1L’histoire de la musique populaire engagée remonte aux origines-mêmes de la musique populaire. Durant des siècles, différentes cultures développèrent leur propre tradition de singer-songwriters, ces troubadours qui endossaient le rôle de journalistes musicaux.

La musique populaire sous sa forme actuelle a poussé ses premières notes dans les Etats-Unis de l’après-guerre. Dès son émergence, le public, les autorités et les spécialistes lui ont octroyé un rôle social de premier plan, avant d’assister, ou de participer à sa conversion en instrument politique. Sur la base de ces messages envoyés au pouvoir s’établit un jeu d’interdépendances entre les artistes et les acteurs du politique dans l’ère récente, commerciale de la musique populaire. Cette dernière devient une force dont les politiciens peuvent aussi bien disposer que craindre, tant dans les démocraties libérales que dans les régimes totalitaires.

2Berceau des musiques populaires modernes, les pays anglo-saxons sont le théâtre de profonds changements culturels et de remises en cause politiques emmenés par la jeunesse et accompagnés par la musique. Là, se concrétise l’implication que celle-ci peut prendre en matière de contestation, puis de communication politique, des accords explicites ou tacites, dans tous les cas pérennes et renouvelés, émergeant en Grande-Bretagne pendant la période thatchérienne.

LES ETATS-UNIS

3On situe les débuts du rock’n’roll en 1955, année marquée par la sortie du Rock Around The Clock de Bill Haley. Involontairement politique car s’attirant les foudres de l’Establishment, il lui est ensuite reconnu un potentiel de rassemblement et de reconnaissance identitaire, dont usent à la fois opposants et candidats au pouvoir.

D’une naissance mouvementée...

4Le rock’n’roll semble répondre au désarroi moral de l’après Seconde Guerre mondiale et défier la quête pathologique pour le conformisme de 1ère Eisenhower. Prêtres, journalistes et politiciens fustigent son pouvoir stimulant, excitant, incontrôlable et le jugent coupable d’incitation à la délinquance juvénile.

Il faut dire que la nouvelle musique défie à la fois les tabous sexuels - le fameux déhanchement d’Elvis Presley, surnommé « pelvis » (bassin)... - et raciaux, en tant que collision entre la country music blanche et le rhythm & blues noir. Bill Haley reconnaît que la mixité des musiciens sur scène permet au rock’n’roll de combattre la discrimination raciale. Les partisans de la ségrégation y voient un complot d’infiltration d’une musique noire pernicieuse dans le quotidien civilisé des jeunes blancs.

5S’appuyant sur ce risque de perversion de la jeunesse, l’ancienne génération condamne le rock’n’roll, ce qui a pour effet contraire d’affranchir la jeunesse des valeurs adultes et de la solidifier culturellement. Dans le même temps, on reçoit le genre comme la preuve du nouveau pouvoir d’achat des adolescents. Aux tous débuts du rock’n’roll, l’industrie du disque multiplie par trois ses revenus : les ventes de disques rapportent 603 millions de dollars en 1959 contre 213 en 1954 ! Dans le même temps, les maisons de disques indépendantes triplent leur part de marché, qui atteint 66,3 % en 1959 (Garofalo, 1999, p. 14). Menace culturelle et politique, le rock’n’roll menace aussi l’ordre établi de l’industrie musicale.

La constitution de la jeunesse en segment de marché contribuera à sa prise de conscience idéologique laquelle, englobant des modes de pensée et d’agir politiques et culturels, bouleversera la société américaine de la fin des années soixante.

6Pour l’heure, les musiciens de rock’n’roll n’endossent ni une position anti-gouvernementale ni une casquette de leaders d’opinion. Ils remettent volontiers cette tâche à leurs prédécesseurs, les chanteurs folk, sanctionnés pour leurs sympathies communistes, et dont les compositions mêlent commentaires d’actualité, pointes de patriotisme et sursauts de colère. En pleine Chasse aux Sorcières, Pete Seeger se retrouve à la fois harcelé par les services maccarthistes pour sa chanson « If I Had A Hammer » (« Si j’avais un marteau »), amputée en France de tout contenu subversif, et par le Ku Klux Klan pour s'être produit au côté des artistes noirs.

Si Pete Seeger a dénoncé la Guerre Froide, les interprètes de rock’n’roll ne cherchent, eux, qu’à s’en échapper. Ils seront rattrapés, dans leur fuite, par l’entrelacement des musiques traditionnelles et nouvelles, aux conséquences sociales et politiques imprévues.

… Aux mouvements sociaux

7Vers le milieu des années 60, les chansons des songwriters, tels Joan Baez et Bob Dylan, perdent en partie leur caractère de véhicule de formation d’identité collective en se pliant aux logiques commerciales du marché de masse. En contrepartie, les combinaisons stylistiques folk-rock agrémentent le rock d’une dimension socio-politique tandis que la radio et l’industrie du disque, en dispersant des musiques aux origines diverses, brouillent les barrières raciales. Le rock va rapidement prendre part à cette diffusion d’un esprit multiculturel, diffusion créditée de « force majeure dans la formation de la volonté commune d’une nouvelle génération et une source de transformation culturelle profonde de la société américaine » (Eyerman & Jamison, p. 449).

8Ce phénomène entraîne la pleine participation de la musique populaire aux « mouvements sociaux », entendus comme l’adoption de nouveaux comportements et valeurs par de larges groupes d’individus, et que l’on peut comparer à la formation de sous-cultures et parfois de contre-cultures. La rupture radicale avec les valeurs occidentales que constitue le mouvement hippie en est un exemple parlant. La réalité des mouvements sociaux se manifeste notamment au cours des festivals, grands rassemblements sur plusieurs jours autour de concerts qui relayent l’opinion anti-militariste en ces temps de guerre du Viêt-Nam ou la contestation politique en général (par exemple, Woodstock en 1969). Lieux d’échanges de goûts et d’idées, de tels événements structurent les liens sociaux et culturels.

9Précisons cependant un point important : les analystes des mouvements sociaux n’accordent pas à la musique populaire une fonction de déclencheur de contre-cultures et de contestation ex nihilo mais de simple écho de ces contre-cultures. C’est une contestation en germe qui se matérialise à travers un mode d’expression musical, comme elle a pu le faire à d’autres périodes, avec d’autres formes artistiques. La naissance du mouvement hippie doit aussi beaucoup à la littérature de la Beat Generation.

10L’Establishment s’empare très tôt de la combinaison créative entre la culture populaire et la politique. Des artistes apportent leur soutien aux candidats lors de campagnes électorales (Simon & Garfunkel se produisent pour le Sénateur McCarthy en 1968) et certains candidats citent librement des passages de chansons afin d’appuyer leurs opinions, comme pour s’approprier la figure d’un interprète remportant les faveurs du public. En 1984, en pleine course à la Maison Blanche, Ronald Reagan et Walter Mondale se référent à « Born in the USA » de Bruce Springsteen, soulevant ainsi de sérieux désaccords quant à l’interprétation des paroles.

11Puisque les politiciens citent ses chansons, le rock naguère combattu représente-t-il toujours une menace pour les élites ? La réponse est oui, et c’est paradoxalement que les suspicions ont atteint des sommets. En 1970, un congrès organisé par le Mouvement pour le rétablissement de la Décence a vu des orateurs avancer une théorie selon laquelle la majorité des musiciens de rock appartiendraient à « un mouvement communiste dont le but est d’inciter à la révolution mondiale » (cité par Pekacz, 1994, p. 45). Mais le combat de l’Amérique conservatrice contre le rock porte non pas sur son potentiel à l’engagement politique mais sur la sempiternelle menace de sexe, violence et débauche qu’il ferait peser sur la jeunesse. Son parachèvement institutionnel sera la création du Parents’ Music Resources Center (PMRC) par les épouses de politiciens américains. Début 1999, le groupe néo-gothique à tendance satanique Marylin Manson, tenu pour moralement responsable du massacre perpétré par deux adolescents dans un lycée de Denver, Colorado, fera les frais de cette récupération hypocrite du rock comme stimulateur des pulsions les plus violentes. Dans une lettre ouverte, le chanteur riposte : « Pensez-vous que la musique ait inspiré Kip Kinrel [qui tua ses parents et des élèves de son lycée] ou devrions nous contester le fait que son père lui ait acheté les armes du crime ? [...] Le jour où Caïn a défoncé le cerveau de son frère Abel, la seule motivation dont il avait besoin était sa propre disposition humaine à la violence » (NME, 12 juin 1999, p. 3-4).

La musique populaire a pris, aux Etats-Unis, une dimension politique insoupçonnée. Si la Grande-Bretagne accueille ces nouveaux sons, elle les assimile à ses propres caractères socio-culturels pour dégager des tendances nouvelles.

LA GRANDE BRETAGNE

12Forte des liens culturels tissés avec les Etats-Unis d’après-guerre, la Grande-Bretagne découvre le rock’n’roll la même année, se l’approprie et le transforme en produit culturel national. Elle attendra les années 70 pour en voir dériver des sons contestataires, rendus crédibles par des actions politiques originales.

De la personnalisation culturelle et sociale du rock’n’roll...

13Dès 1955, les Teddy Boys1 adoptent le rock’n’roll, lequel va se généraliser à tous les jeunes issus des classes populaires à la sortie, en 1956, du film américain Rock Around the Clock. La presse orchestre alors une panique morale qui contribue, à l’instar de ce qui se passe outre-Atlantique, à coller au rock l’étiquette de menace aux conventions. Il n’est cependant pas fait état, ici, d’une menace communiste ou multiraciale, cette musique ne possédant pas d’enracinement dans la société britannique. Elle s’intègre pourtant rapidement dans la tenace division entre classes sociales. Les années cinquante révèlent des inégalités que la croissance économique et les avancées sociales de l’après-guerre n’ont pu résoudre. La position future au sein de la société, que ce soit par le cursus scolaire, le capital ou les revenus familiaux, dépend trop souvent de la naissance. En 1960, 10 % de la population possède 80 % de la richesse nationale (Roland Marx, 1991, p.93). Le rock’n’roll, catharsis d’une jeunesse entre découragement et révolte, laisse aussi entrevoir, au même titre que le football, l’espoir d’une ascension économique et sociale.

14En 1956, le rock’n’roll enfante le skiffle d’une volonté d’imiter à moindre frais les grands frères américains. Guitares faites d’un manche à balai et d’une caisse en bois, harmonicas, planches à laver sont autant d’instruments hétéroclites qui le caractérisent. Explicitement orienté à gauche, le skiffle n’est pourtant pas victime de répression. Il ne dure pas, mais lègue deux acquis. Utilisé par les manifestants lors de l’inauguration de la CND2 en 1958, il inaugure les rapports entre la musique populaire et les groupes de pression. En outre, il est à la base de l’enracinement sociétal des musiques populaires en Grande-Bretagne, enracinement parachevé par le succès des Beatles, originaires de la classe ouvrière de Liverpool, témoins du Great Divide, frontière économique entre le Nord et le Sud du pays. Leur premier 45 tours « Love Me Do » sort en 1962. Le phénomène Beatles édifie ce qu’est désormais la pop : un signe musical proprement britannique, affranchi de ses racines américaines. Dans le bouillonnement culturel du Swinging London3 s’affiche une « culture pop » née de la conjonction de la société médiatique et de l’émancipation des adolescents face aux normes parentales. Vers 1967, émerge également une multitude de contre-cultures nourries des mouvements américains de l’époque et pareillement retranscrites dans la production musicale.

15La pop elle-même peut emprunter des chemins plus radicaux. Certaines déclarations ou titres des Beatles, des Rolling Stones ou des Who - issus de la working class et de la lower middle-class londoniennes - croisent des thèmes de la Nouvelle Gauche. Dès 1964, la New Left Review reconnaît aux Beatles le mérite d’avoir brisé les barrières de classe entre étudiants et jeunes travailleurs, et unifié la jeunesse en dépassant les clivages culturels entre le Nord et le Sud du pays. On exacerbe également leur opposition avec les Rolling Stones. Pour la Nouvelle Gauche, il y a deux solutions face aux enjeux politiques : la manière faible des Beatles contre la manière forte des Rolling Stones et cet affrontement transparaîtrait dans leurs compositions respectives.

Si la prise de conscience sociale est réelle, sa transformation en arme politique tarde à venir. Jusqu’au milieu des années 70, l’ex-Beatle John Lennon sera quasiment le seul à prendre part aux mouvements pacifistes et autres combats politiques, sans pour autant s’impliquer directement à gauche.

… À la prise de conscience politique

16Le punk explose en 1976. Enfant illégitime d’une société en crise, il prend sa source dans le politique, le social, l’artistique et le commercial, pour mieux les rejeter en bloc. Le punk est une contre-culture, il émane de tout ce qu’il refuse.

Le punk a fait ses débuts à New York, grâce à des formations telles que le Velvet Underground et les Stooges. Mais il manque, dans sa version américaine, de prise sur le présent. Son intérêt porte plutôt sur les arts et la littérature. Epaulée par une conjoncture générale morose, la variante britannique détient une force : le radicalisme de son esthétique répond à celui de son idéologie.

17Le pays a sombré dans une crise sans précédent. Le conservateur modéré Edward Heath, puis, à partir de 1974, le travailliste Harold Wilson ne maîtrisent ni le chômage et l'inflation, ni les graves conflits sociaux. Le choc pétrolier de 1973 a fait basculer une économie fragile dans la récession. En 1976, Wilson démissionne au profit de James Callaghan. On chiffre alors à un million les personnes sans emploi, contre 838000 l’année précédente (Jones et al., 1998, p. 41). Cassure de la famille atomique, effondrement du mode de vie hippie des années 60, banalisation des drogues dures, la société britannique souffre d’une perte de repères. L’euphorie de l’après-guerre s’éteint après une longue agonie.

Le punk, qui proclame être l’émanation d’une jeunesse oppressée, issue en majorité des classes moyennes et ouvrières, condamne l’autorité et les institutions. L’accueil réservé au punk n'est pas sans évoquer l’émergence du rock’n’roll. Beaucoup l’envisagent comme un moyen de s’en sortir.

18Mais le punk est plus qu’un exutoire. Unique réponse à ce qu’il exècre, il offre un champ d’action. Construit sur la certitude qu’une force politique habite toujours la musique populaire, il s’attaque à la léthargie capitaliste dans laquelle s’enfonce un rock de plus en plus conformiste. Et, à l’inverse de ce dernier, le punk affectionne un rock minimaliste, violent et agressif, accessible à tous. Des accords simples, pas de solos ni d’improvisations. La pratique démocratique, participative du punk invite les jeunes à faire exploser leur énergie créatrice, à ne plus attendre des médias qu’ils dictent le prochain succès commercial. S’il est une constante au sein d’un mouvement disparate, c’est bien cette propension à l’autonomisation, au Do it yourself. Les fanzines et journaux se multiplient, puis les maisons de disques indépendantes. Il se greffe, autour du punk, un mouvement alternatif durable.

Le punk se place aux antipodes de la notion de consommation passive associée à la pop. Il en vient même à se dégoûter lui-même. « Je veux seulement tout pousser à la ruine, je n’aime pas la musique rock, je ne sais même pas pourquoi je suis là-dedans » dira John Lydon au cours de son dernier concert avec les Sex Pistols (cité par Savage, 1991, p. 19).

19Son groupe rend pourtant le genre populaire et inévitablement commercial. Originaire de Londres, les Sex Pistols se qualifient de violents certes, mais pas d’engagés. Leur chanteur Johnny Rotten/John Lydon affirmera que si message politique il y avait derrière leur musique, il n’existait que dans l’imagination de leur manager Malcom McLaren. Marginal de la mode et du show business, ce dernier orchestre la sortie du titre « God Save The Queen », attaque en règle contre la monarchie, au cours de l’été 1977 au moment même du jubilé de la reine Elisabeth II, déclenchant scandale et censure. En commercialisant le genre, les Sex Pistols déblaient la route à des groupes plus politisés tels que les Clash. Joe Strummer, auteur de la plupart des textes des Clash, voit ses chansons « engagées, comme des chansons folk à la guitare électrique » (cité par Robert Denselow), aptes à provoquer la réflexion. « Le rôle de l’artiste est de décrire l’époque, de mettre la réalité sous le nez des gens pour qu’ils ne l’oublient pas » (Les Inrockuptibles, 4 mars 1998, p. 26).

20La conscience politique des Clash et leur volonté de changement dans une société à transformer plus qu’à rejeter riposte au nihilisme fataliste des Sex Pistols. Les médias et le public entretiennent l’opposition systématique et quelque peu hâtive des deux groupes. Car les membres de The Clash ne sont pas des doctrinaires. Rêvant de communisme utopique, ils avouent ne pas s’y connaître en politique, et proposent l’action, mais pas les solutions. Dressant le bilan de leur engagement, Joe Strummer avouera quelques années plus tard : « Nous, nous rêvions d’un marxisme humaniste, d’égalité et de justice sociale. Or le socialisme réel avait donné Staline ou Mao, de vrais despotes. C’était le vrai problème de nos textes. Si on se pique de chanter des textes politiques, il vaut mieux donner des solutions aux gens. Evidemment nous étions jeunes, fougueux, nous n’étions pas de grands penseurs... » (Les Inrockuptibles, 4 mars 1998, p. 25).

21Si le manque d’argumentation des Clash les rapproche des Sex Pistols, leurs compositions dénotent d’une plus grande maturité musicale, leurs morceaux empruntant parfois aux musiques afro-américaines leurs rythmiques et leurs sons. Des premières reprises de standards reggae (« Police and Thieves ») au triple album Sandinista !, sorti en 1981, les Clash enrichissent le punk de métissages musicaux, une véritable innovation annonciatrice de la mixité qui attend la musique populaire britannique. Les Clash savent aussi joindre l’acte à la parole en participant à des actions telles que Rock Against Racism.

22Les tourments nationaux ont facilité l’émergence d’une droite extrême dans le paysage politique. Formé en 1967, le National Front, sorte de Front National britannique, dispense un discours globalement raciste, des dangers de l’immigration à la dégénérescence de l’identité britannique provoquée par les unions interraciales. A mesure que les travaillistes au pouvoir s’embourbent dans la crise, le National Front décolle et se distingue lors d’élections locales.

23Le monde de la pop flirte avec l’imagerie nazie dans un climat général sensible. Les punks, par provocation et par goût du conflit avec les générations précédentes, exhibent des croix gammées. En février 1976, David Bowie déclare qu’il « aurait pu faire un sacré bon Hitler » (cité par Savage, 1991, p. 281). En mai, il annonce son retour en Angleterre par un geste assimilable au salut nazi. En août, un autre artiste célèbre devient, bien malgré lui et de façon déplorable, le point de départ de Rock Against Racism. Eric Clapton interrompt un concert au Birmingham Odeon pour affirmer son adhésion aux thèses du MP4 d’extrême-droite Enoch Powell et son vœu de voir se préserver une Grande-Bretagne blanche. Le photographe Red Saunders fait immédiatement publier une réponse dans le Socialist Worker et trois magazines musicaux. Il lance à Clapton : « Tu es le plus grand colonisateur de la musique rock. Tu es un bon musicien, mais que serais-tu sans le blues et le R&B ? », rappelant à l’homme qui a repris le « I Shot the Sheriff » de Bob Marley que le rock’n’roll doit son identité musicale et sa propension à l’expression intime du métissage entre des musiques blanches et noires du sud des Etats-Unis. La lettre annonce la création « d’un mouvement contre le poison raciste en musique. Nous conseillons vivement le soutien à Rock Against Racism » (site Internet Antinazi League). Des musiciens expriment leur soutien. RAR se concrétise en septembre 1976.

24Le premier groupe de pression basé sur le recours à la musique populaire se donne pour tâche d’empêcher l’utilisation de la musique comme diffuseur de la xénophobie et, plus généralement, de promouvoir l’harmonie raciale. Il s’appuie pour cela sur une musique radicale. Il est un produit du punk, désireux de saisir sa rhétorique et son style pour articuler une nouvelle forme de rébellion culturelle prolétarienne. Ainsi rendra-t-il idéologiquement efficace une musique à l’implication socio-politique imprécise, tout en la lavant des soupçons fascisants pesant sur elle.

Formé sous la houlette du Socialist Workers’ Party d’extrême-gauche, RAR s’inscrit dans sa campagne anti-fasciste et travaille aux côtés de l’Anti-Nazi League, fondée en 1977. Après un concert-test réussi à la Central London Polytechnic, les deux mouvements organisent conjointement des carnavals dans des quartiers de forte immigration.

25Le premier carnaval se déroule le dimanche 30 avril 1978 devant environ 100 000 personnes (Savage, 1991, p. 538). Après un rassemblement à Trafalgar Square à 11 h, le carnaval proprement dit débute à Victoria Park à 14h. Des groupes blancs et noirs (Clash, Steel Pulse, Torn Robinson et X-Ray Spex) se succèdent sur la scène. Sham 69 et Elvis Costello seront à l’affiche du second carnaval à Brockwell, près de Brixton, le 24 septembre suivant. Suivant le modèle de RAR, des actions locales indépendantes se mettent en place. Les carnavals se multiplient à travers toute la Grande-Bretagne, de Manchester à Cardiff en passant par Southampton.

26Si RAR politise le punk, c’est également pour diffuser le refus de la xénophobie parmi un public principalement apolitique et l’amener à réagir aux déclarations anti-racistes des musiciens. Pour soulever une prise de conscience, l’organisation distribue tracts et badges et diffuse un journal, Temporary Hoarding, qui va jouer un rôle primordial dans l’articulation du message et de la stratégie de RAR.

L’organisation prépare les élections de 1979 avec une tournée « Divertissement Militant ». Une partie des fonds récoltés sera employée au paiement des cautions pour la libération de personnes arrêtées durant les manifestations contre le National Front, en cette période de violents affrontements avec la police. Mais, ainsi que nous l’aborderons, l'issue des élections marque, tant pour RAR que pour le punk, la fin d’une époque.

27Notons que d’autres formes d’art que la musique populaire intègrent des préoccupations d’ordre social et politique, le cinéma de Ken Loach pour n’en citer qu’une. Son film-culte, Kes, sorti en 1970 a fait l’unanimité tant chez les cinéastes que chez les musiciens pop britanniques. Sa filmographie possède à la fois une grande force narrative et des réflexions socio-politiques ouvertes, au travers de chroniques de vies ordinaires, quasi-documentaires au réalisme douloureux et dérangeant. Pour Loach, la description du Great Divide est prétexte à un questionnement des politiques thatchériennes. « La vie des prolétaires du Nord était rythmée par le travail. [...] Avec Thatcher, toute cette notion de dignité par le travail a volé en éclats. Thatcher a détruit la classe ouvrière » déclare-t-il à l’hebdomadaire Les Inrockuptibles en 1995. Loach réalise, en 1983 et 1984, Questions Of Leadership, série de documentaires, qui montre du doigt les syndicats de gauche pour leur attitude passive face aux remaniements industriels, sources de la hausse du chômage, opérés par le Premier Ministre. La télévision anglaise les jugera trop subversifs pour les diffuser.

28Les films de Ken Loach décrivent sans fard la condition de la classe ouvrière et dénoncent les méfaits du passage à l’économie de marché. Pour autant, le réalisateur ne met pas son travail au service d’un parti, refusant « de se retrouver prisonnier d’une ligne politique et d’être considéré comme un porte-parole». Mais l’œuvre, une fois distribuée, passe sous le contrôle du public et non plus de son auteur. Et, de la même façon que la jeunesse ouvrière s’est reconnue dans certains musiciens, l’adhésion idéologique aux films de Loach font indéniablement de lui le porte-parole d’un groupe auquel cette parole est refusée. C’est bien ce que les tenants des valeurs dominantes et du statu quo social et politique peuvent reprocher à l’œuvre de Ken Loach comme à la musique populaire engagée : constituer un terreau de voix dissidentes.

29Ces brefs compte-rendus amorcent la multiplicité de rapports politiques entre la musique populaire et le public, les mouvements revendicatifs et le pouvoir. Selon John Street, la musique populaire et la politique portent toutes deux sur la manière par laquelle nous devrions penser et agir ; la politique prend la forme de décisions, de partis et de dogmes, et la pop peut devenir politique dans son interprétation, son utilisation ou les valeurs qu’elle diffuse.

Ces aspects ont pré-existé à la Grande-Bretagne thatchérienne. Pourquoi, alors, se pencher sur cet exemple particulier ?

30La réponse la plus évidente tient dans le statut original que le pays réserve à la musique populaire, richesse culturelle reconnue et, nous l’avons vu, solidement ancrée dans la réalité sociale et politique. En 2002, d’emblématiques figures de la pop parmi lesquelles Sir Paul Mc Cartney, l’ex-Spice Girl Emma Bunton, Elton John et Phil Collins se produisent lors des célébrations du Jubilée d’Or de la reine Elisabeth II. Dans son rapport annuel, le National Music Council note que « l’écoute de la musique et la création musicale sont au cœur du tissu culturel britannique, et il était logique de retrouver le rôle joué par la musique au cours des cinquante dernières années au centre des célébrations du Jubilée d’Or », (Counting the Notes - the National Music Council report on the economic contribution of the music business, p. 6).

Richesse aussi, au sens propre du terme, pour le Royaume-Uni, quatrième marché mondial pour la musique, tous genres confondus. Fin 2002, la dépense intérieure totale en musique est estimée à 3,7 milliards de livres (plus de 5,2 milliards d’euros), dont 3,2 milliards en dépenses de consommation. Grande exportatrice, l’industrie musicale britannique remporte entre 10 et 15 % du marché mondial du disque (site Internet British Department for culture, media and sports).

31Deuxièmement, la political pop, prend, sous Margaret Thatcher, une forme inédite. Procédant à leur autonomisation politique, des musiciens engagent leur travail et leur personne dans la contestation du Premier Ministre, au point de conclure une entente officielle et institutionnalisée avec le parti travailliste, principal parti d’opposition.

Les manifestations de protestation et de propagande survenant dans un même Etat sur une même période rencontrent toutefois des limites dans la volonté d’influer sur les comportement politiques et, dans une moindre mesure des obstacles pratiques provoqués par les pouvoirs publics et certains acteurs privés.

Précisons qu’il ne sera pas fait état des engagements de cet ordre concernant l’Irlande du Nord. Ce problème disperserait l’objet de cet ouvrage vers d’autres pouvoirs publics auxquels des chanteurs, principalement irlandais, ont adressé leur mécontentement.