ouvertement gay de se produire en public. Le chanteur interpelle le Premier Ministre : « Tell me, Iron Lady » (« Dites-moi, Dame de Fer »), sous la forme d’un droit de réponse mettant la lumière sur les risques d’exclusion sociale des homosexuels. Boy George l’aurait écrite sur une pulsion de colère à la lecture d’un éditorial du quotidien The Sun, « Tell the gays to shut up » (« Dites aux homos de la fermer »).

39En 1985, dans « The Lodger’s (She was Only A Shopkeeper’s Daughter) », The Style Council ne fait référence à Margaret Thatcher, fille d’épicier aux origines petites bourgeoises, que dans son titre : « la locataire (elle n’était qu’une fille de commerçant) ». Weller préfère s’en prendre aux inégalités économiques générées par ses préceptes et ses politiques : « if you work hard you can be the boss/but if you don’t work at all then that’s nobody’s loss » (« Si vous travaillez dur vous pouvez être patron/mais si vous ne travaillez pas tout le monde s’en fiche »). Il critique la limitation des dépenses publiques qui a pour but d’encourager l’entreprise individuelle, et l’apparition d’une société britannique duale. Bien que l’on ne parle de thatchérisme qu’après la démission de Margaret Thatcher, l’artiste lui reconnaît ici l’ascendance des nouvelles valeurs inoculées dans la société britannique. En 1989, suivant un même schéma, l’Irlandaise Sinead O’Connor, dans « Black Boys on Mopeds » (« Garçons noirs en mobylette ») rend Margaret Thatcher responsable de la mort d’un jeune Anglo-Africain, Colin Roach, passé à tabac par la police : « Margaret Thatcher on t.v./shocked by the deaths that took place in Beijing/It seems strange that she should be offended/the same orders are given by her » (« Margaret Thatcher à la télévision/choquées par les morts survenues à Pékin/son indignation paraît étrange/elle donne les mêmes ordres »). Depuis le premier des trois mandats thatchériens, le tissu national se déchire sous le poids des inégalités raciales et les altercations entre police et jeunes de couleur se multiplient et déclenchent de violentes émeutes. Des bavures en résultent. En 1985, deux jeunes asiatiques à Birmingham et une Jamaïcaine à Londres décèderont lors de perquisitions. Si le gouvernement, pris de court, a effectivement préconisé la répression dans un premier temps, il serait simpliste d’imputer les écarts des policiers sur le terrain à la seule personne du Premier Ministre. Néanmoins ses tentatives de limitation de l’immigration et sa politique sociale ont lésé cette catégorie de la population qui subit de plein fouet chômage et exclusion, pivots de l’agitation dans les quartiers sensibles.

40Mais c’est certainement Morrissey, ancien chanteur des controversés The Smiths, qui signe la plus violente diatribe du genre. En 1988, ce personnage charismatique, éloquent, médiatique, habitué des commentaires sociaux clôt son album Viva Hate par le très explicite « Margaret On The Guillotine ». Le rythme lent et la voix suave, presque éteinte, du chanteur tranchent avec l’agressivité des paroles, la répétition de « When will you die ? » (« Quand allez-vous mourir ? ») et la fin, glaciale, sur un bruit de guillotine. La chanson, qui tourne exclusivement autour de ce « merveilleux rêve » et de la fatigue de son interprète, ne comporte aucune argumentation, comme si la lassitude d’un artiste aux sympathies travaillistes se passait d’explications, face au commencement d’un troisième mandat conservateur.

L’action entamée auprès d’un groupe de pression et l’extraction dans le régime, dans ses applications et dans son principal instigateur de la matière première de la création demeurent externes au fonctionnement du système politique. Or, à partir de 1983, les artistes pratiquent une avancée directe dans ce domaine en participant aux conflits relatifs à l’élaboration des lois et à l’application des décisions.

UNE ‘MISE EN MOUVEMENTS’ CONTRE LES MESURES GOUVERNEMENTALES

41On peut définir un mouvement par une action collective qui vise au changement. Face à une situation donnée, les artistes procèdent par là à une intrusion temporaire dans l’appareil politique avec l’objectif de contrecarrer les décisions adoptées et d’empêcher leur application. Ils deviennent des acteurs du système afin d’œuvrer pour le bien général mais en rejetant la voie officielle prise par les institutions auxquelles cette tâche incombe.

Le soutien à la Grande Grève des mineurs : 1984-85

  • 5 Nom donné aux syndicats ouvriers dans les Etats anglo-saxons

42La grève des mineurs dure officiellement un an, de mars 1984 à mars 1985. Episode majeur de l’histoire britannique contemporaine, elle implique un groupe d’intérêt concerné plus que tout autre par les luttes idéologiques et partisanes : les trade unions5 ont formé le parti travailliste en 1900 et restent impliqués dans sa gestion.

Le premier gouvernement Thatcher a considérablement réduit le pouvoir d’intervention des syndicats dans l’élaboration des politiques industrielles. Immédiatement après l’élection de 1983, Arthur Scargill, président du National Union of Mineworkers, le syndicat national des mineurs, lui déclare la guerre. Il omet que l’industrie minière affronte à la fois une restructuration et la concurrence des nouvelles technologies. Si, au début des années 70, les actions entamées ont causé la chute du gouvernement tory d’Edward Heath, la conjoncture actuelle empêche le NUM de menacer sérieusement la stabilité gouvernementale. Pourtant, le 6 mars 1984, après avoir rejeté les plans pour la fermeture de sites miniers, Scargill annonce la grève par décret mais sans procéder à un scrutin, précipitant l’action menée dans la plus totale illégalité. Cette procédure non-démocratique, puis l’imposition de la grève par la force dans les sites ayant décidé de poursuivre l’activité provoquent la désolidarisation du Labour mais aussi de l’opinion publique. Margaret Thatcher, déterminée à tenir le NUM en échec pour s’imposer définitivement aux yeux de tous les syndicats, ne plie pas.

  • 6 Littéralement, briseurs de grève

43La cause des mineurs est loin de faire l’unanimité et, inversement à la question nucléaire, la réaction du Premier Ministre n’indigne pas l’opinion. Malgré les controverses soulevées sur le recours à la violence, que Scargill conçoit comme une arme légitime, des artistes britanniques prennent pour la première fois le risque de se consacrer à une cause hautement polémique. « J’ai joué pour les mineurs, raconte Dr Das, bassiste d’Asian Dub Foundation. C’était la première fois que j’engageais ma musique et ma conscience. Je vivais à Nottingham où j’étudiais les beaux-arts. Une grande attention se portait sur les mines de Nottingham car elles avaient choisi de ne pas se rallier au NUM mais de se rendre indépendantes. Elles étaient en accord avec Thatcher. On les surnommait les scabs6. On les considérait comme des traîtres au mouvement ».

44Des dizaines de disques et de concerts accompagnent les 358 jours de siège. La plupart est destinée à récolter des fonds pour les familles des grévistes. Le collectif The Enemy Within transforme des pans de discours de Scargill en un titre dance sur fond de synthétiseur. Produit par un petit label, le single « Strike ! » (« Grève ! ») ne rapporte que £ 1 332 (Street, 1987, p.69). Plusieurs maisons de disques indépendantes sortent des compilations. Toujours à des fins caritatives, Paul Weller crée The Council Collective et enregistre « Soul Deep », sorte de cri de ralliement « If you’re from the working class it’s your struggle too » (« si vous appartenez à la classe ouvrière c’est aussi votre combat ») prévient-il. Plus étonnement Sting, qui n’a jamais caché ses préférences conservatrices, fait figurer « We Work The Black Seam Together » (« Nous travaillons la veine noire ensemble ») sur son premier album solo, sorti après la fin de la grève. S’il n’y défend pas l’action entreprise, il s’interroge sur le bien-fondé de la politique gouvernementale et érige le cas des mineurs en une allégorie de l’amertume de l’humanité face à la montée du nucléaire.

Ce sont surtout les initiatives de terrain qui caractérisent le soutien de la musique populaire envers les mineurs. Les concerts sont fréquents, dans les salles des fêtes comme sur les grandes scènes. « J’ai senti que mon destin était là, confiera plus tard Billy Bragg. Je n’ai pas hésité un instant : il était évident que ma place était aux côtés des travailleurs. Ma musique n’était qu’un prétexte. Il fallait qu’elle se mette à disposition des idées que nous défendions » (Les Inrockuptibles du 23 avril 1997, p. 22).

45Inspiré par sa sympathie pour le milieu syndical, Bragg s’efforce, durant cette période, de retranscrire en chansons le désarroi d’un monde ouvrier lésé par les pouvoir publics. Dans « Between The Wars », il imagine le témoignage personnel d’un mineur, d’un docker ou d’un cheminot en période d’austérité économique : « I paid the union and as times got harder/1 looked to the government to help the working man/And they brought prosperity down at the armoury » (« J’ai payé le syndicat et quand les temps son devenus plus durs/je me suis tourné vers le gouvernement pour qu’il aide le travailleur/et il a conduit la prospérité à l’arsenal »), en référence à l’effort budgétaire consacré à l’armement au détriment de l’aide sociale.

46Tous les confrères de Bragg ne partagent pas ses profondes convictions socialistes. Mais permettre à un corps professionnel meurtri de subsister (sans pour autant souhaiter prendre part au débat sur le bien-fondé de la grève), exprimer un rejet général du gouvernement, de l’oppression ou des lois du marché sont autant de raisons qui ont amené les artistes à se mettre au service d’une même cause. Cependant, les déplacements dans les communautés minières écartelées entre précarité et volonté de poursuivre l’action et les entretiens avec des syndicalistes forgent leur éducation politique. Ainsi porteront-ils un regard neuf sur les trade unions, jusqu’à lors dénigrés puisque faisant partie de l’Establishment.

47En attendant, ce front commun a du mal à dissimuler les tensions idéologiques soulevées par les réelles motivations des musiciens. « Parmi les groupes impliqués, se souvient Dr Das, on trouvait Test Department, un groupe de metal [sic] extrêmement expérimental... Il y avait aussi les Redskins, plus portés sur un punk teinté de ska. Et il était vraiment dommage de trouver des divisions à l’intérieur de ce mouvement, alors que tout le monde aurait du se concentrer sur la mission de soutien aux mineurs. Mais, à cause de leurs divergences artistiques et de leurs parcours musicaux différents, ils se critiquaient parfois dans la presse musicale. Je me demandais où était le problème. Je pouvais m’identifier à ces deux tendances, je voyais même comment ils auraient pu composer ensemble... Je pense que ça avait un lien avec la gauche, en complète désunion à cause de fractions idéologiques. Ils en arrivaient à se détester plus mutuellement qu’ils ne détestaient les conservateurs ». Si le « métal » de Test Department reflète le chaos social, cette formation du sud de Londres n’aurait peut-être, sans l’appui de la grève, jamais pris de position politique effective. C’est leur rejet de toute oppression étatique qui les pousse à enregistrer le 33 tours Shoulder to Shoulder avec la Chorale des Mineurs Grévistes du Sud du Pays de Galles, aux côtés de laquelle ils entameront une tournée destinée à informer et alimenter les fonds de subsistance des mineurs.

48L’absence chez Test Department de tout positionnement partisan est sans doute ce qui irrite les Redskins. D’obédience socialiste révolutionnaire - deux des trois membres ont leur carte du Socialist Workers’ Party –, ils disent avoir choisi la pop comme moyen de revendication. Pour leur chanteur Chris Dean, la grève offre une démonstration de rébellion organisée de la classe ouvrière : « Avec la Grève des mineurs, déclare-t-il au NME, vous voyez les gens s’émanciper politiquement [...] s’organiser entre eux à des centaines de niveaux différents, se déployer, quitter un contexte dans lequel ils étaient manipulés, soulever des questions, vouloir plus... » (NME, 5 avril 1986, p.24-25). C’est aussi l’accomplissement de thèses d’extrême-gauche omniprésentes dans leurs textes. En 1982, le groupe sort « Unionize » en face B du single « Lean On Me » : « But hatred must be organized/If dreams are to be realised/And anger is no substitute/For disciplined rebellion/To unionise is to organise [...] But if we fail to organise/Well waste our lives on protest songs » (« Mais la haine doit être organisée /Pour que les rêves se réalisent/Et la haine ne remplace pas/La rébellion disciplinée/Se syndicaliser, c’est s’organiser [...] Mais si nous n’arrivons pas à nous organiser/Nous gaspillerons nos vies dans des chansons engagées »). En prenant part à la grève, le groupe concrétise un engagement théorique, résolvant le dilemme de nombreux artistes engagés.

49Les Redskins tournent fréquemment dans les bassins miniers. Ils reversent aussi les bénéfices issus de concerts dans des salles plus chères quitte à mettre en péril leurs propres revenus. S’ils choisissent de collecter des fonds en jouant plutôt qu’en enregistrant un single, c’est parce que cela rapporte plus, mais aussi parce que le live satisfait à une rhétorique de l’action que le groupe partage avec Billy Bragg. « Je pense qu’il est important de faire cet effort et d’être vu en train de faire cet effort pour soutenir les mineurs, déclare Chris Dean au fanzine Wake Up. Il ne suffit pas de remplir un chèque. C’est ce qu’ont fait beaucoup de gens, comme Sade. Cela n’a aucun sens, ça équivaut à soulager sa conscience. Ce qui est important c’est d’être vu en train de les soutenir, de jouer et de donner des concerts de charité tout en invitant d’autres personnes à faire de même. Reverser de l’argent, écouter les mineurs parler sur scène, dire pourquoi vous les soutenez est bien plus valable à tous les égards » (site Internet The Redskins).

50Egalement journaliste, Dean rend compte de la situation sur place dans le NME. Il rencontre ainsi un mineur du nom de Norman Strike. Fin 1984, le groupe l’invite à prononcer un bref discours sur la grève lors de leur prestation dans The Tube, une émission de Channel 4. Une panne de micro, que la chaîne assurera être indépendante de sa volonté, l’empêchera d’être entendu des téléspectateurs. « J’ai obtenu une bonne réception de la part du public, relate Norman Strike. Nous n’avons appris que plus tard que le son avait été coupé, mais par chance cela nous a fait plus de publicité que si j’avais simplement parlé. Toute la presse musicale a publié des retranscriptions de ce que j’avais dit » (site Internet The Redskins).

51La fin de la grève est marquée par un grand concert donné au Logan Hall de Londres le 9 mars 1985, soit quatre jours après la reprise du travail. Il condense ce qui a été entrepris jusqu’alors et esquisse les initiatives à venir. La prestation d’Elvis Costello inclut « Shipbuilding » mais aussi « Stand Down Margaret », qu’il reprendra régulièrement sur scène. Billy Bragg interprète pour la première fois « Days Like These ». En plus de l’évocation de la guerre des Malouines, on y décèle dans « Wearing badges is not enough in days like these » la suggestion d’un engagement qu’il conçoit désormais comme en prise directe avec le processus de décision politique.

La campagne de 1985 contre le Youth Training Scheme

52Février 1985. Un petit groupe de célébrités attend au portail de Downing Street où se trouve, au numéro 10, la résidence du Premier Ministre. Parmi elles, Paul Weller, Mick Talbot, co-fondateur du Style Council, ainsi que Billy Bragg, en passe de devenir l’artiste britannique associé à la renaissance du parti travailliste. La délégation apporte une pétition signée par quelques grands noms de la pop music contre le projet de loi du Youth Training Scheme. Le YTS est comparable à un système de formation à l’emploi à la frontière entre l’apprentissage et le stage, pour les jeunes de 16 à 18 ans. La Youth Trade Union Right Campaign, équivalent du TUC pour la jeunesse, s’indigne d’une mesure qui mènera à la « circonscription industrielle » un quart de million de jeunes forcés de fournir une main d’œuvre bon marché, alors que les chiffres du chômage seront maintenus artificiellement bas. Organisatrice de la campagne, elle donne l’occasion aux artistes d’attaquer un problème à l’état de disposition législative, c’est-à-dire à sa racine, ce qui n’était pas le cas pour la grève des mineurs qui touche alors à sa fin. La tentative consiste à empêcher l’application d’une loi et non plus à en corriger les effets.

53Sans pour autant passer pour un acte de bravoure, l’événement fait l’objet d’un reportage dans les journaux du soir. La première visite sur le palier de l’élite politique s’accompagne d’un concert donné face à Westminster, de l’autre côté de la Tamise. On assiste, sur scène, aux discours de mineurs grévistes, de MPs travaillistes et de Ken Livingstone, président du Greater London Council. On retrouvera cet entrelacement de musique et d’interventions d’hommes politiques à la base des concerts du Red Wedge.

La Grande Grève des mineurs et l’action contre le YTS ont permis aux artistes d’établir des contacts avec des militants syndicalistes et des hommes politiques travaillistes. Enrichi par ces expériences, l’état d’esprit de la musique populaire britannique évolue vers un radicalisme plus évident.

POUR LA BONNE CAUSE ? LE CAS DES MOUVEMENTS MUSICAUX HUMANITAIRES

541985 est également l’année de Live Aid. Dans l’Europe de l’Ouest et aux Etats-Unis, la musique populaire s’investit de plus en plus pour de grandes causes internationales. La Grande-Bretagne n’échappe pas à cette vague d’implication.

Live Aid et Artists Against Apartheid sont les deux principales formes britanniques de mouvements musicaux à portée « humanitaire », dans le sens où ils visent à pallier des drames humains, la famine en Ethiopie pour le premier, l’Apartheid en Afrique du Sud pour le second. Live Aid et AAA se donnent à l’évidence des buts politiquement différents mais ils présentent des similarités de méthode - la mise à contribution d’un grand nombre de chanteurs et chanteuses - et reçoivent les mêmes critiques.

Initiatives et politisation des mouvements

55En octobre 1984, le chanteur irlandais Bob Geldof persuade ses amis célèbres de s’associer à un projet de 45 tours en réaction aux horreurs de la famine dans les régions dévastées du nord de l’Ethiopie, dont la télévision relaye largement les images-choc. Il s’octroie les services de U2, Paul Weller, Sting et d’une trentaine d’autres interprètes, puis les réunit sous le nom de Band Aid. pour l’enregistrement, le 16 novembre, de « Do They Know It’s Christmas ?/Feed the world » (« Savent-ils que c’est Noël ?/nourrissons la planète »). Il s’en vendra jusqu’à 100000 copies par jour. La chanson entre directement à la première place du classement national et récoltera 6 millions de livres sterling (Uncut Magazine, janvier 1999, p. 20). Le concept déjà existant de benefit record connaît alors une résonance mondiale et une utilisation accrue. En 1985, des chanteurs américains enregistrent « We are The World », le pendant de « Do They Know It’s Christmas ? » écrit par Michael Jackson sur une musique puisée dans le répertoire de Bob Seger. La même année en France, Coluche lance les Restas du Cœur en mobilisant de la même façon les stars françaises du cinéma et de la chanson. Ce qui ne devait durer que le temps d’une chanson se maintient depuis : les Enfoirés sortent régulièrement un album live au bénéfice de l’association, au terme d’une tournée à travers tout le pays. Enfin, en 1988, Charles Aznavour fait de même pour venir en aide aux victimes des tremblements de terre en Arménie.

AAA se présente plutôt sous la forme d’un groupement d’opinion qui vise à rendre publique et à prêcher une remise en cause du régime de l’Apartheid. Il est créé par Jerry Dammers, interprète avec son groupe The Specials Aka de « Free Nelson Mandela » (« Libérez Nelson Mandela »), numéro un des ventes en 1984. AAA possède son équivalent américain, Artists United Against Apartheid.

56La tâche de construire un monde meilleur passe nécessairement par l’organisation de mouvements de masse. Il s’agit d’atteindre le plus grand nombre possible de personnes. De là émerge la notion de mega-events, ces gigantesques « Woodstock à message » (Gorin, 1998, p. 329) diffusés à l’échelle planétaire. Grâce aux récentes avancées de la communication télévisuelle, leur philosophie trouve sa concrétisation technologique. La transmission satellite marquée par le lancement de MTV rend possible la diffusion simultanée des spectacles à l’échelle du monde. Cette simultanéité doit amplifier le phénomène de partage de l’expérience et de réflexion générale sur un problème d’actualité. Et, bien évidemment, permettre d’amasser le plus de fonds possibles, un simple coup de téléphone suffisant à faire un don.

57En 1971, l’ex-Beatle George Harrison montait le premier grand concert de charity rock. Emu par les inondations au Bangladesh, il réunit plusieurs artistes au Madison Square Garden de New York. Partant du même sentiment plus humaniste que politique, Bob Geldof pare ce mode de rassemblement de son essentielle couverture médiatique. Le 13 juillet 1985, le succès de Band Aid à son actif, il organise Live Aid sous la forme de deux concerts au même moment à Londres et Philadelphie. Des artistes de part et d’autre de l’Atlantique se relayent durant 16 heures, parmi lesquels, à Wembley, The Style Council, Status Quo, Bob Geldof and the Boomtown Rats, Queen, Elvis Costello, U2 et, au JFK Stadium, Joan Baez, Santana, Madonna, Duran Duran, Crosby, Still & Nash. On assiste là aussi à une prolifération d’actions du genre. En France, Daniel Balavoine et Michel Berger œuvrent pour Action-Ecoles, branche française de Live Aid. En URSS, la politique de transparence décidée par Gorbatchev permet, à Moscou, un grand concert en faveur des victimes de Tchernobyl.

58Considérant l’intérêt premier de AAA, le concert organisé le 11 juillet 1988 en l’honneur du soixante-dixième anniversaire de Nelson Mandela traduit avant tout une volonté de prise de conscience générale du fléau de l’Apartheid. Fruit d’une correspondance entre Jerry Dammers et Jim Kerr, chanteur du groupe Simple Minds, il est diffusé dans soixante pays et l’on estime son audience à 600 millions de téléspectateurs. Y prennent part autant de chanteurs noirs que de blancs, dont les Simple Minds (interprètes de « Mandela Day », qui prophétise sa liberté proche), Salif Keita, Youssou n’Dour et Eric Clapton, dont la présence doit exorciser ses propos racistes de 1976. La participation des artistes dépasse la seule « bonne action » puisqu’elle suppose que ces derniers acceptent de s’associer à un combat idéologique. L’hommage rendu à Mandela en appelle à la libération du plus célèbre prisonnier politique, leader d’une organisation, 1’ANC, pourtant jugée illégale par la majorité des Etats, ce qui n’empèchera pas les chaînes nationales de diffuser l’événement.

59Si la dimension politique de AAA est explicite a priori, celle de Live Aid le devient. Initialement, Geldof insiste sur le caractère humanitaire de sa campagne car « la famine est au-dessus de la politique » (cité par Denselow, p. 244). Cependant on ne peut soustraire à Live Aid une participation dans les hautes-sphères du pouvoir international. Après avoir organisé le plus spectaculaire concert mondial de l’histoire, Geldof se retrouve quasiment à la tête d’une institution, responsable de la répartition des 140 millions de dollars de donations. Il parle de sa « circonscription » de millions de téléspectateurs et de sa volonté de l’utiliser pour provoquer des changements. Il rencontre des chefs d’Etat, intervient au Parlement européen en octobre 1985 pour dénoncer la surproduction causée par la Politique Agricole Commune et, en mai suivant, accuse les pays du Nord d’inertie face à la famine en Afrique lors d’une session des Nations-Unies à New York.

En évoluant vers le combat politique, les actions humanitaires connaissent aussi une portée interne. Le gouvernement de Margaret Thatcher doit-il y voir un réconfort idéologique ou une atteinte à l’ordre établi ?

Les rapports de Live Aid et Artists Against Apartheid avec la politique nationale : soumission ou rébellion ?

60Ces manifestations de mobilisation internationale face à de grands problèmes contemporains ne font pas l’unanimité. Dès leur apparition, des critiques décèlent en elles une approbation des institutions nationales, d’abord dans leurs aspects financiers. Il est certain que si les artistes - et dans le cas de Band Aid les compagnies de disques - renoncent à leurs bénéfices, ils y gagnent en publicité favorable face à une cible commerciale considérable. Tracy Chapman, totalement anonyme avant le concert pour Nelson Mandela, aurait-elle manqué cette occasion unique de se faire connaître d’un très large public ? D’autant que la plupart des artistes présents n’ont jamais commenté l’actualité sociale et politique. Dans une période où les représentations du glamour et du succès pénètrent la pop courante, ces opérations serviraient la logique de profit et renieraient toute alternative au capitalisme moderne. A ce titre, un scandale éclate à propos de Band Aid lorsqu’il est découvert que le gouvernement touche 18 pences par copie vendue de « Do They Know It’s Christmas ? », suite à son refus de renoncer à la TVA. Il décidera par la suite de compenser par une aide de £750000. En outre, Band Aid sabote le travail de réunion entre l’expression musicale et les revendications politiques qui se construit en même temps avec la grève des mineurs. En 1986, Norman Tebbit, membre de l’administration Thatcher, reçoit de chaleureux applaudissements à la remise des BPI Awards de l’industrie musicale britannique après avoir encensé Live Aid en tant que triomphe du marketing international tandis que le Président des Etats-Unis Ronald Reagan, conscient de la dimension médiatique de Live Aid, exprime le souhait d’y participer.

61Deuxièmement, Live Aid et AAA reposeraient sur une vaste acceptation de valeurs victoriennes par lesquelles la responsabilité dans la résolution des souffrances de la population est déplacée de l’Etat vers des organisations volontaires et les individus. Une philosophie en pleine résurgence dans les rangs conservateurs et entretenue, aux yeux de la gauche, par un charity rock complice du statu quo politique.

62Le règne de Victoria fait office de modèle au désengagement étatique si cher au Premier Ministre. De 1837 à 1901, l’essor industriel transfigure la société. Aux classes moyennes naissantes répondent la pauvreté et la marginalisation d’une large proportion de la population. Face à l’inefficacité des mesures publiques, les déshérités font appel à l’assistance privée que dispensent des sociétés de bienfaisance d’inspiration chrétienne. En 1983, interrogée à ce sujet lors d’une émission télévisée, Margaret Thatcher livre une vision magnifiée de la période : « Tant d’écoles furent remplacées par des écoles privées, tant d’hôpitaux furent remplacés par des hôpitaux incités par l’extraordinaire bonté que nous avons en Grande-Bretagne, sans oublier certaines prisons, mairies... A mesure que notre peuple prospérait, il a usé de son indépendance et de son initiative pour faire prospérer les autres, sans obligation de l’Etat » (site Internet Margaret Thatcher Foundation). L’autonomie personnelle doit stimuler la solidarité sociale et, par extension, internationale. Geldof et Dammers appliqueraient donc cet enseignement à la loupe en faisant appel à notre compassion, en se contentant de récolter et redistribuer des fonds sans chercher le mal à sa source ni le combattre tout à fait. Il est vrai que Band Aid ne se donne, au départ qu’un but caritatif d’urgence et que l’argent amassé par AAA se répartit entre le mouvement britannique anti-Apartheid, des programmes d’aides aux enfants sud-africains et des ONG caritatives telles que Oxfam.

Ces affirmations nient à l’évidence que, si ces entreprises n’attaquent pas de front l’élite dirigeante, elles n’en demeurent pas moins animées par un esprit de contestation.

63Band Aid et AAA mettent en péril l’effacement des responsabilités sociales de chacun au profit de l’intérêt personnel introduit par les politiques de Margaret Thatcher et de Ronald Reagan, mais ils encouragent la philanthropie et la coopération. Le public ouvre les yeux sur les problèmes de la pauvreté, du racisme et de la famine et comprend au moyen de ces phénomènes de masse son potentiel social par lequel des transformations pourront survenir.

64Les suspicions d’allégeance aux valeurs victoriennes sont contrariées par les procédés de redistribution des dons. L’argent va à des programmes d’éducation et à des actions durables. Bob Geldof entreprend des dépenses prudentes pour promouvoir des programmes de réhabilitation et d’africanisation des schémas afin que les individus cessent de dépendre de l’aide extérieure. En se préoccupant de la répartition des dons, il est aussi confronté aux questions relatives à l’aide alimentaire, aux réalités du drame africain, aux dettes nationales et aux sommes dépensées par le continent en armements fournis par les pays développés. Comme tous les gouvernements, le Cabinet de Margaret Thatcher ne peut qu’en être embarrassé.

65De son côté, AAA s’immisce de façon gênante dans les relations étrangères du plus fidèle allié du régime sud-africain. Le loyalisme de la Grande-Bretagne révèle sa volonté de préserver une influence dans les anciens Etats du Commonwealth. A l’inverse, il a pour effet pervers l’isolement du pays sur la scène mondiale. Tandis que les Etats-Unis, l’Europe et les membres du Commonwealth décident des sanctions financières et commerciales contre Pretoria, Margaret Thatcher s’y refuse - principalement parce que 800000 résidents sud-africains bénéficient de l’entrée automatique en Grande-Bretagne et du fait du volume massif des exportations britanniques - et accuse l’ANC de terrorisme. D’où l’extraordinaire difficulté rencontrée par les organisateurs du concert pour Nelson Mandela, ce que nous examinerons ultérieurement.

66Les actions musicales à portée humanitaire, métamorphosées en immenses événements médiatiques diffusent à grande échelle l’immobilisme des grandes puissances à panser les plaies du Tiers-Monde. Elles visent particulièrement la Grande-Bretagne dans son soutien à un ordre ségrégationniste et expriment de manière indirecte un rejet de l’individualisme social et économique caractéristique de la période. Le gouvernement se trouve donc montré du doigt à propos de ses politiques internationales comme internes.

II - LA PROPAGANDE EN FAVEUR DU PARTI TRAVAILLISTE : LE RED WEDGE

67L’utilisation de la musique populaire dans l’ère de la politique médiatisée remonte en Grande-Bretagne aux Swinging Sixties : le leader travailliste Harold Wilson y pose avec les Beatles dans le but de remporter les élections générales de 1964. Une vingtaine d’années plus tard, cette forme de propagande - entendue dans le sens de publicité à vocation électorale - ressuscite grâce au Red Wedge, collectif d’artistes qui soutiendra le parti travailliste en vue d’assurer sa victoire aux législatives de 1987. Il symbolise la structuration ultime de l’opposition musicale à Margaret Thatcher : la musique populaire ne joue plus le jeu des oppositions aux politiques mais de l’opposition politique sous sa forme partisane.

A - LA GENÈSE DE LA PREMIÈRE ORGANISATION MUSICALE PARTISANE

LES ORIGINES

La relation pré-existante entre la musique populaire contestataire et les thèmes de la Nouvelle Gauche

68L’idée travailliste, inédite dans les rangs politiques, de s’arroger le soutien permanent et organisé de musiciens pop découle de la défense de longue date de principes orientés à gauche de la musique populaire.

Dans les années 60, Wilson établit une association par défaut entre la musique populaire et ses projets politiques : le potentiel d’exploitation de la « culture jeune » et de la pop en pleine explosion ne cadrent pas exactement avec la révolution technologique et scientifique annoncée dans son programme électoral.

69Imprégnée d’idéalisme musical et politique, la vague hippie creuse un fossé entre la jeunesse et la gauche traditionnelle. Avec Rock Against Racism et l’Anti-Nazi League, des factions de la Nouvelle gauche se réunissent sous la même bannière et suscitent un mouvement de masse. Rappelons que c’est le Parti socialiste qui initie, dans le cadre de sa croisade contre l’expansion du National Front, RAR et l’ANL, à laquelle participent les forces vives du parti travailliste. Dans une période de désillusion idéologique du rock, RAR a entretenu la croyance des années 60 selon laquelle les socialistes peuvent encore utiliser la culture de masse à leurs propres fins.

70Cette propension à l’instrumentation politique et orientée à gauche de la musique populaire sème la confusion au sein du Labour. L’axe ANL-RAR parvient à capter l’imagination d’un large segment de la jeunesse, narguant l’inertie d’une gauche institutionnelle en chute libre, qui n’a pas su répondre à cette tendance et a de ce fait manqué d’absorber une nouvelle génération d’activistes. Le long des années passées dans l’opposition, le parti voit divers lobbies et courants protestataires soutenus par la musique (la CND, la Grève des mineurs, le secours porté aux gouvernements locaux) recouper certaines de ses intentions.

71Le Greater London Council, à majorité travailliste, ouvre la voie à de nouvelles orientations. Depuis 1981 et l’arrivée de Ken Livingstone - aujourd’hui maire de Londres - à la présidence, la ville fourmille de festivals. Le Job for a Change festival, pour n’en citer qu’un, réunit plus de 100 000 spectateurs au Battersea Park début 1985. D’autres conseils métropolitains travaillistes tels que Sheffield et Liverpool s’engouffrent dans cette brèche. Face au déclin de la classe ouvrière, électorat traditionnel du parti, l’intérêt porté à la culture populaire doit permettre de resserrer des liens avec de nouvelles catégories de votants potentiels Jeunesse, populations noires et asiatiques, classes moyennes employées du secteur public et les groupes de pression gays et lesbiens, restreints mais efficacement articulés. La promotion d’événements musicaux est destinée à répandre l’image d’un gouvernement local progressiste, socialiste et attentif. Le responsable du Comité d’Arts et de Récréation Tony Banks résumera plus tard : « Nous pouvions en d’autres termes nous servir des arts pour faire passer un message politique » (cité par Hewison, 1994, p. 238).

72Les festivals du GLC diffusent, en direct, un thème partisan à un large public grâce à une forme de divertissement dont l’histoire contemporaine a montré, en d’autres circonstances, son aptitude au rassemblement. Ce rapprochement sur le terrain avec la population ne pourrait-elle pas servir le Labour dans sa globalité ? L’exploitation de la musique populaire pourrait ainsi imposer l’image rénovée d’un parti travailliste en pleine mutation.

Un parti renouvelé à la recherche d’une stratégie de communication

73Chassé du pouvoir par les conservateurs et extrêmement affaibli, le parti travailliste demeure le premier parti d’opposition. A sa tête depuis 1979, Michael Foot manque de l’autorité personnelle propre à le rendre crédible. En octobre 1983, suite à une cuisante défaite électorale et à sa démission, Neil Kinnock le remplace alors que le départ volontaire de membres âgés revivifie les rangs du parti. Kinnock déblaie le terrain idéologique en abandonnant l’exigence du désarmement atomique unilatéral, en faisant le choix de l’Europe communautaire et en modérant les points de vue socio-économiques.

74Né en 1942, Kinnock a grandi avec le rock’n’roll. Il admire les protest singers américains et sa connaissance de la scène musicale dépasse largement celle de ses confrères. Son adolescence a vu se chevaucher ses deux passions pour la musique et la politique. Ancien du comité l’Anti-Nazi League, il a conscience de la présence permanente d’enjeux politiques dans l’histoire récente de la musique populaire. « Elle a toujours véhiculé des messages politiques [...] Nous n’entreprenons pas un nouveau départ, nous ravivons une tradition » (cité par Denselow, p. 217). Son expérience personnelle l’amène à envisager un travail commun entre la pop music et son parti.

75Il devient en effet urgent de rajeunir l’électorat : comme l’ont montré les défaites de 1979 et 1983, le parti travailliste subit une hémorragie électorale et devait ses victoires des années 60 au soutien des jeunes votants face à la vieille garde conservatrice aristocratique. Or le Labour n’a pu prétendre à une image moderne sous la direction de Michael Foot, né en 1913. Et pour les nouveaux électeurs, le souvenir des travaillistes au pouvoir remonte aux années de crise économique, lorsque le parti s’embourbait dans le déclin national et le désordre industriel.

76Dans les années 80, la proportion de jeunes dans la population britannique se réduit. En revanche, le nouveau concept publicitaire qu’est la jeunesse permet de repenser la communication politique. New Socialist, le magazine subventionné par le parti travailliste, est remanié par un concepteur du mensuel contemporain The Face. La gauche s’y voit donner des leçons de séduction. Sous la houlette d’un ancien producteur de télévision, Neil Kinnock revoit sa tenue vestimentaire, ses gestes et ses intonations de voix afin de s’acclimater aux médias. Un travail semblable fut opéré sur Margaret Thatcher quelques années auparavant. Kinnock donne également des interviews dans la presse musicale et particulièrement l’hebdomadaire musical à gros tirage New Musical Express.

77Insufflée au Bureau Central par les initiatives des gouvernements locaux, l’utilisation de la musique populaire rentre dans la nouvelle stratégie de communication du Labour. Le nouveau Secrétaire général Larry Witty avoue honnêtement : « Les festivals du GLC ont apporté un angle neuf ; on y trouve un soupçon de politique, juste assez pour envoyer aux gens des messages explicites et subliminaux » (NME, 24 août 1985, p. 17). On notera au passage la contradiction des termes. En outre, c’est au cours de la grève des mineurs dont il se désolidarise - que le parti perçoit le potentiel de contestation du gouvernement thatchérien par l’objet musical. Il s’agit maintenant d’exploiter ces acquis dans le but de propager une image positive du parti travailliste à l’échelle nationale, alors que se profilent les élections générales de 1987.

Entre attachement aux valeurs de la pop politique et calcul médiatico-électoral, le parti entreprend d’officialiser une union d’amour ou de raison avec l’univers musical.

PRÉMICES ET NAISSANCE D’UN PROJET BICÉPHALE

Le Job For Youth Tour, 12 au 21 mars 1985

78Avant même la fin de la grève des mineurs, Neil Kinnock commence à exploiter les possibilités d’associer sous une bannière unique son parti et la musique populaire. Lors de la réunion du bureau central du 11 mars 1985, il propose à ses pairs une tournée musicale qui saurait capitaliser l’hostilité musicale grandissante à Margaret Thatcher au profit du parti. Le lendemain débute la tournée Job For Youth, première expérience du genre emmenée par Billy Bragg.

79Officiellement lancé sous le nom de Labours New Job and Industry Campaign, le Job For Youth Tour fait office de prototype de ce que deviendra le Red Wedge : il met en présence les mêmes principaux protagonistes, les membres du Labour et Billy Bragg, dans l’objectif de rendre abordable le parti de manière imaginative, le tout dans une perspective électorale. D’après le New Musical Express du 23 février 1985, les concerts, en plus d’exposer la désagrégation par le gouvernement conservateur de l’emploi et du monde ouvrier, projettent de « mettre en évidence les politiques travaillistes pour les jeunes afin de remporter leurs faveurs aux prochaines élections ». Un sponsoring aussi affirmatif est rare en musique populaire. Bragg le voit comme la mise en évidence d’une opposition politique solide qui fit défaut en 1983 et amena les jeunes à voter conservateur. « Peut-être qu’avec un dirigeant plus jeune en la personne de Neil, il y a une opportunité de se rapprocher des 15-16 ans, qui seront les nouveaux électeurs des prochaines élections », explique-t-il au NME.

80La tournée démarre à Birmingham le 12 mars et traverse l’Angleterre pour s’achever le 21 au Southend Cliffs Pavillion. Durant les huit dates, Bragg délivre une représentation standard tandis que deux MPs engagent à la sortie des conversations avec quiconque veut s’y joindre. Se soumettra à cet exercice, entre autres, Robin Cook, député de Livingstone, plus tard Ministre des Affaires Etrangères de Tony Blair. Il sera rapporté qu’au terme du concert du 13 mars à Leicester, la pétition contre les mesures gouvernementales de restriction du budget des conseils métropolitains a récolté 450 signatures et que 43 personnes ont signé des formulaires d’intention d’adhérer au parti travailliste.

81Billy Bragg demeure fidèle à son radicalisme et à sa volonté de rendre son public maître des changements au sein de la société tandis que les membres du parti peuvent puiser des idées de propositions dans les échanges avec le public, tout en s’exerçant à la communication de terrain.

Satisfait des résultats du Job for Youth Tour, Kinnock décide d’élargir et de perpétuer ce type d’initiative.

Des premiers contacts au lancement du Red Wedge : février à novembre 1985

82Ce bilan positif encourage la direction travailliste à solliciter un plus grand nombre d’artistes pour étudier, ensemble, la configuration d’une collaboration permanente.

Déjà le 26 février, donc après l’annonce du Job For Youth Tour, Neil Kinnock convie une vingtaine de personnalités à une rencontre à la Chambre des Communes ; parmi elles, Billy Bragg et son manager, Peter Jenner. Bien qu’aucun artiste présent ne partage la condition de vie de la jeunesse britannique, Kinnock leur demande ce que le parti pourrait proposer pour elle. Jenner l’interprétera comme un aveu de la méconnaissance du parti face aux problèmes et aux demandes des jeunes électeurs.

83C’est seulement au mois de juillet 1985 que se concrétise au siège du parti de Walworth road à Londres le projet d’un groupe dont feront partie Billy Bragg, Paul Weller et d’autres artistes et comédiens. Bragg suggère le nom de Red Wedge, « wedge » faisant tout autant référence à la cale servant à stabiliser une porte, un meuble qu’au coin utilisé par les tailleurs de pierre pour éclater les blocs. L’expression provient de Beat The Whites with a Red Wedge, toile d’El Lissitzky, peintre constructiviste russe du début du siècle. La proposition de Bragg est rediscutée en août par ceux qui voient dans la couleur rouge une référence tangible à une gauche extrême susceptible de décourager les socialistes modérés. Le nom sera pourtant retenu.

En plus d’une contribution de la National Union of Public Employees, syndicat professionnel du service public, les travaillistes font une avance de £ 3 000 pour permettre au Red Wedge de financer ses premières opérations.

84Le lancement officiel du Red Wedge se tient le 21 novembre à la Chambre des Communes du Parlement, sous la présidence de Neil Kinnock et en présence de deux cents musiciens (outre Bragg et Weller, on note la présence de Jerry Dammers, Jimmy Sommerville des Communards, Robert Wyatt, etc.), comédiens, syndicalistes et membres du Labour. Cette date marque l’alliance officielle entre des musiciens et le parti travailliste. Ce défi pur et simple à la tradition contestataire de la musique populaire britannique s’accorde toutefois une certaine décontraction : nombreux sont les participants sans antécédents dans l’activisme politique. C’est le cas de Sade, des Communards ou encore de Dave Stewart du groupe Eurythmics. Leur présence met en évidence deux regards distincts portés sur le Red Wedge, organisation activiste parmi d’autres vouée à soutenir le parti travailliste, ou simple moyen d’afficher une préférence politique. « Nous voulons juste appartenir à un mouvement anti-Thatcher massif et populaire » résume Jerry Dammers à propos de ce groupement hétérogène (cité par Garofalo, 1992, p. 72). Un partenariat entre politiciens et musiciens aux intérêts similaires certes, mais peut-être pas fusionnés.

Plus politique que travailliste

85Le Red Wedge expose deux motivations officielles. Il recherche en toute logique l’alternance politique. Le parti travailliste veut prendre la tête du pays tandis que les Wedgers - expression consacrée pour désigner les artistes - ambitionnent la chute du Premier Ministre. Or ils profitent de la liberté d’expression au sein du collectif pour ne pas forcément se prévaloir des conceptions travaillistes. Paul Weller surprend par son adhésion au Red Wedge. Lui qui a précédemment critiqué le manque de politiques révolutionnaires du Labour espère peut-être orienter sa trajectoire plus à gauche. Billy Bragg ne s’en est jamais déclaré proche avant que Neil Kinnock ne fasse appel à ses services, mais il a conscience que le départ des Conservateurs ne peut se produire sans une réactivation du Labour. « Face à ces conservateurs révolutionnaires revenus à eux depuis 1979, j’ai commencé à penser au Labour comme seule alternative » (NME, 6 octobre 1984, p.6). A la recherche d’une action dans et non hors du système politique, il saisit l’occasion du Red Wedge pour opérer, comme lors de la grève des mineurs, une « réquisition de la musique au nom des idées » (Les Inrockuptibles, 23 avril 1997, p. 22). Mais Bragg s’attache aussi à ce que le Red Wedge représente toutes les nuances de la gauche. Le chanteur d’origine jamaïcaine Junior Giscombe, ancien du Council Collective, tient quant à lui ses distances avec le parti travailliste. « Je ne dis pas de signer. Je dis que les jeunes devraient être plus concernés par la politique » (cité par Denselow, p. 222).

86Cette affirmation illustre le deuxième objectif du Red Wedge : amener le public et en particulier la jeunesse à concourir aux évolutions politiques de son temps. Eduquer les jeunes à la politique permettrait une mobilisation générale apte à provoquer le départ de l’actuel cabinet lors du prochain scrutin national. Alors qu’aux Etats-Unis se poursuit une campagne pour l’inscription des jeunes sur les listes électorales, le Red Wedge pourrait s’envisager comme son pendant britannique, agrémenté d’un intérêt dans l’issue du scrutin. On peut lire sur l’une des publications : « Red Wedge aims to create, through the world of the arts, a fresh and direct approach to politics which ultimately will affect and involve you » (« le Red Wedge a pour but de créer, à travers le monde des arts, une approche nouvelle et directe à la politique, dans laquelle tu seras en fin de compte associé et impliqué » in Garofalo, 1992, p. 73).

87Au final, ce sont des ambitions différentes qui animent fonctionnaires du parti et Wedgers : si, pour les premiers, le Red Wedge est confiné à une opération de promotion, les seconds veulent saisir là l’opportunité de préparer le futur parti en office à satisfaire les demandes des jeunes et à entreprendre des réformes dans cette voie. Leurs requêtes, qui portent initialement sur des problèmes liés à l’univers musical (définition d’une politique culturelle, industrie de la musique et copyright) intègrent rapidement la formation professionnelle et l’emploi.

88Créé sous l’égide du parti travailliste, le Red Wedge n’en sera pas un satellite idéologique. Si les artistes souhaitent infléchir certaines de ses politiques, ils veulent aussi garder leurs distances par rapport à lui. En outre, la nature du Red Wedge, un regroupement de chanteurs et de comédiens, le rend fondamentalement différent d’une organisation politique conventionnelle : dépourvu de structure et de hiérarchie, il prend tout son sens sur scène, terrain de prédilection de tout artiste et préfère le divertissement à la doctrine.

B - LES RÉALISATIONS DU RED WEDGE

89Le Red Wedge se construit au fil des tournées, plus à la manière d’une carrière artistique que d’une organisation bureaucratique. Chaque tournée effectuée marque une nouvelle étape dans l’évolution de ses rapports avec le parti, jusqu’à la tournée électorale de 1987.

1986 : LES TOURNÉES PRÉALABLES

Tournée de janvier : la présentation

90Le premier tour de chant du Red Wedge débute le 26 janvier 1986 à Manchester. Une date significative puisqu’elle marque la présentation publique du mouvement et de ses objectifs. C’est en effet lors de la conférence de presse tenue en compagnie de Billy Bragg, Jerry Dammers, Junior Giscombe et Jimmy Sommerville que Paul Weller fait publiquement état de la diversité des ambitions au sein du groupe et atteste de la volonté commune de se débarrasser des conservateurs. Pourquoi une tournée si précoce face à l’échéance électorale encore lointaine ? On peut présumer qu’à la hâte de mettre en valeur ce front commun contre les conservateurs s’ajoute la volonté de rencontrer le public et de s’assurer sa fidélité en vue de la prochaine campagne.

Les deux tournées effectuées au cours de l’année 1986 confirment que les musiciens ont été sollicités pour exercer leur activité première, la musique, dans le contexte où s’établissent le mieux leurs rapports au public, les concerts. Au mois de janvier le Red Wedge dévoile un mode d’action qui restera inchangé.

91Conformément aux décisions présidant à son existence, son caractère politique et partisan, réduit au strict minimum, se matérialise sous forme de rencontres, une conférence de presse puis des débats au cours de la journée. Lors de la tournée électorale, y assisteront des artistes et des candidats travaillistes. Pour l’heure, ils ne mettent en présence que des membres des Young Socialists et un public qui a payé sur un malentendu, croyant assister à une performance scénique...

92La folk, réminiscence des mouvements sociaux des années 60, et surtout la musique soul des années 60 et 70 dominent les concerts, écartant le Red Wedge de précédentes expériences qui mettaient l’accent sur le punk et le rock. Selon Frith et Street, ce choix « était partiellement insufflé par le sentiment que la musique noire était plus authentique, mais cette fois on ne la mesurait pas tant par sa rudesse que par son style, son côté “cool”. Ses vertus étaient parallèles au projet dans lequel les Wedgers étaient impliqués : donner au parti travailliste et généralement à la politique une élégance désirable » (Garofalo, 1992, p. 78). On peut tout aussi bien envisager que le choix d’une musique généraliste laisse planer l’espoir de toucher le plus grand nombre de catégories culturelles. Toujours est-il que les tactiques publicitaires affectent donc aussi les choix musicaux, aucun Wedger n’ayant la soul pour spécialité. On retrouve Billy Bragg, Paul Weller (qui met en musique des extraits de discours de Margaret Thatcher), et leur mixité permanente avec des artistes dits de variété. Des specials guests, dont les Smiths, les rejoignent au gré des dates. Les titres contestant l’action gouvernementale et figurant dans les sets préexistaient dans le répertoire des artistes. Aucune chanson ne sera créée pour l’occasion.

93L’aspect politique est assuré par la présence de MPs et la distribution d’enveloppes qui renferment diverses brochures pour la CND, le Mouvement Anti-Apartheid et le Red Wedge. Cette dernière encourage le retour de la gauche au pouvoir et réitère : « Nous ne disons pas que le parti travailliste est à 100 % parfait. Loin de là. L’un des buts du Red Wedge, qui vous concerne, est de donner aux jeunes un moyen de faire valoir leurs opinions, de dire aux responsables du parti ce qu’ils veulent voir survenir et comment ils veulent façonner leurs propres vies » (cité par Denselow, 1989, p. 225). Cette indépendance prônée et réelle se double au cours de la deuxième tournée d’un combat anti-Thatcher mené plus intelligiblement aux côtés du Labour.

La tournée de mars : l’émancipation politique et financière au cours de l’abolition des gouvernements locaux

94C’est grâce à cette tournée que le mouvement entre en contact avec les réalités des conflits extra et infra-partisans, et qu’il accède simultanément à l’autonomie financière. Son but consiste à rendre le Red Wedge autosuffisant.

Pour la première fois, le collectif se produit à Londres, mais c’est le concert à Liverpool, le lendemain, qui prend le plus l’apparence d’un défi : l’administration locale travailliste y lutte à la fois contre la législation conservatrice et la direction de son parti à propos de la gestion du conseil métropolitain.

95Revenons sur le combat thatchérien contre les conseils locaux, à dominante travailliste, considérés par le Premier Ministre comme la dernière menace à éradiquer après son triomphe contre les syndicats. La bataille pour le contrôle de la responsabilité locale de la majorité de la population dure depuis 1972 et s’intensifie sous Margaret Thatcher. Accusés par les conservateurs de dilapider les fonds publics, les councils se voient d’abord imposer la limitation de leurs dépenses au-delà d’un seuil pré-fixé par l’Acte sur les Taux de 1984. Or Liverpool refuse d’établir un taux et avance son incapacité à le fixer à un niveau acceptable sans causer de licenciements ou d’augmentation des impôts locaux. Neil Kinnock désapprouve. La plupart des Wedgers les plus à gauche soutiennent le conseil et se retrouvent dans la position délicate de se rendre sur place pour inciter le public à voter pour le parti central.

96C’est dans ce climat hostile au Labour que se poursuit puis s’achève la tournée par le concert gratuit donnée au South Bank de Londres, le lundi 31 mars 1986. Ce concert stigmatise la cessation d’activité du GLC et de six autres conseils métropolitains par l’Acte de Gouvernement local de 1985, considéré par les travaillistes comme une attaque sans égale à la démocratie locale. La politique progressiste menée par le GLC - qui vaut à sa direction le sobriquet de Loony Left, la « gauche dingo » - et son dévouement pour doter les minorités de plus de pouvoir, tout en s’arrogeant leur soutien électoral, ne représente pour Mrs Thatcher qu’un mobile de plus pour s’en débarrasser enfin. « J’allais pas mal à Londres, à l’époque se rappelle Dr Das. Tout s’y passait. Ken Livingtsone était très actif à la tête du GLC. Il avait organisé la campagne Fare’s fair durant laquelle il a énormément baissé le tarif des transports. C’était une période heureuse, mais on savait que ça n’allait pas durer. Le gouvernement n’aimait pas tellement que l’on empiète sur son terrain, d’autant que le GLC fait face au Parlement, tel un rappel constant. “Ces sales gauchos de l’autre côté de la Tamise sabotent notre travail à Londres”. Alors ils ont frappé fort ».

97L’assiduité de la politique culturelle s’adresse aux intérêts de groupes particuliers telle une forme alternative de communication et de mobilisation : le GLC a adopté une vision très large de l’art, de la photographie aux radios associatives en passant par la vidéo, pour lesquels il débloque des fonds importants en même temps qu’il continue à financer des arts plus institutionnels (théâtre, musique classique...). L’Acte de 1984 réduit ses activités de façon désastreuse, alors que son budget avait augmenté de 170 % depuis 1981 ! Il est condamné à disparaître au 1er avril 1986.

98La direction a élevé son abolition en cause célèbre et infligé des dommages à la crédibilité du gouvernement par une vaste campagne de publicité que parachève le concert donné à ciel ouvert, sur les bords de la Tamise, à l’issue d’une journée fidèle à la tradition des festivals du GLC. Cathy Lodge, alors âgée de 21 ans, était présente ce jour-là. « Il y avait beaucoup de stands pour encourager les gens à adhérer au parti travailliste ou à signer des pétitions pour des causes politiques, telles que les mineurs, se souvient-elle. Je n’y ai pas vraiment prêté attention car j’étais déjà convaincue que le Labour était la voie à suivre ». Elle évoque comment se manifeste la volonté d’intégration des minorités raciales, qui fut l’un des mots d’ordre de l’administration locale londonienne : « Je me souviens de t-shirts indiens, de curry à emporter... La grande diversité ethnique du merchandising ou de la nourriture témoignait d’une tentative d’approbation d’une société multinationale et d’amélioration des relations culturelles, ce qui était assez nouveau à Londres, à cette époque ». Dans la soirée, après le passage d’une douzaine de groupes devant plus de 10000 personnes, le GLC s’éteint officiellement à minuit. Ken Livingstone monte sur scène avec ses conseillers. Son bref discours transperce à peine le « Maggie Out ! Maggie Out ! » entonné par l’auditoire, refrain qui confirme, une dernière fois, le soutien rencontré par le GLC et la réussite de ses actions. Mais, ainsi que le remarquent les journalistes du NME à la vue de Livingstone dansant sur scène avec les Communards, l’amusement a, ce soir-là, pris le pas sur la protestation. « Le Red Wedge est plus la promesse tenue d’une bonne soirée qu’une déclaration politique à l’écho durable » (NME, 5 avril 1986, p. 25), souligne prophétiquement l’article.

99Pour 1’heure, la tournée n’aura pas amassé de vastes sommes du fait des frais de déplacement et d’hôtel, mais suffisamment pour que le Red Wedge s’émancipe, se structure, devienne plus qu’un simple spectacle politique itinérant. Lui qui ne comptait jusqu’à présent que sur de maigres donations du parti peut désormais se présenter comme une organisation indépendante, qui a recours à des fonds propres et s’étend à travers plus de réunions, de comités et de tournées à moindre échelle. Un organe coordinateur basé à Londres publie son magazine, Well Red, et conduit la fabrication de son merchandising typiquement pop : t-shirts, badges et posters.

58 semaines après le concert d’adieu du GLC a lieu le lancement de la tournée électorale aux côtés des candidats travaillistes.

LA CAMPAGNE POUR LES ÉLECTIONS GÉNÉRALES DE 1987

L’indépendance et les inquiétudes

100C’est début juin que démarre la première campagne de musique populaire de 1’histoire des élections britanniques, non sans quelques appréhensions soulevées par un Red Wedge affranchi du Labour.

L’indépendance idéologique affichée du Red Wedge, couplée à son autonomie structurelle et financière acquise au cours de l’année 1986 éveille les craintes. Cette émancipation paraît transformer un simple groupement d’artistes pro-travailliste en un mouvement adjacent certes, mais pas fondu dans le parti et qui pourrait in fine nuire à la bonne marche de la campagne.

101Non seulement le collectif n’est pas aussi contrôlé que certains travaillistes l’auraient voulu, mais il prend le pas sur la propre campagne du parti adressée aux jeunes et ce avec un message non-partisan. Le Red Wedge a publié son propre manifeste, Move on Up ! A Socialist Vision of the Future (« Bouge-toi ! Une vision socialiste du futur »), où il rappelle que son appui au parti ne sous-entend pas que ce dernier pourra résoudre tous les problèmes.

102D’autres préoccupations portent sur les possibles discordances à prévoir avec les Wedgers dans le cadre de la tournée quant à l’intervention de groupes qui ne remportent pas les faveurs du parti. La presse populaire, à grande majorité du côté des conservateurs, a massivement tourné la loony left en ridicule du vivant du GLC. Elle saisira la moindre faille pour ressusciter le thème et pourrait donc ériger en question électorale le vers le plus subversif, la citation la plus outrageuse d’un groupe sur scène. Ces craintes concernent en l’occurrence The Housemartins, présents lors du concert de Leeds, qui cultivent une aversion revendiquée pour la monarchie.

103Les travaillistes ont cependant besoin du Red Wedge au vu de l’enjeu représenté par le vote des 18-25 ans. Les sondages annoncent le basculement à gauche de ces quelques 16 % de l’électorat. Le Red Wedge doit entretenir la pression et faire gonfler les rangs des jeunes supporters du parti, d’autant que les sondages du 11 mai donnent Margaret Thatcher vainqueur à 43 % devant Neil Kinnock (29 %), et que seulement 30 % des personnes interrogées affirment s’intéresser à la politique (Butler et Kavanagh, 1988).

Les craintes resteront au stade d’hypothèses. Dans les faits, le Red Wedge reste bel et bien aux côtés du parti travailliste dans son impressionnante campagne.

La dernière ligne droite : juin 1987

  • 7 Aux Etats-Unis, la pop peut amener non seulement un écho auprès des jeunes mais aussi de l’argent, (...)

104La tournée est programmée sur douze dates jusqu’à la veille de l’élection, le mercredi 10 juin. Elle se concentre sur des circonscriptions marginales. Candidats et musiciens participent à des débats ou des conférences de presse au cours de la journée qui précède le concert. D’autres tournées de groupes féminins et de comédiens tels que le célèbre humoriste Lenny Henry se rendent dans d’autres lieux. Signalons que le Red Wedge n’a pas pour objet de récolter des fonds de campagne pour le parti, différence majeure avec le concours des musiciens apporté aux candidats lors des Présidentielles américaines7.

105Autour du cœur musical du Red Wedge s’est solidifiée la contribution désormais constante de musiciens populaires parmi lesquels Lloyd Cole, les Blow Monkeys et The The qui, avec « Heartland » et dans la lignée du Style Council, ont prouvé que l’on pouvait tailler une chanson engagée au format de la pop. Cette ballade à succès, tirée de l’album Infected et sortie au mois de janvier, renvoie l’image d’une Grande-Bretagne divisée, d’un système de santé moribond et d’un écart toujours plus grand entre riches et pauvres : « Let the poor drink the milk/While the rich eat the honey » (« Laissons les pauvres boirent du lait/Pendant que les riches mangent le miel »). La conclusion en est « It’s the 51st State of the USA » (« C’est le 51e Etat des Etats-Unis »). Les Blow Monkeys ont clairement pris position contre Margaret Thatcher peu avant le lancement de la campagne en lui dédicaçant « She Was Only A Grocer’s Daughter » (« Elle n’était qu’une fille d’épicier »), un 33 tours parsemé de titres anti-tory tels que « How Long Can A Bad Thing Last ? » (« Combien de temps une mauvaise chose peut-elle durer ? »), énergique cri de ralliement contre l’apathie des électeurs ou encore « Celebrate (The Day After You) » (« Célébrer (le jour après vous) » : « Everybody knows that the country is a mess/And (hat soon will come the day/but she’s making plans to stay » (« Tout le monde dit que c’est la pagaille dans le pays/Et que bientôt le jour viendra/Mais elle prévoit de rester »). Le titre sortira en version maxi 45 tours dont la pochette représente une photographie très désavantageuse du Premier Ministre. Il est intéressant de noter que ce groupe, formé en 1982, n’avait jamais pris part à une initiative de ce genre. « Les Blow Monkeys étaient l’un des rares groupes à écrire pour la première fois des chansons politiques et partisanes » explique David Harley, concepteur du principal site Internet consacré au groupe. « Les Blow Monkeys, plus que tout autre groupe, ont attiré un marché plus jeune. Les autres groupes étaient déjà dans le circuit depuis des années. Et beaucoup ont avancé que le groupe aurait pu avoir un succès bien plus grand en évitant la politique. Cependant, des fans comme moi s’y sont réellement accrochés ».

Comme à l’habitude, des confrères se mêlent ponctuellement aux Wedgers. Dave Wakeling, du défunt groupe The Beat, rejoindra Billy Bragg sur scène à Wolverhampton, près de Birmingham, pour interpréter « Stand Down Margaret », chantée chaque soir tel un refrain d’espoir cathartique au renouveau des élites dirigeantes.

106La tournée s’achève à Islington, quartier de Londres, le dimanche 10 juin dans le cadre du Labours Family Fun Day, à l’occasion duquel le Business Design Centre a été orné du nouveau symbole du parti, la rose rouge. Ce grand rassemblement électoral de verve festive marque la claire américanisation des campagnes britanniques déjà palpable au travers du recrutement d’agences de publicité ou de conseillers en image. Kinnock fait son entrée au son d’une fanfare de mineurs et se fraye un chemin parmi une foule qui l’acclame pour être présenté par l’actrice Glenda Jackson. Il donne ensuite un discours vibrant célébrant les « 90 heures restantes de thatchérisme ». La sélection musicale se devant d’être circonspecte, on déconseille aux Wedgers d’interpréter à l’unisson le « There is Power in a Union » de Billy Bragg. La chanson proclame la force de la classe ouvrière rassemblée sous la bannière des syndicats défendeurs des droits contre les tricheries patronales et l’injustice des lois : « There is power in a factory, power in the land/Power in the hand of the worker/But it all amounts to nothing if together we don’t stand/There is power in a Union » (« il y a du pouvoir dans une usine/du pouvoir dans la terre/du pouvoir entre les mains du travailleur/mais cela ne rime à rien si ensemble nous ne résistons pas/il y a du pouvoir dans un syndicat »). Les organisateurs rejettent cette idée qui contrarierait la nouvelle image du parti. Les incertitudes en ce domaine ont été nombreuses et les conservateurs ont souvent pratiqué l’amalgame entre le radicalisme de l’aile gauchiste des militants, notamment des adhérents syndicalistes et les positions désormais fort différentes de la majorité du parti. D’autre part, ce dernier ne s’appuie plus uniquement sur la classe ouvrière, mais cherche à séduire les classes moyennes. Les célébrités entameront donc aux côtés de Kinnock un titre de gospel devenu un hymne des droits civils, « We Shall Overcome », et termineront par « One Love » de Bob Marley, qui est loin d’être la plus politique des chansons dans le répertoire du grand artiste de reggae. C’est donc sur une note timidement politisée que s’éteint la première campagne électorale pop qu’ait jamais vécue la Grande-Bretagne.

Neuf jours avant l’élection, le groupe irlandais U2, de passage au Wembley Arena de Londres, apportera un ultime soutien au Red Wedge en entamant une sélection de reprises de chansons anti-thatchériennes.

107Le parti travailliste jouit simultanément du vif soutien de la presse musicale. Certes, le New Musical Express, le plus célèbre hebdomadaire musical, n’a fait aucune publicité au Red Wedge malgré le concours de musiciens fréquemment présents dans les pages du magazine, à commencer par Billy Bragg. Les comptes-rendus des concerts du Red Wedge sont soit inexistants, soit peu flatteurs envers le mouvement dans le cas de l’abolition du GLC.

Néanmoins, en dévoilant des motivations communes auprès d’un lectorat jeune, il lui assure un relais idéologique majeur et conforte l’effort de style du parti. Quelques années auparavant, l’attention du magazine s’était portée sur la grève des mineurs ou les combats anti-nucléaires sans aucune référence à la musique. Les interviews quant à elles traitent souvent de l’engagement musical.

108En 1987, le NME mène, en quelque sorte, sa propre campagne d’encouragement. Dans son édition du 6 juin, il publie les propositions travaillistes en faveur des jeunes en matière d’éducation supérieure, d’apprentissage et de logement. On y trouve également une page entière de bilan négatif de huit ans de gouvernements conservateurs. Neil Kinnock figure sur la couverture du numéro du 13 juin. Une double-page d’interview lui est consacrée sur son expérience politique et ses goûts musicaux, tandis que les résultats d’un sondage le donnent grand favori par une sélection de musiciens, ajoutant que « la popularité de Kinnock est telle qu’elle s’est étendue de l’autre côté de l’Atlantique, dans le New Jersey, où Bruce Springsteen a avoué un soutien tacite au fougueux Gallois » (NME, 13 juin 1987, p. 26)... Figure également un texte de Ken Livingstone dénonçant la fuite des intérêts vers l’étranger au détriment de l’industrie et de la protection sociale. Il résume la condition de la jeunesse britannique dans un passage quasi-apocalyptique : « Lorsque Mme Thatcher a été élue en 1979 la plupart d’entre nous possédaient des emplois stables et des carrières bien établies. En comparaison, les jeunes d’aujourd’hui affrontent la perspective du chômage permanent, de dormir dans des squats ou à-même le sol et d’un monde rendu dangereux par la possibilité d’une mort soudaine due à un accident nucléaire ou d’une mort plus lente du SIDA » (ibid.).

109Les autres grands partis utiliseront également la musique populaire, mais de manière beaucoup plus timide et occasionnelle. L’Alliance, entente du parti social-démocrate issue de la sécession de quatre députés travaillistes en 1981 avec les libéraux, explique sa politique au moyen d’un clip vidéo où David Owen, leader du SPD, apparaît en star du petit écran. Il a déjà déclaré que le Red Wedge n’était « pas particulièrement de la bonne pop, à mon goût » (cité par Denselow, 1989, p. 230), bien que son homologue libéral David Steel ait, quelques années auparavant, enregistré une chanson rap « I Feel Liberal - Alright ». Mais, par nature, le rap n’est pas forcément approprié à un discours politique en faveur d’un parti institutionnel.

110Les conservateurs ont renoncé à rechercher explicitement les faveurs des nouveaux électeurs avec ce type de stratégies, peut-être à la suite à un rassemblement infructueux de jeunes lors de la campagne de 1983. A l’époque, le parti possédait même un hymne, « Maggie For Me », écrit par le rédacteur des discours du Premier Ministre et l’artiste de variété Vince Hill, qui en fut l’interprète, tandis que, lors d’une réunion de jeunes conservateurs, on avait pu entendre l’interprète Lindsey de Paul chanter : « Vote Tory, Tory, Tory/For election glory/We don’t want u-turns/So well vote for Maggie T./Vote Tory, Tory, Tory/The only party for me/Say no to Labour/And no to the SPD » (« Votez tory/pour la gloire des élections/Nous ne voulons pas de demi-tour/Alors nous voterons pour Maggie T./Votez tory/Le seul parti pour moi/Dites non aux travaillistes/et non au SPD »).

111La confortable avance des conservateurs dans les sondages leur permet de ne pas considérer les votes de la jeunesse comme une possible mise en balance de leur maintien au pouvoir. Malgré tout, le rassemblement du dimanche avant l’élection - le jour de la réunion travailliste d’Islington - laisse une place à la musique populaire par la présence de chanteurs vétérans tels Erroll Brown, ex-chanteur du groupe Hot Chocolate, dont la chanson-phare « You Sexy Thing » a connu une deuxième jeunesse en servant de thème au film The Full Monty.

112Le jeudi 11 juin au soir est annoncée la troisième victoire conservatrice de la décennie. Si, jusque-là, la musique à portée socio-politique a pu offrir une plate-forme à la polémique et à la réflexion, le Red Wedge a échoué dans sa tentative d’utiliser une musique de nature non revendicatrice à des fins politiques concrètes. Cet échec électoral du parti travailliste assène un coup aux espoirs rassembleurs et communicatifs de la pop.

Il s’agit dès lors de savoir si l’on peut ériger la non-satisfaction des objectifs du Red Wedge en un exemple d’instrumentation erronée de la musique populaire ou la généraliser en une preuve de l’inefficacité du genre à prétendre aux changements politiques. Si tel est le cas, par quelles limites la musique populaire contestataire peut-elle être rendue inopérante ?

Notes

1 Les Mods - de l’anglais Modernists - étaient à leur origine, vers 1958, des jeunes issus des classes moyennes, obsédés par leur apparence. Leurs goûts musicaux se concentraient sur le modem jazz et le R&B. Ce phénomène social se divisa en plusieurs courants dans les années 60. La résurgence Mod instillée par The Jam, caractérisée par une musique inspirée des années 60, fit office de réaction au nihilisme et à la stagnation du punk.

2 Pour être plus précis, l’Argentine affirme que c’est une expédition hispano-portugaise qui découvrit les Malouines (Malvinas). Lorsqu’en 1816, les Provinces Unies du Rio de la Plata, future Argentine, devinrent indépendantes de l’Espagne, elles réclamèrent leur souveraineté sur l’archipel.

3 Ministre britannique de l’économie

4 La taxe dite communautaire, réforme de la fiscalité locale, consiste en une capitation par tête sans distinction de fortune ou de revenu. Son impopularité est telle que John Major l’abolit en 1992.

5 Nom donné aux syndicats ouvriers dans les Etats anglo-saxons

6 Littéralement, briseurs de grève

7 Aux Etats-Unis, la pop peut amener non seulement un écho auprès des jeunes mais aussi de l’argent, particulièrement depuis que les régulations de 1974 ont limité le plafond des contributions individuelles. Les concerts permettent de récolter des sommes en contournant la législation, dont l’équivalent britannique n’existe pas.

© Éditions Mélanie Seteun, 2004

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