1Nous avons vu dans le chapitre vi, à travers le corpus sélectionné parmi les titres de Dans ma bulle, qu’émergeaient des textes de Diam’s un certain nombre de thèmes : l’amour, l’ambition, la famille et l’image de la femme, souvent abordés sous un angle autobiographique, les questions sociales et le civisme. Il faut maintenant revenir sur ces thèmes, à la lumière des principales valeurs véhiculées par le rap, en élargissant l’analyse à l’ensemble des productions musicales et des discours de Diam’s pour examiner dans quelle mesure la combinaison de valeurs qui traverse ses textes et ses interventions reprend ou transforme ce qui constituait, jusqu’à son succès, une sorte de morale commune du rap. Cette étude des valeurs chez Diam’s n’est évidemment pas une présentation des valeurs de Mélanie Georgiades, en ce sens qu’elle porte exclusivement sur des objets sonores et des discours circulant – ou, plus précisément, mis en circulation – dans l’espace public. Le préciser ne veut en aucun cas suggérer qu’il pourrait y avoir double discours, hypocrisie – en d’autres termes que Diam’s ne dirait pas ce que pense Mélanie – mais souligner que les enregistrements de rap, les propos tenus lors de concerts, les entretiens accordés aux journaux et aux télévisions, les scènes montrées sur les DVDs sont produits pour être diffusés auprès de ce qu’il est convenu d’appeler « le grand public ». Ils sont donc nécessairement modelés par un ensemble d’organisations sociales (acteurs de l’industrie phonographique intervenant à différents niveaux de l’« oligopole à franges », éditeurs, journaux, radios et télévisions) qui, si elles ne peuvent totalement contrôler l’artiste155, contribuent à en façonner la personne publique et les discours qu’elle tient. S’il est nécessaire de garder en mémoire le rôle d’intermédiaire entre l’artiste et le public que tiennent ces « dispositifs156 », il n’en reste pas moins que l’important, du point de vue de l’analyse présentée ici, est bien ce qui passe de l’artiste au public, ce dont le public va pouvoir s’emparer parce qu’il l’apprécie, parce qu’il en est touché, parce qu’il s’y reconnaît. C’est donc sur l’ensemble des objets musicaux, des paroles et des discours proposés par Diam’s que portera ce chapitre.

Un rap œcuménique

2Diam’s, comme ses consœurs et confrères, rappe sur le rap. Non point tant pour refaire l’histoire du genre ou pour regretter le temps de ses débuts et déplorer sa décadence157 que pour s’y situer et revendiquer sa légitimité de rappeuse. Elle raconte son aventure à la foule venue l’entendre au Zénith de Paris en novembre 2006 : « J’ai commencé, j’ai fait des salles, y’avait 4 personnes, on m’jetait des cailloux, on m’jetait des canettes, tout ça, et ce soir on fait le Zénith de Paris, quoi, qu’est-ce qu’y a ?… J’vous jure que quoi qu’il arrive, quelque soit l’avenir ou quoi que ce soit, j’ferai toujours en sorte de faire de la bonne musique pour qu’on puisse continuer à kiffer ensemble. Sachez que j’ai toujours la rage, toujours ce putain d’amour pour le rap et que quoiqu’il arrive je rapperai jusqu’à la mort, jusqu’à la mort je rapperai…158 » ; dans « Me revoilà » (Dans ma bulle), elle rappelle qu’elle a multiplié les featurings, avec des artistes à l’intégrité rap inattaquable et qu’elle a « un putain de curriculum vitae ». Elle connaît l’histoire de ceux qui l’ont précédée, dit sa dette à l’égard de NTM, IAM, Assassin, des Sages Poètes de la rue, entre autres ; elle a « tout vu, tout entendu » et personne ne peut prétendre lui enseigner son art159. Si ses collaborations avec la Mafia Trece, Sinik, Rohff, Tandem ou Oxmo Puccino ne suffisent pas, elle reçoit publiquement (sur DVD) l’adoubement des duettistes de NTM : JoeyStarr160 et Kool Shen161. En dépit des critiques dont elle a fait l’objet, notamment après le succès de « DJ », transformé en « tube de l’été », elle se veut incontestable dans le rap.

Rapper pour tous

3Diam’s souligne comment, dans sa vie, le rap a effectivement constitué une issue de secours, une bouée de sauvetage qui l’a sauvée de la déprime : « mes rimes me délivrent des mauvais délires » confie-t-elle dans « Rimer ou ramer162 » ; l’écriture est pour elle une véritable thérapie163 et c’est grâce à elle que la « petite banlieusarde » s’en est sortie : « Mon rap, c’est ma raison de vivre, c’est ma raison de dire au monde/Que quand on veut on y arrive, malgré les zones d’ombre164. » Comme chez la plupart des autres rappeurs, l’activité réparatrice du rap est d’autant plus efficace qu’elle s’appuie sur une éthique du travail. Dans le premier album qu’elle publie sous son nom, elle explique à sa mère : « L’argent qu’j’gagne est aussi propre que celui d’un médecin/J’travaille dur, j’bosse dur… si tu savais comme c’est dur165 ». Elle sait aussi qu’il lui faut progresser, qu’elle ne peut se reposer sur ses lauriers, qu’elle doit utiliser son équipe afin de combler ses lacunes166. Dans les films qui montrent la préparation de ses enregistrements ou de ses concerts, elle ne cesse d’insister sur le labeur que tout cela représente, tant et si bien qu’elle se donne la figure d’une stakhanoviste du rap : « […] J’conçois pas de passer une journée sans travailler, j’conçois pas de rien faire… Je crois qu’j’sais même plus prendre du bon temps, c’est-à-dire que le seul bon temps qui moi personnellement me comble, c’est de taffer, c’est d’être là, d’aller dans des rendez-vous, c’est d’apprendre, c’est de rencontrer des gens…167 ».

4Pourtant, à la différence de beaucoup dans le rap, ce travail n’est pas présenté comme la condition pour parler au nom des autres, pour les représenter, il vise à proposer de la musique à un public, à produire des spectacles et des enregistrements capables de séduire le plus grand nombre. Diam’s ne veut pas se restreindre au public du rap, ni aux milieux sociaux d’où il est supposé être sorti. Elle veut utiliser le rap pour faire entendre à tous ce qu’elle ressent le besoin de leur dire. Elle s’adresse prioritairement aux jeunes, qui constituent effectivement la majorité de son public, mais ne les distingue pas par leur origine sociale. Dès le début, elle annonce que le rap lui est bon pour tout dire : « J’rappe car je souffre, j’rappe car je suis bien… j’rappe pour tout… j’rappe parce que j’rappe l’amour… J’rappe car j’y crois et j’rappe pour ceux qui n’y croient plus… j’rappe l’injustice… J’rappe mes tripes… j’rappe mes sentiments… j’rappe l’avenir, j’rappe l’illusion, j’rappe le pire… J’rappe moi, j’rappe sincère, j’rappe toi… j’rappe ma mère…168 » et dans le morceau de Dans ma bulle qui clame le plus fort son authenticité rap, « Me revoilà », elle répète : « J’rappe pour les tess’, j’rappe pour les pav’, pour les tess’, j’rappe pour les pav’tars. »

Écouter de tout

5Cet œcuménisme social s’accompagne d’un vaste éclectisme musical, finalement assez répandu dans le monde du rap. Être rappeuse ne l’empêche pas d’écouter d’autres musiques et de collaborer avec des chanteurs : « Personnellement j’écoute de tout… j’aime trop de gens… J’suis musigame… J’aime beaucoup de musiques, beaucoup de styles… J’ai compris que je faisais de la musique. J’fais pas du rap, j’fais pas du punk… j’fais de la musique et à partir de là je sais que j’rappe… aujourd’hui je ne conçois plus de faire un titre où il n’y a pas de musiciens, où il n’y a pas un vrai partage musical, où moi derrière ça je ne vais pas essayer de mettre peu de mélodie…169 ». De fait, la grande majorité de ses refrains consistent en petites mélodies qu’elle chante elle-même ou qu’interprètent ses choristes et il ne fait aucun doute que ces bribes de chansons, aisément mémorisables, parfois très dansables, entrent pour une large part dans le succès qu’ont connu ses disques. Elle avoue désirer chanter, comme Vitaa, artiste de R’n’B avec qui elle forme le duo de femmes qui apparaît dans « Confessions nocturnes170 ». Elle écrit des paroles interprétées par d’autres, principalement dans le domaine du R’n’B (Assia, Jellal, Lindsha, Amel Bent) mais, surtout, elle ne craint pas de se rattacher à la chanson française. Dans la compilation L’hip-hoppée, en 2000, elle reprenait « Saïd et Mohamed » de Francis Cabrel171 ; plus tard, elle a rendu hommage à Claude Nougaro, on l’a vue sur scène avec M (Mathieu Chédid) et Yann Tiersen172.

Une ambition authentique

6Diam’s a donc choisi de viser le public le plus large possible. Elle écrit dans ce but, elle se sert pour cela d’un éventail de musiques sensiblement plus large que celui de beaucoup d’autres rappeurs. Outre ses collaborations en dehors du rap proprement dit, des références très diverses parsèment les musiques sur lesquelles elle rappe. Sans prétendre en faire une liste exhaustive, on y entend des parfums de chanson « orientale » ; des évocations de la guitare de Georges Brassens ; des imitations de musique « classique » européenne, parfois traitées façon bande originale de film pour souligner le côté dramatique de certains morceaux ; des accompagnements ou des insertions soul, gospel, blues, jazz (la flûte de Magic Malik), reggae, raggamuffin ; des citations de Daft Punk, des évocations de Michael Jackson (« Big Up ») et, bien sûr, des échantillons (samples) de NTM (« J’appuie sur la gâchette ») et de IAM (« Je danse le mia »)173. Diam’s ne voit pas de contradiction entre la diversité de ses goûts et son intégrité rap ; pour elle scansion et chanson peuvent être combinées si leur association produit un effet de séduction, par conséquent, elle cherche délibérément à introduire plus de mélodie dans le rap : « Adoucir aussi les refrains et tout, moi c’est ma façon de créer, vu que je ne sais pas chanter et tout ça quand je rappe si je peux ramener un peu plus de mélodie dans les refrains, j’trouve que c’est c’qui pousse mon rap en tout cas à être un petit peu plus musical…174 ». Diam’s s’inscrit ainsi dans un mouvement général qui a affecté le rap au tournant des années 1990-2000 et correspond, selon Karim Hammou, à un compromis facilitant le passage radio. Ce « tournant mélodique » a été généralement entériné par les autorités du rap, y compris dans les cercles underground, et, dans le cas de Diam’s, il satisfait certainement le goût d’auditeurs naviguant volontiers entre le rap et le R’n’B175.

7Mais chercher à séduire ne signifie pas, de son point de vue, consentir à des compromissions. Elle retrouve ici les principes fondateurs du rap soumettant sa pratique à l’exigence de respect. Adolescente, elle dit avoir souffert de n’avoir pas été prise au sérieux et se présente comme l’incarnation d’une génération délaissée. Elle a exprimé la colère que cet abandon a suscitée : « J’suis jeune mais faut pas m’sortir de conneries… Rien à foutre, j’suis là pour foutre le bordel… Rien à foutre et j’y montre du zèle…176 » et en a précisé les causes : « Génération 80, on a grandi sans trop d’exemple,/Obligés de prouver, de pleurer en silence,/de faire savoir qu’on est al [là] quoi !177 » Elle a dit l’angoisse du futur, l’impression d’être enfermés qu’ont ressenti beaucoup de ceux qui appartiennent à la même classe d’âge qu’elle : « On avance dans un cul d’sac et derrière nous y’a un sens interdit, dans une impasse on est bloqué, pour avancer il faut l’permis… et pour sortir il faut un pass178 ». Le succès de « La Boulette » (Dans ma bulle), dont le refrain est devenu un hymne de manifestations de jeunes, atteste que ses sentiments sont partagés : « Alors ouais on déconne ouais ouais on étonne/Nan, nan c’est pas l’école qui nous a dicté nos codes, nan, nan/Génération nan nan. » Diam’s explique ce qu’elle a voulu dire et qui, apparemment, a été bien compris : « Génération nan-nan, c’est : on veut travailler, on nous dit non. On veut aller en boîte, on nous dit non. On ne va pas dire qu’on est français, parce qu’ils vont nous dire non. Alors, du coup, on dit non tout le temps. C’est pourtant à nos âges qu’on décide si on aime ou non ce pays, si on veut partir ou pas179. » Ce « non » d’adolescent est une réaction face au manque de respect dont beaucoup s’estiment victimes et qui a notamment pour conséquence les difficultés auxquelles ils se heurtent pour accomplir leurs ambitions. Le rap montre en effet qu’en dépit des échecs scolaires, le travail et la détermination ouvrent le chemin de la reconnaissance. Le rap de Diam’s est donc lui aussi un rap d’ambition. Dès Premier mandat180, dans « Si je dois rester », elle invoque ses espoirs et ses rêves ; dans « Mon répertoire181 », elle affirme sa volonté de réussir, comme rappeuse et, plus généralement, comme être humain. Elle avoue un « objectif de carrière182 » mais précise toujours : « Moi j’veux finir millionnaire sans tapiner183. »

8Diam’s semble percevoir cette ambition chez toutes les jeunes femmes ; à tout le moins, elle les invite à y adhérer. Pourtant, c’est bien sa vie à elle, ses espoirs à elle qu’elle évoque ; la posture de Diam’s est, à l’instar de celles de ses prédécesseurs, individualiste. On l’entend dans les faces qui relèvent de l’ego-trip, de l’autoglorification184 et dans les clashes simulés (« Me revoilà », « Suzy185 ») mais elle intervient aussi ailleurs pour signifier l’importance de « rester soi186 », en s’inspirant des modèles disponibles187, bien sûr ; pour afficher aussi la volonté de ne pas se laisser détourner de la voie choisie, même par l’amour188. L’ambition de réussite individuelle est liée pour Diam’s, comme chez la plupart des autres rappeurs, au désir de bien vivre, d’acheter ce qui fait envie. Elle avoue d’emblée à sa mère : « J’me connais pas trop j’sais juste que j’suis pas faite pour le Smic et ton patron…189 » et formule, avec son amie la chanteuse China, son but : « J’en ai rêvé de ma maison avec vue sur la mer…/j’veux pas vivre dans le minima, ni même dans l’anonymat/J’veux une vie comme au cinéma, si j’rêve c’est que j’en ai marre190 ». Ses clips illustrent ce à quoi elle aspire : des vêtements – même s’il s’agit de survêtements – de bonnes maisons, des grosses voitures (la Mercedes qu’elle conduit dans « Confessions nocturnes »), la Porsche que le « mec mortel » pourrait posséder, les accessoires de luxe qu’elle considère avec ses compagnes dans le clip de « Jeune demoiselle ». D’ailleurs, pour contribuer à cette aisance matérielle, Diam’s ne répugne pas au merchandising, comme en témoigne l’encart publicitaire pour diams-leshop. com inséré dans le boîtier de Autour de ma bulle191… Toutefois, dans le système de valeurs que Diam’s illustre, rien de tout cela n’altère son intégrité. Car, en dépit du succès, elle entend rester elle-même : une « petite meuf » toute simple. « Le succès n’a rien changé dans ma vie192 », dit-elle, « je reste une petite banlieusarde… mais je suis fière de pouvoir régler l’addition193 ».

Citoyenne du monde

9Diam’s se présente ainsi comme « banlieusarde », terme qui lui permet d’agréger les cités et les pavillons. Elle a grandi dans l’Essonne et s’en réclame194. Mais son originalité consiste à empiler, à emboîter sans solution de continuité les sentiments d’appartenance. L’introduction parlée à Dans ma bulle est conçue pour faire ressentir le lien qui rattache une chambre d’adolescente, dans un petit pavillon de l’Essonne, au monde tout entier, via Chypre et la France : « OK, imagine le monde et ses milliards d’habitants, tu le vois, OK zoome un peu et regarde tous les continents, tous, maintenant imagine Chypre et traverse la Méditerranée, t’arrives en France, tu la vois la France ? Ben dans la France imagine tous les départements, tous, tous les départements, mais t’en prends qu’un, le 91, l’Essonne, dans l’Essonne, imagine un p’tite zone pavillonnaire, juste à côté des Ulis, dans cette zone pavillonnaire, imagine un ptit pav’, tranquille, dans ce p’tit pav, zoome encore, et tu vois y’a une p’tite chambre, une p’tite chambre d’adolescente, tranquille, dans cette petite chambre au début des années 1990, imagine juste une p’tite meuf qu’attendait plus rien de la vie, mais qu’écoutait NTM… ». Diam’s, Mélanie Georgiades, née à Chypre, se présente parfois comme « métisse195 », « en manque de terre196 », ou « cul entre deux chaises197 », mais elle est parvenue à transcender ces incertitudes pour se placer en citoyenne du monde, aux multiples racines, fondée à prêcher la tolérance, plus encore à faire de cette valeur la base de ses convictions politiques.

Une France multicolore

10Dans son premier album, elle s’insurge contre la xénophobie, l’hostilité aux « autres religions », contre le racisme, contre les injustices198 ; elle répétera, quelques années plus tard : « C’est bête, mais je rêve d’une France tolérante199. » Les équipes qui l’entourent, musiciens, concepteurs sonores, techniciens, choristes sont à l’image de cette France multicolore, talentueuse, qu’elle voudrait voir reconnaître et au nom de laquelle elle clame sa haine du Front national. La tolérance, l’antiracisme apparaissent en effet plus importants dans ses textes que la critique sociale. Diam’s évoque bien les injustices, en France200 ou dans le tiers-monde201, mais semble y accorder moins d’attention que beaucoup d’autres rappeurs. De même, elle n’évoque guère la police et ne traite de la justice qu’indirectement, par le biais de featurings202. Elle défend la liberté d’expression, stigmatise les médias anti-jeunes « à capuche » et, bien sûr, ne se reconnaît pas dans la France « profonde », celle à cause de qui « notre avenir pue la défaite203 », et qui s’oppose, nous avons vu comment, à sa France à elle. Par conséquent, si l’on peut parler d’une « politique de Diam’s », elle est construite autour de l’opposition au mépris et à la haine : mépris des jeunes, des « gens » en général ; haine raciste. C’est pourquoi, comme pour d’autres rappeurs, comme plus largement pour beaucoup de Français de sa génération, le 21 avril 2002 a été un révélateur, un facteur déclenchant de l’engagement204. Au départ, il y a bien l’hostilité au Front national : « Moi déjà la politique jusqu’aux élections j’étais pas encore trop calée, j’étais juste anti-Front national, gauche-droite je faisais pas encore trop la différence…205 » ; une détestation absolue qui l’a conduite à tenir des propos qu’elle ne réitérera plus par la suite : « Quand les gens disent qu’il ne faut pas souhaiter la mort d’un homme/J’dis y’a sottise ils oublient quelques personnes/J’parle du borgne borné/Et d’son escorte qu’il porte ainsi j’suis pas leurrée206. »

11Elle considère que Jean-Marie Le Pen est « juste un monstre207 » mais c’est à son héritière qu’elle choisit de s’adresser en rap, parce qu’elle est une femme, probablement aussi parce qu’elle est plus jeune : « Marine, on ne sera jamais amies,/Parce que ma mère est française mais qu’je ne suis pas née ici,/Marine, regarde-nous, on est beaux !/On vient des quatre coins du monde mais pour toi on est trop !/Ma haine est immense quand je pense à ton père,/Il prône la guerre quand nous voulons la paix » (« Marine », Dans ma bulle). Autre cible des attaques de Diam’s, Nicolas Sarkozy, est présenté comme un « démago » (« La Boulette », Dans ma bulle), dont l’un des défauts rédhibitoires est qu’il n’aime pas les gens, qu’il n’aime pas le peuple208. En conséquence, son programme de candidat, les politiques qu’il met en œuvre une fois élu ont inévitablement des implications néfastes pour les jeunes : « Je suis pas d’accord avec le social de Sarkozy…Je suis pas d’accord avec sa politique répressive, je ne suis pas d’accord avec le fait que, quand un jeune fait une connerie, forcément il n’a peut-être pas d’avenir. Je ne suis pas d’accord avec le fait qu’on veuille commencer à ficher des enfants dès l’âge de cinq ou six ans. Je ne suis pas d’accord avec tellement de choses… Je ne suis pas contre Sarkozy parce qu’il est de droite, c’est lui qui me dérange, c’est vraiment ça, je n’aime pas le côté petit chef… C’est quelqu’un qui m’effraie pour la jeunesse et pour l’avenir des jeunes de France, j’ai bien peur que ça conforte ceux qui ont déjà beaucoup de chance et qu’il y ait des laissés pour compte au final, ceux qui à la base n’ont pas les mêmes chances…209 ».

Engagement civique

12Le choc du 21 avril 2002 l’a poussée à s’impliquer dans les campagnes visant à convaincre les jeunes de s’inscrire sur les listes électorales puis à voter. Le triomphe de Dans ma bulle a entraîné en 2006 une très large diffusion de l’encart civique que contenait son boîtier. Mais, déjà en janvier 2004, elle interprétait « Marine » en public et complétait les paroles de la chanson, « Marine, j’suis pas de ceux qui prônent la haine/Plutôt de ceux qui votent et qui espèrent que ça s’arrête », d’un commentaire explicite : « Donc j’espère que ceux qui peuvent voter ici feront en sorte que ça s’arrête210. » En novembre 2006, plus près donc de la présidentielle, elle développe son argumentaire au Zénith de Paris, entre l’interprétation de « Cause à effet », un de ses morceaux où la critique sociale est la plus prononcée, et celle de « Marine » : « Alors voilà, vite fait, au-delà du divertissement, les élections c’est bientôt. J’fais partie d’une génération qu’avait pas trop de conscience politique j’crois, qu’avait pas trop capté l’importance du vote et qui s’est retrouvée en 2002 avec un gros porc qu’est passé au second tour en vrai. Donc voilà, en 2007 le message il est clair, j’sais qu’dans la salle il y a des gens qui sont en âge de voter, y’en a ptêt’ qui ont des cartes et qui s’en servent pas, ou qui sont pas allés chercher les leurs ou je ne sais quoi. Franchement, en 2007 faites pas les cons, prenez vos putains de cartes électorales et allez voter quoi en vrai, il serait temps qu’on s’rende compte que l’pouvoir il est dans nos mains à nous en vrai, le pouvoir il est dans nos mains là avec ces putains de cartes, le pouvoir il est pas dans leurs mains à eux, parce qu’y serait temps qu’ils nous représentent un peu. Ma France à moi, ma France à moi elle est belle en vrai, ma France à moi elle est ambitieuse, ma France à moi c’est pas que des jeunes qui galèrent, c’est des gens qui ont envie de s’en sortir, c’est des adultes qui triment et qui rêvent juste d’un avenir meilleur… Pour de vrai, faites pas les cons et allez défendre vos idées, voilà c’est tout ce que j’ai à dire211. »

13Diam’s s’abstient donc de toute consigne de vote : « Maintenant, c’est clair pour moi : je dis d’aller voter, mais je ne donne pas de consigne de vote. Je lirai tous les programmes. J’ai mon point de vue mais je ne dirai pas pour qui je vais voter212. » Toutefois, elle fit l’objet d’une tentative de récupération au profit de Ségolène Royal et elle admit finalement avoir voté pour la candidate socialiste : « Le côté médiatique de la musique a fait qu’on m’a un peu récupérée à toutes les sauces, et Ségolène Royal, je l’avais vue sur un plateau de télé, sur Canal +, au “Grand journal” et j’avais vraiment bien aimé comme elle parlait et j’avais dit en toute innocence : “Je voterai pour vous si vous parlez comme ça”, mais à l’époque c’était pas le phénomène que ça a été après, il était même pas encore question qu’elle se présente et j’ai vu la récupération que ça a été et comment on a essayé de me coller tout le temps à Ségolène Royal et moi ça me dérangeait parce que je ne veux pas que les gens oublient que je fais de la musique […] je fais du rap j’ai des choses à dire c’est pas pour autant que j’apporte des solutions… J’essaye de trouver des solutions mais je ne les ai pas, si je les avais, je ferais de la politique, donc c’est vrai qu’il y a ce côté un peu… je ne veux pas qu’on me colle forcément une image de nana avec Ségo, avec le parti socialiste ou je ne sais quoi, on se doute bien que mes idées sont plus de gauche que de droite, forcément. – Vous avez voté pour elle ? – Ouais, aux deux tours, c’est assumé213 ». Le message de Diam’s visait à éveiller une conscience citoyenne, en se servant d’un langage artistique qui ne répugne pas à utiliser le plaisir de la musique et de la fête pour parler de politique et de problèmes sociaux214. Diam’s s’est efforcée de faire prendre conscience aux jeunes de leurs responsabilités, de montrer – et le positionnement de son appel en direct entre « Cause à effet » et « Marine » est signifiant de ce point de vue – que, par-delà la déploration et la critique, il faut agir, et agir avec les moyens disponibles, dont le vote, quand on a la chance de vivre dans un pays comme la France215.

14On retrouve donc chez Diam’s le sens des responsabilités affiché par nombre d’autres rappeurs. Comme eux, elle récuse la violence et la guerre216 ; comme eux, elle condamne les drogues dures et les méfaits de l’alcool217. Comme eux, elle insiste sur l’importance de l’instruction et de la culture. Elle-même est un exemple de ce que le rap met fréquemment en exergue : la réussite après l’échec scolaire. Elle suggère qu’il est parfois nécessaire, pour s’épanouir, pour se réaliser, de se dégager du carcan de l’école ; le refrain de « La Boulette », adopté par ceux qui manifestaient le 23 mars 2006 contre le contrat première embauche projeté par le gouvernement, le proclame en forme de défi : « Na Nan, c’est pas l’école qui nous a dicté nos codes. » Mais cela n’empêche pas qu’il faut apprendre, toujours, et se cultiver, comme l’homme idéal de « Jeune demoiselle ». Diam’s se présente en lectrice, et montre des lettres qu’on n’attendait peut-être pas d’elle en convoquant Anatole France pour plaider le droit à la révolte : « J’ai toujours préféré la folie des passions à la sagesse de l’indifférence218. »

De la détresse à l’optimisme

15Mais l’énergie des passions est fluctuante… La responsabilité, la détermination alternent souvent avec le découragement et le pessimisme. Le rap en fournit d’abondants exemples. Anxiété et pessimisme reviennent souvent dans les textes de Diam’s et d’abord lorsqu’elle pense à l’amour. Le besoin d’amour est bien là, mais déjà placé sous le signe de l’absence : « Y’a pas de soleil quand tu t’en vas y’a pas d’chaleur quand t’es pas là219. » L’idéal amoureux semble, pour une jeune femme, inatteignable : les hommes sont brutaux220, infidèles (« Confessions nocturnes », Dans ma bulle) ; ceux qu’elle rencontre ne sont bons que pour des « soirs », à peine une « semaine », jamais pour « une vie221 ». En dépit de l’annonce sur Internet, la recherche du « mec mortel » s’avère vaine ; alors, de toute manière, ce sont le rap et l’écriture qui prévaudront, car telle est la folie de l’artiste : « J’ai foutu en l’air un homme et son désir d’avoir des gosses… J’suis désolée mon cœur mais tu n’es rien devant ma feuille… Tu n’es plus l’homme de ma vie, face à ma feuille blanche… Parce que j’ai ce besoin d’écrire et de leur dire que je suis folle » (« Feuille blanche », Dans ma bulle). Si l’homme idéal ne se trouve pas « sur la planète », les filles qu’on y croise ne sont pas toutes parfaites. Diam’s s’accorde en effet avec un grand nombre de rappeuses et de rappeurs pour flétrir celles qui « … nous déshonorent, risées des gars gores/Des ragots et du sexe hardcore./Celles qui ont réussi à tromper leurs aînées,/Ces traînées qui ont perdu leur virginité sans aimer222 », les filles « malsaines » de Dans ma bulle, les séductrices qui volent l’homme des autres (« Confessions nocturnes », Dans ma bulle). Si elles se comportent ainsi, pourtant, c’est sans doute qu’elles n’ont pas été correctement élevées : « Trop de mères qui n’savent plus faire d’filles exemplaires/Y’a trop d’choses qui m’énervent mais que j’intériorise/Moi j’suis une future maman qui emmerde Ni pute ni soumise ! » (« Cause à effet », Dans ma bulle). Et Diam’s n’oublie pas que bien des femmes sont enfermées, opprimées, violentées223.

Expérience(s) vécue(s)

16Le pessimisme amoureux où, comme dans les blues, la rumba congolaise ou la chanson, les relations sentimentales tiennent lieu de métaphore des relations sociales, n’est finalement, chez Diam’s, qu’un aspect d’une angoisse plus générale que la rappeuse polarise, en ce qui la concerne, sur la phobie de la page blanche (« Feuille blanche », Dans ma bulle) et sur la crainte que son succès ne dure pas. « La gamberge », écrite après qu’elle a appris l’accession de Dans ma bulle au premier rang du hit-parade, met cette peur en mots car, dit-elle : « J’ai beau grimper dans les ventes, j’ai peur de la descente224. » L’angoisse est en effet liée à la solitude dans laquelle elle dit vivre, et qui l’a, raconte-t-elle, menée jusqu’à la tentative de suicide (« T.S. », Dans ma bulle). Ici l’expérience vécue par l’artiste – sentiment de manque affectif, angoisse, solitude, tentation du suicide – fait écho à ce que ressentent un grand nombre d’adolescents ; la mise en mot, en musique, en scène, l’offrande qui en est faite au public établit une forme de relation fusionnelle – de communion – entre la rappeuse et ses auditeurs, dont beaucoup sont moins âgés qu’elle. Diam’s peut alors prendre appui sur la relation ainsi établie pour, en partant de la réalité de l’angoisse partagée, engager à la surmonter.

17Elle raconte au passé, à la première personne, la solitude d’une gamine : « Aujourd’hui, j’ai 15 ans, paraît qu’tout va bien dans ma vie,/En vrai, j’fais semblant mais j’m’accroche et j’respire./J’fais partie de ces jeunes perdus, souriant par politesse,/Entourés mais pourtant si solitaires…/15 ans de vie, 30 ans de larmes,/Versées dans le noir quand le silence blessait mon âme » pour demander, de manière plus générale : « Pourquoi l’adulte ne sais pas ce que je sais ?/Pourquoi me prend-il pour une môme quand il croit me renseigner ?/Pourquoi m’empêcher de grandir avec mon temps ?/Pourquoi me faire croire que la vie n’est qu’une suite de bon temps ?/Ne vois-tu pas sur mon visage comme j’ai mal ? » et terminer sur une allusion directe à l’assimilation artiste-auditeurs : « Les jeunes comme moi savent que nous ne sommes pas comme eux,/Peut-être que l’on en sait trop, peut-être que l’on ne vaut pas mieux./Mais ce qui est sûr c’est qu’on voudrait devenir quelqu’un,/Quelqu’un de bien parce que nous repartons de rien. » Mais, avant que le morceau n’expose la vérité d’une fragilité commune, le commentaire parlé a démontré que l’anxiété doit céder le pas à la confiance, car l’avenir peut aussi sourire, désamorçant ainsi par avance la tentation suicidaire : « Entre nous, j’suis toujours genre j’assume tout, j’ai aucun regret devant les gens et tout ça, mais dans le fond j’ai toujours honte d’une chose, c’est vrai qu’j’avais que quinze ans et j’ai fait une belle connerie, ça j’m’en suis rendu compte quand j’ai vu ma mère pleurer à mon chevet, qu’j’ai vu tous ces gens qui m’aimaient qui pleuraient, à ce moment-là je me suis dit, “mais merde t’es qu’une grosse égoïste de merde, t’as pas pensé à eux”, comment j’ai pu faire ça putain, comment j’ai pu prendre le risque de rater de vivre tout ce que je vis aujourd’hui225 ? » Dans les paroles de « T.S. », seule la mère est mentionnée. Diam’s ne perd jamais une occasion de rendre hommage à sa mère, qui l’a élevée seule, et veut continuer à croire que : « Une femme ça reste une mère226. » C’est que, dans sa vie aussi bien que dans ses textes, le père est absent, le demeurera toujours : « Alors ouais, je vends des disques ! Ouais j’ai de la thune !/Mais j’ai ces putains d’cicatrices qui me perturbent… Tous ces putains de disques d’or ne me rendront pas mon père » (« Petite banlieusarde », Dans ma bulle). Ici encore, la jeunesse de l’artiste correspond à la réalité de beaucoup de ceux qui l’écoutent : pères disparus ou démissionnaires, familles recomposées, et pas toujours heureusement, sont des traits devenus banals de la société contemporaine. La lettre ouverte qu’elle adresse à son père, « Daddy227 », la plainte qu’elle y met : « Si seulement t’étais là Papa, si seulement j’t’en voulais pas », pourraient avoir été écrites par un grand nombre de jeunes ; Diam’s le sait : « Daddy, la majorité [des spectatrices], c’est leur histoire, donc là elles pleurent pas pour moi, elles pleurent pour elles228. » C’est pour cette raison qu’après avoir interprété cette chanson en public, elle ajoutait en janvier 2004 : « J’voulais juste dire à tous ceux qui ont leurs deux parents de pas déconner et d’en profiter un maximum parce que vous regretterez un jour où l’autre…229 ». Elle rêve d’une famille, avec un mari et des enfants, dans des termes qui peuvent avoir un goût d’eau de rose, idéalisant un foyer d’allure conventionnelle mais qui n’est sans doute plus aussi ordinaire qu’autrefois (« Car tu portes mon nom », Dans ma bulle) et qu’elle voit vivre, grâce à son travail et à son talent, dans une certaine aisance matérielle : « Mon vrai rêve, après peu importe la façon dont j’vais l’atteindre, c’est d’avoir un mari, des enfants, une belle maison, un bureau, un piano, et de plus avoir à sortir de chez moi, composer, prendre Internet, envoyer mes morceaux, et n’être plus qu’auteur-compositeur, être dans l’ombre en fait, parce que finalement… la lumière c’est bien, et à la fois ça fait beaucoup de mal, et de m’occuper de mes enfants, de ne pas faire partie de la génération de parents qu’ont pas le temps, qui cèdent…230 ».

18Diam’s se démarque de la plupart des autres rappeuses et rappeurs par la dimension intime qu’elle confère à un certain nombre de ses textes, par la mise en forme autobiographique de phénomènes sociaux, passage de l’intime au social que l’analyse musicale avait déjà mis en évidence. Elle le reconnaît sans fausse honte : « Mon linge sale je le lave en public, quitte à subir le lynchage je deviens même impudique231 » ou encore : « Crier, le fait qu’on a vécu des choses douloureuses, c’est vrai qu’ça arrive p’têt pas tous les jours mais moi ça fait partie de mon personnage…232 ». Le pessimisme, les angoisses, les peines, les souffrances (celles causées, notamment, par la séparation d’avec le père ou par les coups d’un amant233) s’y entendent mais finissent toujours, si l’on considère l’ensemble de son œuvre, par être transcendés vers l’espoir. Car la consigne qu’elle donne à ses « sœurs » : « La vie est courte et tu le sais, pas l’temps de prendre de pause, non !/Vas-y fonce et pense à ta vie ! » (« Big Up », Dans ma bulle) est aussi destinée à tous ses auditeurs : « Prenez bien soin de vous, allez tous au bout de vos rêves234. » Diam’s veut que Dans ma bulle soit perçu comme un album optimiste : « J’ai absolument pas envie qu’on voie mon album comme un album pessimiste, j’ai pas le droit aujourd’hui d’être pessimiste, je suis optimiste235. » Elle ne tombe pas pour autant dans un angélisme béat ; la foi dans l’avenir qu’elle souhaite communiquer est subordonnée – la boucle est bouclée – au travail, à la détermination et au combat, thèmes familiers du rap qui sont dotés chez elle d’une énergie plus positive ; appel formulé, selon les cas dans le registre de la vulgarité : « Soit t’as des couilles, soit tu coules/Donc moi je cours quand le monde s’écroule » (« Cause à effet », Dans ma bulle) ou dans un langage un peu plus châtié : « Ma vie c’est mon rap mais mon rap c’est un respect […] Mon rap c’est ma raison de vivre, c’est ma raison de dire au monde/Que quand on veut on y arrive, malgré les zones d’ombres./Et je suis contente quand un jeune s’en sort/Qu’il montre l’exemple dans le biz, les études ou le sport./Génération 80, on n’a pas fini de parler nan/Vous marrez pas, on n’a pas fini d’brasser !/C’est pas facile de s’adapter à toutes ces évolutions/Nos revendications ne passeront pas sans révolution » (« Petite banlieusarde », Dans ma bulle). C’est sur cet exorde que se conclut pratiquement Dans ma bulle : un hymne au respect, au travail, à l’ambition, à l’acharnement, jusqu’à ce que survienne une nécessaire « révolution » dont la nature est laissée dans le flou mais qui, compte tenu de tout ce qui précède, semble plus signifier un bouleversement des cœurs et des consciences qu’une prise du pouvoir par la violence236.

Respect et individualisme intègre

19Au terme de ce parcours à travers les productions et les discours de Diam’s, sa « bulle » prend l’allure d’un petit univers dans lequel s’agencent un certain nombre de valeurs. L’étude de ses musiques a montré que leur architecture, comme celle du rap en général et d’autres musiques amplifiées, repose sur le principe de la combinatoire et que les combinaisons de sons qui y sont mises en jeu permettent une écoute à plusieurs niveaux. De ce fait, chaque auditeur individuel peut organiser sa perception personnelle d’un morceau partagé qui, donc, le rattache néanmoins à l’ensemble de ceux qui l’écoutent. La production musicale résultant d’un art de la combinatoire est l’aboutissement d’un travail ardu, acharné et engendre, du même mouvement, l’intérêt et le plaisir ; c’est pourquoi ce travail parvient à capter l’attention. Symboliquement, le labeur de la combinatoire musicale participe d’une organisation originale qui tranche, notamment par son caractère ludique, avec l’organisation du travail dans le reste de la société – dans les institutions d’enseignement, les administrations et les entreprises – et contribue à faire ressentir l’effectivité de cet ordre inédit par la matière musicale même qu’il crée et diffuse.

20On saisit, dans le style de Diam’s, des principes similaires. Ses textes sont élaborés par combinaison de différents registres de langage, s’inscrivant dans un ensemble linguistique flou et mouvant qu’on pourrait nommer le « parler jeune ». Ils sont le fruit d’un authentique travail d’écriture qui se singularise par le mélange de respect et de non-respect des règles canoniques de la langue. Ce travail engendre des innovations lexicales et des arrangements syntaxiques peu orthodoxes, donc ici encore un ordre inédit qui, même s’il est connoté « jeune », demeure accessible à qui n’est ni adolescent, ni originaire des « quartiers » ou des « cités ».

21Le principe de la combinatoire apparaît donc comme l’instrument d’invention, dans la musique aussi bien que dans les paroles, d’une forme d’ordre esthétique original que l’on peut symboliquement interpréter comme la représentation d’une société différemment structurée. Cette société, rêvée, projetée dans les documentaires qui montrent l’équipe de Diam’s au travail ou qui filment son rapport au public, est organisée sur la base de quelques valeurs éthiques que l’analyse des textes permet de faire ressortir davantage. Le respect et la tolérance constituent le noyau autour duquel les autres gravitent. Le respect est respect de soi-même et respect des autres, d’où l’impératif de tolérance à l’égard de ceux qui viennent de cultures différentes (de celle de la France hexagonale) et en portent, aux yeux des intolérants et des racistes, les stigmates sur leur corps ou dans leur comportement. L’exigence de respect et de tolérance s’étend toutefois à d’autres catégories de la population habitant en France : les jeunes, en priorité, tous les jeunes incompris de beaucoup d’adultes, abreuvés de « non » et pourtant laissés sans repères, ceux des zones pavillonnaires aussi bien que ceux des cités. La tolérance sous-tend chez Diam’s un ocuménisme social qui n’est d’ordinaire pas associé au rap et qui est symboliquement souligné par l’éclectisme musical qui fait évoluer le rap, le rend plus mélodique et, littéralement, le fait chanter.

22Respect et tolérance fondent l’engagement civique et l’intervention dans la campagne présidentielle de 2007. Ils n’excluent cependant pas le sens des responsabilités et se démarquent ainsi du laxisme parfois attribué à l’héritage de mai 1968. Ces deux valeurs sont associées, dans le rap français en général, et chez Diam’s en particulier à l’individualisme. La nouveauté réside ici en ce que le souci social, la solidarité avec les défavorisés, donc la défense des groupes méprisés ou défavorisés, ne soient plus présentés comme incompatibles avec l’ambition de réussite personnelle et le désir de consommation. Diam’s se fait l’avocate d’un individualisme intègre, conception dans laquelle le travail doit être récompensé pour donner accès à une belle vie non dépourvue de produits de luxe, à la condition que les qualités de la personne ayant réussi n’en soient pas altérées. Rester soi-même en dépit du succès est un des traits de l’ambition telle que Diam’s la promeut en rencontrant, sans peut-être en être consciente, l’argument publicitaire très commun aujourd’hui qui fait dire à un personnage sur une affiche ou dans un clip : « [ce produit], c’est tout moi ! ».

23Dans l’idéal de la belle vie, la famille occupe une place de choix. Elle est – agencée en famille nucléaire autour de parents des deux sexes élevant ensemble leurs enfants – le cœur de la vie sociale et la raison de l’ambition car le succès permettra de la faire vivre agréablement. Les enfants n’y sont pas abandonnés par leur père. Le père et la mère les aiment tendrement, jouent avec eux, s’efforcent de les comprendre pour qu’ils n’éprouvent plus ce sentiment de solitude indicible que Diam’s a plusieurs fois évoqué. Toutefois, les parents fournissent aussi à leurs enfants des modèles, leur inculquent des repères, des règles qui leur permettront, avec l’amour, de s’épanouir.

24Derrière l’ambition, derrière la famille se profile le travail. Il est en fait la condition nécessaire pour que l’individualisme soit intègre : il faut travailler dur pour réussir, même si les modalités du travail ne correspondent pas aux normes des sociétés capitalistes. De même, il est indispensable d’apprendre, par tous les moyens, scolaires ou extra-scolaires si les institutions officielles d’enseignement ne sont pas aptes à transmettre les « codes » du savoir et de la culture.

25La combinaison de valeurs repérée chez Diam’s – respect et tolérance ; ambition de réussite ; individualisme intègre ; travail ; qui induisent antiracisme, civisme et idéal de la famille nucléaire – agit dans ses productions et ses discours comme une source d’énergie assurant le passage du pessimisme à l’optimisme, ou à tout le moins à une attitude combative face aux difficultés rencontrées. La rappeuse se propose en modèle et cherche à établir une relation avec son public telle que la révélation de ses expériences intimes recouvre le vécu de ses auditeurs237. De la sorte, elle se met en position crédible pour inviter à l’espoir, en liant la réalisation de celui-ci au respect des valeurs qui imprègnent ses textes : tolérance, individualisme intègre et travail. C’est, semble-t-il, la condition pour que la foi en l’avenir fasse advenir l’ordre – car le souhait est bien un souhait d’ordre social et politique – juste et honnête qui est rêvé. C’est du moins ce que les analyses conduites jusqu’à présent suggèrent. Reste à vérifier si, effectivement, ceux qui forment le public de Diam’s entendent ce message.